Espace et écriture dans Le Baron perché d’Italo Calvino et L’Infante maure de Mohammed Dib : autour de « La petite fille dans les arbres »

Spazio e scrittura ne Il barone rampante di Italo Calvino e ne L’infante maure di Mohammed Dib: intorno a « La bambina sugli alberi »

الفضاء والكتابة في « البارون المتشجِّر » لإيتالو كالفينو و« الأميرة المورية » لمحمد ديب: حول « الفتاة الصغيرة في الأشجار »

Space and Writing in Italo Calvino’s The Baron in the Trees and Mohammed Dib’s The Moorish Infanta: On “The Little Girl in the Trees”

Hacène Arab

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Hacène Arab, « Espace et écriture dans Le Baron perché d’Italo Calvino et L’Infante maure de Mohammed Dib : autour de « La petite fille dans les arbres » », Aleph [En ligne], mis en ligne le 19 décembre 2025, consulté le 19 décembre 2025. URL : https://aleph.edinum.org/15315

Cet article propose une lecture comparatiste de Le Baron perché d’Italo Calvino et de L’Infante maure de Mohammed Dib, en y adjoignant le prolongement poétique et métapoétique constitué par « La petite fille dans les arbres ». Il s’agit d’interroger la manière dont ces œuvres configurent l’espace — en particulier l’espace arborescent et forestier — non comme simple décor, mais comme instance actante et comme métaphore opératoire de l’écriture. À partir d’un cadre poétique où l’espace devient « personnage », l’étude montre comment le diptyque arbre/forêt organise des parcours de subjectivation, de lecture, d’errance et de quête identitaire. Chez Calvino, la vie “en hauteur” engage une expérimentation des rapports sociaux, un regard distancié sur le réel et une pensée par images où la forêt devient un texte à parcourir. Chez Dib, l’arbre et la forêt articulent l’entre-deux des origines, l’angoisse et le désir d’évasion, jusqu’à la réflexion sur la page blanche et l’« état zéro ». L’analyse met ainsi en évidence une poétique commune de la traversée : du labyrinthe à la clairière, de l’obscur au lisible, où l’espace forestier condense l’épreuve et la promesse de l’écriture.

Il presente articolo propone una lettura comparatistica de Il barone rampante di Italo Calvino e de L’Infante maure di Mohammed Dib, includendo come prolungamento diegetico e metapoetico il racconto « La bambina sugli alberi ». L’obiettivo è interrogare la configurazione dello spazio — in particolare quello arboreo e forestale — non come semplice sfondo, ma come istanza attante e come metafora operativa della scrittura. Muovendo da un quadro poetico in cui lo spazio diventa “personaggio”, l’analisi mostra come il dittico albero/foresta strutturi itinerari di soggettivazione, lettura, erranza e ricerca identitaria. In Calvino, l’esistenza “in altezza” si traduce in un’esperienza di nuovi rapporti sociali e in uno sguardo distanziato sul reale, dove la foresta si offre come testo da percorrere. In Dib, albero e foresta mettono in scena l’entre-deux delle origini, l’angoscia e l’impulso all’evasione, fino alla meditazione sulla pagina bianca e sullo “stato zero”. Ne emerge una poetica comune della traversata: dal labirinto alla radura, dall’opaco al leggibile, in cui lo spazio forestale concentra insieme prova e promessa della scrittura.

يتناول هذا المقال قراءةً مقارنةً لروايتي البارون المتشجِّر لإيتالو كالفينو والأميرة المورية لمحمد ديب، مع استحضار الامتداد السردي والميتاشعري الذي يمثّله نصّ « الفتاة الصغيرة في الأشجار ». ويركّز البحث على كيفية تشكّل الفضاء — ولا سيّما الفضاء الشجري/الغابي — بوصفه ليس مجرّد خلفية، بل عنصراً فاعلاً واستعارةً إجرائية للكتابة. ومن خلال إطارٍ شعريّ يجعل الفضاء “شخصيةً” ضمن الاقتصاد السردي، يبيّن المقال أنّ ثنائية الشجرة/الغابة تنظّم مسارات تذويت وقراءة وتيه وبحثٍ هويّاتي. لدى كالفينو، يفضي العيش “في العلوّ” إلى تجريب أشكال جديدة للعلاقة الاجتماعية وإلى نظرةٍ مُباعدة للواقع، حيث تُقرأ الغابة بوصفها نصّاً يُتجوَّل فيه. أمّا لدى ديب، فتُجسّد الشجرة والغابة توتّر “البيْن-بيْن” المتصل بالأصول، والقلق، والرغبة في الانفلات، وصولاً إلى التأمّل في الصفحة البيضاء و« الحالة الصفر ». وتخلص الدراسة إلى إبراز شعرية مشتركة لعبورٍ من المتاهة إلى الفسحة، ومن المعتم إلى المقروء، حيث يختزن الفضاء الغابيّ معاً محنة الكتابة ووعدها.

This article offers a comparative reading of Italo Calvino’s The Baron in the Trees and Mohammed Dib’s The Moorish Infanta, while considering the metapoetic and diegetic extension provided by “The Little Girl in the Trees.” It investigates how spaceespecially arboreal and forest space—is constructed not as mere setting but as an acting force and an operative metaphor for writing. Within a poetics that treats space as a “character,” the study shows that the tree/forestdiptych organizes trajectories of subject formation, reading, wandering, and identity quest. In Calvino, life “aloft” becomes an experiment in social relations and a distanced way of seeing, where the forest functions as a text to be traversed. In Dib, tree and forest stage the tension of in-betweenness tied to origins, anxiety, and the desire for escape, culminating in a meditation on the blank page and the “zero state.” The analysis ultimately highlights a shared poetics of passage—from labyrinth to clearing, from opacity to legibility—in which forest space condenses both the ordeal and the promise of writing.

Introduction

Cette étude propose un rapprochement entre les stratégies scripturales de deux auteurs majeurs de la littérature du XXe siècle : Italo Calvino et Mohammed Dib. Il s’agit d’interroger leur rapport à l’écriture et, surtout, leurs configurations respectives de l’espace romanesque, envisagé ici comme un véritable actant, voire comme un personnage. « Devenu personnage » dans les deux récits, « l’espace a un langage, une action, une fonction et peut-être la principale : son écorce abrite la révélation » (Tadié, 1978, p. 57). Dès lors, l’espace forestier peut fonctionner comme métaphore de l’écriture. Cette métaphore se déploie, dans plusieurs récits, à travers deux motifs récurrents : l’arbre et la forêt. Nous retenons ici trois textes où ces motifs structurent le dispositif d’écriture : Le Baron perché (1957/1959) d’Italo Calvino, L’Infante maure (1994/2015) et la nouvelle « La petite fille dans les arbres » (1995) de Mohammed Dib.

Étudier la place et le statut de l’arbre, ainsi que ceux de la forêt, suppose de préciser les conditions d’émergence de cette métaphore de l’écriture. Il s’agit de montrer comment deux écrivains, familiers des « ruptures de l’Histoire » (Poulin, 2000, p. 147), mobilisent une même image pour dire un malaise profond — une inquiétude, parfois une tension — inscrite dans des contextes distincts : l’Italie de l’après-guerre pour Calvino et l’Algérie de la décennie noire pour Dib. À partir du traitement scriptural des rapports que les protagonistes entretiennent avec l’arbre et la forêt, nous repérerons d’abord quelques convergences, avant de dégager des lignes de force qui structurent l’imaginaire des deux écrivains : faire parler l’espace forestier jusqu’à en faire un personnage à part entière.

Dans cette perspective, l’analyse adopte une démarche comparatiste :

  1. mise en place d’un cadre poétique où l’espace forestier est envisagé comme métaphore de l’écriture ;

  2. examen du diptyque arbre/forêt comme opérateur de subjectivation, de lecture et d’errance ;

  3. étude, enfin, du prolongement diégétique proposé par « La petite fille dans les arbres », qui récapitule la réflexion dibienne sur la page blanche et l’« état zéro ».

1. Calvino/Dib : l’art de penser par l’image

Avant d’établir un rapprochement entre Le Baron perché et L’Infante maure, rappelons que François Desplanques a mis en évidence l’influence d’Italo Calvino — en particulier celle de Le Sentier des nids d’araignée — sur la « trilogie algérienne » de Mohammed Dib, et plus largement l’empreinte du néoréalisme italien sur ses premiers romans, L’Incendie en particulier (Desplanques, 1999). L’influence de la littérature italienne sur l’écriture dibienne ne se réduit cependant pas à Calvino : elle engage d’autres auteurs et d’autres formes, notamment théâtrales. Dans notre thèse de doctorat (Arab, 2018), nous avons ainsi relevé des convergences entre Mohammed Dib et Carlo Goldoni autour de la représentation du café comme espace social : dans Le Café, Goldoni ne met pas en scène une intrigue centrée sur « une histoire, une passion, un caractère », mais un ambiente, un milieu, où importent d’abord les rapports que les personnages tissent entre eux. Une logique comparable traverse l’écriture dibienne lorsque le café devient le lieu d’une sociabilité en tension, plus que le décor d’une action.

C’est cette même démarche d’ailleurs que Calvino préconise dans ses écrits : plusieurs de ses protagonistes sont souvent représentés en fonction des rapports qu’ils entretiennent avec leurs espaces (je pense à Marcovaldo et la ville, à Palomar et la plage et à Côme et la Forêt). Ces espaces forment donc plus que des milieux, des ambiente qui donnent l’épaisseur nécessaire au protagoniste. Et nous pensons que cette manière de traduire les personnages en fonction de leur espace émane d’une très vieille tradition italienne qui remonte à Dante et à Botticelli. La perception de Calvino est donc le fruit d’un mélange artistique : celui de la peinture de Botticelli conjuguée à la poésie de Dante. Car, comme ces deux géants de la culture italienne, il a su construire une œuvre où l’on peut constater une tout autre dimension du temps et de l’espace. Chez Dante, cette dimension est envisagée en particulier dans L’Enfer pour échapper ou pour sortir de l’oppression médiévale. Tandis que chez Calvino, qui peint aussi à sa manière l’enfer des hommes des temps modernes, cette dimension vise principalement à construire un paradis dont l’écriture serait le purgatoire, dans le but de proposer une solution métaphorique aux problèmes de l’existence. Elle est ainsi explicitée dans Les Villes invisibles :

« L’enfer des vivants n’est pas chose à venir ; s’il y en a un, c’est celui qui est déjà là, l’enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons ensemble. Il y a deux façons de ne pas en souffrir. La première réussit aisément à la plupart : accepter l’enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est risquée, et elle demande une attention, un apprentissage, continuels : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire de la place » (Calvino, 1976, p. 189)

Calvino pratique une écriture du salut existentiel, celle qui éclaire le chemin des hommes. Il s’agit d’une écriture dont le mouvement entraîne le lecteur à effectuer une traversée qui le mène des ténèbres à la lumière. L’aboutissement d’un tel mouvement nous rappelle celui du poète et de son guide dans L’Enfer de Dante :

« Mon guide et moi, nous entrâmes dans ce sentier caché pour retourner au monde lumineux : et sans songer à ne prendre aucun repos, nous montâmes, lui le premier, moi le second, jusqu’à ce que je vis, à travers une ouverture ronde, ces belles choses que nous montre le ciel, et de là, nous sortîmes pour revoir les étoiles. » (Dante, 1969, p. 180)

C’est cette impression d’avoir accompli la prouesse de sortir des dédales d’un univers labyrinthique qui nous reste chaque fois qu’on termine la lecture d’un livre de Calvino. Ses livres se ressemblent en ce sens qu’ils sont portés par des protagonistes dont l’aspiration fondamentale serait la fuite de l’ombre pour retrouver la lumière, toute la lumière du ciel. Son écriture, en somme, est un « sursaut de rage » et une « épreuve de la souffrance » qui assurent aux récits, pour reprendre l’expression de Georges Bataille, « leurs pouvoirs de révélation ». (Bataille, 1957a, p. 12)

Cette aspiration au ciel est par conséquent une affirmation fondamentale dans les deux romans que nous comptons comparer. Laquelle affirmation, dans les deux cas, ne passe pas seulement par une simple ascension ; en revanche, elle est matérialisée par l’acte d’écrire, lui-même envisagé comme ascension. Ascension qui permet tout à la fois à Mohammed Dib et à Italo Calvino de se mettre à l’écoute du cosmos. Pour Mohammed Dib, justement, le cosmos est le lieu d’où provient l’image poétique qui détermine le processus de création littéraire : « La procédure de création garde toujours quelque chose d’irréductible comme un orgueil, ou un mal, caché. Cette chose, qui ne change pas, qui résiste tel le noyau du fruit quand, dans le même temps, la chair se défait, une chose dont nous ne savons pas si elle est en nous ou quelque part ailleurs : c’est d’elle, aussi aveugle et privée de nom que nous la sentions, que tout part. Pour y revenir, après avoir fait le tour du cosmos ? C’est la parole sauvage du cosmos que l’écriture tente d’apprivoiser, mais sans en finir jamais avec elle. Nous sommes ainsi infiniment traversés par le Cosmos. Et par moment, nous pleurons pour lui. Il est la robe de chambre de Balzac, dont nous aimerions tous nous revêtir. » (Dib & Bordas, 2020, p. 91)

Calvino a, de son côté, donné une forme narrative à cette écoute du cosmos dans le recueil de nouvelles Cosmicomics (Calvino, 1968), traduction française de Jean Thibaudeau de Le cosmicomiche (Calvino, 1965). On y voit des protagonistes projetés dans l’espace à la vitesse des astres. L’auteur y médite la place du cosmos dans la littérature et la possibilité d’une véritable cosmogonie romanesque, où l’être pourrait évoluer librement.

« Le cosmos est le lieu de la métamorphose infinie : le rôle de l’écrivain est, selon Italo Calvino, de s’accorder à cette infinie variété de l’être. L’œuvre littéraire définit un monde sans confins ni limites précises, un lieu de recherche continu, un lieu où, tout comme dans l’univers physique, rien n’est établi une fois pour toutes de manière stable et rigide, mais se révèle comme un système ouvert en mouvement perpétuel.  Dans cet horizon, la métaphore, le signe, la mémoire, l’image, le miroir jouent un rôle central […] dans l’esthétique d’Italo Calvino. » (Di Benedetto, 2016, p. 12)

Ce mouvement perpétuel constitue le support d’une écriture gouvernée par une vision singulière. Pour Calvino, le romancier est celui qui sait « penser par images », c’est-à-dire s’élever contre la fixité d’une pensée déjà faite. Son travail, qui vise à faire advenir un monde, s’adosse à une réflexion introspective et, souvent, à une image initiale — une vision — qui organise le récit (Di Benedetto, 2016).

« La vision nette les yeux fermés, le pouvoir de faire jaillir couleurs et formes d’un alignement de lettres noires sur une page blanche, l’aptitude à penser par images. » (Calvino, cité dans Di Benedetto, 2016, p. 13)

De la même manière, Mohammed Dib soutient que le récit jaillit d’une figure amorphe, obscure et décomposée avant de se recomposer selon les exigences des formes signifiantes. Et la figure se fait alors signe :

« Le signe nous est venu avant la parole et, aujourd’hui encore, il s’affirme comme garant de notre mémoire ancestrale tout en n’en finissant pas de rester le vecteur de la perception du cosmos et de sa symbolisation - que l’homme, pour sa survie, doit continuer à savoir entendre […] Signes, signes moins à lire qu’à ouïr, l’oreille qui vous perçoit est notre œil au cœur. Il est des atavismes qui font le style, et ce style fait le sujet. » (Dib, 1998, pp. 39-41)

La figure dont il est question dans le propos de Dib peut être assimilée à la notion d’image développée par Calvino dans la mesure où les deux notions sont des manifestations d’une même force obscure. Maddalena Di Benedetto le précise ainsi :

« À la base du principe de l’écriture, il y a pour Italo Calvino le monde des images, à partir d’une figure qui, au départ, est vague et obscure, comme celle d’un rêve qui se déploie, par la suite, selon un sens logique. C’est ainsi que naît une histoire. » (Di Benedetto, 2016, p. 12)

C’est aussi un monde d’images qui est à l’origine de l’écriture de Mohammed Dib à partir en particulier de la publication de son roman Qui se souvient de la mer en 1962. Roman dont la postface est consacrée par l’auteur à expliquer sa démarche scripturale. Il souligne à cet égard que

« l’autre versant des choses que j’ai voulu explorer ressemble fort au mariage du paradis et de l’enfer, et il n’est possible de rendre ce qui ressemble tantôt au paradis, tantôt à l’enfer, et souvent aux deux à la fois, que par des images, des visions oniriques et apocalyptiques. » (Dib, 1962, p. 191)

Nous pouvons ainsi déduire que Mohammed Dib et Italo Calvino cultivent une vision de l’écriture presque similaire. Ils partagent en quelque sorte la même perception de l’espace de l’écriture considéré comme espace dynamique où la réalité et le rêve s’entremêlent et s’entrechoquent, et où les éléments de la nature prennent le dessus sur les personnages. C’est ce qui, d’ailleurs, se produit dans Le Baron perché et L’Infante maure, où les arbres se déclinent en personnages, déterminant souvent les actions et les parcours des personnages principaux, eux-mêmes.

2. L’arbre refuge / l’arbre actant

Plus qu’un refuge, l’arbre dans Le Baron perché et dans L’Infante maure, est représenté comme un motif fondamental dans les dispositifs scripturaux des deux auteurs. Il est ainsi, pour reprendre la réflexion d’Anne van Kakerken, un motif qui structure, met de l’ordre, montre sa capacité à « signifier, à équilibrer, à rassembler, résumer une pensée, puis le monde, le temps dont il stratifia les géologues ». (Van Kakerken, 1996, p. 945) En tant que tel, l’arbre pourrait être assimilé à un motif qui détermine toute la structure du récit, car, nous dit encore Anne van Kakerken, ce motif

« exprima aussi bien sûr la vie, les modes d’être de la terre, ses cycles et ses capacités à se régénérer, portant également au rêve d’une éternité ou d’une jeunesse sans fin dans ses fruits ou le breuvage qu’il saurait offrir. Il prenait donc part à l’univers entier, des étoiles aux enfers ; il redevint plus proche de l’homme quand celui-ci y chercha son double, plus poète que conteur, y surprit un modèle, exemplaire, y découvrit ou y créa le reflet de ses quêtes d’identité, puis l’aima pour sa connivence, ses apparentes compréhension et sympathie pour l’humain - avec ces présences insistantes, mais imprécises, l’image était déjà médiatrice. » (Van Kakerken. 1996 :. 945)

À la lumière de cette réflexion, nous pouvons dire que l’arbre est au centre des cosmogonies romanesques élaborées par Calvino et Dib dans leurs romans respectifs. Il est, pour ainsi dire, l’expression même de ces univers représentés dans leurs œuvres. Leurs représentations de l’arbre nous rappellent dès lors la définition que lui ont consacrée les auteurs du livre Introduction au monde des symboles où l’on peut découvrir que ce motif est à la fois le mystère de la prodigieuse croissance vers le ciel,

« de la perpétuelle régénération ; c’est non seulement l’expansion de la vie, mais encore de la constante victoire sur la mort ; c’est l’expression parfaite du mystère de vie qui est la réalité du cosmos. » (de Champeaux & Sterck, 1966, p. 298)

C’est en tant qu’expression d’une réalité d’un cosmos élaboré selon des visions romanesques qui renferment tout à la fois des similitudes et des divergences sensibles que l’arbre est traduit sur la scène de l’écriture. En effet, Le Baron perché, c’est l’histoire d’un protagoniste, Côme, fils aîné du baron Laverse du Rondeau, qui a pris la décision de grimper au sommet d’un arbre du jardin familial, l’yeuse, après une dispute avec son père à cause d’une histoire d’escargots. Une fois au sommet, il décide de ne plus redescendre :

« Il restera toute sa vie dans les arbres. Le roman décrit toutes les aventures que le personnage principal vit dans les cimes, en se déplaçant d’un arbre à un autre. La vie dans ce monde naturel ne conduit pas le personnage principal à s’isoler en soi-même. Au contraire, le contact constant avec ce monde lui permet de cultiver ses capacités, de nourrir son esprit intellectuel de recherche continue, de découvrir le tissu du monde et de dessiner avec précision la trame du réel. Le narrateur de l’histoire est son frère Blaise : il observe en continu la vie de son frère et il se rend compte qu’elle est beaucoup plus enrichissante et diversifiée que la vie que mènent les autres sur terre. La vie normale, loin du monde naturel, ne permet pas toujours d’arriver à percevoir les différences qui existent dans le monde, mais aplatit les points de vue. Le regard sur les arbres de Côme lui permet de voir le monde avec sa juste distance. La réalité n’est pas un amas indifférencié. Au contraire, cette perspective lui permet d’avoir une vision claire et détaillée des choses. Voilà pourquoi il ne perd jamais le contact avec le monde humain : la description minutieuse du monde arborescent permet que la vision devienne plus claire. » (Di Benedetto, 2016, p. 25)

Ainsi, le protagoniste de Calvino, qui a choisi de son propre chef de s’établir en hauteur, à mi-distance entre le ciel et la terre, semble mener une expérience humaine qui consiste à inventer une nouvelle socialisation. Socialisation qui s’inscrit en faux par rapport à celle voulue par ses parents. Plus qu’un simple éloignement de la vie familiale régie par les normes et les valeurs aristocratiques, l’attitude de Côme traduit une volonté de s’insurger contre la doxa familiale :

« Côme monta jusqu’à la fourche d’une grosse branche, où il pouvait s’installer commodément, et s’assit là, les jambes pendantes, les mains sous les aisselles, la tête rentrée dans le cou, son tricorne ramené sur le front. Notre père se pencha sur la fenêtre : - Quand tu seras fatigué de rester là, tu changeras d’idée ! cria-t-il. – Je ne changerai jamais d’idée, répondit mon frère, du haut de sa branche. – Je te ferai voir, moi, quand tu descendras ! – Oui, mais moi, je ne descendrai pas. Ainsi parla Côme. Et il tint parole. » (Calvino, 1959, p. 21)

Défiant ainsi son père, Côme se lance dans une aventure qui lui permet de s’affranchir du carcan de la vie en famille pour s’affirmer en tant que sujet indépendant qui ne peut advenir qu’en refondant son rapport avec la nature et avec l’humanité. Lequel rapport, de ce point de vue, n’est envisageable qu’en fonction d’un sursaut, d’une ascension sur les cimes des arbres qui sont d’ailleurs considérés comme, à la fois, des êtres à part entière et comme un espace cosmique. Cet espace devient un royaume à explorer et à connaître :

« Les premières journées de Côme dans les arbres n’avaient aucun programme défini, tout était subordonné à son désir de connaître et de posséder son royaume. Il eût voulu en explorer tout de suite les confins, étudier toutes les possibilités qu’il lui offrait, le découvrir arbre après arbre, branche après branche. […] À le voir tournoyer de platane en yeuse […], on eût cru que la force qui le poussait, sa passion dominante, restait sa révolte contre nous, le désir de nous faire de la peine ou de nous mettre en rage. » (Calvino, 1959, p. 62)

Contrairement au protagoniste de Calvino, le personnage principal de L’Infante maure, Lyyli Belle, qui est certes animée par le même désir de découvrir le monde en s’installant dans les arbres, ne cherche pas à se démarquer de sa socialisation telle qu’elle est façonnée par sa famille. Son projet est tout autre. Elle monte ainsi sur les arbres pour assouvir sa curiosité de connaître ses véritables origines. En effet, dans toute la première partie de ce roman intitulée, « l’Héritière dans les arbres », elle a pu avoir une vision plus claire vis-à-vis de son identité dans son monde arborescent. Ainsi, Lyyli Belle, jeune fille sans âge, a choisi tout comme le protagoniste de Calvino de s’installer au sommet d’un arbre du jardin familial afin de contempler sa condition et celle de sa famille, mais aussi afin de s’interroger sur son identité, elle qui est issue d’un mariage mixte. Lyyli Belle, sur son arbre parmi les arbres, donne libre cours à son imagination qui la transporte dans une sorte de voyage initiatique en quête de ses origines. Quête qui semble déterminée par un élan de liberté qui prendrait racine dans une osmose entre le personnage principal et le monde des arbres. Dans l’esprit de Lyyli Belle, cette osmose passe nécessairement par l’établissement d’une communication directe avec les arbres qu’elle interpelle d’ailleurs d’une manière affective pour qu’ils soient à son écoute :

« Je voudrais m’envoler dans les bras de mon arbre, je voudrais rêver : de quoi ? D’un pays, loin d’ici, dans le grand monde. Un pays où je serais seule avec le vent, avec sa musique dans les oreilles dans les cheveux, et quelque chose qu’on ne pourrait pas dire. Ce ne serait pas une lumière, puisqu’on peut dire la lumière. Quelque chose. Ça ira en avant de moi, ça dansera pour m’encourager à le suivre. Ce sera tout de même une lumière à moi, toute personnelle. […] Vous, les arbres, arrangez-vous pour faire un silence tout blanc. Vous pouvez écouter, vous pouvez remuer le bout de vos petites feuilles. Mais pas plus. Ils savent – qu’est-ce qu’ils ne savent pas ! – et ils bougent leurs oreilles pour dire oui. » (Dib, 2015, p. 15)

Lyyli Belle présente les arbres comme étant dotés d’un savoir. Pour elle, « ils savent même où je vais chercher la graine où naissent les idées, les plantes, les fleurs, les gens et eux aussi, les arbres ». (Dib, 2015, p. 16) Dans Le Baron perché, le savoir n’est pas attribué aux arbres. Il est dans les livres. Le personnage de Côme décide de s’instruire avec passion sur l’univers arborescent : « Pendant quelque temps, à force de vivre au milieu des livres, il avait eu la tête dans les nuages, quelque peu, et s’était de moins en moins intéressé au monde dans lequel il évoluait. » (Calvino, 1959, p. 134) Donc, contrairement à Lyyli Belle, qui entreprend une relation immédiate avec les arbres, Côme pratique plutôt une communication indirecte avec l’univers des arbres. C’est une communication dont l’établissement n’est possible que par l’entremise des livres, donc de la lecture : « La lecture de L’Encyclopédie, avec ses beaux articles sur l’Abeille, l’Arbre, le Bois, le Jardin, lui fit porter sur ce qu’il avait autour de lui un regard neuf. » (Calvino, 1959, p. 134)

Ainsi considérés, ces deux romans semblent mettre en relief deux protagonistes qui sont porteurs d’une interrogation profonde sur leurs existences respectives ainsi que d’une ferme volonté d’aller jusqu’au bout de leurs quêtes. Lyyli Belle et Côme font partie de la catégorie des personnages qui ne renoncent pas. Le comportement de Côme sur les arbres dans Le Baron perché est d’une certaine manière semblable à celui de Lyyli Belle, également perchée sur son arbre. Le premier se lance dans une entreprise qui consiste à redéfinir son jugement sur son monde ainsi que sur celui de sa famille et de son pays en optant pour la solitude et l’isolement dans cet univers arborescent : « Côme était dans son yeuse. […] Côme regardait le monde du haut de son arbre : tout, vu de là, était différent. » (Calvino, 1959, p. 22) Les arbres lui permettent de voir le monde avec une certaine distance et avec la perspective d’aplatir, sinon d’abolir les différences qui existent dans sa société d’origine. Il s’applique vainement à transformer son monde :

« Je n’ai jamais bien compris comment Côme pouvait concilier sa passion pour la vie en association et son refus perpétuel de l’univers social ; […] Plus il s’obstinait à rester niché dans ses branches, plus il semblait soucieux d’entraîner ses semblables dans de nouvelles formes de rapports. Mais bien que de temps en temps, il se donnât corps et âme à l’organisation d’une nouvelle association, en établissant méticuleusement les statuts et le but. […] Si l’on veut absolument ramener à une même impulsion ces deux attitudes contradictoires, il faut penser qu’il était également ennemi de toutes les formes de vie en commun existant de son temps et, les fuyant, cherchait obstinément à en expérimenter de nouvelles ; hélas, aucune ne le satisfaisait, aucune ne lui semblait assez neuve. » (Calvino, 1959, pp. 247-248)

Cette attitude ambivalente de Côme qui a intrigué à tout point de vue son frère Blaise, est ce qui semble révéler une certaine hésitation du protagoniste à rompre ou à perdre complètement le contact avec le monde des humains.

Lyyli Belle, elle, décide de se réfugier dans les arbres dans le but de se surpasser, de faire face à une angoisse provoquée par le départ de son père : « Mes pieds ne touchent pas le sol, je vis suspendue en l’air quand il est avec nous. […] Pense : je ne suis pas dans les arbres où je suis. Je suis loin. Je suis seule. Tout est fini. » (Dib, 2015, pp. 18-19) Comme le protagoniste de Calvino, elle se retrouve également toute seule dans un univers constitué d’arbres, de fleurs et de buissons. Par contre, ce qui distingue les deux protagonistes reste leur façon de percevoir le temps : Côme semble se plier à la loi de l’ici et du maintenant, c’est-à-dire, il vit les événements dans le présent. Lyyli Belle semble faire appel à la mémoire et à l’imagination pour construire ou reconstruire une identité. Elle vit dans une attente permanente. Et pour capitaliser le temps de l’attente, elle s’invente un narratif identitaire qui peut se lire « comme une tentative positive d’échapper à l’angoisse de l’ambivalence, de l’entre-deux, de l’indistinction, de l’insensé et de la déterritorialisation ». (Boualit, 2002, pp. 97-123)

Le choix de quitter le monde des humains pour celui des végétaux offre au protagoniste la possibilité d’observer autrement la réalité humaine. Réalité qu’il envisage d’ailleurs en fonction de nouvelles références qui instaurent une sorte de distance par rapport à son ancienne vie. Il conçoit un univers dont la configuration sans limites se déploie à travers de nombreux détails renvoyant à des normes et à des valeurs autres que celles qui caractérisent généralement l’espace romanesque. Il s’agit d’un univers où l’arbre, en tant qu’élément métahistorique dans Le Baron perché, exerce une incidence certaine sur l’histoire de Côme. Dans L’Infante maure, plus qu’un motif scriptural, l’arbre devient un être parmi les êtres, grâce à Lyyli Belle qui arrive à le faire parler. Mieux encore, Lyyli Belle qui semble donner une certaine humanité à l’arbre, se proclame elle-même arbre parmi les arbres : « Parce que je change d’arbre chaque fois. Je me change en arbre. […] Je suis cet arbre. » (Dib, 2015, p. 39) Cette fusion harmonieuse de Lyyli Belle avec les arbres traduit, à notre sens, un plaisir certain chez cette jeune fille perchée. Plaisir qui, selon Mohammed Dib, ne peut se concevoir en dehors d’une certaine aliénation. « Il n’y a pas de plaisir sans folie, sans vertige » (Dib, 2015, p. 33), écrit-il à propos de cette tendance à l’ascension nourrie par Lyyli Belle tout au long du récit. C’est aussi au moment de l’ascension que Lyyli Belle découvre autrement le monde. En effet, au-delà de cette fusion femme/arbre qui nous révèle la passion du protagoniste pour les arbres, c’est le désir d’évasion qui est également exprimé en étant perché sur les cimes. L’arbre devient pour Lyyli Belle une sorte de belvédère :

« Sur mon arbre, je grimpe aussi haut que possible […] Là-bas, c’est la maison maternelle. Ici, la maison paternelle. J’y suis autant à l’abri que dans la lumière devant moi et derrière. Plus loin se tient la forêt sans herbe […] C’est nulle part cette forêt. […] il n’y a que des arbres qui ne sont jamais fatigués d’être-là. Je les aime tellement pour ça. » (Dib, 2015, pp. 39-40)

Cette passion pour les arbres que partagent les deux protagonistes dévoile leur volonté, peut-être même, celle des deux auteurs, de brouiller les pistes, d’instaurer une sorte de distance avec le lecteur. Car les aptitudes que Dib et Calvino prêtent à leurs personnages dans ces deux romans ne les aident pas à résoudre leurs problèmes respectifs, mais à en provoquer d’autres en particulier lorsqu’ils établissent le contact avec la forêt. Et la forêt n’est un espace de repos, mais celui de l’inquiétude, car, comme nous le dit Umberto Eco, la forêt

« est un jardin dont les sentiers bifurquent. Et même si un bois n’est pas quadrillé de sentiers, chacun a le loisir de tracer son propre itinéraire en prenant à droite ou à gauche d’un arbre donné, à chaque rencontre. » (Eco, 1996, pp. 13-14)

3. L’arbre ne cache pas la forêt

Dans Le Baron perché et dans L’Infante maure, l’arbre ne cache pas la forêt. Au contraire, il la dévoile, la révèle en tant qu’espace de songes à la fois mystérieux et charmeur. La forêt dans les deux récits semble prendre le dessus sur les personnages principaux qui ont cédé facilement, dans les deux cas, à ses charmes. La forêt s’impose alors comme protagoniste à part entière. Et là, Mohammed Dib et Italo Calvino n’ont pas dérogé à la règle selon laquelle la forêt, selon Elizabeth Legros Chapuis, joue le rôle de personnage dans les romans :

« Lorsqu’une forêt est présente dans un livre ou un film, il est rare que ce soit comme simple décor ; la plupart du temps, elle joue un rôle décisif, en tant que personnage à part entière ; dans tous les cas, elle porte une forte charge symbolique. Il s’agit d’une figure profondément ambivalente, positive et négative : à la fois un lieu de refuge et de menace, de danger et d’enchantement, un espace accueillant et agressif, source d’épanouissement et de régression. Elle attire et elle fait peur en même temps. » (Legros Chapuis, 2006, p. 5)

Cet espace de la forêt traduit à chaque fois l’état d’âme des deux protagonistes dans les deux romans. Les différentes descriptions de l’espace forestier interviennent en fonction des humeurs et des sentiments des protagonistes. Tantôt, il est présenté comme un espace sans limites, tantôt comme un labyrinthe dont les dédales sont circonscrits dans l’espace et dans le temps. Ainsi considérée dans les deux romans, la forêt est perçue uniquement en fonction du point de vue des deux personnages principaux perchés sur leurs arbres. L’arbre permet dans les deux cas de révéler, de montrer l’étendue forestière. Lyyli Belle, à partir de l’arbre du jardin familial, nous invite à découvrir l’étendue forestière :

« Ce beau jardin ouvert sur la forêt de plus en plus bleue jusqu’où elle peut s’éloigner sous ses châles de brume. Il y aura des champignons là-dedans quand ce sera le moment et je m’y connais en champignons, j’en ramassais alors. On y rencontre tout ce qu’on cherche, à part les champignons, et les myrtilles, et les fraises sauvages. On peut y aller à la recherche de tout ce qu’on veut. On croit qu’on s’y égare : non, les chemins d’une forêt ne vous mènent que là où vous désirez aller. » (Dib, 2015, pp. 13-14)

Cette conception de l’espace de la forêt défendue par Lyyli Belle nous rappelle la réflexion de Robert Harrison à propos de la pensée de Descartes sur la forêt. En effet, pour Robert Harrison, Descartes

« conçoit la forêt comme un lieu d’erreurs et d’abandon, mais à la différence de Dante, il croit sincèrement qu’il existe bien un chemin en ligne droite pour sortir de la forêt. » (Harrison, 1992, p. 171)

La forêt, dans L’Infante maure, est un espace qui est né à partir de l’imagination de Lyyli Belle :

« Je ne remue pas un membre, mes yeux seuls bougent dans toutes les directions, cherchent. Je veux voir et j’ai peur de voir, peur que la chose à voir ne soit horrible. Il suffit d’un regard, et nous allons à la rencontre de toute la joie du monde ou à notre perte. Pas plus d’un regard, et la vie devient possible ou impossible à vivre. » (Dib, 2015, p. 92)

Ainsi représenté dans son ambivalence, cet espace qui revêt une importance toute particulière dans les deux récits est traduit sur la scène de l’écriture non pas comme un paysage statique, mais comme un motif dynamique, en perpétuel mouvement. Cette configuration implique une certaine impossibilité à saisir ce motif, et à définir véritablement ses contours. Il s’agit là d’une véritable frondaison, comme le souligne si bien Anne van Kakerken. Frondaison qui,

« comme pour les refuges, abrite un nouvel espace temps, ample ici et sans clôtures, un paysage totalement imaginaire, un nouveau monde auquel on n’accède qu’après une ascension longue et périlleuse. » (Van Kakerken, 1996, p. 393)

Les deux protagonistes dans les deux romans, même s’ils ne partagent pas un sort identique, parviennent tout de même, après un périple en forêt, à préserver leur humanité, toute leur humanité. Côme célèbre la victoire de l’humain sur l’inhumanité. De son côté, Lyyli Belle célèbre à la fin du roman la découverte du territoire paternel, le désert qui«n’était pour elle qu’un désert». Elle célèbre aussi la victoire de l’humain sur l’inhumain. De l’affect à la fête, les aventures des deux protagonistes convergent vers le même objectif, celui de célébrer en fait l’aventure de la lecture/l’écriture. «La posture de l’homme perché dans un arbre, nous dit Elizabeth Legros Chapuis, signifie l’accès aux fruits de la connaissance qu’il partage avec le monde animal.»

Italo Calvino semble, à la fin de son roman nous inviter tout comme Umberto Eco qui considère la forêt comme « une métaphore du texte narratif » (Eco, 1996, p. 13), à une promenade dans la grande forêt romanesque, forêt faite d’encre et de mots :

« C’était une broderie faite sur du néant, comme ce filet d’encre que je viens de laisser couler, page après page, bourré de ratures, de renvois, de pâtés nerveux, de taches, de lacunes, ce filet qui parfois égrène de gros pépins clairs, parfois se resserre en signes minuscules, en semis fins comme des points, tantôt revient sur lui-même, tantôt bifurque, tantôt assemble des grumeaux de phrase sur lit de feuille ou de nuages, qui achoppe, qui recommence aussitôt à s’entortiller et court, court, se déroule, pour envelopper une dernière grappe insensée de mots, d’idées de rêves — et c’est fini. » (Calvino, 1957, p. 283)

Mohammed Dib, par contre, réserve sa réflexion sur l’écriture à l’incipit d’une nouvelle du recueil, La Nuit sauvage, « La petite fille dans les arbres », un prolongement diégétique de L’Infante maure, où il nous rappelle le silence et l’hésitation de l’écrivain face à la page blanche :

« Une seule feuille blanche, sans souvenirs. Vous pouvez dessiner ce qu’il vous plaît dessus. Ce qu’il vous plaît : des arbres, des maisons, des fleurs, le ciel et ses nuages. Des routes qui s’en vont partout. Le monde comme vous aimeriez le voir. Mais il vaut mieux attendre un peu. Il vaut mieux regarder encore cette merveille, cette blancheur, ce qui est déjà, ce qui est d’abord. Une blancheur de rien, une blancheur de silence. Une blancheur comme si elle allait parler, mais qui ne parle pas et se contente d’être là. » (Dib, 2015, p. 52)

Cette ouverture de la nouvelle « La petite fille dans les arbres », où l’on retrouve le personnage de Lyyli Belle, résume toute l’attitude de l’auteur face à la blancheur de la feuille, la feuille de l’arbre à dire. L’Arbre à dire, métaphore du livre, où Mohammed Dib nous rappelle que notre existence tout entière dépend du souffle des mots :

« Nous ne respirons et n’expirons que l’atmosphère qu’à partir de mots que notre souffle crée. Le discours que nous adressons au monde ne le nomme pas, il n’est que le miroir dans lequel nous nous regardons, nullement du reste pour y chercher notre image, mais notre nom. On ne part jamais de l’état zéro, on y aboutit. Présence de l’absence, tache aveugle, blancheur. L’état zéro. » (Dib, 1998, p. 25)

Moment fondateur de l’écriture chez Mohammed Dib, l’état zéro est envisagé comme aboutissement non pas comme commencement. C’est une sorte de situation originelle à laquelle tend tout personnage. L’état zéro, c’est ainsi l’aboutissement de la quête de Lyyli Belle. C’est aussi l’aboutissement de l’aventure de Côme dans Le Baron perché. Italo Calvino, lui, évoque plutôt «le temps zéro» comme aboutissement de ses personnages tels que Marcovaldo, Palomar, Côme…

Conclusion

Le personnage de Côme dans Le Baron perché et celui de Lyyli Belle dans L’Infante maure permettent de traduire sur la scène de l’écriture à travers leurs aventures respectives l’image d’un certain désintéressement vis-à-vis du temps. Ils offrent ainsi la possibilité aux deux romanciers de poursuivre un dialogue avec eux-mêmes de façon ontologique et de s’interroger sur leur vocation de romancier. Vocation qui semble déterminée, dans les deux cas, par les incessants assauts du temps contre l’existence, existence prise dans l’étau de la contingence et de la nécessité. « Je ne sais pas, écrit Calvino, ce qui est arrivé au temps. S’il a volé tout d’un coup en éclat, s’il s’est lentement rempli de fissures de plus en plus fines jusqu’à tomber en miettes, s’il s’est déformé à force de contorsion, d’enchevêtrement, racornissement. » (Calvino, 1997, p. 108) À cette interrogation profonde d’Italo Calvino, fait écho l’invocation de Mohammed Dib lorsqu’il écrit dans Simorgh : « Ô temps qui a raison sur tout. » (Dib, 2003, p. 209)

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