Entre justice mémorielle et résistance littéraire : une lecture postcoloniale de De nos frères blessés de Joseph Andras

بين العدالة الذاكرية والمقاومة الأدبية : قراءة ما بعد كولونيالية لرواية « عن إخوتنا الجرحى » لجوزيف أندراس

Between Memory Justice and Literary Resistance : A Postcolonial Reading of De nos frères blessés by Joseph Andras

Hacène Arab

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Hacène Arab, « Entre justice mémorielle et résistance littéraire : une lecture postcoloniale de De nos frères blessés de Joseph Andras », Aleph [En ligne], mis en ligne le 06 mai 2025, consulté le 12 mai 2025. URL : https://aleph.edinum.org/14405

Cet article propose une lecture postcoloniale du roman De nos frères blessés de Joseph Andras, centré sur la figure historique de Fernand Iveton. Il s’inscrit dans une réflexion sur la mémoire occultée de la guerre d’Algérie et les stratégies de réhabilitation littéraire.
L’analyse repose sur une approche croisée mêlant narratologie, théorie de la mémoire (Ricœur, de Certeau), et perspectives postcoloniales (Said, Fanon, Mbembe). Le texte est étudié comme une forme hybride entre histoire documentée et fiction narrative.
L’œuvre d’Andras vise moins à reconstituer une biographie qu’à produire un récit contre-hégémonique, où la littérature devient le lieu d’une réinscription de la voix subalterne.
Résultats : Le roman articule mémoire individuelle et histoire collective par des procédés tels que l’alternance temporelle, la fictionnalisation du réel, et la polyphonie narrative. Il donne ainsi une place centrale à Iveton en tant que « personnage conceptuel ».

يقدّم هذا المقال قراءة ما بعد كولونيالية لرواية لإخوتنا المجروحين لجوزيف أندراس، والتي تتمحور حول شخصية فرنان إيفيتون التاريخية، ويهدف إلى تحليل الاستراتيجيات الأدبية لإحياء ذاكرة تمّ طمسها خلال حرب. الجزائر

تعتمد الدراسة على مقاربة متعددة تشمل السرديات، نظرية الذاكرة (ريكور، دي سيرتو)، والدراسات ما بعد الكولونيالية (سعيد، فانون، مبمبي)، وتتناول النصّ كخطاب هجين بين الوثيقة التاريخية والبناء التخيّلي.

لا يسعى أندراس إلى كتابة سيرة تقليدية، بل إلى إنتاج سرد بديل مضاد للهيمنة، تصبح فيه الأدب وسيلة لإعادة صياغة صوت المهمّشين.

من خلال التناوب الزمني والتخييل وتعدّد الأصوات، تمكّن الرواية من الربط بين الذاكرة الفردية والتاريخ الجمعي. ويبرز إيفيتون كشخصية مفهومية ترمز للمقاومة السياسية.
تشكّل الرواية فعل مقاومة أدبي، يبرز قدرة الأدب على إعادة تشكيل الذاكرة ما بعد الكولونيالية وتفكيك خطاب الإقصاء.

This article offers a postcolonial reading of Joseph Andras’s novel De nos frères blessés, which revisits the historical figure of Fernand Iveton. It aims to explore literary strategies that reclaim silenced memories of the Algerian War.
Methodology: The analysis combines narratology, memory theory (Ricœur, de Certeau), and postcolonial studies (Said, Fanon, Mbembe), treating the text as a hybrid narrative bridging historical documentation and fictional construction.
Hypothesis: Andras’s novel does not aim at historical reconstruction but at crafting a counter-hegemonic narrative where literature becomes a space for re-inscribing subaltern voices.
Results: Through narrative shifts, fictionalization, and polyphonic voices, the novel connects personal memory to collective history. Fernand Iveton emerges as a “conceptual character” embodying political resistance.
De nos frères blessés stands as a literary act of resistance, demonstrating the critical power of fiction in rewriting postcolonial memory.

Mémoire et même du désert et du silence (…)
Silence noir où tout se contredit (…)
Le jour bâillonne le silence
Paul Éluard, « Seule », Poèmes, Gallimard, 1951, p. 31.

Introduction

Le présent article propose une analyse de la résurrection de la mémoire historique dans le roman de Joseph Andras, De nos frères blessés, à travers la figure de Fernand Iveton, ouvrier européen engagé dans la lutte de libération nationale algérienne et exécuté à la guillotine par l’armée française. Le récit, inspiré d’une affaire historique longtemps occultée, met en scène les stratégies scripturales par lesquelles l’auteur redonne voix et dignité à un engagement politique oublié. L’objectif de cette étude est de mettre en perspective les ressorts narratifs, mémoriels et historiques mobilisés par Andras dans une dynamique de déconstruction du discours historique dominant.

La problématique centrale vise à déterminer comment l’auteur, par une écriture romanesque hybride, transforme un fait historique marginalisé en mythe littéraire et politique, porteur d’une mémoire alternative de la guerre d’Algérie.

La méthodologie adoptée repose sur une analyse croisant les apports de la narratologie, de la théorie de la mémoire (notamment les travaux de Paul Ricœur) et des perspectives postcoloniales (Edward Said, Frantz Fanon, Achille Mbembe), afin de mettre au jour les dispositifs textuels par lesquels le roman articule la fiction à une histoire réelle et enfouie.

L’histoire de ce roman se résume à un basculement dans la vie d’un homme qui n’a pas choisi la facilité en se rangeant du côté de ceux qui luttent pour leur indépendance. Dans un élan fraternel, lui, l’Européen d’Algérie, prend fait et cause pour « les frères ». C’est l’histoire de Fernand Iveton, ouvrier communiste et syndicaliste, qui a rallié le FLN avec certains d’autres de ses camarades du Parti Communiste Algérien (PCA) en juillet 1956 à Alger où il vivait, travaillait et militait. Le 14 novembre 1956, il dépose une bombe dans l’usine à gaz où il travaillait. La bombe, qui devait exploser à 19h30, c’est-à-dire après le départ des ouvriers, est découverte par un contremaître. Iveton est alors arrêté, atrocement torturé et vite inculpé. Condamné à mort malgré la non-explosion de l’engin, il est exécuté le 11 février 1957. Pierre Vidal-Naquet, qui a préfacé le livre-enquête consacré par Jean-Luc Einaudi à cette affaire, a écrit à ce propos qu’« Iveton ne voulait pas d’une explosion-meurtre. Il voulait une explosion-témoignage. »

L’enquête d’Einaudi constitue le principal matériau dans lequel Joseph Andras va puiser pour construire son récit. D’ailleurs, il ne le cache pas, puisqu’il le confirme à la fin de son livre. Ce qu’il ne dit pas, par contre, c’est l’apport des archives concernant Iveton à son écriture romanesque. Officiellement, ces archives ne seront ouvertes au public qu’en 2057. Jean-Luc Einaudi, qui a tenté d’obtenir les documents de cette affaire pour les besoins de son enquête, s’est

« heurté, nous disent Stora et Malye, dans tous les ministères concernés à un mur de silence, une conspiration administrative, comme si le dossier Fernand Iveton devait demeurer à jamais dans l’« enfer » des procédures judiciaires. »

Justement, il existe deux types d’archives concernant le cas Iveton. Il y a les « six pages » que Benjamin Stora et Malye ont pu consulter aux archives du Conseil supérieur de la magistrature et qui forment l’unique pièce restante de tout le dossier d’instruction, de condamnation et d’exécution d’Iveton. Ce document

« comporte un élément déterminant : François Mitterrand, comme la totalité des membres du CSM, s’est bien opposé à la grâce du seul Européen exécuté pendant la guerre d’Algérie, un homme qui n’avait tué personne. »

Il y a également les « 200 pages » qui forment le dossier d’Iveton, « détenu par les Archives de l’Armée (sans possibilité de les divulguer). » Ce dossier a été consulté exceptionnellement par Hélier Cisterne avant la réalisation de son film De nos frères blessés, adaptation du roman de Joseph Andras. « La page reproduite dans le film, nous dit Mediapart, est bien celle qui fut placardée à la prison de Barberousse. »

1. Iveton au croisement de l’histoire et de la littérature

Depuis la publication du livre-enquête de Jean-Luc Einaudi en 1986, Pour l’exemple. L’affaire Fernand Iveton, une nouvelle lecture du parcours de ce militant dévoué à la cause algérienne s’est imposée. Loin d’un simple hommage, ce regard s’inscrit dans une volonté de revisiter l’engagement d’Iveton à travers des œuvres littéraires et théâtrales. Ainsi, Rachid Boudjedra fait de Fernand Iveton l’un des personnages centraux de son roman Le Désordre des choses (1990), inspiré de l’enquête d’Einaudi. L’objectif de cette reconfiguration littéraire est de raviver le souvenir d’un homme dont l’engagement transcende les logiques individualistes pour incarner une cause collective et universelle.

La publication du roman intervient dans un contexte historique troublé : celui du désordre, selon la formule de Milan Kundera, « le temps des paradoxes terminaux », marqué par le doute, la violence et les premières lueurs de la guerre civile en Algérie. C’est aussi une période de repli sur soi, de méditation et de retour mémoriel. Le roman apparaît alors comme un refuge symbolique, une façon de dénoncer la barbarie par l’art. Le personnage d’Iveton, par son sacrifice, devient un vecteur de cette mémoire plurielle, modèle à suivre non dans la mort, mais dans la fidélité à un rêve dépassant les clivages.

En 1991, Richard Demarcy, s’appuyant également sur l’enquête d’Einaudi, met en scène la trajectoire d’Iveton dans une pièce intitulée Les Mimosas d’Algérie. La démarche se distingue de celle de Boudjedra par un accent plus prononcé sur la dénonciation de l’injustice judiciaire : Iveton est exécuté non pour ses actes, mais pour rassurer une opinion publique soucieuse de maintenir l’Algérie dans le giron français.

En 1993, Jacqueline Guerroudj, compagne de lutte de Fernand Iveton, consacre un chapitre de ses mémoires, Des Douars et des prisons, aux circonstances de son arrestation et de son exécution. Elle dénonce la manipulation politique et judiciaire ayant conduit à la condamnation d’un homme innocent. Elle affirme :

« La thèse selon laquelle Iveton était un tueur a été soigneusement cultivée et brandie par la police et la justice, en toute mauvaise foi. Ils n’ont pas tenu compte des déclarations que j’ai faites quand j’ai été arrêtée, en janvier 1957. Je n’ai jamais été confrontée avec Iveton, dont on aurait dû réviser le procès. »

Cette hypothèse d’une révision est également avancée par Félix Colozzi dans un témoignage recueilli en 2012 :

« Étant membres d’un même groupe, ayant préparé et exécuté pratiquement les mêmes opérations, on devait être présentés ensemble devant le juge. Or, c’est le contraire qui s’est produit. Ce qui explique que l’exécution d’Iveton était préparée d’avance ! Nos déclarations auraient pu plaider en sa faveur. On ne peut pas exécuter un condamné à mort quand il est impliqué dans une autre affaire (la bouchonnerie qu’on a jugée séparément). Si Iveton avait été jugé avec nous, il n’aurait peut-être pas été exécuté. Car le climat d’hystérie se serait certainement calmé. »

Il convient également de rappeler que l’affaire Iveton avait suscité l’intérêt d’autres écrivains avant même la parution du livre d’Einaudi. Emmanuel Roblès, par exemple, lui consacre une pièce de théâtre intitulée Plaidoyer pour un rebelle (1965). Pour éviter toute exposition directe, Roblès choisit de transposer l’action en Indonésie. Il explique :

« pour ne pas gêner la famille de la victime et à la demande des amis, j’ai situé la scène en Indonésie où la guerre contre les Hollandais a ressemblé, par bien des aspects, à la guerre de libération en Algérie. »

Roblès souhaitait initialement écrire cette pièce en 1960, au plus près des faits, mais par prudence, il décida de suspendre son projet. Il avait alors sollicité Albert Camus pour qu’il intercède en faveur d’Iveton. Ironiquement, Camus, pendant cette même période, s’était mobilisé pour plaider la cause de Badache Benhamdi, présumé assassin d’Amédée Froger.

En ce qui concerne Iveton, Camus lui consacre un paragraphe allusif dans Réflexions sur la guillotine (1957) :

« Les hasards du temps rejoignent ceux de la géographie pour renforcer l’absurdité générale. L’ouvrier communiste français qui vient d’être guillotiné en Algérie pour avoir déposé une bombe (découverte était faite aussi pour les Français et donner satisfaction à l’opinion française indignée par les crimes du terrorisme. [...] L’innocence condamnée, ou le crime trop puni, à la longue, ne la souille pas moins. »

Un autre meurtre que Camus attribue au hasard et à l’absurdité de la vie. Tout comme l’Arabe assassiné sur la plage dans L’Étranger, Iveton n’est pas nommé sous la plume de Camus. Iveton, qui partageait le rêve des Arabes — leur aspiration à la liberté et à l’indépendance —, n’est, dans l’inconscient colonial camusien, qu’une entité négligeable, au même titre que les colonisés. Ce silence et cette mise à distance de l’Autre peuvent être interprétés à la lumière d’Edward Said, pour qui le discours occidental sur l’Orient fonctionne comme une entreprise d’effacement, de substitution et de domination symbolique. L’absence d’Iveton dans le discours de Camus, malgré leur proximité idéologique, peut dès lors être lue comme une forme de censure implicite propre à l’univers colonial.

Un autre affront est commis à l’égard de ce militant par le ministre résident Robert Lacoste, lorsque ce dernier, dans un rapport adressé à la chancellerie après l’exécution, écorche son nom en écrivant « Yveton » au lieu d’Iveton. Cet acte, apparemment anodin, témoigne d’un abandon symbolique, d’autant plus fort que l’homme est déjà isolé par les siens — en particulier par le Parti Communiste. La fresque romanesque élaborée par Joseph Andras s’efforce alors de réhabiliter cette mémoire. Dans cette perspective, l’approche de Frantz Fanon sur la violence coloniale et les mécanismes de déshumanisation de l’opprimé offre une assise théorique à la lecture engagée proposée par l’auteur. Iveton apparaît ainsi comme une victime du système colonial, mais également comme un emblème de la fraternité universelle, broyée par les logiques d’exclusion et de répression raciale.

La force narrative du roman réside dans l’alternance maîtrisée entre un mouvement historique et un mouvement fictionnel. L’auteur parvient à

« faire alterner la biographie et l’histoire du temps, l’une éclairée par l’autre. Iveton ne s’explique, en effet, que par son époque de haine et de sang ».

Cette articulation rappelle les propos de Jean-Paul Sartre qui, à l’époque des faits, affirmait : « Nous sommes tous des assassins ! » Une telle déclaration met en lumière le malaise d’une civilisation tentant d’imposer son hégémonie par la violence institutionnalisée. Ce malaise traverse l’œuvre de Joseph Andras, où se mêlent des moments de vie et d’obscurité, d’aspiration à la fraternité, criminalisée, et de rêve de liberté, pourchassé.

Afin de donner toute son épaisseur à la narration, l’auteur reconstruit l’atmosphère d’Alger à la fin de l’année 1956 et au début de 1957. Cette restitution s’exprime notamment à travers la configuration des rapports sociaux, dans une société où la communauté autochtone reste inaudible et invisible. Seuls les appels à la prière émis par les minarets semblent encore perceptibles aux oreilles européennes. Joseph Andras intègre ces appels en langue arabe dans le corps du texte, sans traduction, créant ainsi un effet de démarcation. L’Islam est ici convoqué comme instance de différenciation et ligne de fracture entre deux communautés sans dialogue. Puisque, selon l’auteur, les vingt-six lettres de l’alphabet latin sont impuissantes à exprimer certaines émotions, comment traduire alors l’appel à la prière — ce symbole sonore d’une identité niée ?

Le même procédé s’observe dans la description de la torture, alors largement pratiquée par l’armée coloniale. Les scènes sont rendues avec un langage cru, brut, sans fard :

« On va te l’enfoncer dans le cul si tu parles pas, t’entends ça, tu entends ? […] Je te troue le bide si tu parles pas, t’as compris ou faut te le dire en arabe ? » [p. 20]

Ce choix stylistique radical vise à révéler la violence à l’état pur.

Enfin, l’évocation des rares moments de joie du personnage contribue à humaniser Iveton et à nuancer la dimension tragique :

« Fernand chantonne, comme il aime à le faire lorsqu’il marche ou que l’humeur l’exige… Les arbres dans la nuit se penchent pour entendre ce doux refrain d’amour… Un tango. Carmen. » [p. 32]

Ces fragments de quotidienneté participent d’une stratégie scripturale visant à recréer l’ambivalence d’une époque, entre l’ordinaire et l’atroce, entre la mémoire vivante et la mémoire refoulée.

2. De nos frères blessés, entre fiction et histoire

Joseph Andras a choisi dans son récit un héros au temps compté, une mort violente et prématurée, un chemin semé d’embûches. Tout est réuni pour créer un mythe romanesque et historique, un mythe moderne rappelant ceux du théâtre et du cinéma. À partir de faits historiques précis et à peine modifiés, la réalité est transfigurée afin de faire de Fernand Iveton une figure charismatique, à la lucidité exaltée, symbole d’une cause et d’un combat redéfinissant les rapports humains. Le récit n’est pas envisagé comme une simple biographie mais comme une œuvre de fiction assumée :

« J’aurais pu faire œuvre de biographie mais le travail avait déjà, et très bien, été effectué. L’approche littéraire m’a paru évidente au regard des protagonistes, des lieux, de l’imbrication des différents récits. Rendre justice à Iveton, d’autres l’ont fait avant moi  ; j’espérais plutôt lui redonner vie, corps, couleurs ou voix – et la forme romanesque a ce privilège.[…] Il fallait, tout en restant au plus près des faits historiques et des témoignages existants, ne pas laisser la documentation prendre le pas et écraser les pages de tout son poids. La narration en deux temps m’a rapidement permis de contourner ce problème, en offrant de grands espaces à tout ce qui n’était pas directement « l’affaire Iveton ». C’est un livre politique mais je ne voulais pas utiliser les personnages comme un prétexte pour parler de politique  ; ils devaient exister pour eux-mêmes. »

Cette posture rejoint la réflexion de Paul Ricœur, selon laquelle

« ce que l’on trouve dans le roman ce sont les variations imaginatives sur les relations possibles de l’homme avec le temps et le monde ».

La stratégie narrative adoptée consiste à intégrer le discours historique dans la fiction, conférant ainsi à l’histoire une fonction seconde, celle d’alimenter la dynamique romanesque. Les références historiques nourrissent une intrigue centrée sur deux figures : Iveton et son épouse Hélène, prises entre l’intime et l’épopée collective.

La recherche documentaire, manifeste dans le roman (l’auteur expose ses sources en fin d’ouvrage et reprend indirectement les témoignages d’Abdelkader et Jacqueline Guerroudj), s’efface néanmoins derrière une composition fictionnelle maîtrisée. Cette composition donne naissance à un récit à la fois prenant, engagé et éminemment littéraire, selon une logique d’absorption, de transformation, voire de transgression du discours historique.

Ce traitement permet une maniabilité du temps historique, rendue sensible à travers une double structuration narrative. Le premier mouvement suit Iveton à Paris, sa rencontre avec Hélène, et culmine avec leur mariage à Alger ; le second explore l’engagement révolutionnaire, la découverte de la bombe, l’arrestation et l’exécution à Barberousse. Deux récits s’emboîtent ainsi, révélant une tension profonde dans l’intériorité du personnage principal, partagé entre l’amour et l’idéal. Cette contradiction fonde l’unité du roman, assurée par le recours aux analepses et prolepses.

L’usage du flash-back, revendiqué par l’auteur, est pleinement assumé :

« Les flash-back ne sont pas un “style”, seulement un outil, un dispositif narratif. J’avais entamé une autre version, au tout début de l’écriture de De nos frères blessés, qui ouvrait le manuscrit sur la mise à mort. Version que je n’ai pas retenue, donc, mais le refus d’un déroulé linéaire et chronologique s’est imposé immédiatement. Je ne voulais pas enfermer le texte dans les salles de torture et les cellules de prison. Il me semblait dommage de réduire Iveton à un corps fracassé, jugé, broyé par l’appareil répressif d’État : raconter ce qu’il était avant la lutte et ses conséquences tenait de la nécessité. Aussi, la figure d’Hélène m’a rapidement semblé capitale : je ne la concevais pas comme “la femme de” ni comme un personnage de second plan ; j’avais à cœur, grâce à ce dispositif, de la faire exister pleinement et de chiffonner le mythe du “héros” seulement mû par le combat, du “martyr” pris dans son marbre. Au fond, le livre parle d’un couple. »

Ce dispositif rompt avec la linéarité du récit historique et introduit une dynamique propre à la fiction. Il permet au discours historique d’être subordonné à l’expérience sensible du narrateur. Ce que Paul Ricœur nomme le « coup de fiction » désigne précisément cette capacité du récit à équilibrer les écarts entre réalité historique et invention littéraire.

En outre, ce recours structurel à la fiction offre au scripteur une liberté souveraine dans l’agencement du récit. Affranchi des contraintes de l’historiographie, l’auteur se place dans une posture interprétative, où le regard sur les événements acquiert une densité propre. Christiane Chaulet Achour évoque à ce propos « le pouvoir de la littérature de faire signifier les êtres, les faits et le contexte autrement, par ses choix et son travail d’écriture ».

Cette liberté créatrice est perceptible dès le titre, qui oriente la lecture vers une vision apaisée du drame, sans haine. Le mot « frères » inscrit une fraternité universelle, humaniste, que la guillotine est venue briser. « Faut-il mourir pour vivre ? », écrivait Kateb Yacine. Cette question trouve un écho dans le poème d’Annie Steiner, rédigé dans sa cellule de Barberousse, à l’aube du 11 février 1957, et d’où est tiré le titre du roman.

De nos frères blessés est ainsi un roman où l’écriture intervient dans l’histoire en train de se faire, non dans celle déjà figée. C’est précisément sur ce rapport au temps que se joue la divergence entre historiens et écrivains. Le traitement du temps historique, selon Paul Ricœur, exige une narrativisation :

« Dans une œuvre fictionnelle, le temps devient humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative ; en retour le récit est significatif dans la mesure où il dessine les traits de l’expérience temporelle. »

C’est par cette mise en récit du temps que se manifeste ce que Michel de Certeau désigne comme « liberté créatrice ». Selon lui :

« Libéré de toutes les contraintes liées à l’historiographie, l’écrivain est le seul qui puisse comprendre, tant dans le passé que dans le moment présent, les différents usages du temps que l’on résume dans ce qui suit : il y a un temps continu entrecoupé de surprises ; il y a également un temps tissé à la manière dont les différents temps s’enchevêtrent dans une discussion ; enfin, il y a un temps sans traces présent dans la mémoire à jamais perdue. »

Tel est l’exercice auquel Joseph Andras se livre, non pour reconstituer un chemin vers la mort, mais pour créer une figure de référence, un mythe. À travers la fictionnalisation du parcours de Fernand Iveton, l’auteur façonne ce que Gilles Deleuze appelle un « personnage conceptuel », apte à survivre dans l’imaginaire collectif.

Conclusion

L’analyse de De nos frères blessés met en lumière l’ambition esthétique et politique d’un roman qui, en revisitant le destin de Fernand Iveton, interroge les angles morts de l’histoire coloniale française. Joseph Andras construit une œuvre hybride où la fiction et le témoignage s’entrelacent, offrant une lecture sensible, critique et profondément humaine de l’engagement. En adoptant une structure narrative non linéaire, en brouillant les frontières entre document et imagination, le romancier redonne voix à un personnage occulté par les récits dominants.

Ce travail de mémoire, appuyé sur une documentation rigoureuse mais sublimée par une écriture poétique et politique, permet de renouveler l’approche littéraire du fait historique. Iveton devient ainsi une figure universelle du sacrifice et de la fidélité à un idéal, échappant à toute instrumentalisation partisane. Par sa forme, le roman invite à une réflexion sur la transmission, la justice mémorielle et le rôle de la littérature dans la construction d’un imaginaire postcolonial.

Loin de se limiter à un récit commémoratif, De nos frères blessés opère un déplacement critique : il ne s’agit pas de réparer l’oubli par une simple mise en récit, mais de remettre en question les mécanismes mêmes de l’oubli et de la marginalisation historique. En cela, l’œuvre de Joseph Andras s’inscrit pleinement dans une démarche d’écriture postcoloniale, qui, à travers le prisme de la fiction, redonne une place aux voix étouffées.

De nos frères blessés se présente comme un acte de résistance littéraire, révélant les potentialités critiques de la fiction dans la reconfiguration des mémoires postcoloniales.

Le roman montre ainsi comment la littérature peut non seulement porter un regard nouveau sur le passé, mais aussi agir sur le présent, en ravivant les zones d’ombre et en faisant émerger d’autres possibles.

À travers la figure d’Iveton, c’est toute une mémoire politique, oubliée ou effacée, qui est restituée, incarnée, et offerte à la réflexion contemporaine.

Andras, J. (2016). De nos frères blessés. Actes Sud.

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