Introduction
Le centenaire de la naissance d’Italo Calvino, commémoré en Algérie du 16 au 18 octobre 2023, s’est déployé sous le signe de la géographie — celle du plus grand pays du continent africain — et sous la thématique « entre les textes et l’idée ». Ce rendez-vous itinérant a suivi un parcours d’Alger à Blida (Centre du pays), puis jusqu’à Annaba, à l’extrême nord-est, en plaçant au premier plan une cartographie « littéraire » déjà esquissée par Calvino dans l’entretien accordé en 1974, à Paris, à la chaîne italophone de la TSR (Suisse).
Paris apparaît ainsi sous un double regard : d’abord celui de la caméra du journaliste Valerio Riva, puis celui de l’« homme invisible » pour qui la ville est « la plus grande encyclopédie » à ciel ouvert (Italo Calvino). Ville de papier, l’une des plus écrites au monde, Paris constitue pour Calvino « un ensemble de données » indépendantes de lui ; il les confronte, les combine et les transmet au fil de sa maturité parisienne, dira-t-il.
Le regard de Paris que nous offre l’auteur des Villes invisibles nous conduit vers la verticalité de ses déplacements dans le métro — cette « ville des djinns et des anges », selon la description du grand écrivain égyptien Al-Manfalouti. L’itinéraire évoqué le mène de son domicile (square du Châtillon, 14e arrondissement) au boulevard Saint-Germain-des-Prés, en empruntant la station d’Alésia pour aller acheter sa presse italienne. Cette Italie, il l’avait quittée dès 1967, avant de la retrouver quelque temps avant sa mort, en 1985.
Le métro de Paris fut pour Calvino un lieu familier : « depuis que, dans ma jeunesse, j’arrivai pour la première fois à Paris et découvris que ce moyen de transport aussi simple à utiliser mettait la ville entière à ma disposition. Et peut-être que dans ce rapport avec le métro intervient également ma fascination pour le monde souterrain : les romans de Verne qui me plaisaient le plus sont Les Indes noires et Voyage au centre de la Terre ».
Le Paris de Balzac s’efface sous le regard de Calvino et laisse place à celui de Gustave Roux, ou encore à celui de Maurice Leblanc : le ventre des bas-fonds inspire toute une géométrie d’un hasard programmé (Calvino), entre dehors – dedans – dehors, selon une mise en espace tridimensionnelle qui s’élance à la découverte d’un monde souterrain densément animé.
Durant son exil parisien, Calvino aurait pu apercevoir, en 1975, du côté du 13e arrondissement, un homme maghrébin, gesticulant avec un sourire de dandy face à une caméra de la télévision française : il y montrait un banc public où, à dix-huit ans, il s’asseyait lorsqu’il travaillait comme ouvrier saisonnier sur des chantiers. Le dramaturge algérien Kateb Yacine s’exprimait alors dans l’émission Un autre regard ; l’auteur du Polygone étoilé y évoquait l’univers africain de l’émigration paysanne algérienne à Paris — ce « grand Paris » offert à des montagnards venus vendre à bas prix leur force de travail.
Calvino aurait sans doute été sensible aux propos de Kateb sur la manière dont l’émigration algérienne parvient à s’en sortir tout en étant analphabète, dès lors qu’elle prend le métro parisien pour aller du lieu d’hébergement au lieu de travail. Au-delà de l’anecdote aux tonalités comiques, l’« écrivain public » rapporte le parcours d’un immigré qui ne pouvait descendre à sa station qu’en repérant, sur une affiche, un « chat » publicitaire associé, pour lui, au nom de la station. Le jour où l’affiche changea, le « chat » disparut ; l’ouvrier se sentit perdu, dépaysé, désarmé. Même analphabètes, ces êtres mobilisent leur ingéniosité pour se débrouiller et pour survivre à un monde rendu agressif par sa modernité (Kateb Yacine).
Pour Kateb, le plus représentatif d’entre ces Algériens est celui qu’il rencontra à la gare de Lyon — figure qui aurait pu retenir l’attention de Calvino, dont les compatriotes s’étaient déjà installés à Paris et ailleurs dès la seconde moitié du XIXe siècle colonial, comme bâtisseurs du « nouveau Paris » et de son métro. « De chez nous, dira Kateb Yacine, [il] descendait au métro pieds nus, avec un sac en peau de chèvre, ignorant la foule ; il avançait telle une montagne sortie d’un volcan. » Le paysan en question venait, au milieu de la foule des gares, voir son oncle installé à Paris, ce qui laissa dire à l’auteur de Nedjma que cette présence ouvrière algérienne avait contribué à configurer la capitale française en « géographie tribale » : la place d’Italie, dans le 13e arrondissement, fut vite rebaptisée « Petite Kabylie », du fait de la forte présence d’Algériens originaires de cette région.
Si nous reprenons cette dénomination, dans un Paris des années 1970 en plein boum urbanistique, la cité paraît soumise à une reconfiguration sociale et culturelle. Elle donne à voir ce « monde sous un monde » qu’évoquaient déjà les frères Goncourt dans la préface de Germaine Lacerteux (1865), à travers une transformation physionomique radicale — notamment avec le chantier, pharaonique, du métro parisien, dont la première ligne fut mise en service dès l’été 1900, expression d’un essor de l’empire capitaliste colonial.
1. Le métro comme révélateur identitaire ?
En tant que moyen de transport suburbain, le métro se définit aussi par ses usagers : une foule d’anonymes qui se confronte aux autres et à elle-même. À ce titre, une littérature francophone s’est développée sur et autour de ce moyen de transport et de l’espace dans lequel il évolue ; son imaginaire fécond a suscité — et continue de nourrir — un intérêt soutenu. À commencer par Alain Robbe-Grillet dans ses romans Dans le labyrinthe (1959) et Topographie d’une cité fantôme (1976), en passant par Raymond Jean dans Ligne 12 (1973), jusqu’au recueil de nouvelles de la Québécoise Alice Michaud-Lapointe, Titre de transport (2016).
Entre le « boum » des industries automobiles et celui des transports en commun, le métro a suscité un intérêt grandissant dans les domaines pluridisciplinaires allant de la géographie à la littérature (Dupuy, 1993 ; Gonzales-Aguiler et Vaisman, 2015), en passant par la sociologie de l’image (Spinelli, 2010) et l’histoire (Cotterau, 2004 ; Gillert, 2014). Le métropolitain transcende les frontières des disciplines et celles de nos connaissances. Les études sur le métro varient entre des analyses qui tentent de le caractériser à travers deux points : la référence à l’imaginaire spécifique saisissant son histoire et celle des pratiques qui se dessinent autour de lui. Le métro, en tant qu'outil contribuant à la structure d’une urbanisation, nourrit aussi un imaginaire à travers la production littéraire et artistique dans plusieurs disciplines afin de circonscrire le monde de ce mode de transport. Son univers nocturne et souterrain est une caractéristique souvent mise en avant, « tout comme les catacombes, le métro est la demeure par excellence des ténèbres de la ville, avec leurs odeurs, animaux et habitants illégaux » (Spinelli, 2010, p. 57).
Les métamorphoses littéraires liées au métro ne sont pas sans intérêt, puisque la littérature « loin de se cantonner à un espace textuel, clos et refermé sur lui-même, circule dans le monde social. Elle crée un imaginaire géographique qui informe les pratiques sociales d’espaces concrets » (Molina, 2014, p. 253). Au sein de cette urbanité du souterrain et du monde du bas-fond, le métro de Paris est bien une image, une figuration de « l’en bas » s’associant à des lieux nombreux et divers, portés par des caractéristiques morales, des crimes, des déviances et des misères de toutes sortes. Les bas-fonds ont toujours été une sorte de décor ombreux sur lequel se développe une trame de nombreux récits.
Au XIXe siècle européen, cet espace acquiert une dimension sociale, sans perdre pour autant de son acception spatiale. À cette époque, l’image des « bas-fonds » est d’abord une profondeur liée aux dangers que les cartes marines désignent comme espaces sous-marins où les navires peuvent s’échouer. Les dictionnaires Littré (1863) et Larousse (1866) désignent bien que les êtres qui y vivent sont « une classe d’hommes vils et méprisables, dégradés par le vice et la misère ». Dans cet antimonde de la ville moderne, telle que l'a conçue le baron Haussmann, est en fait le bas corporel de cette évolution économique basée sur les contradictions de classe. La crasse, la saleté, l’eau stagnante et l’absence de lumière sont des motifs omniprésents d’une marginalité spatiale qui est avant tout celle des marges sociales, d’une contre-société, puissante, structurée et hiérarchisée de façon bien autonome. Un envers social situé avant tout dans la ville, n’occupant certes pas tout son espace, mais principalement ses marges, ses zones d’ombres et sordides que la croissance urbaine relègue. Ils sont des lieux marqués par la verticalité souterraine, des espaces d’en dessous, ceux du contrebas de la vie urbaine, des souterrains et des marécages, ceux du « fond du fond », comme le note Albert London pour décrire le quartier de La Boca à Buenos Aires de 1927. Les images qui en découlent sont celles des villes tortueuses et labyrinthiques, tourmentées par de multiples tensions sociales.
C’est un espace dont le réseau souterrain ne se représente pas comme ceux de la surface : on ne figure que le réseau de transport dans sa totalité — tel le plan du métro de Paris de 1973 — que l’écrivain algérien Rachid Boudjedra utilise comme support grapho-narratif dans Topographie idéale pour une agression caractérisée (Denoël, 1975) et qui fera l’objet de la présente étude. Ce « joyau » de la grandeur de l’empire colonial renferme aussi des éléments relatifs à la représentation de cette force matérielle dans les imaginaires esthétiques et littéraires. C’est une géométrie parcourue par des voyageurs et un support d’attachement territorial. Pour guider les usagers, un code couleur oppose couleurs chaudes (orange, rouge, jaune) et couleurs froides (bleu-turquoise, vert). Le métro parisien, évoqué par Calvino comme l’un de ses repères identitaires, suit le plus souvent la voirie urbaine. Il s’enfonce entre 7 et 35 m de profondeur (entre le rail et la chaussée), totalise 197 km, et occupe environ 1 % des structures parisiennes en sous-sol ; par endroits, il recoupe la nappe phréatique de la capitale sur quelque 38 km, avec des ouvrages représentant environ 228 000 m². Les tunnels du métro ont un diamètre moyen de 5 m et se situent à une profondeur proche de 10 m ; certains secteurs sont toutefois plus profonds, par exemple à la place Denfert-Rochereau (ligne 6), où l’on relève une profondeur d’environ 15 m, ou encore sous la rue de Ravignan (18e arrondissement), où la ligne 12 passe à environ 50 m. À l’exception de ce que l’on appelle le « plan », il n’existe guère de support cartographique permettant au voyageur de se représenter l’espace dans lequel il évolue. « On ne sait pas si le voyageur a eu à descendre un escalier ou à bifurquer à un carrefour ; on sait encore moins si l’espace qu’il a traversé était vaste ou confiné, si son trajet était droit ou sinueux » (Goledzinowski, 1977). Tout se passe comme si les éléments architecturaux composant le métro n’étaient que des lignes et des points, sans consistance géométrique : presque irréels, voire invisibles. C’est ainsi qu’émerge chez le voyageur une représentation mentale de son trajet réel. Il ne représente pas son cheminement ; il a besoin d’un support cartographique pour saisir cet espace souterrain, le représenter, le mémoriser et en faire un espace familier d’attache.
Quelle relation allons-nous établir entre deux auteurs qui ne se sont rencontrés qu'au niveau de leur imaginaire créateur ? Loin de pouvoir établir une quelconque relation sur l'influence de l'un sur l'autre, il est assez difficile de concevoir et d'établir avec justesse un tel lien – pourquoi s'amuse-t-on à l'explorer ? – entre deux programmes esthétiques bien différents et relevant d'un parcours culturel bien différent, si ce n'est antagoniste. Il y a pourtant des indices, et plus exactement des traces laissées comme empreintes scripturales par les deux écrivains qui conforteraient notre lecture du monde labyrinthique qu'ils nous proposent à lire.
Italo Calvino, dans ses Leçons américaines, considère que l’ère de la linéarité s’est achevée et que les dispositifs narratifs qui mettent en œuvre cette fin touchent au cœur même du roman, en en révolutionnant l’apparence formelle. L’un des univers narratifs chers à Calvino est celui de la « littérature du labyrinthe », qui permet de développer l’attitude aujourd’hui nécessaire pour affronter la complexité du réel, en refusant les visions simplistes qui ne font que confirmer nos habitudes de représentation du monde (Leçons américaines).
La complexité d’un tel monde et la confusion qui en découle apparaissent à travers le labyrinthe comme l’une des métamorphoses les plus aptes à le représenter. Tout peut devenir labyrinthique, et tout ce que l’on parvient à extirper se rend inextricable. Dans cette perspective, il faut évoquer Georges Perec, membre de l’Oulipo, pour qui la représentation du monde dans son ensemble devient labyrinthique, prolongeant une orientation générale du roman — notamment policier — à partir des années 1960.
2. Italo Calvino, de la carte au labyrinthe
Nous verrons plus loin que le roman de Rachid Boudjedra est en accord avec son titre ; le récit, dès son début, nous invite à suivre une ville souterraine invisible qui vient se superposer à une autre. La ville invisible que construit l’écrivain algérien est faite essentiellement de mots. La cité nocturne de Topographie… est la ville-métro d’un pays à la cartographie imaginaire, la Contée, un pays qui n’émerge que dans le texte. Le métro que prenait Calvino durant sa « résidence » à Paris peut être considéré comme ce lieu iambique où le jeu d’alternance des descriptions de l’espace urbain se mêle au souvenir de l’espace d’origine, à savoir la campagne de la ville natale Rimini ou encore les rues et ruelles de Gênes. Une cartographie à entrées multiples, selon H. Campagnlle-Catel, se dégage du texte calvinien.
La modalité de fabrication des récits est conçue par le labyrinthe dans Le Château des destins croisés où, à partir du jeu de tarot, un cheminement de cartes vise à raconter une histoire. Les deux châteaux, ces cartes réalisées, sont en fait des labyrinthes intertextuels où le narrateur qui raconte en premier lieu son histoire, invite les personnages qui racontent la leur en dernier à parcourir des entrées multiples. Le lecteur, le maître mot chez Calvino, est invité par ailleurs à arpenter lui-même ces labyrinthes de cartes qui sont mis à disposition dans le livre. Le but est de faire émerger, par la lecture, son propre parcours ou voir son propre récit. Calvino, sous l’influence de sa période oulipienne, prend les cartes de tarot comme contrainte d’écriture. Il figure ces cartes en marge du texte, ce qui revient à montrer aux yeux de son lecteur et à figurer ce qui a été à l’origine de sa création esthétique. Les cartes qu’il présente forment une « machine narrative combinatoire » afin de contraindre l’écriture aux yeux du lecteur et lui montrer ce qui a suscité sa création. Le texte devient alors un espace ambigu, une identité topologique, une esthétique de « l’inquiétude », tout comme chez G. Perec un trou noir.
Chez Calvino, la carte est intégrée à une construction rationnelle comme porteuse de récits en elle-même. Elle est suggestive, détenant un « pouvoir de séduction imaginaire » (Jacob, 1992, p. 16). Sur la carte calvinienne, il y a cette neutralisation du « fil conducteur du récit » (Jacob, 1992, p. 16), tout comme il n’y a plus de parcours privilégié ni de déroulement narratif imposé et figé (Jacob, 1992, p. 365). La carte de Calvino est utilisée comme une construction d’image que l’on refuse de regarder, et c’est aussi « une mise en ordre de l’expérience de l’espace dans la construction de repères stables qui viennent baliser la dissémination, l’indéfini, l’inorganisé » (Jacob, 1992, p. 188).
Toujours dans le cas de Calvino, la carte substitue à l’évidence immédiate un regard plus général sur un dessin « où s’articulent simultanément des éléments d’information distincts » (Jacob, 1992, p. 44). La carte est bien plus qu’une image visuelle ou photographique : dans l’univers de la cartographie, elle constitue le moyen « le plus efficace pour enregistrer, calculer, révéler, analyser et comprendre les relations spatiales qui existent entre les différents phénomènes, concrets ou abstraits, dont la localisation est géographique » (Cuénin, 1972). Jacques Bertin, dans La graphique et le traitement graphique de l’information (Flammarion, 1977), estime que ce qui fait de la topographie une représentation du paysage et de l’espace proprement géographique, c’est cette représentation graphique (-graphie) et géométrique d’un lieu ou d’un espace, étymologiquement le (topo-).
Un monumental et très récent travail de thèse intitulé « Cartographie du Cycle de Nedjma de Kateb Yacine : Mobilisation spatiale d’un réel littéraire », Université de Bretagne-Loire (2019), Juliette Morel évoque les cartes à fonction informative, visant à aider le lecteur à se repérer dans la géographie romanesque, qu’elles soient référentielles ou imaginaires. En abordant le cycle de Nedjma entre Nedjma et Le Polygone étoilé sur le plan spatial, y compris géographique, elle constate que les différentes dimensions spatiales de l'œuvre, espace géométrique, discours géopolitique, espace de la figure, espace scénique, espace textuel et structure narrative spatiale, Morel démontre que « l’édifice littéraire katébien était fondé et structuré par les liaisons entre ces différentes dimensions » (J. Morel ; p. 359). L’espace de signification de la figure poétique participe à la profondeur des revendications géopolitiques, à l’ouverture d’un espace imaginaire, à la dynamique du récit, à la construction d’une géographie katébienne propre. Des processus qui creusent en somme la profondeur de l’espace littéraire qui épouse la forme du polygone étoilé. Un tel intérêt pour le texte littéraire algérien conforte le prisme multidimensionnel et pluridisciplinaire que prend le récit fictionnel de cette littérature et ce qu’il offre comme perspectives s’ouvrant de tout temps sur des nouveautés, refusant de s’enfermer dans le seul morphologisme du rhizome d’un « déjà vu » ou celui d’un prétendu sur-explorer.
3. Rachid Boudjedra, du labyrinthe à la carte
Topographie idéale pour une agression caractérisée (Topographie…) est plus qu’un roman sur l’émigration des Algériens en France durant les années 1970. À sa sortie en librairie en 1975, Topographie… est considéré par Jean Déjeux comme le roman de la descente « en enfer, c’est ici plonger dans le ventre de la marâtre, dans l’antre de l’Ogresse ».
Charles Bonn, de son côté, y voyait dans ce troisième roman de Boudjedra « une manière de représenter la perte, d’installer la distance citadine comme condition même de l’écriture » et que l’émigration, comme principale thématique, « n’est-elle pas une métaphore de l’écriture ? » De même, il est vrai que le titre relève de l’enquête, et de ce fait, la lecture s’attendrait à une enquête policière autour d’un crime. Le procédé narratif choisi par l’auteur-narrateur fait que « le personnage est constamment distancié, vu à travers le regard des autres, ou à travers des descriptions s’attachant à des objets qui, au lieu d’être les accusatoires de sa personne… ». Il devient lui-même un accessoire dans cet espace souterrain. Topographie… enferme son antagoniste dans un espace clos (le métro) où « il est totalement désorienté dans ce métropolitain au milieu d’une foule d’inconnues, d’êtres invisibles les uns aux autres ».
L’enfermement dont il est question viserait une lecture basée sur la confusion et la frustration, sur une attente qui suscite chez le lecteur même toute l’angoisse du personnage perdu dans les dédales du métro parisien, un espace composé de portes automatiques, d’escaliers mécaniques, de bruits, de couloirs, de foules indifférentes, de manipulations d’affiches publicitaires et de quais symétriques. Un ensemble de composants qui contribue davantage à accabler ce voyageur étranger, tel que cet Arabe de Topographie… en errance totale ; il perd le sens dans une distorsion spatio-temporelle.
Pour Christiane Achour, spécialiste algérienne de la littérature maghrébine, Topographie… est le récit de la première journée d’un émigré algérien de l’est du pays dans le métro parisien et « l’errance d’un paysan qui ne parle ni ne lit le français, pris dans le labyrinthe sans savoir comment s’en sortir ». C’est au début de son résumé du roman, où le personnage naviguant entre les lignes du métro, agressé à tous les niveaux par le comportement des voyageurs et la publicité qu’il voyait à chaque station, sera finalement assassiné « au moment où il parvient à sortir des entrailles du monstre, par des jeunes voyous, à coups de chaîne et d’objets tranchants ». Elle relève que cette écriture renouvelle l’expression réaliste jusqu’alors pour présenter l’émigration, et que « plusieurs visions du même fait, des ruptures dans la chronologie, font de l’écriture un parcours intermédiaire comme les couloirs d’un labyrinthe ».
En un quart de siècle après son apparition, on s’éloigne peu à peu des lectures thématiques dont la mythographique, et on privilégie de nouvelles perspectives d’analyses. C’est le cas de l’universitaire d’Oran, Mme Nadia Ouahib-Ghassoul du CRASC, qui note que le texte de Boudjedra n’invite pas à « confronter la fiction à la réalité, mais à dérouter, à inquiéter le lecteur ». L’auteur pose un « piège » infaillible, un labyrinthe où on ne peut s’échapper, un espace fermé et enchevêtré de lignes « qui se mêlent et se démêlent, de façon à brouiller les tracés », et que selon l’universitaire algérienne, cette agression de l’écriture « fait éclater l’espace, le projette » et organise perturbation et confusion. Elle estime même que le texte de Boudjedra est « moins l’écriture d’un lieu que le lieu d’une écriture » et qu’à tout moment le texte narratif devient un texte poétique et substitue à l’intérêt romantique, l’intérêt esthétique.
Nous pourrions autant citer d’autres approches traitant du contenu de Topographie… et de la place qu’occupe la littérature algérienne parmi des chercheurs étrangers. Mais, nous souhaitons le rapprocher un peu plus de son univers de production telle que l’exigence de son auteur l’aurait voulu qu’il le soit. Un texte fictionnel qui sépare l’expérience d’un protagoniste au sein d’un espace qui le représente. Topographie… est tout d’abord un roman dont les événements sont déterminés par une topologie, celle qui compose les événements d’un espace fictif ou réel, selon Roland Bourneuf et Réal Ouellet dans Univers du roman (PUF, 1972), cherchant à confondre et à frustrer nos attentes afin de rapprocher de nous l’angoisse d’un paysan émigré dans les dédales parisiens. C’est un roman marqué par sa dimension stylistique certes, mais un récit qui cherche surtout à confondre le lecteur à l’angoisse de son protagoniste, un Arabe sans patronyme ni identité nationale explicitement annoncé. C’est un émigré venant d’un pays imaginaire appelé le Piton traversant la mer par bateau vers une Contrée. Il vient voir son oncle marié à une Française et portant une lourde valise dans laquelle, il y a des petits paquets destinés aux autres membres de sa communauté, une tribu « qu’il avait quittée à la sortie du Piton quelques heures après son départ du Piton, escorté par toute la population, étendard du saint, en tête, bariolé vert et rouge, avec les ancêtres grincheux et concertant une telle aventure » (Topographie, p. 159-160).
Le paysan venant de son nid d’aigle dans le Piton débarque à Marseille « dont il est arrivé par le train de 7 h 36 de la Gare de Lyon située sur la ligne n° 1 (Château-de-Vincennes – Pont-de-Neuilly) qui passe effectivement par Bastille » (p. 26) ; le protagoniste de Boudjedra se trompant de gare, pris par erreur celle d’Austerlitz qui a été ouverte à la circulation en dernière minute afin de faire face au nombre important de voyageurs de retour des vacances. Nous sommes le 26 septembre 1973. N’ayant en poche qu’un bout de papier où il a été mentionné l’adresse du cousin, marié à une Française et qui l’attendait autour d’un couscous d’orge.
À force de ne plus avoir « le temps de détacher ses syllabes disant très vite BASTILLE ! Pendant ainsi l’intonation interrogative au projet de la rapidité du débit », un jeune homme « lui explique dans un langage concis ce qu’il doit faire pour rejoindre son lieu de destination » (p. 29). C’est sur papier calepin, que l’on lui mentionne « Quai de la Râpée, Arsenal, Bastille (STOP) », en dessin accolé. Il finira par « aller musarder à travers couloirs et galeries du Métropolitain » entre les lignes qui « zigzaguent à travers des méandres donnant à la mémoire des envies et se délester d’un trop-plein d’impressions vécues » le long des centaines de stations et quelques 200 km de couloirs, pour arriver à la Porte-de-Clichy, « parce que là il y est bien arrivé puisqu’on l’y a assassiné » (p. 227), rétorque le commissaire en charge de l’enquête.
Dans un récent travail de recherche sur le même roman de Boudjedra, Flavia Nascimento de l’Université de Paris-X, relève que le temps du parcours de l’antagoniste est limité à une brève journée, bien que les espaces parcourus semblent longs et très longs même. Boudjedra use d’oscillations narratives « gênant délibérément la lecture du texte » en une impression que l’auteur-narrateur a en face de lui le plan du Métro de Paris de 1973, faisant déplacer son pauvre paysan sur un échiquier ou sur un jeu de dames tout en lui traçant des figures géométriques allant de la diagonale aux courbes en passant par des transversales.
L’espace dans lequel le protagoniste se déplace de station à station est limité aux seuls couloirs du métropolitain, suggère-t-elle, et que la seule aventure du héros est de se perdre « dans ce labyrinthe urbain souterrain où il n’en sortira pas vivant ». Pour ce qui est des autres personnages qui apparaissent « épisodiquement ne courent pas dans le métro parisien », bien au contraire, ils arborent leurs portes de train en toute quiétude et se désintéressent totalement du personnage à la grosse et pesante valise. Cette stratégie d’écriture de la part de l’auteur est celle de la perte du récit (Nascimento) et de rendre possible une construction textuelle « en le jetant sur sa propre intrique minimaliste » et plus le narrateur expose, plus le temps est caractérisé « par la chronologie, un temps incommensurablement plus grand ». Un temps qui est dépassé par le fait de l’utilisation du style direct qui « permet une profonde fusion dans la conscience du personnage » et ses impressions remplacent « l’importance de son action, dans un récit sans intrigue ». Formant un torrent de mots et d’images (Nascimento), « le lecteur a l’impression de se repérer difficilement ».
Une question se pose incontestablement face à ces nouvelles théorisations du texte de Rachid Boudjedra : Topographie… est-il réellement le roman du métro de Paris versus émigration ? Pour répondre à cette interrogation, il est essentiel de signaler que depuis sa parution, de nombreux indices pourtant bien présents dans le texte ont été soit mal lus, mal perçus, ou encore volontairement ignorés par de nombreuses lectures. Cependant, aucune n'avait fait attention à l'article paru dans le quotidien algérien Le Matin du 24/6/2003, où Boudjedra évoquait, sous le titre de « Fascination de la forme », la question de ne rien dire sur le style. Puisqu'il est question chez lui de « traces dissimulées à l’intérieur du texte, comme des clins d'œil, non pas vraiment pour le lecteur d'ailleurs, mais pour l'écrivain lui-même, mort ou vivant, quelle importance ! C’était mon hommage à moi, ma façon de rendre hommage, au lieu de mettre sur la première page d’un roman “à Proust” ou “à Céline”, “à Faulkner” ou “à Simon”, comme font certains. Je mettrais carrément à l’intérieur de mes textes quelques balises, quelques repères, que j’appelle des traces » – des balises et des traces que l'auteur-narrateur inscrivait dans son texte à travers une densité proustienne. L'intérêt est de vouloir repérer dans l’esprit, d'interroger cette autre dimension socio-idéologique qui ferait de Topographie… une adhésion à un projet programmatique.
Subdivisé en cinq parties, l’auteur a intitulé chacun des chapitres du nom des lignes du métro parisien. Ainsi, nous lisons Ligne 5, Ligne 1, Ligne 12, Ligne 13 et Ligne 13bis, annonçant une « sorte de topographie savante à force de ténuité menant vers une abstraction de mauvais aloi », écrivait-il à la page 7 de son roman. Il y a tout un labyrinthe à traverser, à découper dans un rapport sol-espace et dont le tracé est l’œuvre « d’un dessinateur malhabile » (p. 8). À l’intérieur « de ce boyau » (p. 12), on a tenté de camoufler sous ses dallages « les colonnes, les bancs, les affiches publicitaires, les petites vitrines d’exposition, les machines à débiter les bonbons et autres accessoires » (p. 13).
Sera-t-il question d’un récit autour du seul métro, cette ville souterraine dont les noms de stations forment un effet d’optique inversé des lieux qui se trouvent réellement en surface ? En traçant des lignes par le seul graphisme, Boudjedra pose le motif d’un topos littéraire pour exprimer une vision dominatrice de l’espace. En termes de la géocritique proposée par Bernard Westphal, le roman Topologie… propose de spatialiser le temps narratif en bifurquant et édifiant une structure hypertextuelle basée sur une délinéation de la représentation iconique.
À commencer par le motif BASTILLE qui s’étale « partout blanc sur fond bleu dans une sorte de multiplication répétitive » et scandé au rythme des roues de la carrosse du métro en BAS-TI-LLE, propose une graphie selon une considération étymologique dans le sens d’inscrire un haut lieu de la temporalité historique dans un espace topo. Dans ce taxi souterrain, les lignes sont tracées en pointillé « comme s’il s’agissait de quelque frontière honteuse ébauchée en hâte » (p. 19) des lignes aux couleurs variées, enchevêtrées les unes dans les autres, qui « rappellent les zones interdites entourées de fil barbelé dont le substrat sur le papier est le pointillé » (p. 23).
Une proposition de lecture de la carte du métro où « la lumière peut jaillir ! » (p. 27), telle une carte de la colonisation est cet autre indice qui s’ajoute à la « violence primitive » (p. 80) qui cède à longueur mêlant l’eau de pluie au sang « giclant du crâne » (p. 80) de ceux qui meurent dans le désespoir le plus total. C’est un voyage « à travers l’enfer souterrain » (p. 121) que nous propose Topographie…, celui d’une émigration paysanne aux rires barbares « amplifiés par l’écho (…) dont le substrat topographique est beaucoup plus terrifiant » (p. 135), celle des « salles toujours pleines de leurs compatriotes à l’affût, ou bien de nouvelles fraîches parvenues de la Contrée (…) ou bien d’informations de première main concernant un chantier où l’embauche serait organisée clandestinement » (p. 197).
Une émigration aux foulards de soie très chics, aux couleurs flamboyantes et celle des chaussures de voyous, impeccablement cirées, ne peut dissimuler leur origine paysanne à l’odeur de glèbe et d’abricots secs. Une communauté topographiée par ceux qui se sont initiés à l’art militaire de la tactique et de la stratégie et qui « sillonnent la Mégalopolis à scooter, les deux premiers en avant et le troisième en couverture, éparpillant leurs paquets bien ficelés là où il fallait » (p. 201). L’antagoniste du roman de Boudjedra, ce paysan à l’unique vache tuberculeuse est finalement assassiné par ceux qui savaient par cœur tous les itinéraires du métro et en connaissaient tous les recoins (p. 202), « puisqu’ils y donnaient leurs rendez-vous clandestins, disposaient, dans ses corbeilles à papiers, des armes et des tracts, que d’autres venaient, discrètement, récupérer » (p. 202).
Conclusion
En mobilisant la figure du métro comme dispositif de perception et de récit, l’article met au jour une tension structurante entre le labyrinthe (expérience de l’égarement, du discontinu, de l’opacité) et la carte (désir d’orientation, de maîtrise, d’intelligibilité). Chez Calvino comme chez Boudjedra, l’espace souterrain reconfigure les rapports au visible et à l’identité, et transforme le réseau urbain en opérateur critique des formes d’aliénation contemporaines. La cartographie littéraire apparaît ainsi moins comme un simple outil de représentation que comme une épreuve herméneutique du réel, dont la portée est à la fois esthétique, cognitive et politique.
