Poétiques et politiques de la résistance à l’heure du tumulte
Notre époque, marquée par la déflagration simultanée de crises environnementales, de recompositions géopolitiques, de violences symboliques et de bouleversements culturels, appelle une pratique de la pensée et de la création à la fois lucide et expansive. Si tout signe peut se transformer en message, tous les messages n’accèdent pas immédiatement au statut d’héritage. C’est pourquoi l’intellectuel doit s’attacher à promouvoir une vérité pleinement consciente de sa relativité : il lui faut savoir d’où elle émane et, surtout, mesurer ses conséquences. Le chercheur, l’intellectuel et l’artiste sont ainsi conviés à endosser un véritable “devoir de résistance”. Il ne s’agit pas d’un héroïsme spectaculaire, mais d’un prolongement de l’éthique de la responsabilité, que Paul Ricœur définit comme “le rapport à l’autre en tant qu’égal”, où la narration de soi devient condition de toute justice.
Cette interaction met en évidence la vulnérabilité des héritages culturels et invite à repenser le patriote non comme un simple gardien de traditions immuables, mais comme un acteur critique engagé dans l’examen constant de nos mythes et symboles, afin de retenir, de transformer ou de rejeter ce qui s’avère significatif. Tel que le souligne Jamel Zenati, la véritable quête de sens réside autant dans la redéfinition de nos repères identitaires que dans la création dynamique de récits pluriels.
Au cœur de cette responsabilité, la poésie se présente comme une force critique irremplaçable : elle déjoue l’assignation identitaire en ouvrant un espace de dissonances, d’ailleurs et de possibles. En réinventant les métaphores et en renouant un fil entre l’intime et le collectif, elle renouvelle le pacte narratif qui fonde notre humanité commune. Ricœur nous enseigne que la narrativité confère à la vie humaine une cohérence réflexive, et c’est précisément cette capacité à tisser des récits pluriels — individuels et sociaux — qui permet de repousser l’emprise des discours de commande et des « vérités officielles ».
Cette posture poétique fait écho aux contributions de ce numéro, où l’implicite de certains textes évoque la décolonisation du sujet et le questionnement fanonien : la renaissance des imaginaires insurgés et la libération par l’écriture, articulées comme actes de résistance silencieuse mais puissants. Sans nommer explicitement les auteurs, on retrouve le souffle de ces réflexions dans la manière dont la poésie convoque les récits délaissés, remobilise la mémoire des luttes et projette des mondes possibles.
Sur le plan politique, la résistance prend la forme d’une pratique critique assumée : interroger les normes, débusquer les exclusions, déjouer les logiques de pouvoir par la mise en lumière des invisibilisés. Edgar Morin nous rappelle la nécessité d’une pensée complexe capable de relier les échelles — du local au global, du micro au macro — et de conjuguer la rigueur scientifique à une vision holistique des sociétés. Dans cette tension productive entre analyse rigoureuse et imagination poétique s’ouvre un espace de liberté où l’intellectuel et le chercheur font plus que compiler des savoirs : ils s’engagent réflexivement à révéler les semences de l’avenir, selon l’herméneutique de Ricœur, et à confronter la part d’ombre de notre héritage.
La fonction du chercheur et de l’intellectuel consiste alors à articuler herméneutique et engagement, à assumer la responsabilité éthique vis-à-vis de l’autre comme égal et vis-à-vis des générations futures, à forger un patriotisme critique : une loyauté renouvelée envers un monde commun en perpétuelle recomposition, construit par l’échange, la responsabilité mutuelle et l’indétermination créatrice.
Présentation des rubriques et des articles : une herméneutique de la résistance
Pour prolonger la réflexion générale sur les formes de résistance, cette section dévoile l’architecture du numéro à travers ses quatre rubriques principales — Recherches, Méthodes, Chroniques et Lectures — chacune incarnant un angle d’analyse poétique et politique. Ces articles, plurilingues et transversaux, constituent un parcours herméneutique où se nouent mémoire, altérité, esthétique narrative et engagement critique.
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Recherches. Littérature postcoloniale, mémoire et altérité
Dans cette première rubrique, les contributions explorent les rapports entre mémoire historique et récits postcoloniaux, mettant en lumière comment l’écriture devient acte de justice et de contestation.
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Hacène Arab — Entre justice mémorielle et résistance littéraire : une lecture postcoloniale de De nos frères blessés de Joseph Andras
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Said Gada — The “National Character” in Among the Hill Folk of Algeria (1921) by Hilton-Simpson
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Soraya Hamadène & Souad Khelouiati — Scrittura ibrida : neoplurilinguismo e multiculturalismo in “scontro di civiltà per un ascensore a piazza Vittorio” di Amara Lakhous
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Farida Hacid & Rabah Tabti — Poétique de la transécriture et affirmation identitaire chez Mohia : une lecture de Menţţif akka wala seddaw uẓekka dans le théâtre kabyle contemporain
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Racha Lagroum — Assia Djebar et la réécriture du féminin : littérature, performativité et résistance
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Yousra Mahi-Serir — Folklore and Literary Motifs in Ben Hadouga’s Rih El Janoub (The South Wind)
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Zakaria Khenouche & Abdellah Maassoum — L’esodo istriano nel secondo dopoguerra raccontato dal giornale « La Stampa »
Ces recherches posent les bases d’une réflexion profonde sur la trace et l’altérité, ouvrant la voie à une mémoire critique qui interroge le présent.
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Méthodes. Représentations, genres et identités
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Cette rubrique méthodologique propose des protocoles et des analyses stylistiques qui révèlent les mécanismes de production du sens, du texte littéraire aux formes narratives expérimentales.
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Sofiane Maafa — Unleash the Monster : Female Mutilation Leading to Sinister Trauma in Stephen King’s Carrie
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Nora Achili, Faiza Rahil & Hamza Rahil — Corpus Stylistic Analysis of Jamaica Kincaid’s Lucy
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Nourelhouda Hallab — Experimental Narrative Aesthetics in Modern Arabic Fiction : Saïd Hafez’s Until My Heart Is Reassured
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Farida Meguellati — The Critical Perception of the Structure of the Classical Arabic Poem According to Ibn al-Sarraj al-Andalusi
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Siham Berouaken & Malika Benbouza — La Femme noire dans la littérature féministe : étude comparative de Possessing the Secret of Joy d’Alice Walker et La Négresse d’Aïcha Bennouar
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Ali Sahnin — Sociocriticism in the Works of Ammar Belhassen : Toward a Situated Critique of Concepts in the Algerian Context
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Saliha Berdi — De la critique littéraire à la critique culturelle : mutations de la vision et de la méthode
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Farid Aouf — Muhammad Hussein Heikal : Exploring Environmental Representations in Early Arabic Literature – An Ecocritical Analysis of the Novel Zainab
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Leïla Bouakaz — Unwritten History and Disintegrated Identities : A Deconstructive Reading of the Novel “Ana wa Hayim” by Habib al-Sā’iḥ
Cette section souligne la force transversale des méthodes modernistes, invitant à une lecture critique des textes et des contextes culturels.
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Chroniques. Discours, pratiques culturelles et dynamiques sociales
Les chroniques offrent un regard immédiat sur les pratiques sociales et culturelles, révélant les enjeux identitaires et rituels à l’œuvre dans la société contemporaine.
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Fadila Hocine & Safia Asselah-Rahal — Représentations sociales de Yennayer chez les enseignants universitaires algériens : entre pratiques rituelles, mémoire culturelle et identité amazighe
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Abbas Amel — Le Maure dans la littérature espagnole des XVIe-XIXe siècles
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Mounira Derardja — Reconstruction par les récits : Les contes de fées comme outils thérapeutiques pour surmonter traumatismes et troubles post-traumatiques
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Rim Amina Saouli — Quel avenir pour l’architecture en terre crue en Algérie ?
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Houria Djilali — La place de la parole conversationnelle en linguistique
Ces chroniques déploient la puissance d’un regard microscopique qui fait émerger les dynamiques invisibles du social.
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Lectures
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La rubrique Lectures clôt le numéro en offrant une méditation dense sur la légitimité politique et philosophique de la violence insurgée, à travers la lecture fondamentale de Fanon.
Ashour Ben Kouider & Ibrahim Karach — La légitimité de la violence pour la libération du colonialisme dans la pensée de Frantz Fanon
Cette lecture fait écho aux grandes thématiques du numéro, rappelant que la pensée critique doit aussi se confronter aux ruptures radicales de l’histoire.
En conclusion, ces contributions plurilingues tracent un continuum critique et poétique, où les savoirs se tissent avec les pratiques esthétiques pour résister aux dominations et soutenir la pluralité des voix. Lire ce numéro, c’est s’engager dans un dialogue continu avec le passé, le présent et les possibles futurs, à l’aune d’une herméneutique toujours à renouveler., ces contributions plurilingues tracent un continuum critique et poétique, où les savoirs se tissent avec les pratiques esthétiques pour résister aux dominations et soutenir la pluralité des voix. Lire ce numéro, c’est s’engager dans un dialogue continu avec le passé, le présent et les possibles futurs, à l’aune d’une herméneutique toujours à renouveler.