L’étude du rapport du sujet à l’écriture auquel nous invitent les trois études introduites ici ne prétend ni être une analyse exhaustive ni épuiser cette question. Son but, en s’attachant à approfondir l’interrogation que soulève le sujet en écriture et en montrant les opérations par lesquelles le symbolique est ébranlé dans les assauts répétitifs du dispositif sémiotique dans le texte, est de montrer, à la surface du texte, comment se dévoile le sujet en procès. L’œuvre est considérée dans sa productivité selon une perspective déjà préconisée par N. Farès en ces termes :
Si l’œuvre est le produit d’un travail — ou plus exacte- ment d’une productivité — déterminé par l’ensemble des conditions politiques, économiques, et culturelles de la société et des sociétés où elle apparaît, il est tout à fait essentiel de percevoir, non pas seulement ces conditions sociales, politiques, et culturelles, mais surtout —, car c’est en cela qu’il y a productivité, et non simple détermination — de quelles façons l’ensemble de ces conditions sont reproduites, ou, selon les termes de notre question : comment s’effectue la traduction de ces conditions en un mode vécu de la réalité sociale ? Poli- tique, sociologique, ou culturel. (N. Farès, 1977 : 401).
Nous nous sommes volontairement cantonnés pour l’essentiel à présenter les études qui s’attachent à l’analyse de la productivité textuelle et qui répondent à l’interrogation, au cœur du travail de Kamal Nafa, que l’on retrouve à l’œuvre dans le travail analytique de N. Farès : « A quel type de réalité se heurte le désir pour que — comme d’une certaine façon le rêve — il se déplace dans l’écrit ? » (N. Farès, 1977 : 402).
Des réponses à cette question apportées par Kamal découlent deux conclusions majeures :
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La première concerne les limites du savoir imposées par la dérive signifiante qui préside à la métaphore du sujet ;
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La seconde touche à la présence/absence d’un sujet constamment mis en jeu.
La dérive signifiante
La mise en évidence du dispositif sémiotique montre à travers l’étude de La mémoire tatouée, un récit de vie apparemment proche de l’autobiographie traditionnelle, que les bifurcations incessantes du roman et la dérive signifiante angoissante dans la- quelle le narrateur est plongé relèvent, non pas d’une quelconque incohérence de l’œuvre, mais d’une démarche scripturale qui, à partir d’une position souveraine, montre à la fois l’impossibilité d’une autobiographie traditionnelle et la nécessité d’inventer une nouvelle forme. Une forme qui s’édifie non plus à partir d’un quelconque savoir sur soi et les autres, mais une (mé) connaissance de l’être dont l’écriture assume et exhibe la béance.
À la mise en spectacle du « tatouage » correspond l’affleure- ment du discours de l’Autre, à savoir l’exhibition, dans la folie du langage, du matériau qui constitue le sujet sans cesse renouvelable dans le présent de l’écriture.
Le sujet, dans ce cas, n’est plus qu’une dérive signifiante vers une métaphore de l’être et/ou « discours de l’Autre », somme toute aléatoire dans la mesure où elle est sans cesse renouvelable non seulement parce qu’elle est l’effet d’une écriture inséparable d’une lecture qui, dans le présent de l’activité scripturale, convoque des textes lus antérieurement, mais aussi parce que cette irradiation est le produit d’une dérive métonymique assujettie à l’émergence d’une métaphore du sujet dont l’irruption n’a pour enjeu et/ou « en-je » que le jeu (articulation/désarticulation jouissive du langage) instauré par une dictée irrépressible recouvrant et découvrant sans cesse le manque à être du sujet.
La productivité textuelle témoigne alors d’une lutte contre la fonction thétique du langage c’est-à-dire d’une lutte contredans l’écriture et son corrélat, l’émergence d’un nouveau style à la faveur de ce processus de transmutation.
Chez Khatibi, l’errance scripturale manifeste une véritable « traversée des signes » où, l’incessant battement signifiant inhérent à la productivité textuelle, implique l’être dans une perte inouïe, celle de tout (re) père et son corrélat la confrontation incessante de son œuvre à l’innommable (espace maternel). La recherche de la souveraineté et/ou l’art du clin d’œil qui manifeste une lutte continuelle du sujet contre la fonction thétique du langage, débouche irrémédiablement sur l’indicible. Dire « l’Im- pensé » du texte fut la préoccupation majeure de Khatibi dans Le livre du sang. En une vaste métaphore où la fiction et l’auto- biographie s’identifient et se confondent, ce qui se découvre c’est une circulation de sens (de sang) sous-jacente au déplacement d’un signifiant à un autre selon un chant anagrammatique. Ce mouvement renouvelle la « peau » d’un sujet condamné à n’être plus qu’un effet du langage destiné à recouvrir sans cesse la dé- couverte de sa béance en un « jeu » où le « je » d’être un signifiant pour un autre signifiant reçoit une épaisseur qui ne sera jamais qu’un leurre, expression d’une présence/absence correspondant au battement du signifiant lui-même.
Ce qui se découvre dans la dérive signifiante, c’est cet espace (a) mère où, le désir de connaissance s’avère sans issue tout en demeurant le principe même d’une poésie où la (mé) connaissance du désir de l’Autre active des figures signifiantes dont la fécondité exprime un lien irrémédiable du narrateur écrivain à l’écriture comme « j’ouis-sens » inscrivant sans cesse dans le procès de la signifiance, le désir de métamorphose du sujet.
Le spectacle du « je »
A. Khatibi accompagne souvent sa pratique d’une réflexion théorique, il n’a eu de cesse d’indiquer, dans son œuvre romanesque, par des clins d’œil ou des indices, son intérêt pour une théorie des rapports que peuvent entretenir le sujet et l’écriture tout en évitant à son œuvre de se réduire à ne plus être qu’un métalangage.
L’essentiel de la poétique de Khatibi se trouve dans la réinscription de la question du sujet dans toute pratique scripturale. Il n’est pas pour autant question, pour lui, de revenir aux schémas classiques de l’expression et de la représentation, selon lesquels le langage poétique ne ferait que refléter passivement et fidèle- ment « l’état d’âme » du poète et « sa vision du monde ». Cette conception du monde envisage les rapports entre le langage, le réel et la pensée, de manière trop unilatérale et selon la logique du principe d’identité qu’il qualifie « d’aveugle ». Pour échapper au mimétisme et au formalisme, son œuvre attire constamment l’attention du lecteur sur le travail effectué dans le langage par « la différence intraitable ». Ce concept forgé par Khatibi repose sur l’idée que le « je » s’énonce à partir d’une expérience langagière impérative à laquelle il faut s’opposer, car, nécessairement thé- tique, sa lutte contre la fonction de nomination de la langue participe de cet effort : la dérive signifiante agit sans cesse à l’insu d’un sujet qui encourt le risque de se laisser enfermer en un processus où l’activité différentielle du langage (moment thétique) ne serait plus que la mise en activité d’une « différence aveugle ». La « différence intraitable » mise en œuvre par Khatibi débusque et combat la production d’une telle position qui ne fait qu’indiquer la force de l’aliénation dans laquelle un tel sujet unaire se laisse capturer. C’est dans la pratique du « clin d’œil » que Khatibi trouve le moyen de se jouer de la capture imaginaire en tentant de la capter à son tour. L’activité scripturale « intraitable » relance et déplace toute thèse pour y débusquer par l’écoute flottante ce qui du « je » se laisse envahir et capturer à son insu dans les filets du moment thétique sans cesse en activité dans la parole. Cette mise en « jeu » du « je » relie la dimension aliénante de l’être à la question du sujet de l’inconscient. Dans cette optique, Khatibi invite à ne pas confondre « l’Autre » avec « autrui ». Cette conception subvertit le champ de l’écriture romanesque maghrébine longtemps immergé dans la question de la quête d’identité dont Khatibi s’affranchit avec ironie. Cette position, qui mobi- lise l’apport de la psychanalyse et de la linguistique, lui a permis d’interroger avec constance certaines dimensions essentielles de l’expérience scripturale que les théories dominantes au Maghreb avaient tendance à ignorer ou à occulter, et que l’on redécouvre aujourd’hui.
En particulier, la définition jakobsonienne de la « fonction poétique », comme autoréférence du message linguistique à lui- même, a souvent été interprétée à tort comme une définition de la poéticité, ce qui a conduit nombre de théoriciens à considé- rer comme négligeable la référence à un quelconque sujet ou à un quelconque objet de l’écriture. Cette mise entre parenthèses aboutit à la proposition extrême, mais couramment admise, se- lon laquelle le poème ne parlerait que de lui-même. Réduction caricaturale, qui méconnaît la complexité des enjeux de l’activité scripturale. Le mérite de Khatibi est d’avoir attiré l’attention du lecteur sur la nécessité d’intégrer la dimension inconsciente de l’individu dans l’activité scripturale. En laissant parler les mots, le poète n’en continue pas moins de parler de lui-même et des choses ; l’élaboration d’une forme poétique est une mise en forme — c’est-à-dire aussi une transformation — de soi et du monde dans la mesure où elle débouche sur la possibilité de se vivre autrement à partir d’un nouveau code existentiel donné par le surgissement de la chaîne signifiante inconsciente, constamment relancée par la pratique de la « différence intraitable » qui, elle, échappe à la conscience. Khatibi lie, dans toute son œuvre romanesque, la recherche du moment poétique (la musique d’un corps sous l’emprise de la « j’ouis — sens ») à la question de la métamorphose du sujet. Sa stratégie scripturale, continuellement travaillée par « l’Autre qui est en moi », dit-il, le ramène toujours vers la question autobiographique.
Si pour Mallarmé (1945 : 366), le fait de « céder l’initiative aux mots » implique « la disparition élocutoire du poète », Khatibi envisage les rapports du poète et de son poème de manière plus singulière. Pour lui, en donnant une dimension poétique à ses romans, il est possible de parvenir à se servir du langage pour exprimer son propre univers, tout en laissant au langage la liberté de s’exprimer lui-même. Au-delà de l’évanescence de l’être et de la question du nom propre, son œuvre articule le rire au problème de la maîtrise. À la manière de G. Bataille et de J. Genet, il cherche, dans la dynamique de la différence intraitable qui le mène vers l’avènement de la fête (jouissance) poétique, une posture énonciative qui relève de la souveraineté :
La différence intraitable est un dessaisissement de la métaphysique par une double critique, un double combat, une double mort. […] Seul le Dehors repensé peut déchirer notre nostalgie du Père et l’arracher à son sol métaphysique — ou du moins l’infléchir vers un tel arrachement. Vers une pensée souveraine, souverainement orpheline. Tel est l’autre versant de la différence intraitable et telle est notre relation à la pensée d’une telle différence (A. Kha- tibi, 1977 : 20).
L’écriture devient le produit d’une interaction et d’une interférence entre le vouloir-dire du poète et le dynamisme autonome du langage. L’impulsion initiale est donnée par une intention expressive qui s’enracine dans le vécu — les signes et les événements qui ont tatoué le corps — et qui s’inscrivent notamment dans quelques mots originels (enfant, retrouvé, mélodieux, nymphe Calypso) qui désignent fondamentalement et spécifiquement l’écrivain, ce sont ses mots-clés, les plus révélateurs de ses rapports avec lui-même et avec la réalité. Mais le poète ne parle, le premier, que pour permettre aux mots de parler ensuite eux-mêmes en s’engendrant les uns les autres ; Khatibi convie à le suivre dans l’aventure textuelle induite par les mots qui le fascinent comme les lettres « T.G.V. » ou encore la fusion des lexèmes « mer/mère/ mémoire ». Cet auto-engendrement des signifiants (glissement de « enfant mélodieux » à « mort mélodieux ») détourne à son profit le fonctionnement de l’écriture, le langage se sert donc de l’écrivain autant que l’écrivain se sert du langage. Si bien que le moment poétique peut apparaître simultanément d’une part, comme l’expression la plus profonde de la manière d’être, de vivre, de penser, c’est-à-dire comme un véritable code existentiel exhibant la singularité du narrateur ; d’autre part comme une écriture qui joue avec sa propre matière, avec les réactions que les mots exercent les uns sur les autres, pour s’avérer capable d’inventer un univers et du sens qui ne proviennent que d’elle.
Comment ces deux aspects du langage poétique sont-ils compatibles ? Khatibi accepte cet excentrement du sujet par rapport au langage. Car, pour lui, si l’œuvre nie l’écrivain, si elle échappe au contrôle de son intention consciente, c’est pour lui découvrir, dans son évanescence et sa division, sa vérité la plus cachée et la plus profonde : le rapport à la pulsion de mort qui, dans sa dimension « parlante », l’implique dans une possible renaissance, lui ouvre des possibilités nouvelles d’existence et lui propose des modes d’être, de vivre, de voir, de sentir, de connaître, de com- prendre, d’agir différents de ceux qui lui sont imposés ou coutumiers. C’est précisément en renonçant à maîtriser complètement son instrument au nom d’un utopique idéal de sincérité et de transparence, que l’écrivain parvient à montrer que l’Autre est productible dans le texte et que s’introduit en lui l’espoir d’une transmutation, disons d’un nouveau code existentiel ou encore d’une nouvelle manière d’être selon le signifiant.
L’écriture repose donc, pour Khatibi, sur une relation fondamentale entre vivre et écrire, mais c’est une relation à double sens. L’écriture ne se contente pas d’exprimer le vécu, elle le trans- forme. Cette possibilité de changer la vie est étroitement liée à la liberté laissée aux mots de s’associer selon des combinaisons inédites dans « l’inter-dit », car dans cette dérive des signifiants, le poète ne se perd que pour se découvrir « autre ». L’œuvre de Khatibi se caractérise par une l’aventure de l’écriture où le « je » se remet « constamment en jeu ».