La (méta) lexicographie monolingue du français : repères historiques et méthodologiques

المعجمية (الميتالكسوغرافيا) الأحادية للفرنسية: معالم تاريخية ومنهجية

The Monolingual (meta) Lexicography of French: Historical and Methodological Landmarks

Samir Tacherfiout et Jamel Zenati

p. 183-201

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Samir Tacherfiout et Jamel Zenati, « La (méta) lexicographie monolingue du français : repères historiques et méthodologiques », Aleph, Vol 11 (3-1) | 2024, 183-201.

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Samir Tacherfiout et Jamel Zenati, « La (méta) lexicographie monolingue du français : repères historiques et méthodologiques », Aleph [En ligne], Vol 11 (3-1) | 2024, mis en ligne le 03 juin 2024, consulté le 21 décembre 2024. URL : https://aleph.edinum.org/12158

Les recueils de lexiques publiés en France entre la Renaissance et la fin du Grand Siècle étaient considérables à bien des égards. Néanmoins, du point de vue de la lexicographie moderne, ces recueils ne sont que des listes « glossographiques » multilingues réalisées principalement à des fins philologiques, exégétiques ou herméneutiques. Aucun de ces répertoires de mots ne pouvait en effet prétendre être un dictionnaire tel que nous le concevons aujourd’hui. Il a donc fallu attendre la fin du 17e siècle, période où la langue française a acquis son statut de langue d’État, pour voir la transition d’un modèle bilingue à un modèle monolingue en lexicographie française, et par conséquent, la naissance d’un nouveau genre de dictionnaires qualifié de révolutionnaire. Il s’agit de dictionnaires qui décrivent le lexique du français en français, et dont l’organisation formelle, les clés de lecture et l’arrière-plan métalexicographique sont perceptibles et continuent d’influencer les dictionnaires édités de nos jours.

مجموعات المعاجم التي نُشرت في فرنسا بين عصر النهضة ونهاية القرن السّابع عشر معتبرة على أوسع النّطاق. ومع ذلك، من وجهة نظر علم المعاجم الحديث، فإنّ هذه المجموعات ليست أكثر من قوائم « معجمية » متعدّدة اللّغات تمّ إنتاجها بشكل أساسي لأغراض فقهيّة أو تفسيريّة أو تأويليّة. لا يمكن لأيّ من قوائم الكلمات هذه أن تدّعي أنّها قواميس بالمعنى الّذي نفهمه اليوم ،لهذا السّبب وجب الانتظار حتّى نهاية القرن السّابع عشــر حيث تأتي الفترة الّتي اكتسبت خلالها اللّغة الفرنسيّة منزلة لغة الدّولة لكي نشهد انتقالها من نموذج ثنائي اللّغة إلى نموذج أحادي اللّغة للمعجمية الفرنسيّة، وموازاة مع ذلك نشأ نوع جديد من القواميس يمكن وصفــه بالثّوري ، أي المعاجم التي تصف معجم اللّغة الفرنسيّة باللّغة الفرنسيّة مرفقة بتنظيمها الشّكلي ومفاتيــح قراءاتها وخلفياتها المعجمية كما نراها تنشر بهذه الصّفة إلى غاية يومنا هذا.

The collections of lexicons published in France between the Renaissance and the end of the Great Century were considerable in many respects. Nevertheless, about modern lexicography, these collections are only multilingual « glossographic » lists made mainly for philological, interpretive, or hermeneutic purposes. None of these word repertoires could claim to be a dictionary in the sense we understand the word today. It was therefore necessary to wait until the end of the 17th century, when the French language became a state language, to see the transition from a bilingual model to a monolingual model in French lexicography and, thereby, the genesis of a new kind of dictionaries that is considered as revolutionary. That is to say, dictionaries that describe the lexicon of French in French, whose formal organization, keys to reading, and the metalexicographic background are perceived and used in today’s dictionaries.

«  On ne se tromperait pas en affirmant que dans chaque grand lexicographe du XVIIe siècle se trouve plus ou moins un héritier de Malherbe  ». Pruvost (2006 : 28)

Prolégomènes

Proposant un regard rétrospectif sur les origines et la naissance de la lexicographie monolingue du français, le parcours temporel qu’emprunte ce champ d’investigation se situe à la charnière de deux siècles : le XVIIe, surnommé le « siècle des dictionnaires », et le XVIIIe, qualifié de « l’âge d’or des dictionnaires ». Ces siècles marquent une période cruciale dans l’évolution de la langue française et de son analyse lexicographique, caractérisée par un intérêt croissant pour la standardisation et la codification linguistiques.

Balisé par trois dates : 1680, 1690 et 1694, correspondant respectivement à la publication des dictionnaires prototypiques de la lexicographie monolingue du français (le Richelet, le Furetière et l’Académie française), ce parcours épouse les contours du « triptyque fondateur » (Jean Pruvost), marquant à l’égard de la conception et de la diffusion des connaissances linguistiques de l’époque. Ces ouvrages ont, par les innovations apportées, contribué à la consolidation d’une norme linguistique et à l’établissement de règles pour l’usage correct de la langue française. « » L’intérêt d’une telle contribution réside non seulement dans le fait de retracer l’émergence des premiers dictionnaires monolingues représentatifs de la langue française, mais également dans l’analyse des facteurs socioculturels et intellectuels qui ont favorisé leur développement. Loin de n’être que simples recueils de mots et de leurs significations, ces dictionnaires sont des témoins de l’évolution de la société et de la pensée linguistique à travers les siècles.

Considérant les dictionnaires comme un lieu où se reflète une doxa qui se consolide et se légifie, cette étude met en lumière les liens entre la lexicographie du français et les grands mouvements intellectuels et politiques de l’époque. Elle démontre la place essentielle des dictionnaires devenus des véhicules de l’identité linguistique et culturelle de la France, contribuant ainsi à leur construction. L’examen de ces dictionnaires conduira à une meilleure compréhension des fondements de la lexicographie française et de son impact sur la langue et la société françaises.

1. Au commencement était la « purification » du français

Au commencement était la « purification » du français. Depuis la Prière pour le roi allant au Limousin qu’il dédie, en 1605, au roi Henri IV, puis dans plusieurs autres poèmes glorifiant la grandeur du fils successeur de ce dernier, Louis XIII, François de Malherbe est consacré, et ce, jusqu’à sa mort, poète de la royauté française. Mais le poète fut tout aussi célèbre pour s’être érigé en un véritable réformateur et normalisateur de la langue française dès les premières lueurs du 17e siècle.

Après avoir réprouvé le préclassicisme prolixe de la Pléiade, Malherbe, et après lui bien beaucoup d’autres lettrés, académiciens et grammairiens de l’époque, a entrepris d’épurer la langue française de toutes les impuretés stylistiques, lexicales et grammaticales1. L’auteur condamne d’abord l’écriture exubérante du baroque, prône ensuite la simplicité de la structure syntaxique de la phrase, puis débarrasse le lexique des archaïsmes, des latinismes et des régionalismes, pour cultiver enfin un style sobre, lisible, clair, précis, loin de tout pédantisme et maniérisme. Ce sont justement ces principes et normes d’écriture qu’on retrouve chez les grands maîtres de la langue et de la littérature françaises de l’époque classique, à l’instar de Racine, de Molière, de Madame de La Fayette, de La Fontaine et de Corneille.

« Partout, Malherbe fait le choix d’une lisibilité immédiate, qui dissipe toute forme d’écart avec la formulation spontanée. […] L’objectif de Malherbe est d’abord de limiter tout ce qui est amplification dans la formulation, tout ce que Boileau, commentant Ronsard, appellera le “faste pédantesque” : les formules rhétoriques, l’appel au grec et au latin, les mélanges voyants de styles, les acrobaties sonores ou grammaticales… L’idéal de Malherbe est de mettre au point une sorte d’idiome minimal qui puisse être néanmoins capable, le cas échéant, de s’élever de ses seules forces à l’intensité poétique, sans avoir recours à des procédés artificiels. Il lance donc naturellement une “chasse” au lexique bigarré, outré, excessivement métaphorique ou métonymique, et s’efforce d’éliminer de la langue poétique tout ce qui est “bas” ou technique. Il rogne, il rabote. Pour la première fois, chez Malherbe, se met en place l’idéologie de « la pureté », de la « clarté ». Celle-ci sera fondatrice du classicisme français en matière de langage ». Rey (2011 : 493-494)

Au nom de la pureté et du bon usage, celui du cercle royal autour duquel gravite l’élite de l’époque, la normalisation de la langue française continue son chemin grâce à Vaugelas, Bouhours et Boileau. Les normes orthographiques, grammaticales et stylistiques du français se sont définitivement fixées à la charnière entre la fin du Grand siècle et le début du siècle des Lumières. Et c’est en cette période que le français commence à assumer seul, indépendamment du latin, son propre destin, pour devenir une véritable langue d’État, mais également et surtout une langue de culture et de civilisation, tout à fait à même de donner naissance à des œuvres littéraires, philosophiques et intellectuelles universelles. Le latin perd à grande vitesse de son hégémonie sur le français jusqu’à lui céder complètement la place dans toutes les productions lexicographiques des siècles suivants.

2. La trilogie pionnière de la lexicographie monolingue

Et si l’art poétique a eu plus à profiter de cette situation de régulation et de normalisation de la langue, la lexicographie en a également tiré avantage un peu plus tard, à l’extrémité du siècle. En plus de codifier l’écriture poétique, l’ambition de Malherbe était aussi d’assainir la langue française de toute ambiguïté de sens :

« […] il importe également de désambiguïser l’usage du français en faisant la chasse aux synonymes, c’est-à-dire en fixant un sens distinct et précis pour chaque mot, ce qui sera fondamental pour permettre l’élaboration des dictionnaires monolingues ». Pruvost (2006 : 28)

En ce sens, il est admis de penser que c’est en grande partie par le biais de ce grand travail d’uniformisation et de standardisation de la langue qu’entreprendront Malherbe et Vaugelas que les premiers dictionnaires authentiquement monolingues du français ont pu voir le jour. C’est ainsi qu’apparurent progressivement et durant la même période les trois premiers dictionnaires monolingues prototypiques et fondateurs de la lexicographie française, que le lexicographe Jean Pruvost (2006) qualifie de « triptyque fondateur » : le Dictionnaire françois contenant les mots et les choses de Pierre Richelet (1680), le Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, & les Termes de toutes les Sciences et des Arts d’Antoine Furetière (1690), et le Dictionnaire de l’Académie françoise (1694).

À côté de ces trois monuments lexicographiques ayant donc marqué nettement le passage de la lexicographie française de sa version bilingue vers sa version monolingue, l’on peut ajouter également deux productions d’une grande importance, même si elles sont de nature différente du triptyque. La première de ces productions est Le Dictionnaire des Arts & des Sciences de Thomas Corneille, paru en 1694, conquérant direct du Dictionnaire de l’Académie françoise, la seconde est le Dictionnaire étymologique de la langue françoise de Gilles Ménage, paru en 1690. Tout comme le « triptyque fondateur », ces deux derniers dictionnaires sélectifs ont préparé eux aussi l’essor de la lexicographie spécialisée du français et, de ce point de vue, peuvent être qualifiés de précurseurs nourriciers ; ils ont en effet servi de modèles de référence à partir desquels se sont inspirés ultérieurement les plus grands dictionnaires sélectifs modernes du français.

Certes, il y eut des productions lexicographiques avant ces dictionnaires fondateurs, mais aucune ne s’était véritablement dégagée de l’héritage encombrant du latin. Si certaines d’entre elles proposaient des définitions et des exemples en langue française, mais également en d’autres langues comme le grec, l’italien, ou encore l’espagnol, elles avaient cependant du mal à se défaire totalement du latin. C’est pourquoi la somme des répertoires descriptifs du lexique imprimés et édités depuis la Renaissance jusqu’à la fin de la première moitié du 17e siècle fut essentiellement bilingue, où le latin était la langue prépondérante.

Néanmoins, le français gagnant timidement du terrain, le 16e siècle a vu paraître les premières versions d’une production lexicographique bilingue, à la fois générale et spécialisée, latin-français et français-latin. Ainsi, le Dictionnaire françois-latin, édité en 1539 par un imprimeur érudit du nom de Robert Estienne, à l’intérieur duquel les mots français apparaissent pour la première fois en début de la nomenclature, a ouvert la voie à une longue série de publications de la même filiation. S’ensuivirent vers la fin du siècle le Grand Dictionnaire françois-latin (1593) de Jacob Stoer, puis en début du 17e siècle, celui qui va être nommé le « siècle des dictionnaires », le célèbre Thresor de la langue françoise (1606) de Jean Nicot et, dans une tentative plus extensive et complète, le Dictionnaire royal des langues françoise et latine (1664) de Pomey.

Bien que la francisation de ces répertoires ait été encore timide devant la part belle réservée aux traductifs latins, il faut leur reconnaître l’esprit initiateur de vouloir transmettre les mêmes savoirs en deux langues différentes, et de ne pas se contenter, comme le faisait la glossographie médiévale, de traduire les mots dans le seul but de faciliter aux humanistes grammairiens et imprimeurs latinistes la lecture et la compréhension de ce qui est écrit en d’autres idiomes. Et si le premier millésime du Grand Siècle ne change pas subitement et comme par miracle toutes les habitudes lexicographiques et les formules dictionnairiques du siècle d’avant, il a eu au moins le mérite de débarrasser définitivement la langue française du complexe d’infériorité qu’elle a développé si longtemps vis-à-vis du grec et du latin.

Chemin faisant, le français s’assume seul et s’affirme véritablement comme langue de savoir et de génie à partir des deux dernières décennies du 17e siècle, période à partir de laquelle les premiers dictionnaires modernes pérennisent en s’affirmant dans des formules méthodologiques et métalexicographiques relativement homogènes, avant de connaître un foisonnement vertigineux et particulièrement sensible à l’aube du siècle des Lumières.

Ce siècle, que l’on qualifie sans ambages de « l’âge d’or des dictionnaires », tous genres confondus, est aussi celui qui fera des dictionnaires des œuvres de combat et d’affrontement entre les doxas et les portraits religieux, politiques et culturels de l’époque. Pour preuve, un simple exemple suffira. Henri de Basnage de Bauval, en collaboration avec Pierre Bayle, ouvre le siècle des Lumières par sa publication, en 1701, d’une version protestante du dictionnaire d’Antoine Furetière. L’ouvrage de Basnage n’a reçu ni la bénédiction de l’Église catholique ni l’approbation de l’Autorité royale, ce qui lui a vite valu d’être censuré et interdit en France. L’auteur, un ecclésiastique janséniste, à l’allure sévère, remanie le texte primitif de Furetière en y introduisant beaucoup de citations et de commentaires imprégnés de rigorisme religieux et moral. À peine trois années plus tard, en 1704, des rédacteurs de la Compagnie de Jésus répliquent à la version du Furetière par Basnage par la publication de la première édition d’un dictionnaire polémique, appelé Dictionnaire de Trévoux, au nom de la ville où il a été imprimé et édité pour la première fois. Ce dictionnaire, qu’on attribue, à tort ou à raison, aux Jésuites, connut six éditions qui traverseront tout le siècle des Lumières, dont la cinquième (1752) et la sixième (1771) rivalisent, non sans peine, avec les idées impétueuses soufflées par l’ensemble magistral que constituent les 28 volumes de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, l’œuvre lexicographique certainement la plus majestueuse du siècle.

3. Quelques aspects formels des trois dictionnaires fondateurs de la lexicographie monolingue française : Richelet, Furetière et l’Académie

Pour bien comprendre les principales formules méthodologiques et afin de mieux percevoir les traits formels les plus saillants des trois grands dictionnaires qui ont marqué la naissance de la lexicographie monolingue française, il me semble intéressant de commencer par définir ce qu’on appelle un dictionnaire et d’en donner les principaux types. En vérité, si la production lexicographique fut particulièrement riche et complexe tout au long du XVIIe siècle, tous les dictionnaires monolingues, de langue ou encyclopédiques, édités durant cette période sont toutefois rédigés selon des procédures contraignantes, identifiables, relativement stables, voire homogènes. C’est d’ailleurs par des reproductions imitatives et des corrections successives, enrichissantes de ces procédures que sont élaborés tous les grands dictionnaires modernes du français. Ainsi, du Furetière de 1690 au dernier Robert de poche de 2019, en passant par Trévoux, Larousse, Littré, Quillet, Hachette, etc., on retrouve, à peu de choses près, les mêmes schémas, les mêmes combinaisons, les mêmes mécanismes descriptifs, bref la même microstructure ou la même architecture dictionnairique. En somme, la structure du dictionnaire est facilement reconnaissable et reste relativement la même depuis cinq siècles. À ce propos, le célèbre lexicographe français Bernard Quemada écrit :

 « De l’édition originale du Furetière de 1690 à la dernière édition du Trévoux de 1771, aucune coupure méthodologique fondamentale n’est discernable et la cohésion reconnue par les contemporains se perçoit encore dans cet ensemble unique couvrant un siècle de lexicographie universelle. » (1968 : 12-13)

D’après le Grand Robert de la langue française, dans sa version électronique de 2005, le mot « « dictionnaire  » » date de 1501 et désigne un « ouvrage didactique contenant un certain nombre d’éléments signifiants d’une ou de plusieurs langues, disposés selon un ordre convenu et donnant des informations sur eux ». Dans sa première attestation, le mot est utilisé d’abord pour désigner uniquement les dictionnaires bilingues ; les dictionnaires monolingues, quant à eux, étaient qualifiés de « « thesaurus  » ». Étymologiquement, « « dictionnaire  » » vient du latin médiéval « dictionarium », dérivé de « dictio », qui signifie littéralement « action de dire » ou « expression ». De toutes les définitions données au mot « « dictionnaire  » », celle proposée par Bernard Quemada (2006) demeure l’une des plus convenables. En effet, c’est une définition qui rend compte exhaustivement de toutes les contraintes lexicographiques, linguistiques, culturelles, idéologiques et sociétales que le lexicographe doit assumer et prendre en considération avant et pendant la confection de son ouvrage :

« Pour l’usager, le dictionnaire de langue se présente comme une suite discontinue d’informations ou d’explications susceptibles de fournir des réponses à toutes les questions qu’il se pose sur les mots. Pour le lexicographe-dictionnariste, c’est un répertoire normé à visées didactiques où sont ordonnées, décrites ou définies des attestations de mots, de sens et d’emplois, selon des modalités et des formules héritées de la longue histoire de ce type d’ouvrages. »

L’auteur ajoute :

« Plus socialisé que tout autre recueil de données, le dictionnaire représente, pour le public, un guide ou un maître détenteur du code de l’usage légitime, à la fois image et mémoire de la langue, tous domaines d’expérience et toutes époques confondus. Le spécialiste, lui, le tient contingent des idéologies, des réalités socioculturelles, techniques et économiques de son temps et de théories linguistiques plus ou moins durables. Nul ouvrage n’est exempt de choix arbitraires. Tous s’accorderont pourtant à considérer le dictionnaire comme l’une des conquêtes de l’esprit moderne, comme une expression des états de civilisation avancés, à la fois témoin et agent de la démocratisation des connaissances. »

Œuvre du lexicographe, le dictionnaire est donc un ouvrage qui nous donne à lire des connaissances sur la langue et sur le monde. Non seulement il est « le livre par excellence », mais aussi « le livre de tout le monde » : il est présent partout, en tout lieu. Dès qu’il y a besoin de vérifier un savoir, de quelque ordre ou nature qu’il soit, le réflexe est presque naturel et le même pour nous tous : consulter le dictionnaire. Ce livre semble être le symbole du savoir ultime, de la vérité absolue. C’est l’outil de référence le plus partagé et, sans qu’on s’en doute, le plus privilégié ; il est, selon l’expression d’André Goosse (1998), le « greffier de l’usage ».

Le désir qui anime le lexicographe détermine le type et l’orientation proprement didactique du dictionnaire à élaborer. Lorsque celui-ci se fixe comme seul dessein de définir et d’éclairer le sens des mots, on a affaire au dictionnaire de langue ; et quand, à la définition des mots, s’ajoutent en même temps la description des choses ainsi que les représentations que la langue nous donne à lire sur le monde, on est alors en présence d’un dictionnaire encyclopédique. À cela s’ajoutent des critères techniques très décisifs, mais qui relèvent, encore une fois, du choix du lexicographe. Ainsi, le critère du nombre et de la nature des langues traitées et des langues de traitement nous permet de distinguer les dictionnaires monolingues des dictionnaires plurilingues, celui de la nature et de l’étendue des informations fournies sépare les dictionnaires de langue généraux des dictionnaires encyclopédiques.

En prenant en compte tous ces critères, Bernard Quemada (2006) propose de distinguer trois grands types de dictionnaires : d’abord les dictionnaires monolingues ou plurilingues, ensuite les dictionnaires de langue ou encyclopédiques et, enfin, les dictionnaires extensifs ou sélectifs. À noter qu’à l’intérieur de chaque grand type, il existe des sous-types ou des sous-catégories. Par exemple, la sous-catégorisation des dictionnaires de langue dépend de l’angle à partir duquel le lexicographe explore la langue. Si ce dernier s’intéresse à l’histoire de la langue, on aura toutes sortes de sous-types, tels que le dictionnaire historique de la langue, le dictionnaire de l’ancien français, le dictionnaire étymologique, etc.

Si la tripartition proposée ci-dessus est théoriquement commode dans la mesure où elle permet de rendre compte de l’identité du dictionnaire, il en est tout autre chose dans la pratique, particulièrement lorsqu’il s’agit de faire la différence entre certains sous-types pour lesquels les zones de frontière s’entremêlent au point de rendre le passage d’un type de dictionnaire à l’autre totalement flou. C’est le cas notamment de la distinction entre dictionnaire de langue et dictionnaire encyclopédique. On a souvent coutume de considérer le premier comme un dictionnaire de « mots » et de prendre le second pour un dictionnaire de « choses ». Or, selon Chantal Wionet, ce classement n’est pas toujours opératoire :

« On ne peut cependant pas réduire les dictionnaires à cette division facile, parce que certaines propriétés supposées des uns et des autres types de dictionnaires peuvent se trouver opératoires dans la catégorie non correspondante a priori. Par exemple, le dictionnaire encyclopédique contient des définitions strictement linguistiques, ce qui ne permet pas de poser une frontière immobile, tandis que le dictionnaire de langue accueille des termes appartenant à des langues spécialisées. » (1994 : 19)

De même que le recours aux techniques de marquage du vocabulaire, comme nous le rapporte la même auteure, n’est pas suffisant pour distinguer encore une fois les dictionnaires de langue des dictionnaires encyclopédiques. Les deux en effet utilisent les marques d’usage et de domaine à des proportions parfois égales :

« On a également coutume de distinguer les dictionnaires encyclopédiques des dictionnaires de langue à partir du profil de marquage, autrement dit des différentes formulations qui indiquent dans les dictionnaires le compartimentage du vocabulaire français, en marques d’usage et marques de domaine. Cette distinction, si elle est à certains égards discutable, est commode parce qu’elle présente l’avantage de rendre compte de l’identité du dictionnaire que l’on étudie ; on dit par exemple que le Dictionnaire Universel d’Antoine Furetière est un dictionnaire encyclopédique notamment parce qu’il contient un grand nombre de mots techniques, marqués comme appartenant à des domaines du savoir, alors que le Dictionnaire de l’Académie française est un dictionnaire de langue parce qu’il est essentiellement soucieux de l’usage. Toutefois, le relevé exhaustif des marques d’usage et de domaine montre que même les dictionnaires de langue contiennent un assez grand nombre de marques de domaine. » (op.cit)

Pour mettre fin à cette confusion entre les dictionnaires généraux de langue, Quemada (2006) affine ce type de dictionnaires et propose de les distinguer en fonction de l’attitude, normative, descriptive ou encyclopédique, que le lexicographe adopte explicitement ou implicitement vis-à-vis du répertoire lexical qu’il consigne. D’où les trois sous-types suivants : les « dictionnaires de langue à visée descriptive », « les dictionnaires de langue à visée normative » et les « dictionnaires de langue à visée encyclopédique ».

3.1. Richelet

Publié en 1680 à Genève chez Jean Herman Widerhold, le dictionnaire de César-Pierre Richelet, intitulé Dictionnaire françois, contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue françoise, ses expressions propres, figurées et burlesques, la prononciation des mots les plus difficiles, le genre des noms, le régime des verbes : avec les termes les plus connus des arts & des sciences. Le tout tiré de l’usage et des bons auteurs de la langue françoise. Par P. Richelet, occupe une place particulière dans l’histoire de la lexicographie française. En plus d’être entièrement rédigé en langue française, ce dictionnaire est également le premier à offrir des remarques et des descriptions précises et détaillées sur les différents aspects et emplois grammaticaux, linguistiques et rhétoriques du français. C’est en ce sens que les lexicographes et spécialistes de la langue lui reconnaissent la paternité de la lexicographie monolingue française.

Dans sa première version, le Dictionnaire françois de Richelet s’apparente davantage à un dictionnaire de langue à visée normative : les 25 000 entrées qui y sont recensées donnent accès à des informations essentiellement linguistiques (classe grammaticale, graphie, prononciation, sens) et à des descriptions du bel usage des mots, celui de « l’honnête homme ». Pour leur donner un caractère conventionnel, académique et puriste en même temps, ces informations sont presque toutes assorties de notes et de remarques que Richelet emprunte aux grammairiens et hommes de lettres de l’époque. L’auteur du dictionnaire le signale lui-même dans le discours préfacial de son dictionnaire :

« J’ai fait un Dictionnaire François afin de rendre quelque service aux honnêtes gens qui aiment notre Langue. Pour cela, j’ai lu nos plus excellents Auteurs, & tous ceux qui ont écrit des Arts avec réputation. J’ai composé mon livre de leurs mots les plus reçus, aussi bien que de leurs expressions les plus belles. Je marque les différents endroits d’où je prends ces mots, & ces expressions à moins que les termes & les manières de parler que j’emploie ne soient si fort en usage qu’on n’en doute point. »

L’ouvrage a ensuite été remanié et réédité plusieurs fois durant les XVIIe et XVIIIe siècles, au point que certaines éditions s’éloignent considérablement de la version originale. C’est le cas, par exemple, de la réédition de 1709, qui le présente explicitement, en référence à son titre qui laisse entendre l’intégration des termes des arts et des sciences, comme un dictionnaire à vocation encyclopédique. La dernière réédition du Richelet est publiée en 1802 par De Wailly, qui le présentera en deux volumes conséquents sous le nom de Dictionnaire portatif de la langue françoise extrait du Grand Dictionnaire de P. Richelet.

On a longtemps accusé le dictionnaire de Richelet, notamment dans sa version originale, d’avoir exclu de son répertoire le vocabulaire des « crocheteurs du Port-au-Foin » de l’époque, et d’orienter sa description de la langue dans un sens excessivement prescriptif et normatif, voulant ainsi instaurer un usage intangible et idéal, ou ce qu’on appelle communément le « bon usage ». Néanmoins, cette critique, principalement formulée par Ferdinand Brunot (1894), auteur hostile aux analyses anciennes des faits linguistiques, ne prévaut plus aujourd’hui. Dans sa thèse consacrée exclusivement à ce dictionnaire — la seule en l’occurrence — Laurent Bray (1986) montre que le Richelet est un dictionnaire fondamentalement descriptif et, à bien des égards, extensif aussi. Professeur de français, Richelet a en effet pris soin d’étendre et de mentionner dans sa nomenclature tous les usages de la langue du XVIIe siècle, sans vouloir prescrire de registre particulier, si ce n’est peut-être le désir de hisser le français au rang d’une langue d’élite et d’excellence.

De là se dégage, selon Bray, un premier trait original du Dictionnaire françois de Richelet, celui de systématiser pour la première fois l’utilisation des marques d’usage dans le dictionnaire, une pratique lexicographique qui va se généraliser avec le Dictionnaire universel de Furetière. Ainsi, avec Richelet, un dictionnaire de langue à visée descriptive et extensive, formalisant un certain métalangage lexicographique, vient de naître :

« Apparaît donc un Richelet sociologue du langage qui note les différents usages des mots qu’il enregistre, un Richelet encyclopédiste qui ouvre son dictionnaire aux vocabulaires de métier, un Richelet philologue aussi pour qui le lexique doit à l’occasion être traité comme objet en soi. […] Conscient qu’il est du parallélisme qu’il existe entre réalité extralinguistique et lexique, il lui arrive aussi de pronostiquer l’évolution du vocabulaire qu’il décrit. » (1986 : 38)

Bernard Quemada (2000) lui reconnaît également cet aspect extensif et la variété des usages qu’il distingue grâce à l’utilisation de plusieurs marques d’usage, à la fois diachroniques, diatopiques, diastratiques et diaphasiques :

« Aux usages attestés chez des auteurs alors réputés (Balzac, d’Ablancourt, Maucroix, Patru ont été dépouillés), il ajoute de très nombreux emplois familiers, populaires ou vulgaires, de sorte que, contrairement à une opinion établie, il n’offre pas un tableau du seul vocabulaire de l’honnête homme, mais un répertoire assez représentatif du français de son temps. Le système de douze marques avec lesquelles il distingue les variétés des usages et les conditions d’emploi fait de son travail l’une des premières applications attentives de considérations sociolinguistiques, pragmatiques, rhétoriques et stylistiques Il révèle en cela son expérience de professeur de français langue étrangère et c’est sans doute à ce titre qu’il doit d’avoir longtemps supplanté les autres dictionnaires auprès des auteurs étrangers de répertoires bilingues » (2000 : 58)

Un autre aspect également prototypique du Richelet est son recours permanent aux citations et aux exemples qu’il choisit parmi les œuvres des grammairiens et écrivains de son temps, à l’instar de Vaugelas, Patin, Bouhours, Boileau, Pascal, Malherbe et bien d’autres : « Adoptant la formule du Vocabolario de l’Academia della Crusca […], Richelet fait appel à des citations d’auteurs contemporains pour attester l’usage et illustrer ses définitions […]. Par ses emprunts, condensés ou modernisés, à de nombreux ouvrages d’érudition, le Richelet est l’un des premiers témoignages du développement de la lexicographie universelle et encyclopédique qui s’épanouira au siècle suivant. » (op. cit.) Authentique et originale, cette technique qui consiste donc à définir le mot en l’accompagnant de citations ou d’exemples signés fait de Richelet l’archétype des dictionnaires de langue à visée descriptive. Dans le même sillage, Pruvost ajoute :

  « Cette formule lexicographique, en l’occurrence, une définition le plus souvent assortie d’une citation illustrant le bel usage, faisait du dictionnaire françois le prototype des dictionnaires de langue, descriptifs. Les dictionnaires de langue française d’Émile Littré, de Paul Robert et d’Alain Rey en seront les héritiers. » (Pruvost, 2006 : 36)

3.2. Furetière

Ecclésiastique, érudit et grammairien de renom, Antoine Furetière entre à l’Académie française en 1662. Mais en 1684, l’homme a eu la malencontreuse idée de rivaliser avec le projet de cette illustre Compagnie en voulant publier son propre Dictionnaire universel, lequel portera d’ailleurs son nom. Si cette tentative lui a valu une sévère réprobation de la part de ses collègues académiciens, traduite immédiatement par son exclusion de l’Académie, il n’empêche que le dictionnaire eut un véritable succès dès sa parution officielle, à titre posthume, en 1690.

Le Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, & les Termes de toutes les sciences et des arts […] Le tout extrait des plus excellens Auteurs anciens & modernes de Furetière, contrairement à celui de Richelet, assume ouvertement et pleinement sa vocation encyclopédique. En marge de la langue commune, du langage du peuple, Furetière initie le lecteur à une véritable langue plus spécialisée, où les mots renvoient à des domaines techniques. Pour la première fois dans les dictionnaires français du XVIIe siècle, « les contours de la langue s’élargissent jusqu’à dépasser nettement la compétence du locuteur moyen. » (Rey, 2011 : 20) C’est ce que Furetière laisse entendre explicitement dans la préface de son ouvrage :

« […] on a soin de donner du relief aux définitions par des exemples, par des applications, par des traits d’Histoire  ; on indique les sources, on marque souvent les origines & les progrez  ; on réfute, on prouve  ; on ramasse cent belles curiositez de l’Histoire naturelle, de la Physique expérimentale, & de la pratique des Arts. Ce ne sont pas de simples qu’on nous enseigne, mais une infinité de choses, mais les principes, les regles & les fondement des Arts & des Sciences : de sorte qu’au lieu d’amplifier l’idée de son Ouvrage, l’Auteur l’a rétrécie, quand il a dit en dédiant ses Essais au Roy, qu’il avait entrepris l’Encyclopédie de la langue Françoise »

Publié en trois volumes, le dictionnaire de Furetière recense un nombre conséquent d’entrées, environ 40 000, une différence de 15 000 mots par rapport à celui de Richelet. Cette différence s’explique donc en grande partie par le choix extensif de l’auteur, qui n’a pas hésité à élargir le répertoire lexical de son dictionnaire en y intégrant une somme considérable de mots appartenant aux arts et aux sciences. Les définitions qu’il propose sont davantage descriptives, auxquelles s’ajoutent le plus souvent des commentaires centrés beaucoup plus sur le mot considéré du point de vue de son référent, plutôt que de son statut comme signe linguistique à proprement parler. Ainsi donc, le Dictionnaire universel de Furetière constitue un modèle lexicographique inaugural puisqu’il ouvre « la voie des dictionnaires qu’on qualifiera par la suite d’encyclopédiques. Il peut être considéré comme l’ancêtre du Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse, du Dictionnaire encyclopédique illustré Hachette ou du Dictionnaire encyclopédique Auzoux » (Pruvost, 2006 : 37).

En ce qui concerne la présentation de ses articles définitionnels, le Dictionnaire universel de Furetière reproduit à peu près le même schéma métalexicographique que celui de son prédécesseur Richelet. Les entrées y sont classées dans un ordre alphabétique, typographiées en caractère gras, suivies d’informations relevant tantôt de l’orthographe, tantôt de la grammaire, et tantôt de l’étymologie. Ces entrées sont par ailleurs regroupées en fonction de leur sens et non pas selon leur forme, le dictionnaire pratique ce qu’on appelle le dégroupement homonymique, ce qui deviendra plus tard l’un des aspects caractéristiques des dictionnaires encyclopédiques.

Néanmoins, un point de clivage entre les deux dictionnaires se crée au niveau de l’utilisation de la citation (Lehmann, 1995 : 35). Pour Richelet, la citation occupe une place primordiale dans le discours définitionnel du dictionnaire dans la mesure où elle cautionne la définition linguistique en même temps qu’elle instaure une certaine autorité à laquelle le lecteur doit se référer pour le « bon usage » de la langue. Par contre, chez Furetière, la citation ne figure que lorsque la définition linguistique l’exige : « Pour Richelet, le témoignage des “bons auteurs” sert de caution, les citations y sont nombreuses  ; pour Furetière, la citation, rare, allie à la description linguistique des exigences littéraires. » (op.cit)

En outre, et comme l’indique si bien Alain Rey (1986 : 27) dans un article qu’il a consacré aux techniques de marquage dans Furetière, la pratique du marquage thématique, qui caractérise les types de discours et de vocabulaires appartenant à des domaines spécialisés, se vulgarise et s’intensifie d’une manière spectaculaire dans le dictionnaire de Furetière. On y remarque l’utilisation excessive du mot « terme » et du syntagme « en termes de », les deux utilisés en quelque sorte comme indices métalinguistiques qui ont pour fonction de présenter le domaine auquel appartient le mot défini (terme de Tailleur, terme de Palais, terme de Relation, terme d’Architecture, terme d’Anatomie, en termes de Marine, en termes de Jardinage, etc.). Alain Rey montre également qu’avec Furetière se sédentarise les formules lexicographiques en matière de jugement de valeur et d’étiquetage de l’usage des mots :

« Si l’on passe des procédés typologiques aux axes de la typologie, Fure­tière dessine déjà les pratiques de la lexicographie future. Trois caté­gories de critères sont employées, la typologie diachronique (“vieux mot”, parfois précisé dans l’usage : “qui n’est plus en usage que chez…”), diatopique (“en plusieurs provinces, lieux…”, “en Basse Bretagne”), diastratique (“populaire” et “populairement”). Pour le temps commencent à se distinguer le caractère périmé de l’usage et celui de sa référence (“dans les anciennes coutumes”, “les vieilles coutu­mes”) […]. Pour l’espace, quelques provincialismes sont notés, mais une confusion peut s’instaurer entre lieu d’origine — infor­mation étymologique — et lieu d’usage (“en Hollande”, pour le sens financier de « action »). Quant à la caractérisation sociale, elle est impli­quée par la précision sur les catégories professionnelles ou sur quel­ques types de locuteurs, en général saisis dans une situation de com­munication. Mais ce sont plutôt les registres du discours qui sont visés que la caractérisation sociale dans “bas et populaire”, qui alterne avec celle d’un contenu “bas et sale”. Bas et salement sont souvent asso­ciés à un classement stylistique (“burlesquement et ironiquement”, “proverbialement [c’est-à-dire par phraséologie] et bassement”) pour situer un type d’énonciation. ».

3.3. L’Académie

Un an après sa fondation en 1634 par le cardinal de Richelieu, l’Académie française s’était donné, entre autres, la mission d’élaborer un dictionnaire qui définirait les règles et les normes à observer pour la maîtrise de la langue française, s’inspirant ainsi de l’« Accademia della Crusca », un monument lexicographique à caractère normatif édifié en l’honneur de l’italien. Mais il fallut attendre l’année 1694 pour que cette institution enfante son premier répertoire lexical. Depuis, ce répertoire n’a cessé d’être revu, corrigé, augmenté et enrichi, ce qui lui a garanti une longévité exceptionnelle en son genre : il en est aujourd’hui à la neuvième édition.

Le Dictionnaire de l’Académie française fut le troisième ouvrage lexicographique monolingue du français, après ceux de Richelet et de Furetière, ce qui aurait dû, par héritage historique, le prédestiner à être plus riche, plus extensif et beaucoup mieux organisé que ses prédécesseurs. Cependant, les amateurs de lexicographie de l’époque ont été déçus de découvrir finalement un dictionnaire dont l’étendue lexicale est très limitée, un peu moins de 18 000 mots, et dont les entrées sont regroupées en fonction de la racine, un classement morphologique alors jugé inhabituel.

Outre la « sécheresse » de sa nomenclature et le regroupement morphologique très peu apprécié de ses entrées, le Dictionnaire de l’Académie française exerce une influence considérable sur le devenir de la langue française. L’esprit académique du célèbre grammairien Vaugelas traverse tout le dictionnaire. On y affiche la nécessité de châtier le français, de forger l’image d’une langue « polie », simple, précise et efficace. Pour cela, l’Académie ne cède pas à la tentation de l’exhaustivité dans la sélection du lexique de son dictionnaire, elle exclut les mots relatifs aux arts et aux sciences pour ne retenir que l’usage d’une langue cautionnée par une élite sociale. Les règles du bien parler et écrire ne doivent en effet en aucun cas émaner d’une réflexion savante, encore moins du grand public, mais des gens de la cour et des salons, garants du bon goût et de l’expression correcte. De même, les définitions qui éclairent le sens des mots ne doivent pas systématiquement recourir à l’histoire et aux citations des écrivains de renom pour être illustrées ; il suffit de les accompagner d’exemples construits à partir de l’usage synchronique de la langue. Comme le rapporte Christophe Rey (2018), l’esprit sélectif et purificateur, Vaugelas le définit lui-même dans la préface de ses Remarques sur la langue française :

« Il y a sans doute deux sortes d’usages, un bon et un mauvais. Le mauvais se forme du plus grand nombre de personnes, qui presque en toutes choses n’est pas le meilleur, et le bon est au contraire composé non pas de la pluralité, mais de l’élite des voix, et c’est véritablement celui que l’on nomme le maître des langues, celui qu’il faut suivre pour bien parler et pour bien écrire en toutes sortes de styles. […] Voici donc comment on définit le bon usage. C’est la façon de parler de la plus saine partie de la cour, conformément à la façon d’écrire de la plus saine partie des auteurs du temps. Quand je dis la cour, j’y comprends les femmes comme les hommes, et plusieurs personnes de la ville où le Prince réside, qui par la communication qu’elles ont avec les gens de la cour participent à sa politesse. […] Il est certain que la cour est comme un magasin, d’où notre langue tire quantité de beaux termes pour exprimer nos pensées et que l’éloquence de la chaire ni du barreau n’aurait pas les grâces qu’elle demande » (Rey, 2018 : 6)

C’est à cette ligne méthodologique que le Dictionnaire de l’Académie demeurera fidèle à travers l’ensemble de ses éditions, une formule qui a fait de lui le prototype du dictionnaire normatif, sélectif et synchronique.

Conclusion

Dans l’histoire de la lexicographie, le 17e siècle a été justement qualifié de « siècle des dictionnaires ». Cette époque a vu l’émergence des premiers outils et des premiers mécanismes permettant une description systématique de la langue, jetant ainsi les bases de la lexicographie telle que nous la connaissons aujourd’hui. En parallèle des glossaires et des répertoires élaborés à travers l’Europe par des humanistes, grammairiens, imprimeurs, philologues et traducteurs, le XVIIe siècle a marqué le début des méthodologies de la lexicographie monolingue du français.

La publication du Dictionnaire françois de Richelet en 1680, suivie de celle du Dictionnaire universel de Furetière en 1690, et enfin la première édition du Dictionnaire de l’Académie en 1694, ont été des étapes cruciales dans le développement de la lexicographie monolingue du français. Ces ouvrages ont établi trois modèles majeurs de description lexicographique : le modèle des dictionnaires de langue à visée descriptive avec Richelet, celui des dictionnaires de langue à visée encyclopédique avec Furetière, et enfin celui des dictionnaires à visée normative et synchronique avec l’Académie.

Aujourd’hui, en France, avec la numérisation des inventaires lexicaux qui a donné naissance au dictionnaire électronique, la production de dictionnaires est foisonnante, atteignant parfois plusieurs centaines, voire milliers de nouveaux titres chaque année, couvrant une variété de domaines allant du généraliste à l’encyclopédique, en passant par le spécialisé. La rapidité de publication et de réédition, ainsi que l’adaptation constante aux avancées scientifiques et aux évolutions linguistiques, rend parfois difficile le choix entre différentes éditions d’une même collection. Les dictionnaires contemporains, bien que modernisés, conservent en grande partie la même structure interne que leurs prédécesseurs.

1 Ces principes érigés par Malherbe ne se limitent pas à sa propre écriture ; ils deviennent les fondements du classicisme français, influençant des

Bibliographie

Bray, L. (1986). César-Pierre Richelet (1626-1698). Biographie et œuvre lexicographique. Lexicographica Series Maior 15, Tübingen : Max Niemeyer Verlag.

Brunot, F. (1894). Grammaire historique de la langue française avec une introduction sur les origines et le développement de cette langue, Paris : Masson.

Furetière, 1690, Dictionaire Universel contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, & les Termes de toutes les sciences et des arts [. . .] Le tout extrait des plus excellens Auteurs anciens & modernes A La Haye Rotterdam, chez Arnout & Reiner Leers, 3 volumes, (édition électronique, Paris, Champion-électronique 2002).

Lehmann, A. (1995). « La citation d’auteurs dans les dictionnaires de la fin du XVIIe siècle (Richelet et Furetière) ». In : Langue française, n° 106, 1995. L’exemple dans le dictionnaire de langue. Histoire, typologie, problématique. pp. 35-54. Disponible sur : https://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_1995_num_106_1_6442

Richelet, 1680, Dictionnaire françois, contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue françoise, Ses Expressions Propres, Figurées et Burlesques, la Prononciation des Mots les plus difficiles, le Genre des Noms, le Régime des Verbes : avec Les Termes les plus connus des Arts & des Sciences. Le tout tiré de l’usage et des bons auteurs de la langue françoise, (édition électronique, Paris, Champion-électronique, 2002)

Pruvost, J. (2006). Les Dictionnaires français, outils d’une langue et d’une culture. Collection l’Essentiel français, Paris : Ophrys.

Quemada, B. (1968). Les dictionnaires du français moderne, 1539-1863. Paris : Didier.

Quemada, B. (2000). « La lexicographie du français au XVIIe siècle », dans Le Dictionnaire de l’Académie française et la lexicographie institutionnelle européenne, Actes du colloque international 17, 18 et 19 novembre 1994, Paris, Champion, p. 41-68.

Quemada, B. (2006). “Les dictionnaires” in Encyclopédie Universalis. Volume 6. Disponible sur : https://www.universalis.fr/encyclopedie/dictionnaire/

Rey, A. (1990). « Les marques d’usage et leur mise en place dans les dictionnaires du XVIIe siècle : le cas de Furetière », dans Lexique 9, Les marques d’usage dans les dictionnaires (XVIIe-XVIIIe siècles), Presses Universitaires de Lille, pp. 17-29.

Rey, A. Duval, F. & Sioufi, G. (2007), Mille ans de langue française, histoire d’une passion, II. Nouveaux destins, Collection Tempus, éditions Perrin.

Rey, C. (2018). « La langue française : un vernaculaire aux contours et reliefs divergents dans la lexicographie monolingue du XVIIe siècle », Corpus Eve, Domaine français, disponible sur : https://journals.openedition.org/eve/1413

Wionet, C. (1994). Pragmatique et lexicographie : Le traitement du vocabulaire religieux dans la seconde édition du Dictionnaire universel dit de Trévoux 1721 [Thèse non publiée], Université de Provence.

1 Ces principes érigés par Malherbe ne se limitent pas à sa propre écriture ; ils deviennent les fondements du classicisme français, influençant des générations d'écrivains et de penseurs. Sa recherche d'une « lisibilité immédiate » et d'une langue débarrassée de tout artifice rhétorique ou pédantisme prépare le terrain pour une norme linguistique rigoureuse, incarnée par les travaux de grammairiens tels que Vaugelas, Bouhours et Boileau.

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