Quand trop de sécheresse brule les cœurs
Quand la faim tord trop les entrailles,
Quand on verse trop de larmes,
Quand on bâillonne les rêves,
C’est comme quand on ajoute bois sur bois sur le bucher.
À la fin, il suffit d’un bout de bois d’un esclave,
Pour faire dans le ciel de Dieu, et dans le cœur des hommes,
Le plus énorme incendie. Mouloud Mammeri
Ce poème de Mouloud Mammeri résume d’une façon éloquente l’état d’esprit des Algériens et l’atmosphère qui régnait en Algérie à la veille du déclenchement de la révolution le 1er novembre 1954. Pour lui, toutes les conditions semblent être réunies pour un embrasement général. Ce fut exactement cette conviction profonde que partagent un groupe de militants, en rupture avec les appareils politiques traditionnels, qui décident de s’organiser avec les moyens qui sont les leurs pour passer à l’action directe. Ces militants que l’on avait surnommés tour à tour « les activistes », « les lourds » ou encore « les clandestins » du PPA/MTLD, n’avaient que leur ferme détermination comme seule arme. Détermination que résume d’ailleurs une formule, devenue classique, que Mohammed Boudiaf avait prononcée dans la région de Blida pour répondre à ceux qui doutaient encore de son entreprise : « La révolution se fera. Avec ou sans vous. Avec ou contre vous. C’est inéluctable. La machine est en marche, rien ne pourra l’arrêter. La révolution se fera même avec les singes de la Chiffa ! » (M. Boudiaf, cité par Yousfi 2009 : 149.)
Pour donner une cohérence à leur démarche, les six responsables de la révolution (à savoir Boudiaf, Benboulaid, Ben M’hidi, Bitat, Didouche et Krim) avaient décidé de rédiger un texte dans lequel ils avaient expliqué les fondements et les objectifs de leur initiative. Ce texte qui avait était constamment la référence fondamentale des responsables de la révolution tout au long de la guerre de libération, se voulait également un instrument indispensable pour contrecarrer toute velléité tendant à altérer les objectifs de l’action révolutionnaire auprès de l’opinion internationale. Ainsi, dans la soirée du 27 au 28 octobre 1954, fut tirée à des milliers d’exemplaires à Ighil Imoula la proclamation du 1er novembre 1954. Une opération complètement prise en charge par le comité des militants de ce village à leur tête Ali Zamoum.
Conditions et contexte de la naissance de la proclamation
Lors de la réunion tenue à Bab El Oued le 10 octobre 1954 qui avait regroupé les six principaux responsables du déclenchement de la révolution, il avait été convenu de rédiger un tract pour expliquer au peuple algérien les causes, les objectifs, les moyens et les conditions de la lutte révolutionnaire. C’était Mohamed Boudiaf qui avait été désigné pour élaborer un texte dans ce sens. D’après certains témoignages d’acteurs importants de la révolution, Mohammed Boudiaf avait bénéficié du concours d’un militant chevronné lors de la rédaction de ce document qui allait devenir fondateur. Une fois rédigé, il fallait assurer le tirage de ce texte. C’était à ce moment-là, selon Yahia Bouaziz 2007, qu’Amar Ouamrane, adjoint du commandant de la zone III (futur Wilaya III historique), annonça à son responsable hiérarchique, Krim Belkacem, qu’il possédait une ronéo en Kabylie, mais personne dans son entourage ne savait la faire fonctionner. Didouche Mourad s’était alors engagé à son tour à faire appel à un journaliste. Il s’agissait de Mohamed Laichaoui qui s’était entrainé à la manipulation de cet équipement dans le cadre de son travail journalistique à Paris. Ainsi, Laichaoui fut convoqué et confié à Ouamrane au marché des Halles de Belcourt, qui le conduisit à son tour à Tizi-Ouzou. Ensuite, Ali Zamoum, l’un des militants les plus actifs du comité d’Ighil Imoula, se chargea d’accompagner Laichaoui au village pour procéder au tirage sur stencil de la proclamation du premier novembre 1954.
Les colonels Krim Belkacem, Amar Ouamrane, Sadek Dehilès, Salah Zamoum, issus de la wilaya III. |
Le choix d’Ighil Imoula
Le choix de ce village par Krim Belkacem pour assurer la reproduction du texte de novembre en plusieurs milliers d’exemplaires n’était pas fortuit. En effet, ce village lui avait souvent servi de refuge depuis qu’il avait pris le maquis en 1947. Certains proches de la famille Zammoum en Kabylie soutiennent aussi qu’il avait pendant longtemps considéré ce village comme un poste de commandement. Accompagné d’autres maquisards comme Si Cherif et Si Moh Touil, Krim se rendait régulièrement chez les Zammoum. À vrai dire, Krim Belkacem entretenait avec les habitants de ce village d’Ighil Imoula, des liens de confiance et loyauté. Par ailleurs, le choix de ce village s’explique également par le fait qu’il offre plusieurs possibilités de fuite en cas d’une éventuelle alerte. Ainsi, le 27 octobre 1954, sur instruction de Krim, Ali Zamoum s’était rendu à Tizi-Ouzou d’où il devait récupérer le journaliste Laichaoui. Ce journaliste, envoyé par l’Organisation (EL NIDHAM) avait été accueilli à la gare de Tizi-Ouzou par l’infatigable Ali Zammoum avant de l’accompagner de nuit jusqu’au village. Avant d’arriver au village, Ali Zamoum banda les yeux au journaliste, tout long du trajet de deux kilomètres qui séparent Ighil Imoula de Tizi N’talta, et ce pour qu’il ne repère pas les lieux, le chemin et les éventuelles personnes qu’il risquait de rencontrer sur ce trajet. Au village, Laichaoui fut installé au domicile du militant Ben Ramdani. Tout de suite après, on lui montra le texte qu’il fallait taper sur stencil.
Il se rendit compte alors, raconte Zammoum dans ses Mémoires, du contenu des deux pages qu’il était venu reproduire. C’était la « proclamation au peuple algérien, aux militants de la cause nationale ». Une véritable déclaration de guerre et qui portait une date : 1er novembre 1954. (Zammoum1996 :107.)
Après une lecture attentive de tout le texte, le journaliste Mohamed Laichaoui avait relevé une phrase incorrecte qu’il proposa à modifier. Mais, Ali Zamoum lui avait signifié qu’il n’avait pas à toucher au texte avant d’avoir l’autorisation des responsables.
Conscient qu’il s’agissait d’un document important, et peut-être aussi par discipline, je n’ai pas voulu qu’il retouche quoi que ce soit avant d’aller consulter Krim qui était hébergé à Ait Abdelmoumene, un village à près de six kilomètres du notre. J’ai dû m’y rendre et rapporter le feu vert pour les modifications. (Zammoum 1996 :107.)
écrivait Ali Zammoum dans ses Mémoires. Au retour d’Ali Zammoum, le journaliste avait déjà entamé le travail de saisie. Il avait tapé le texte sur des stencils d’une vieille machine à écrire, à la lumière d’une lampe à pétrole. Et pour tirer le texte à la ronéo, il fallait changer de domicile. Le choix était porté sur celui du militant Idir Rabah. Cette maison faisait partie des quatre ou cinq maisons au village à avoir de l’électricité. Et pour ne pas éveiller les soupçons du garde champêtre qui rodait sur la place du village, ou d’un quelconque agent de l’administration coloniale, Ali Zamoum avait imaginé un stratagème extraordinaire pour camoufler le bruit de la ronéo. Il avait regroupé les villageois dans l’épicerie qui se trouvait juste au-dessous de la salle du tirage, avant d’y organiser une tombola. Ordre était donné ensuite aux militants de faire un maximum de bruit pendant le tirage du stencil. À ce propos, Ali Zammoum précise dans ses Mémoires :
il était difficile de tourner la ronéo sans faire de bruit qui risquait d’être entendu aux alentours. Or, la pièce d’Idir était située au-dessus d’une boutique où l’on veillait souvent tard dans la nuit, il y avait un peu d’animation. Pour couvrir le bruit de la ronéo, nous avons demandé à quelques militants de veiller dans la boutique et d’essayer de faire le plus de chahut possible. Et aussi de surveiller les tournées du garde champêtre. Toute la nuit, alors qu’au-dessus de leurs têtes nous imprimions la Proclamation du 1er Novembre 1954, ils tiraient la tombola et criaient chaque fois qu’ils avaient un numéro gagnant. Ils ignoraient que nous étions en train d’imprimer l’acte de naissance du Front de Libération Nationale. La proclamation se terminait par : quant à nous, résolus à poursuivre la lutte, surs des sentiments anti-impérialistes, nous donnons le meilleur de nous-mêmes à la patrie. » « Nous », c’était ceux-là. Beaucoup d’entre eux, en effet, ne reviendront jamais (Zammoum 1996 :109.)
La distribution de la proclamation
Dans cette nuit du 27 au 28 octobre 1954, il fallait finir le tirage et préparer des paquets de cette proclamation pour les distribuer ensuite à travers tout le territoire national et même au-delà. C’est pourquoi Ali Zamoum avait mobilisé d’autres militants pour l’aider dans cette tache. C’était le cas de Mohand Akli Benchaba qui avait participé toute la nuit à l’opération. Mohand Akli Benchaba que nous avons rencontré, il y a deux ans à Ighil Imoula, se souvient encore parfaitement de cette nuit mémorable. Il nous a confié qu’il avait été sollicité par Ali Zamoum pour aider le journaliste Laichaoui :
en fait, ma tâche était de surveiller ce journaliste. Ali Zamoum m’avait dit qu’il ne fallait surtout pas laisser le journaliste sortir pour quelque motif que ce soit. J’étais ainsi resté avec Laichaoui au moment où Ali Zamoum avait quitté la pièce où nous procédions au tirage. Je me souviens qu’avant de sortir Ali Zamoum avait demandé à Laichaoui s’il n’avait pas besoin de quelque chose. Ce dernier lui avait dit : des cigarettes. Da Ali, en une fraction de seconde, dévala les escaliers pour sortir. Il revint rapidement avec deux paquets de cigarettes avant de ressortir pour ne revenir que vers 3heures du matin (Mohand Akli Benchaba 2012).
Mohand Akli Benchaba avait ensuite reçu un ordre de Ali Zamoum de préparer une valise pleine des textes qui venaient d’être tirés pour se rendre à Alger.
J’avais toute de suite après quitté Ighil Imoula avec la valise et une lettre de Zammoum. J’avais pris le car d’Alger à Tizi N’tlata. J’avais pris le soin de déposer la valise juste derrière le chauffeur avant de prendre place. Ensuite, j’avais entaillé la banquette pour dissimuler la lettre. Le voyage se déroula sans problème jusqu’à la gare d’Alger. À ma descente du car, j’avais pris un taxi pour me rendre à Belcourt où je devais rencontrer mon contact. Il s’agissait d’un dénommé Palestro à qui j’avais remis la valise et la lettre (Mohand Akli Benchaba 2012).
Mohand Akli Benchaba se souvient également que l’Organisation avait désigné à l’époque, Kaci Abdellah Abderrahmane pour envoyer un exemplaire de l’appel du 1er novembre aux différents journaux. « Seul Alger républicain avait alors diffusé le texte », nous précise-t-il.
Diffusion à l’étranger
Il faut rappeler qu’à la fin de l’ultime réunion des six à la Pointe Pescades (actuellement Rais Hamidou) le 24 octobre 1954, et après avoir « posé »chez un photographe de la rue de Marne à Bab el Oued pour une photo souvenir, Mohamed Boudiaf quitta Alger pour se rendre au Caire via Genève. Il avait pris le soin de prendre avec lui un exemplaire de la proclamation rédigée à l’encre sympathique sur un courrier ordinaire. Une fois en Suisse, Boudiaf avait adressé une lettre à partir de Berne aux membres de la future délégation du FLN à l’extérieur (Ait Ahmed, Ben Bella et Khider). Cette lettre reste mémorable dans la mesure où elle constitue le premier document de la main de Mohamed Boudiaf2 qui mentionne la date du premier novembre. Dans cette missive, Boudiaf avait utilisé une formule typiquement algérienne pour annoncer l’événement à ses frères du Caire. Il avait écrit : « la circoncision aura lieu le 1er novembre à 1H (31 au soir) ». Dans la même lettre, Boudiaf leur avait demandé de faire le nécessaire à la radio La Voix des Arabes pour la diffusion de l’appel :
Le mieux, écrivait-il, c’est de lire l’appel, sinon faites un appel vous-même en citant des passages du notre. Le lundi au soir sera le meilleur … ». D’après Mabrouk Belhocine, cette proclamation avait été traduite en arabe, ensuite elle a été lue par Ben Bella sur les ondes de Sawet el Arab. Et selon Hocine Ait Ahmed, la prouesse de Ben Bella qui ne maitrisait pas encore parfaitement la graphie de la langue arabe, était alors d’avoir lu la proclamation en arabe certes, mais transcrite en latin.
C’était ainsi que l’appel du 1er novembre fut entendu non seulement en Algérie, mais aussi à l’extérieur où l’opinion publique internationale avait découvert la détermination d’un peuple résolu à combattre farouchement le système colonial jusqu’au recouvrement de sa souveraineté.
Nous avons eu l’honneur de nous entretenir avec Ali Zamoum une année avant sa mort, il nous avait alors confié que lorsque le journaliste avait terminé la saisie sur stencil, ils avaient découvert avec stupéfaction que la proclamation n’était pas signée. C’était à ce moment-là qu’Ali Zamoum avait pris le soin de mettre à la fin de cette proclamation en guise de signature deux mots d’une signification manifeste : Secrétariat National.
L’essence d’un texte
Une simple lecture de la proclamation du 1er novembre 1954 suffit pour comprendre toute sa portée. Il s’agit d’un texte adressé d’abord et avant tout au peuple algérien et à tous les militants de la cause nationale. De ce point de vue, il est rédigé de telle sorte à convaincre tout le monde de la nécessité de se mobiliser pour déchirer le « linceul d’infamie » dans lequel, la machine coloniale prétendait enterrer le peuple algérien vivant. Malgré le temps passé, cette proclamation garde encore toute sa valeur et tout son sens. Car elle est l’émanation d’une conviction profonde et d’un engagement certain. Sa lecture provoque toujours des sentiments et de l’émotion. Celle-là même qui avait été ressentie par ses rédacteurs. Ces derniers avaient décidé de rompre avec les anciennes méthodes de luttes adoptées par les différents courants qui animaient jusque-là le mouvement national, à l’époque, déchiré par une crise de leadership. Et pour se poser en alternative salvatrice, ils s’étaient présentés au peuple algérien comme vecteur de rassemblement. Rassemblement autour de l’amour de la patrie qui interpelle tout un chacun. Oui, l’Amour de la patrie, c’est de cela qu’il s’agit dans cette proclamation fondatrice. C’est de cet amour que ce texte tire toute sa force et son essence.
Dans cette proclamation, il est clairement précisé que ses rédacteurs sont indépendants et qu’ils se démarquent totalement des deux clans qui se disputent le pouvoir(les messalistes et les centralistes). Leur devoir est de rassembler tous les Algériens dans un seul front pour se poser en tant que force unie et unificatrice face à l’ennemi :
le Front de Libérations Nationale offre la possibilité à tous les patriotes algériens de toutes les couches sociales, de tous les partis et mouvements purement algériens, de s’intégrer dans la lutte de libération sans aucune autre considération. (Mandouze 2006 : 17.)
Convaincant, ce texte s’adresse directement au citoyen : « ton devoir est de t’y associer pour sauver notre pays et lui rendre sa liberté » (Mandouze 2006 : 17). Donc, à part le combat, aucune autre alternative ne peut-être envisagée. Les Algériens sont interpellés et sollicités à choisir leur camp. Aucune position mitigée n’est tolérée. Il s’agit alors tout simplement de s’associer ou de se démarquer.
Par ailleurs, la proclamation du 1er novembre se veut également un procès du colonialisme « seul ennemi et aveuglé, qui s’est toujours refusé à accorder la moindre liberté par des moyens de luttes pacifiques » (Mandouze 2006 : 17.) Ce procès accable le système colonial désigné comme principal accusé. Comme témoins, les rédacteurs de la proclamation avaient tous les Algériens qui sont interpellés tout au long du texte. Le verdict de ce procès est la lutte armée contre ce système.
Véritable déclaration de guerre, cette proclamation n’est nullement un manifeste qui prône la violence pour la violence. Ses rédacteurs avaient su bien avant Jean Paul Sartre que « la violence, comme la lance d’Achille, peut cicatriser les blessures qu’elle a faites.» (Sartre in Fanon 1961 : 60). Car, comme l’a si bien noté le Président Bouteflika dans sa préface des Textes fondamentaux de la révolution :
la violence dont sont porteurs les initiateurs du 1er novembre 1954, les organisateurs de la guerre de longue durée d’aout 1956 et les vainqueurs de juin 1962, n’a rien à voir avec un brusque déferlement de pulsions brutales, avec un désir de violence. Cette violence est, à chaque étape de notre guerre de libération, un devoir de violence, une contre-violence, pensée et organisée méthodiquement, avec pour objectif la destruction du système colonial qui est le seul responsable du cortège de brutalités inhumaines qui ont ensanglanté notre pays depuis 1830. (Bouteflika, in Mandouze 2006 : préface.)
Autrement dit, cette violence est légitime en ce sens qu’elle constitue une réponse à une violence exercée et revendiquée sans discontinuité par le système colonial. Frantz Fanon, dans Les Damnés de la terre, considère que la violence du colonisé est produite par celle du colon :
« la violence qui a présidé à l’arrangement du monde colonial, qui a rythmé inlassablement la destruction des formes sociales indigènes, démolit sans restrictions les systèmes de référence de l’économie, les modes d’apparence, d’habillement, sera revendiquée et assumée par le colonisé au moment où, décidant d’être l’histoire en actes, la masse colonisée s’engouffrera dans les villes interdites. Faire sauter le monde colonial est désormais une image d’action très claire, très compréhensible et pouvant être reprise par chacun des individus constituant le peuple colonisé. Disloquer le monde colonial ne signifie pas qu’après l’abolition des frontières on aménagera des voies de passage entre les deux zones. Détruire le monde colonial c’est ni plus ni moins abolir une zone, l’enfouir au plus profond du sol ou l’expulser du territoire. » (Fanon 1961 : 71.)
De ce point de vue, on comprend alors que le projet des rédacteurs de la proclamation n’est nullement une simple mise en cause du monde colonial. Il s’agit d’une initiative globale destinée à déraciner le colonialisme ainsi que toutes les valeurs et tous les principes qui lui servent d’appui.
Conscients du fait que seul le combat libérateur et permanent soit l’unique idéologie mobilisatrice pour sauver le peuple qui aspire à sa libération, les initiateurs de l’insurrection avaient structuré la proclamation du 1er novembre autour justement de la nécessité de prendre les armes contre l’occupant. La lutte armée est présentée comme ultime recours à même de faire basculer le destin du peuple algérien et mettre un terme ainsi à une époque révolue et ardue. L’initiative des « novembristes », telle qu’elle est présentée dans ce texte, présente à la fois le combat libérateur comme but et moyen de leur action :
Algérien ! Nous t’invitons à méditer sur notre charte ci-dessous. Ton devoir est de t’y associer pour sauver notre pays et lui rendre sa liberté ; le front de Libération nationale est ton front, sa victoire est la tienne. Quant à nous, résolus à poursuivre la lutte, surs de tes sentiments anti-impérialistes, nous donnons le meilleur de nous-mêmes à la patrie (Mandouze 2006 : 19.)
Ces mots qui clôturent la proclamation du 1er novembre révèlent toute la détermination de ses rédacteurs d’aller jusqu’au bout de leur initiative. D’ailleurs, toutes les actions, toutes les décisions et tous les engagements pris après la publication de ce texte s’inscrivaient dans la même perspective. Tous les autres textes fondamentaux de la révolution s’inspiraient de cette « source vive » qu’était cette proclamation du 1er novembre. Incontestablement, porteur d’une dynamique révolutionnaire nouvelle, ce texte avait tracé le premier sillon pour semer les graines de la liberté, de la justice et de l’indépendance. C’est pourquoi cette proclamation était considérée comme l’essence qui déterminé l’existence de l’Algérie indépendante. Le même esprit allait ensuite caractériser l’hymne national « Qassaman » composé autour des mêmes valeurs pour lesquelles les combattants de novembre avaient prêté serment. Donc, toute l’action définie dans ce texte peut constituer un serment. Tout serment révolutionnaire comporte nécessairement d’après Sartre deux caractères :
1-le caractère de mot d’ordre, d’action régulatrice dont le but (réfléchi) est d’entrainer les tiers : je m’offre pour qu’ils s’offrent ; l’offre de mes services (de ma vie, etc.) est déjà la même que la leur. À ce niveau mo engagement est engagement réciproque et dédié du tiers. 2- le caractère d’une manœuvre exercé sur soi-même : jurer, c’est donner ce qu’on pas pour que les Autres vous le donnent et que l’on puisse tenir parole (Sartre 1960 : 445.)
Chaque lecture ou relecture de ce texte qui ne cesse de nous interpeller constitue, comme l’a écrit le président Bouteflika, une sorte de ressourcement, une prise de
contact avec la source vive, éminemment collective, de l’inspiration libératrice, modernisatrice et unificatrice qui anima nos moudjahidines de la guerre d’indépendance. Cette inspiration anime encore, j’en suis convaincu, l’immense majorité de nos concitoyennes et de nos concitoyens pour qui la proclamation du 1er novembre 1954, par certains de ses aspects, reste la boussole de notre présent et de notre futur immédiat, et à la base de la définition de
« l’Etat algérien souverain, démocratique et social dans le cadre des principes islamiques » (Bouteflika, in Mandouze 2006 : préface.)
Il y a lieu de souligner un autre point important de cette proclamation. Il s’agit de la disposition relative aux préalables qu’il fallait poser avant toute discussion avec l’ennemi. Ces préalables étaient d’ailleurs maintenus jusqu’à la signature des Accords d’Evian en 1962. Le premier préalable concerne
la reconnaissance de la nationalité algérienne par une déclaration officielle abrogeant les édits, décrets et lois faisant de l’Algérie une terre française en déni de l’histoire, de la géographie, de la langue, de la religion et des mœurs du peuple algérien ((Mandouze 2006 : 22.)
Et en second lieu, il avait été question de « l’ouverture d’un climat de confiance par la libération de tous les détenus politiques, la levée de toutes les mesures d’exception et l’arrêt de toute poursuite contre les forces combattantes. » Ces dispositions étaient adressées aux autorités françaises. La réponse de ces autorités est connue de tous. Elle a été formulée le 3 novembre 1954 par le ministre de l’intérieur de l’époque François Mitterrand en des termes violents que voici : « L’Algérie, c’est la France ; une seule négociation, la guerre ! »… Mais, les initiateurs de novembre qui n’avaient nullement douté de leur action et surtout de leur détermination affichée dans la proclamation de Novembre, avaient fini par avoir raison. Pour eux, l’Algérie n’est pas la France.
Conclusion
Cette proclamation se pose comme un texte référentiel daté. C’est-à-dire, elle représente un acte fondateur d’une nouvelle démarche à suivre dans le processus libérateur. Les deux mots « Secrétariat National» posé à la fin de ce texte en guise de signature traduisent cet engagement collectif qui caractérise les initiateurs de l’insurrection. Ces mots traduisent également l’esprit de collégialité au niveau de la prise de décision. Ce sont des mots qui dénotent enfin un consensus total chez les membres du groupe ayant décidé de passer à l’action. Ces mots nous renvoient, en somme, à la photo prise par les « six » Historiques, à la veille du déclenchement de la guerre de libération nationale à Bab-el-Oued. Des mots et une photo qui connote en fait une seule chose : la collégialité.