Argaz dḥwal, awal-nnes yelḥ-an
« L’homme instruit : ses paroles sont belles. »
Introduction
Les proverbes occupent en Kabylie une place centrale au sein de la tradition orale : ils véhiculent des normes sociales, des valeurs éthiques et des repères identitaires transmis de génération en génération. Toutefois, si plusieurs travaux ont exploré la parémiologie kabyle, la question spécifique de la politesse proverbiale reste encore largement méconnue en raison d’une bibliographie très parcellaire.
Dans ce contexte, cette étude s’attache à comprendre comment la politesse se manifeste dans les proverbes kabyles à travers une lecture éthique et esthétique, tout en analysant les mécanismes formels et pragmatiques qui en sous-tendent la construction.
Afin de cerner les logiques énonciatives et sociales à l’œuvre dans ces expressions figées, nous avançons l’hypothèse que les proverbes kabyles participent à une régulation implicite des comportements sociaux à travers une codification polie du langage. Plus précisément, nous postulons que la politesse proverbiale opère à la fois comme stratégie d’évitement de l’affront et comme vecteur d’harmonie communautaire, en mobilisant des formes linguistiques à la fois stylisées et normatives.
Pour explorer ces hypothèses, l’article s’organise en trois temps complémentaires :
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La présentation du cadre théorique (modèles de politesse linguistique de Lakoff, Leech, Brown & Levinson, théorie de la face de Goffman et pragmatique énonciative de Kerbrat-Orecchioni) et la description méthodologique de la sélection et de la catégorisation thématique du corpus.
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Une description des spécificités générales du proverbe kabyle (l’oralité, la fonction didactique et la portée culturelle), replacées dans le cadre plus large de la parémiologie.
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L’analyse des thématiques de la politesse proverbiale selon un canevas systématique (citation kabyle, traduction, fonction pragmatique, stratégie de politesse, figure stylistique), à travers :
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Les proverbes centrés sur la « bonne parole » (parole douce, rupture relationnelle, valeur du silence) ;
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Ceux valorisant l’harmonie sociale (union, solidarité, gestion pacifique des conflits).
Cette démarche vise à montrer comment, sous l’apparente brièveté des proverbes, se déploient des stratégies de politesse qui conjuguent transmission normative et expression esthétique, assurant ainsi la cohésion communautaire et la pérennité des savoirs, des savoir-faire et des savoir-être.
1. Cadre théorique et méthodologie
1.1. Le cadre théorique
Étudier la notion de politesse dans les proverbes kabyles nécessite un cadre théorique capable de rendre compte à la fois de la dimension informationnelle des énoncés et de leur portée relationnelle. En effet, la politesse linguistique s’exprime principalement à travers des pratiques discursives situées dans des interactions sociales, ce qui rend l’approche interactionniste particulièrement pertinente (Holmes, 1995 ; Spencer-Oatey, 2000).
Partant de l’idée que la politesse se manifeste sous forme d’actes de langage, cette étude mobilise la théorie des actes de langage, selon laquelle un énoncé illocutoire ne se limite pas à transmettre une information, mais accomplit une action sociale (Austin, 1968 ; Searle, 1969). C’est précisément ce potentiel d’action que la politesse exploite pour apaiser, influer ou ménager l’interlocuteur.
Sur le plan relationnel, la théorie de la face de Goffman (1973, 1974) éclaire les stratégies énonciatives que déploient les proverbes kabyles pour préserver à la fois la face positive (le désir d’être valorisé) et la face négative (le désir de ne pas être contraint). Ce double souci de la face s’articule avec plusieurs modèles de politesse linguistique :
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Lakoff (1972) définit des principes de civilité minimale,
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Leech (1983) introduit le principe de tact, qui équilibre politesse et coopération,
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Brown et Levinson (1987) théorisent des stratégies universelles de politesse positive et négative, en fonction du degré de menace pour la face.
La pragmatique énonciative permet de compléter ces approches. Kerbrat-Orecchioni (1992 : 13) souligne que « même lorsqu’ils sont incontestablement chargés de contenu informationnel, les énoncés possèdent toujours en sus une valeur relationnelle ». Dans cette perspective, Leech (1983), puis Grundy (2000), montrent que le langage agit simultanément sur deux niveaux : la transmission de l’information et la gestion des relations interpersonnelles.
Enfin, cette étude mobilise le principe de coopération conversationnelle de Grice (1979), fondamental pour comprendre les implicites de politesse. Selon Reboul et Moeschler (1998 : 51), « les participants s’attendent à ce que chacun contribue à la conversation de manière rationnelle et coopérative ». Les maximes gricéennes (quantité, qualité, relation, manière) permettent ainsi d’éclairer les tensions entre l’impératif d’informer et celui de ménager l’autre.
1.2. Méthodologie
Sur la base du cadre conceptuel exposé, un corpus a été constitué à partir du recueil Proverbes berbères de Kabylie de Hamadache (2015). Dans un premier temps, plus de soixante-dix proverbes présentant explicitement une dimension de politesse — ou valorisant des comportements respectueux (langage mesuré, respect mutuel, usage du silence, rejet de l’agression verbale, etc.) — ont été recensés.
Conscients des contraintes de format imposées par l’article, nous avons ensuite procédé à une catégorisation thématique des énoncés recueillis, en regroupant les proverbes selon les régularités discursives liées aux stratégies de politesse. L’analyse préliminaire a permis de dégager deux axes majeurs autour desquels la politesse se structure dans les proverbes kabyles :
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D’un côté, des proverbes qui préconisent l’indirectivité, la parole douce et bannissent l’impolitesse ;
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De l’autre, des proverbes qui valorisent l’harmonie sociale, la solidarité et la régulation pacifique des conflits.
Les proverbes les plus représentatifs ont été retenus pour l’analyse. Voici une sélection illustrative :
Préconiser l’indirectivité, la parole douce, et bannir l’impolitesse |
Promouvoir l’harmonie sociale |
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Tadukli teḍmen lɛezz |
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Imensi iγef mecawaṛen at wexxam ẓid |
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Ma teẓṛiḍ sin ɛedlen, ḥṣu dderk γef yiwen |
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Pour chacun des proverbes retenus, nous appliquons un canevas d’analyse systématique en quatre étapes :
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Citation du proverbe en kabyle, selon la transcription ALA normalisée (adoptée par l’IRCAM) ;
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Traduction littérale en français, permettant d’accéder à la signification directe de l’énoncé ;
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Analyse pragmatique : identification de l’acte illocutoire (conseil, avertissement, critique indirecte, etc.), mise en évidence de la stratégie de politesse (positive ou négative) et interprétation de la gestion de la face, au sens de Goffman, Brown et Levinson ;
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Analyse stylistique : étude des figures de style (métaphore, antithèse, parallélisme, assonance, rime), qui participent à la force persuasive et à l’ancrage mémoriel du proverbe.
Ce protocole méthodologique permet d’articuler les dimensions linguistique, pragmatique et culturelle des proverbes, en montrant comment ils opèrent simultanément comme vecteurs de normes sociales, instruments de régulation relationnelle et objets esthétiques de transmission orale.
Les proverbes kabyles s’inscrivent pleinement dans la définition générale proposée par Ballard (2009: 41) :
« Le proverbe est un énoncé figé complet visant à transmettre une vérité d’expérience ou un conseil de sagesse populaire ; il fait partie de la mémoire collective d’une communauté linguistique (ou d’un de ses sous‐groupes) et se présente comme un héritage de la sagesse populaire ou ancestrale ; il est exprimé en une formule souvent lapidaire, plus ou moins elliptique et généralement imagée » (Ballard, 2009).
Transmis de génération en génération, les proverbes kabyles constituent un patrimoine oral et immatériel fondamental pour la communauté. Anscombre (2000: 6) rappelle que « les proverbes sont des discours clos et autonomes » ; ils servent à enseigner des valeurs, des comportements et des conseils pratiques pour vivre en harmonie au sein de la société. Cette tradition orale garantit une transmission souple et contextuelle, où les formulations peuvent s’adapter aux situations locales sans en altérer le sens profond. Chaker (2003: 45) précise que « les proverbes berbères, et plus particulièrement kabyles, circulent dans le cadre de la communication informelle : veillées familiales, assemblées villageoises, marchés », ce qui renforce leur rôle de marqueurs identitaires (Ballard, 2009; McDougall, 2003).
La brièveté et le caractère imagé des proverbes facilitent leur mémorisation. Comme le souligne Mieder (2004: 18), « le proverbe, par sa forme elliptique, sa rime ou sa cadence, s’impose à la mémoire collective ». En Kabylie, on observe fréquemment l’usage d’allitérations, d’assonances et de parallélismes rythmiques qui renforcent cette fonction mnésique (Chaker, 2003; Bensignor, 2005). Par exemple, l’enchaînement consonantique de Ttif tasusmi, tamusni crée une résonance phonétique qui accentue la mise en contraste entre ttif (« silence ») et tamusni (« science, connaissance »).
Afin d’assurer une cohérence orthographique et phonétique, toutes les citations proverbiales sont présentées en transcription ALA (Alphabet Latin berbère) normalisée par l’IRCAM (2004: 12). Cette transcription standardisée facilite également la comparaison entre variantes dialectales (Chaker, 2003; Ennaji, 2010).
Au-delà de leur forme brève et frappante, les proverbes kabyles remplissent une fonction didactique et normative. Mieder (2004) et Ballard (2009) montrent qu’ils véhiculent des règles de conduite, des normes de comportement et des valeurs morales, souvent formulées sous forme de recommandations implicites. Ainsi, Iles aẓidan iṭṭeḍ tasedda (« Langue douce, tête lionne ») oriente l’interlocuteur vers un usage modéré de la parole, soulignant la nécessité de ménager la face de l’autre. Ces énoncés, que l’on retrouve dans des contextes tels que les conseils familiaux, la résolution de conflits ou l’éducation morale, jouent un rôle de rappel normatif indirect (Anscombre, 2000).
Ces maximes puisent leur autorité dans des valeurs culturelles centrales telles que lɛezz (l’honneur), tadukli (la solidarité), ou l’appartenance au groupe familial. Par exemple, Tadukli teḍmen lɛezz (« L’union garantit la noblesse ») renforce l’idée que le statut personnel découle de l’inscription collective (McDougall, 2003; Ennaji, 2010).
Sur le plan formel et esthétique, les proverbes kabyles exploitent de manière marquée la métaphore, l’antithèse et les structures paralléliques, conférant à ces énoncés une force persuasive et mémorable. Ainsi, Lǧerḥ iqqaz, iḥellu; yir awal iqqaz, irennu (« La blessure guérit; le mauvais mot creuse et creuse encore ») oppose le soin du corps à la blessure verbale pour illustrer la puissance destructrice du langage. Cette esthétique condensée, que Kerbrat-Orecchioni (1992: 13) qualifie d’« esthétique parémiologique », permet de transmettre des normes sans confrontation directe.
En effet, les locuteurs kabyles recourent souvent à l’implicite, à l’indirection et au silence pour éviter l’affront (Brown & Levinson, 1987; Leech, 1983). Le proverbe Ttif tasusmi, tamusni valorise ainsi la discrétion comme une forme de sagesse: mieux vaut se taire que de risquer de heurter la face de l’autre.
Enfin, les proverbes kabyles sont aussi de puissants vecteurs identitaires. McDougall (2003: 27) observe que « la langue kabyle, à travers ses proverbes, cristallise des représentations du monde spécifiques: rapport à la nature, perception du groupe familial, sens de l’honneur et de la solidarité ». Ennaji (2010: 112) souligne que « les proverbes agissent comme des marqueurs de résistance culturelle face aux pressions externes », notamment la francisation et l’arabisation. Les termes sélectionnés — tels que lɛezz (« estime, honneur »), tasedda («lionne»), awal (« parole ») — véhiculent des significations culturelles denses, qui se transmettent avec l’énoncé proverbial (Bensignor, 2005; Chaker, 2003).
2. Les thématiques de la politesse proverbiale : des thèmes aux rhèmes
2.1 Encourager la bonne parole et bannir l’impolitesse
Beaucoup de proverbes kabyles insistent sur l’importance de la parole douce tout en condamnant l’impolitesse. En effet, notre corpus révèle plusieurs occurrences où l’éloge de la politesse linguistique s’exprime de façon explicite. Dans la culture kabyle, le recours à la communication directe peut être perçu comme une forme d’agressivité ; c’est pourquoi « la principale motivation en faveur de l’indirectivité est la politesse » (Searle, 1972: 64). Les proverbes recourent donc fréquemment à des formes indirectes — métaphores, récits symboliques ou images empruntées à la nature — afin d’adresser conseils, critiques ou mises en garde sans offenser l’interlocuteur.
2.1.1 La dimension relationnelle de la parole douce
Considérons d’abord le proverbe suivant :
Iles aẓidan iṭṭeḍ tasedda
« Langue douce, tête lionne »
Cette formule illustre parfaitement comment la parole adoucie peut, symboliquement, apprivoiser la lionne. Du point de vue de la théorie de la politesse linguistique, la « parole douce » fonctionne ici comme un acte de langage flatteur (acte FFA, selon Brown et Levinson, 1987) ou apaisant, protégeant particulièrement la face positive du destinataire. Autrement dit, en recourant à un discours bienveillant, le locuteur kabyle évacue toute tension et favorise la coopération. Montandon (1997: 9) résume cette fonction en affirmant que « du point de vue de la communication, la politesse a un rôle de facilitation et de régulation ; on parle de la politesse comme de “l’huile dans les rouages” dans les relations humaines ».
Un autre proverbe appuie cette même idée :
Awal ziḍan ittarez ulawen
« Une parole douce lie les cœurs »
Ici, l’insistance porte sur la capacité de la parole à renforcer la cohésion sociale. En rappelant les valeurs de respect et de modération, ce proverbe énonce subtilement une leçon de morale : la retenue verbale et la considération d’autrui doivent guider toute interaction. Il agit comme un référent en matière d’attitudes comportementales, incitant chacun à adopter un discours conciliant pour préserver l’unité communautaire.
Du point de vue des règles de Lakoff (1972), ce proverbe reflète la deuxième règle, « Be polite » (« Soyez polis »), en privilégiant un discours à visée relationnelle. On y décèle également deux sous-règles :
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Don’t impose (« Ne pas imposer ») : le proverbe recommande d’éviter toute pression verbale directe sur l’interlocuteur.
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Make the addressee feel comfortable (« Mettre l’allocutaire à l’aise ») : en choisissant une formule douce, le locuteur favorise un échange harmonieux, protégeant la face de l’autre (Brown & Levinson, 1987).
Ainsi, l’usage constant d’un discours apaisant est présenté comme indispensable pour éviter les conflits verbaux qui risqueraient de rompre la relation interpersonnelle.
2.1.2 L’impolitesse et la rupture du lien interpersonnel
L’étendue des conséquences négatives d’une parole malveillante est illustrée par le proverbe suivant :
Lǧerḥ iqqaz, iḥellu ; yir awal iqqaz, irennu
« Une blessure creuse, puis guérit ; un mauvais mot creuse et creuse encore. »
Sa structure antithétique met en garde contre les effets durables de l’impolitesse verbale. Si une blessure physique finit par cicatriser, les séquelles d’une parole offensante demeurent indélébiles et fragilisent durablement le lien social. Autrement dit, des mots déplacés peuvent enraciner des conflits générateurs de violences, tant verbales que physiques, perturbant ainsi l’équilibre relationnel.
Du point de vue pragmatique, un « mauvais mot » constitue un acte menaçant pour la face positive et négative du destinataire, car il place implicitement l’interlocuteur dans une position de domination ou de vulnérabilité, générant inévitablement une communication conflictuelle (Brown & Levinson, 1987 ; Goffman, 1974). Ces désaccords non traités peuvent conduire à un antagonisme prolongé, à moins que la relation ne soit réparée rapidement. La théorie transactionnelle de la face, selon laquelle chaque énoncé verbal impacte les attentes normatives de respect et de considération, montre que l’impolitesse compromet la compétence sociale de l’individu (Goffman, 1974: 44). Cette compétence, qui implique la capacité à adapter son attitude pour maintenir l’harmonie, repose sur une auto-évaluation critique de ses propres comportements. Filisitti, par exemple, note que :
« Est-elle importante à prendre en compte ? Oui, puisque la façon dont nous nous percevons avec les autres peut expliquer les comportements que nous décidons ensuite d’adopter. Par exemple, si nous estimons avoir agi de manière efficace, alors nous risquons d’adopter à nouveau le même type de comportement. Dans le cas contraire, nous essayons de nous ajuster. En tout état de cause, la valeur que nous attribuons à nos comportements ou plus simplement le niveau de compétence que nous nous allouons, peut expliquer nos agissements futurs » (Filisitti, 59).
Ainsi, une parole violente révèle un manque de régulation interne et nuit à la confiance interpersonnelle. En s’appuyant sur une image poétique et une rime marquante (Norrick, 1985; Anscombre, 2000), ce proverbe exhorte à tempérer son expression verbale. Comme le souligne Huston :
« Le coup de langue est souvent aussi lancinant qu’un coup de fouet » (Huston, 1980: 93–94).
Cette métaphore du « coup de langue » renforce l’idée que l’impolitesse peut infliger une blessure psychologique durable. Par conséquent, le proverbe plaide pour un équilibre entre expression et retenue, invitant à privilégier la parole mesurée plutôt que le langage violent pour préserver la cohésion sociale.
2.1.3 Le silence comme sagesse
Plusieurs proverbes kabyles soulignent les vertus de la modération verbale, car une parole imprudente peut sérieusement menacer l’harmonie sociale. Considérons le proverbe suivant :
Ttif tasusmi, tamusni
« Silence vaut mieux que science. »
Dans la culture kabyle, la parole revêt une importance capitale ; une fois prononcée, elle ne peut être reprise. Peser ses mots et éviter les propos impulsifs devient donc une nécessité morale, tant le risque de dérapage est élevé. Le silence apparaît alors comme le meilleur garde-fou. Abrous (2015 : 22) note que « en certaines circonstances, le silence (tasusmi) est considéré comme la meilleure expression de la sagesse, de la connaissance ».
D’un point de vue pragmatique, si « dire, c’est faire », « ne pas dire » l’est tout autant, car « on ne peut pas ne pas communiquer » (Watzlawick, 1972: 48). Ce proverbe valorise donc le silence et, par ricochet, l’écoute : dans bien des situations, se taire relève d’une forme de politesse en soi. Reboul et Moeschler (1998: 51) rappellent que « les participants s’attendent à ce que chacun d’entre eux contribue à la conversation de manière rationnelle et coopérative pour faciliter l’interprétation des énoncés ». Pourtant, la maxime de modalité du système de coopération gricéen (Grice, 1979: 61–62) s’applique parfaitement ici : il ne s’agit pas tant du contenu que de la manière dont on exprime un énoncé. Les sous-règles associées sont :
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Éviter de vous exprimer avec obscurité
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Éviter d’être ambigu
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Soyez bref (ne soyez pas plus prolixe qu’il n’est nécessaire)
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Soyez méthodique
Lorsque leur application apparaît difficile et que leur transgression devient inévitable, le silence s’impose comme moyen de protéger à la fois sa face et celle de l’interlocuteur. Goffman (1974: 15) définit ce travail de figuration (« face-work ») comme « tout ce qu’entreprend une personne pour que ses actions ne fassent perdre la face à personne (y compris elle-même). La figuration sert à parer aux “incidents”, c’est-à-dire aux événements dont les implications symboliques sont effectivement un danger pour la face ».
Sur le plan de la politesse négative, Kerbrat-Orecchioni (2005: 198) explique que « la politesse négative peut être de nature abstentionniste ou compensatoire : elle consiste à éviter de produire un FTA [Face Threatening Act], ou d’en adoucir par quelque procédé la réalisation ; ce qui revient à dire à son partenaire d’interaction “(en dépit de certaines apparences) je ne veux pas te faire de mal” ». Le silence est donc ici perçu comme un FTA évité, une garantie de non-nuisance.
En somme, Ttif tasusmi, tamusni se présente comme un rappel indirect à l’ordre : toute parole imprudente peut briser l’harmonie sociale, si bien que l’économie de mots, voire le silence, est plus que recommandé dans la vie quotidienne pour préserver sa face et celle du destinataire.
2.2 La promotion de l’harmonie sociale
Dans les proverbes kabyles, l’harmonie sociale occupe une place centrale : elle renvoie à la fois aux normes guidant le vivre-ensemble et aux valeurs morales ancestrales transmises au sein de la communauté. En effet, transmis oralement de génération en génération, ces proverbes ont pour fonction principale la régulation des relations interpersonnelles et le renforcement de la cohésion entre les membres de la société kabyle (Anscombre, 2000: 6 ; Ballard, 2009: 41).
2.2.1 L’unité et la coopération
Considérons d’abord le proverbe suivant :
Tadukli teḍmen lɛezz
« L’union garantit la noblesse, l’honneur ou l’estime. »
Ce proverbe souligne que seule l’union assure la pérennité de l’honneur (lɛezz) et de la réputation collective. En valorisant l’unité et la solidarité, il véhicule deux valeurs indispensables à la vie en communauté : la complémentarité entre l’individu et le groupe (McDougall, 2003: 27). Autrement dit, la culture kabyle propose, à travers cette formule, un modèle de société dans lequel le collectif favorise l’épanouissement de l’individu, lequel devient ensuite moteur pour le bien commun. Cette interdépendance correspond à la notion de « solidarité structurale » chez Lévi-Strauss (1962), où la survie du groupe dépend de la coopération de chacun. Par conséquent, un tel cadre de vie renforce les liens interindividuels et accroît la résilience face aux défis sociétaux (Ennaji, 2010: 112).
Toujours dans le registre de la coopération, le proverbe suivant met l’accent sur la solidarité familiale :
Imensi iγef mecawaṛen at wexxam ẓid
« Le dîner préparé après concertation à la maisonnée est doux. »
Ici, l’idée maîtresse est que l’harmonie sociale se construit d’abord au sein du foyer familial, véritable « barre stabilisatrice » de la structure communautaire (Chaker, 2003: 45). En insistant sur la concertation et la participation collective aux tâches quotidiennes, ce proverbe illustre comment la coopération domestique devient un microcosme de la cohésion sociale plus large. Selon Goffman (1974: 44), les interactions ritualisées à l’intérieur du groupe familial participent à l’établissement d’un « ordre symbolique » dans lequel chacun occupe une place reconnue, évitant ainsi les menaces à la face positive et négative. Lorsque toute la maisonnée se rassemble pour préparer le repas, on renforce non seulement l’entraide, mais aussi le sentiment d’appartenance et de respect mutuel (Mieder, 2004: 18).
Dans ces deux proverbes, l’usage de la métaphore alimentaire (dîner « doux ») ou communautaire (union garantissant l’honneur) sert non seulement à frapper les esprits, mais aussi à diffuser un message normatif implicite : la coopération et la solidarité sont les garants d’une estime collective. Comme l’explique Norrick (1985: 42), la forme proverbiale, par sa brièveté et son ancrage dans des images concrètes, optimise la diffusion et la mémorisation de ces valeurs essentielles.
2.2.2 La gestion pacifique des conflits
Allant toujours dans le cadre de l’harmonie sociale, un autre proverbe souligne que pour assurer la stabilité de la relation interpersonnelle, il est nécessaire de faire des compromis et de faire preuve d’une volonté de coopération, même dans les situations tendues. Considérons l’exemple suivant :
Ma teẓṛiḍ sin ɛedlen, ḥṣu dderk γef yiwen
« Si tu vois deux êtres d’accord, sache que la charge incombe à l’un d’eux. »
Ce proverbe préconise implicitement la modération, la diplomatie et la patience pour éviter les conflits, tout en encourageant des attitudes conciliantes même en situation d’adversité. Il illustre une sagesse pragmatique visant à désamorcer les conflits en privilégiant la voie pacifique et le dialogue avant qu’ils ne dégénèrent (Brown & Levinson, 1987). En d’autres termes, lorsque deux parties semblent en accord, l’une d’elles porte le fardeau de l’apaisement, ce qui suppose une posture d’évitement ou de concession pour protéger la face de l’autre (Goffman, 1974).
D’un point de vue pragmatique, la stratégie d’évitement consiste pour l’une des parties à s’abstenir de produire un acte menaçant pour la face de l’autre, évitant ainsi une escalade verbale. Goffman (1974: 18–19) décrit plusieurs procédés qui relèvent de cette tactique de « face-work » :
« […] on écarte les sujets et les activités qui pourraient révéler des éléments contradictoires […] on change d’activité ou de sujets de conversation […] On ne réclame qu’humblement, avec une grande prudence, ou un ton plaisant […] On manifeste du respect et politesse, et on s’assure de bien adresser aux autres les cérémonies qui pourraient leur convenir […] on fait preuve de discrétion […] on formule ses réponses avec une prudence ambiguë, de façon à préserver la face des autres, sinon leurs intérêts. »
Ce passage montre que, dans les interactions kabyles, la sauvegarde de la « face » ne passe pas uniquement par des formules flatteuses, mais aussi par une série de rituels discursifs et gestuels destinés à éviter toute confrontation ouverte (Goffman, 1974). Par conséquent, Ma teẓṛiḍ sin ɛedlen, ḥṣu dderk γef yiwen invite chacun à adopter cette même approche : prendre sur soi la responsabilité de désamorcer la tension, même si cela signifie accepter provisoirement de céder face à l’autre.
Sur le plan des stratégies de politesse négative (Brown & Levinson, 1987), ce proverbe incite à adopter une attitude abstentionniste lorsqu’un désaccord s’annonce : mieux vaut s’effacer temporairement pour préserver l’harmonie, plutôt que d’exercer une pression directe qui risquerait de briser définitivement le lien social. Kerbrat-Orecchioni (2005: 198) explique en effet que « la politesse négative peut être de nature abstentionniste ou compensatoire : elle consiste à éviter de produire un Face Threatening Act (FTA), ou d’en adoucir par quelque procédé la réalisation ; ce qui revient à dire à son partenaire d’interaction “(en dépit de certaines apparences) je ne veux pas te faire de mal” ».
En résumé, Ma teẓṛiḍ sin ɛedlen, ḥṣu dderk γef yiwen illustre comment la culture kabyle valorise la désescalade pacifique, plaçant la responsabilité de la conciliation sur l’un des interlocuteurs pour éviter que la relation ne se détériore. Dans ce contexte, le locuteur socialement compétent, selon Filisitti (cf. Filisitti, 59), évalue en permanence ses propres actions et choisit de céder pour préserver la face de l’autre, renforçant ainsi l’unité communautaire et la stabilité des rapports sociaux.
Pour clore cette analyse, le tableau ci-dessous propose une synthèse des proverbes étudiés, croisant leurs fonctions pragmatiques, les stratégies de politesse mobilisées et les ressources stylistiques dominantes.
Tableau : Analyse pragmatique et stylistique des proverbes kabyles
Proverbe (kabyle) |
Traduction |
Thème |
Stratégie de politesse (Brown & Levinson) |
Fonction pragmatique |
Figure stylistique |
Iles aẓidan iṭṭeḍ tasedda |
Langue douce, tête lionne |
Parole douce |
Politesse positive |
Apaisement relationnel |
Métaphore, antithèse |
Awal ziḍan ittarez ulawen |
Une parole douce lie les cœurs |
Cohésion sociale |
Politesse positive |
Encourager la cohésion |
Métaphore |
Lǧerḥ iqqaz, iḥellu ; yir awal iqqaz, irennu |
La blessure guérit ; le mauvais mot creuse encore |
Impolitesse |
FTA (Face Threatening Act) |
Dissuasion implicite |
Antithèse, rime |
Ttif tasusmi, tamusni |
Silence vaut mieux que science |
Sagesse / Silence |
Politesse négative (abstention) |
Préservation de la face |
Antithèse phonétique |
Tadukli teḍmen lɛezz |
L’union garantit l’honneur |
Unité communautaire |
Politesse positive |
Renforcement du collectif |
Métaphore |
Imensi iγef mecawaṛen at wexxam ẓid |
Le dîner préparé après concertation à la maisonnée est doux |
Solidarité familiale |
Politesse positive |
Modèle de coopération |
Image concrète |
Ma teẓṛiḍ sin ɛedlen, ḥṣu dderk γef yiwen |
Si tu vois deux êtres d’accord, sache que la charge incombe à l’un d’eux |
Gestion des conflits |
Politesse négative (abstention/concession) |
Responsabilisation et conciliation |
Paradoxe implicite |
Ma twalleḍ awal, ḥbeḍ awal |
Si tu sors un mot, retiens-en deux |
Maîtrise de la parole |
Politesse négative |
Incitation à la retenue |
Antithèse, parallélisme |
Yedda awal, yerǧa urar |
La parole va, mais revient comme un boomerang |
Conséquences de la parole |
FTA implicite / prudence |
Avertissement indirect |
Métaphore cyclique |
Aɣyul iḥḥel ɣer iḥulfan |
L’âne s’éloigne des querelles |
Évitement du conflit |
Politesse négative (évitement) |
Modèle de sagesse indirecte |
Métaphore animale |
Conclusion
La politesse linguistique, telle qu’elle émerge des proverbes kabyles, ne se réduit pas à de simples préceptes formulant des conseils : elle constitue un véritable code social, indispensable dans une communauté où les liens interpersonnels et collectifs priment. En effet, à travers les différentes thématiques examinées – valorisation de la parole douce, dénonciation de l’impolitesse, recours au silence comme forme de sagesse, promotion de l’unité et de la coopération, gestion pacifique des conflits – les proverbes enseignent que chaque énoncé engage une responsabilité relationnelle.
Ce « dire » proverbial révèle une double dimension : éthique, car il sert d’outil de régulation des interactions et de protection des faces positive et négative ; esthétique, car il déploie des images et des structures formelles (métaphores, rimes, antithèses, concision) qui renforcent la mémorisation et l’impact normatif des messages. Loin d’être de simples maximes, ces formules courtes incarnent une véritable philosophie de vie : la parole ne se confond pas avec le bruit, elle possède un pouvoir qu’il convient de maîtriser avec délicatesse pour préserver la dignité de chacun et garantir la cohésion sociale.
Au sein d’une société kabyle en mutation, où la transmission orale perd progressivement de sa vivacité, les proverbes continuent de jouer un rôle essentiel : ils rappellent que le respect de soi et d’autrui se manifeste avant tout par la façon dont on s’adresse à l’autre. Leur force pédagogique réside dans leur capacité à éduquer, à conseiller ou à critiquer sans porter atteinte à la relation, en privilégiant l’harmonie plutôt que la confrontation. C’est pourquoi, même lorsqu’ils paraissent tournés vers le passé, ils constituent encore aujourd’hui un lieu de rencontre entre langue et culture : un espace où se tissent des normes de communication respectueuses, efficaces et solidaires.
En définitive, les proverbes kabyles portant sur la politesse linguistique offrent un repère précieux pour comprendre les mécanismes qui régissent la vie en communauté : ils transmettent une sagesse parémiologique capable de guider les comportements dans un monde où toute parole, aussi brève soit-elle, engage la responsabilité de celui qui l’énonce.