Récit scolaire et construction différentielle des identités : enjeux discursifs du manuel de français en troisième année secondaire

السرد المدرسي وبناء الهويات التفاضلية : الرهانات الخطابية في كتاب اللغة الفرنسية للسنة الثالثة ثانوي

School Narrative and Differential Construction of Identities : Discursive Issues in the French Textbook for Third-Year Secondary Education

Abdelghani Ait Athmane et Jamel Zenati

p. 517-547

Citer cet article

Référence papier

Abdelghani Ait Athmane et Jamel Zenati, « Récit scolaire et construction différentielle des identités : enjeux discursifs du manuel de français en troisième année secondaire », Aleph, Vol 12 (3) | 2025, 517-547.

Référence électronique

Abdelghani Ait Athmane et Jamel Zenati, « Récit scolaire et construction différentielle des identités : enjeux discursifs du manuel de français en troisième année secondaire », Aleph [En ligne], Vol 12 (3) | 2025, mis en ligne le 24 avril 2025, consulté le 12 décembre 2025. URL : https://aleph.edinum.org/15200

La mise en récit d’un pays s’inscrit dans un projet politique : celui de l’édification d’un roman national, souvent relayé par l’école comme principal vecteur de transmission. Cette narration historique repose sur des choix de sélection, de hiérarchisation et d’interprétation des événements qui orientent les représentations sociales du soi et de l’autre. Notre article analyse comment ce récit, articulé à un projet de formation nationale, produit des effets idéologiques sur les figures identitaires transmises aux élèves.
En articulant l’analyse du discours à une approche linguistique de la narration, nous montrons que les récits scolaires algériens opèrent une assignation différenciée du soi et de l’autrui. La conquête musulmane y est valorisée comme fondatrice et intégrative, tandis que la colonisation européenne est décrite comme violente et aliénante. Cette dissymétrie structure les processus d’identification et de contre-identification.
L’étude s’appuie sur un corpus de manuels scolaires algériens du secondaire. Elle interroge les modalités linguistiques, syntaxiques et énonciatives à travers lesquelles se construisent ces représentations, et leurs incidences didactiques en contexte postcolonial.

يندرج السرد الوطني في مشروع سياسي يهدف إلى بناء رواية وطنية، وغالبًا ما يتم تداوله من خلال النظام التعليمي. يعتمد هذا السرد التاريخي على اختيار وترتيب وتأويل الأحداث بما يشكل تمثيلات اجتماعية للذات وللآخر. تهدف هذه الدراسة إلى تحليل الكيفية التي تنتج بها هذه السرديات، المرتبطة ببرامج التعليم الوطني، آثارًا إيديولوجية على تصورات الهوية لدى المتعلمين.
انطلاقًا من تحليل الخطاب والمقاربة التداولية للسرد، تُظهر الدراسة أن الكتب المدرسية الجزائرية ترسم تمثيلات متباينة للذات وللغير. يتم تمجيد الفتح الإسلامي بوصفه حدثًا تأسيسيًا وموحِّدًا، بينما تُعرض الاستعمار الأوروبي كعملية عنيفة ومغتربة. هذه التباينات تؤثر في عمليات التماهي والممانعة.
تعتمد الدراسة على corpus من الكتب المدرسية الجزائرية للطور الثانوي، وتتناول الخصائص اللغوية والتركيبية والإنشائية التي تسهم في تشكيل هذه التمثيلات، مع التركيز على آثارها التعليمية في السياق ما بعد الكولونيالي.

The national narrative of a country is often part of a broader political project : the construction of a national myth, largely disseminated through the school system. This historical storytelling involves the selection, hierarchy, and interpretation of events, shaping social representations of self and other. This article analyzes how such narratives, embedded in national education programs, produce ideological effects on the identity figures transmitted to students.
Drawing on discourse analysis and narrative pragmatics, we demonstrate that Algerian school textbooks construct differential representations of self and other. The Muslim conquest is portrayed as foundational and integrative, while European colonization is described as violent and alienating. This asymmetry informs processes of identification and counter-identification.
The study is based on a corpus of Algerian secondary school textbooks. It explores the linguistic, syntactic, and enunciative features that shape these representations and examines their pedagogical implications in a postcolonial context.

Introduction

L’enseignement de l’histoire occupe une place essentielle dans le système éducatif, au point d’être introduit de manière progressive dans les trois paliers de la scolarité. Sa structuration, qui repose sur des principes de continuité et de répétition cyclique, est conçue pour favoriser une compréhension transversale des événements passés. Ce caractère cyclique, que l’on peut lire comme une mise en réseau mémoriel, participe à la construction de représentations collectives à travers les grands récits nationaux, lesquels activent des lieux de mémoire destinés à donner sens au passé.

L’histoire enseignée n’est jamais neutre ni anodine, car « cette entreprise n’est pas exempte de sens » (Létourneau, 1999 : 251). En ce sens, toute narration du passé est investie d’une visée interprétative, parfois idéologique, qui dépasse la simple restitution factuelle : il ne suffit pas de transmettre des faits, il faut en construire une intelligibilité collective.

C’est pourquoi nous considérons que le récit historique doit être porteur de sens, à la fois sur le plan cognitif, identitaire et politique. Ce sens se déploie à trois niveaux fondamentaux :

  • premièrement, l’histoire permet aux sujets de dire « je me souviens », non pas au sens d’une mémoire strictement factuelle, mais dans le sens nietzschéen d’une mémoire active, critique, qui assume l’oubli sélectif et la relecture symbolique du passé. Ricœur (2006 : 246) éclaire cette posture en rappelant que se souvenir, c’est toujours aussi reconstruire, et donc historiciser la mémoire elle-même.

  • Deuxièmement, comme le suggère également Létourneau, le récit historique établit une continuité entre le passé et le présent, en réduisant la distance temporelle qui les sépare. Cette logique de consécution (enchaînement logique) et de conséquence (effets historiques) permet d’inscrire l’identité dans une temporalité intelligible, offrant ainsi un ancrage narratif à la citoyenneté.

  • Troisièmement, la fidélité à ce que Ricœur appelle « l’ayant-été » fonde la dimension éthique de la mémoire : raconter l’histoire, c’est répondre d’un passé que l’on n’a pas choisi mais dont on hérite. Or, comme le rappelle Ricœur, « l’agir est commandé par le récit » (2006 : 246), de sorte que toute politique du présent s’élabore à partir de récits du passé qui ont présidé à sa genèse et assuré sa légitimation.

Dans cette perspective, la mise en récit de la nation dans les manuels scolaires participe d’une stratégie politique globale : former un imaginaire commun, renforcer les appartenances, façonner des identités collectives. L’histoire enseignée donne à voir l’idéologie à l’œuvre dans le processus même d’énonciation des récits, qui en détermine à la fois les contenus et les formes. Ce contrôle s’exerce notamment dans l’enseignement de l’histoire, domaine dans lequel le consensus discursif est privilégié au détriment de la conflictualité mémorielle. Ainsi, Moniot (1993 : 308) identifie trois mécanismes discursifs qui président à cette entreprise de cohésion :

  • l’accentuation de la charge émotionnelle dans la narration historique;

  • la construction de figures-modèles destinées à l’identification;

  • la promotion d’idéaux nationaux visant à substituer le « je » individuel au « nous » collectif.

Ces stratégies d’énonciation sont précisément celles que l’on retrouve dans les manuels d’histoire, mais aussi – et c’est notre point d’intérêt – dans les manuels de langue, où l’histoire s’invite de manière détournée, au service d’un projet linguistique, mais aussi idéologique. L’histoire scolaire, telle qu’elle est enseignée dans les manuels, mobilise des pratiques sociales de référence (Lautier & Allieu-Mary, 2008 : 96) et tente de construire une forme de médiation identitaire par le renforcement du sentiment d’appartenance. Elle s’appuie sur un imaginaire social actif, générateur de valeurs partagées et de récits de fondation. Cet imaginaire agit comme une trame de consensus symbolique, servant à stabiliser les représentations collectives.

Or, dans un contexte postcolonial comme celui de l’Algérie, cette narration historique devient plus complexe : que se passe-t-il lorsque deux cultures historiquement antagonistes se croisent dans un même manuel scolaire? Que devient cette mémoire collective lorsqu’elle traverse un manuel de langue, dans une langue qui fut celle du colonisateur1?

C’est à cette problématique que nous nous proposons de répondre. En analysant un manuel de langue de 3e année secondaire, nous tenterons de montrer comment l’histoire, insérée dans un discours d’enseignement linguistique, participe à la formation idéologique des élèves, et ce, à travers des mécanismes discursifs que nous interrogerons à l’aune de l’analyse du discours et de la psychomécanique du langage.

1. De quelques préalables théoriques autour des représentations

Devenue, selon les termes de Jodelet, une notion centrale en sciences humaines et sociales, la représentation a d’abord été introduite en sociologie avant d’être réinvestie en psychologie sociale, avec des réajustements qui ont donné naissance à la notion de représentation sociale. Tout en reconnaissant l’importance du social, cette dernière cherche à se distinguer de la représentation collective, afin d’en proposer un usage plus opératoire. Fondées sur les interactions entre les individus d’un même groupe social, les représentations sociales sont des formes de connaissance mobilisées dans la construction du sens commun; elles participent à la définition et à la régulation des conduites autant que des pensées.

Ces représentations se matérialisent dans et par le discours. C’est à travers les mots que s’opèrent les processus de construction, de stabilisation, mais aussi de transformation et de disparition des représentations (Windisch, 1982 : 80).En cela, elles témoignent de l’étroite corrélation entre dire et faire, ainsi que de la dimension collective de toute construction du réel. Étudier les représentations, c’est donc interroger les structures symboliques qui organisent les pratiques sociales. Comme l’a montré Bourdieu (1982 : 144), les catégories à travers lesquelles un groupe pense le monde et se pense lui-même participent activement à la production de sa réalité : « Les catégories selon lesquelles un groupe se pense et selon lesquelles il se représente sa propre réalité contribuent à la réalité de ce groupe. »

Liées d’une manière inhérente aux contextes dans lesquels elles émergent et évoluent, les représentations jouent un rôle essentiel dans les processus de reproduction et de transformation sociales. Elles sont aussi historiquement marquées, d’où l’importance de prendre en compte les configurations historiques dans lesquelles elles s’inscrivent (Auger, 2007 : 20).

Sur le plan didactique, le discours scolaire ne se limite pas à la transmission de savoirs : il charrie également une vision du monde, inséparable des représentations qu’il mobilise et propage. Ce discours – au croisement du savoir, de la langue et de la culture – oriente les conduites d’apprentissage tout en esquissant un modèle implicite de citoyen, en fonction des idéologies et des discours sociaux en circulation dans la société2. Il s’inscrit ainsi dans les logiques de formation idéologique portées par le pouvoir en place3.

2. Le discours didactique du manuel : une triple alliance au service de son autorité discursive

Le discours didactique du manuel tire son efficacité discursive et pédagogique d’une triple alliance : une énonciation effacée mais structurante, une autorité que lui confère l’institution, et une formation idéologique qu’il contribue à naturaliser en opérant une fusion opératoire entre « le monde des mots et le monde des choses ».

Afin d’en éclairer les mécanismes, il convient d’examiner séparément chacun de ces trois éléments.

  1. L’architecture des supports, le choix des activités et leur agencement dans le plan de séquences obéissent à une logique discursive portée par un énonciateur dont la parole est structurante mais effacée. Celui-ci organise les contenus thématiques et propositionnels sans engager sa subjectivité de manière explicite. Sa présence se donne à lire dans les actualisations discursives, tout en se dissimulant dans une posture d’objectivité. C’est précisément cet effacement énonciatif qui fonde la force d’autorité du discours : en rendant la parole difficilement contestable, il en renforce la légitimité.
    L’enjeu, ici, est de produire des textes qui, tout en semblant objectiver l’énonciation, assurent la convergence entre le point de vue du manuel, celui des apprenants et, en creux, l’idéologie du pouvoir4. Le discours historique est ainsi convoqué comme lieu de rencontre entre neutralité apparente et alignement idéologique implicite.

  2. Cette autorité est redoublée par la délégation institutionnelle. Le discours didactique tire sa légitimité de l’institution qui l’avalise : l’énonciateur parle au nom de l’institution, dans un cadre dont les contraintes stylistiques, compositionnelles et propositionnelles sont strictement définies (Bourdieu, 1982). Il dispose ainsi d’une liberté d’action à l’intérieur d’un champ contraint, ce qui fonde une dialectique subtile entre autonomie et assignation.

  3. L’ensemble du dispositif est traversé par une efficacité idéologique que Reboul résume avec force : « Le discours du manuel est le plus idéologique de tous » (Reboul, in Auger, 2007).

Cette efficacité ne saurait tolérer la contradiction : l’idéologie doit s’inscrire sans heurt, dans l’évidence du pédagogique. Elle ne s’énonce pas en dehors de l’objet enseigné (la langue), mais s’insinue dans ses interstices – dans les textes, les choix lexicaux, les postures discursives – pour produire une normativité qui semble aller de soi.

Ainsi, l’énonciateur occupe une position paradoxale : à la fois regardant et regardé, prescripteur et assigné. Sa posture d’énonciation est conditionnée par le pouvoir qui l’autorise à dire, tout en lui dictant ce qu’il peut dire. Il rappelle en cela le peintre de la toile de Velázquez, tel que le décrit Michel Foucault dans Les Mots et les choses : placé au bord de la scène qu’il construit, tout en en faisant partie.

3. Présentation de notre corpus d’étude et justification du choix des textes

Notre corpus d’étude est composé de textes historiques, extraits du premier projet de la troisième année secondaire. Ces textes sont choisis au premier chef, parce que ce sont des textes historiques lesquels signalent les rapports d’influence qui existeraient entre manuels scolaires et mémoire collective puisque : «  à quoi serviraient les manuels sinon à exercer une influence sur la mémoire collective.  » (Riemenschneider, 1984 in Auger, 2007 : 16). De plus, ces textes historiques servent de relais à la circulation idéologique du pouvoir en place. En effet, ces textes, par les rapports affectifs construits autour de la question de l’ayant-été, participent à construire une relation étanche entre l’enseignement de la langue et la circulation idéologique. Enfin, cette mémoire collective, étant le lieu d’une tension et parce que les représentations sont happées par l’histoire, impactera ces représentations construites en discours entre le même et l’autre, lesquelles seront prises dans un regard dialectique.

Par ailleurs, ces textes sont choisis pour leur construction téléologique dans la narration de la mémoire collective. En effet, cette mémoire est construite de façon temporelle allant de la période de l’avant-guerre, au commencement de l’installation d’un peuplement et enfin au moment de guerre de révolution, nécessaire à saisir l’événement dans sa totalité. Et ce saisissement se cristallisera par la nature de la tâche proposée à la fin du projet qui est la synthèse des documents. Nous savons que cette activité se matérialise par le dégagement d’une problématique commune à un ensemble de textes ayant trait à un thème tout aussi commun et la capacité d’usage et d’exploitation des textes dans la construction de l’argumentation. La double finalité dans la progression temporelle des textes et la nature de l’activité ou tâche proposée à la fin du projet aura un impact direct sur la diffusion de façon subreptice de l’idéologie nationaliste et la construction des identités collectives.

Enfin, en plus d’être construits de façon duale, ces textes reprennent pour l’essentiel les mécanismes du travail historique, où tour à tour, sont convoqués le travail sur les textes, l’exploration de l’archive mais également le travail sur le témoignage. Afin de résumer tout cela, l’accentuation du dualisme dans la narration alimente la dialectique autour de la représentation de soi et l’autre en discours, laquelle est représentée par l’effet miroir. De plus, cette construction suit un travail de qualification et de disqualification dans les représentations de soi et de l’autre en discours. Afin d’illustrer nos propos, nous proposons de présenter ces textes dans un tableau récapitulatif :

Tableau  : corpus d’étude

Textes

Intitulés

Justification

1

Histoire des Arabes : l’Islam et les conquêtes

Tandis que le premier texte ouvre la première séquence du projet, le second la clôture. L’intérêt réside dans le contraste narratif entre l’histoire des conquêtes musulmanes et celle de l’esclavage et du racisme anti-noir.

1’

Esclaves et négriers

2

La société européenne d’Algérie

Ces deux textes s’appuient sur des archives coloniales, notamment des tableaux démographiques issus de l’administration, pour décrire les populations musulmane et européenne en Algérie.

2’

La population urbaine en Algérie dans les années 1920

3

Delphine, pour mémoire

Ces textes reposent sur le témoignage, fondement essentiel du travail historique. Le premier présente le point de vue d’une Française sur les massacres du 17 octobre 1961; le second relate l’expérience d’une Algérienne dans les prisons d’Alger.

3’

Femmes algériennes dans les camps

4

Une guerre sans merci

Ces textes mettent en scène la guerre de libération algérienne. Le premier expose la violence coloniale, le second développe la stratégie de résistance menée par les Algériens.

4’

Le bras de fer avec l’ordre impérial

4. Langage, pouvoir et identité : désigner le soi et nommer l’autre dans les manuels scolaires

4.1. Dire le soi et nommer autrui5 : les enjeux lexicaux d’une construction identitaire

4.1.1. Justification de l’approche lexicale-discursive

La mise en discours du soi et d’autrui, les lignes de partage qui en émergent, les dynamiques identitaires ou altéritaires qui s’y construisent, s’articulent fondamentalement par le lexique. Le mot ne possède de sens qu’inscrit dans un discours. C’est tout le sens de la sémantique discursive, telle que formulée par Pêcheux (1971) : le sens des mots est conditionné par l’histoire, l’idéologie et la position du sujet parlant. Autrement dit, c’est l’usage — historiquement et socialement situé — qui détermine le sens. Mais cet usage n’est jamais purement individuel; il s’inscrit dans des modes de production discursifs.

S’inspirant du matérialisme historique, Pêcheux postule que les mots changent de sens lorsqu’ils passent d’une formation discursive à une autre, en fonction des reconfigurations idéologiques. Les discours produits sont enchâssés dans des formations discursives, elles-mêmes déterminées par des formations idéologiques. Ces dernières entretiennent entre elles des rapports de recouvrement, antagonisme, étayage ou alliance (Courtine, 1981 : 29).

Courtine précise :

« C’est dans ce cadre qu’est envisagé le rapport des idéologies au discours. Si les idéologies ont une “existence matérielle”, le discursif en sera considéré comme l’un des aspects matériels. » (Courtine, 1981 : 34)

Ainsi, comprendre un lexique suppose une mémoire historique et culturelle partagée. Comme le souligne Marcellesi (1971), il faut intégrer une mémoire collective pour accéder à l’intelligibilité des mots dans leurs contextes. Le réseau d’occurrences, d’oppositions et d’inférences qu’un mot génère dans un énoncé participe à la formation d’un système lexical, reflet des positionnements idéologiques des sujets parlants.

En ce sens, les unités lexicales que nous analyserons fonctionnent comme des mots-pivots (Courtine), premiers indices d’une structuration symbolique du discours, préalable à toute investigation propositionnelle.

4.1.2. Soi et autrui6 en discours : repérage des occurrences

Dans le cadre de cette étude, nous interrogeons la manière dont les désignations du soi et d’autrui dans les manuels scolaires participent à la construction d’un imaginaire identitaire : quel “soi” entend-on promouvoir? quel “autrui” lui est-il opposé? À quels types de sujets renvoient ces désignations? Quels rapports de pouvoir s’y lisent? Selon quelles orientations idéologiques?

Nous avons recensé les principales occurrences lexicales désignant le soi et autrui, que nous avons organisées dans le tableau suivant :

Tableau 2. Occurrences lexicales de soi et d’autrui

Nature du mot

Soi

Autrui

Ethnonymes

Musulman, Arabe, Algérien

Européen, Français

Toponymes

Algérie

France, Europe

Adjectifs

Société musulmane, civilisation arabe

Civilisation française, européenne

L’analyse de ce corpus fait apparaître une référenciation explicite fondée sur l’usage répété d’ethnonymes, de toponymes et d’adjectifs, souvent insérés dans des syntagmes nominaux occupant la fonction sujet. Cette position syntaxique renforce leur autorité discursive.

Un trait saillant réside dans la collectivisation du sujet : le soi est toujours présenté dans une perspective nationale, religieuse ou linguistique, tandis qu’autrui est défini par son origine géographique ou civilisationnelle. L’“Européen” est face au “Musulman”; la France face à l’Algérie; la civilisation française face à la civilisation musulmane.

Derrière cette symétrie apparente se cache une dialectique d’exclusion. Comme l’a noté Dufour (2010), ces oppositions lexicales construisent une “dialectique du miroir inversé” : le sujet ne peut se penser que par opposition à un autre, perçu comme antithétique ou antagoniste. L’identité nationale se constitue alors dans un face-à-face tendu avec autrui, dont la représentation oscille entre l’hostilité et l’altérité radicale.

Ce schéma s’inscrit dans une tension idéologique forte. D’un côté, autrui incarne une domination extérieure (impérialisme, colonisation); de l’autre, le soi, produit d’un nationalisme postcolonial, est porteur d’un projet de réappropriation identitaire, qui se traduit par l’uniformisation linguistique et religieuse. Ainsi, l’exclusion d’autrui va de pair avec l’effacement des diversités internes (berbérophones, minorités religieuses, langues vernaculaires).

Ce “nationalisme inversé” — selon une formule inspirée de Balibar — reproduit les logiques d’inclusion/exclusion propres au colonialisme, en les réorientant vers un projet d’homogénéisation interne.

Cette logique relève d’une “opposition frontale” (Derrida) : le soi n’existe qu’en négation d’autrui, conçu comme menace ou déviation. Le pouvoir post-indépendance a alors érigé une mémoire nationale fondée sur une fiction d’unité : une langue (l’arabe), une religion (l’islam), et une histoire commune.

En définitive, la désignation lexicale du « soi » et de l’« autrui » dans le discours scolaire ne relève pas d’un simple inventaire terminologique, mais participe activement à une formation idéologique. Elle forge un imaginaire politique, structure les appartenances, et naturalise une hiérarchie symbolique entre groupes, souvent au détriment de la pluralité historique et culturelle du pays (voir le glossaire).

4.2. Désigner pour dominer : valeurs discursives et hiérarchisation symbolique des figures du soi et de l’autrui

Dans le discours scolaire, la désignation lexicale du soi et de l’autrui ne se limite pas à nommer : elle produit des effets de sens, institue des places symboliques, et réactive des rapports de domination. Cette section analyse le double mécanisme d’attribution de valeurs et de production d’altérité à travers les désignations historiques récurrentes dans les manuels scolaires.

4.2.1. Des oppositions entre « indigène » et « citoyen7 » comme matrice discursive de l’exclusion

Dans la représentation synoptique suivante, nous figurerons les lexèmes les plus fréquemment associés au soi et à l’autrui dans les corpus étudiés, selon leur valeur attributive dominante :

Tableau 3. Désignations croisées et valeurs attributives du soi et de l’autrui

Nature du lexème

Soi : sujet indigène/musulman/algérien

Autrui : sujet français/colon/occidental

Ethnonyme

Indigène, musulman, arabe

Français, Européen, chrétien

Toponyme

Algérie, bled, Sud

France, Europe, Nord

Adjectif

Civilisation musulmane, infériorité, amorphe

Civilisation française, supériorité, structuré

Nom collectif

Masse, foule, peuple dominé

Bloc, classe, colonisateur

Statut juridique

Sujet, indigène, non-citoyen

Citoyen, naturalisé, privilégié

Ce tableau rend manifeste l’asymétrie dans la distribution des attributs, qui structure la représentation du soi et de l’autrui dans les textes historiques du manuel. Les désignations s’inscrivent dans une mise en discours de l’altérité traversée par des logiques d’infériorisation, héritées du colonialisme, où le lexique juridique et ethnique contribue à produire une hiérarchie de légitimité.

Elles activent un système de polarisation symbolique fondé sur la distribution inégale de traits valorisants ou disqualifiants. Ce fonctionnement est particulièrement lisible dans l’opposition récurrente entre les termes indigène et citoyen, explicitement rapportée au discours de Mahfoud Kaddache8 dont la présence polyphonique dans le manuel réactive les catégories du lexique colonial tout en en proposant une lecture critique.

Le lexème indigène, historiquement chargé, renvoie à un statut juridique discriminatoire instauré par le régime colonial français : celui de sujets autochtones, soumis au Code de l’indigénat, privés de droits politiques et considérés comme juridiquement inférieurs9. À l’inverse, le terme citoyen désigne celui qui dispose de droits civiques, participant à la souveraineté collective. Leur juxtaposition oppose implicitement un «  nous  » dominé à un «  eux  » dominateur.

Le lexème “indigène”, historiquement chargé, renvoie à un statut juridique discriminatoire instauré par le régime colonial français : celui de sujets autochtones, soumis au Code de l’indigénat, privés de droits politiques et considérés comme juridiquement inférieurs. À l’inverse, le terme “citoyen” désigne celui qui dispose de droits civiques, qui participe à la souveraineté collective. La juxtaposition de ces deux statuts oppose implicitement un “nous” dominé à un “eux” dominateur, et construit une hiérarchie de légitimité.

On lit ainsi  :

«  La colonisation entraîna l’intrusion d’un peuplement européen, minoritaire à la mentalité de vainqueur, privilégié par ses droits de citoyen.  »

Cet énoncé présente une double focale énonciative en combinant une posture explicative du narrateur (entraîner, dynamique historique) et une description idéologique du groupe européen (mentalité de vainqueur, privilège légal). Plus loin, le manuel cite encore :

«  La naturalisation accordée automatiquement aux fils d’étrangers renforça la faible majorité française et cimenta un bloc qui se définit par la supériorité de la civilisation française sur la civilisation musulmane et l’infériorité des “indigènes” par rapport aux citoyens français.  »

On observe ici une stratification discursive : renforcer (procès démographique/politique) et cimenter (procès idéologique). L’opposition civilisation française / civilisation musulmane, conjuguée à la hiérarchisation citoyen / indigène, révèle une construction différentialiste de l’identité. L’usage des guillemets autour d’«  indigènes  » signale une distance énonciative critique, révélatrice d’un préconstruit rapporté, selon la logique du «  déjà-dit  » telle que formulée par Michel Pêcheux (1982

4.2.2. Masse vs bloc : stéréotypie des représentations collectives

À première vue, les lexèmes masse et bloc partagent un tronc sémantique commun — regroupement ou agrégation d’individus. Mais dans leurs usages effectifs, une dissymétrie forte se fait jour, tant sur le plan sémantique qu’idéologique. Dans le manuel scolaire, ces termes rejouent une polarisation issue du lexique caractéristique de la formation langagière coloniale : masse renvoie aux musulmans/indigènes, bloc aux Européens.

Selon le Trésor de la langue française, masse désigne un ensemble indifférencié de personnes, perçu comme amorphe, indistinct. À l’inverse, bloc évoque un groupement structuré, compact, doté d’un projet. Maurice Tournier (2002 - 49) note que masse est relativement apolitique, décrivant une entité sans finalité, alors que bloc se rapproche de classe, avec une visée politique explicite10. Cette polarisation balise l’horizon interprétatif du lecteur  : aux colonisés revient l’indistinction, aux colonisateurs la cohérence stratégique.

Extraits du corpus :

  • «  Les indigènes étaient cantonnés dans leur bled.  »

  • «  Les Européens qui craignaient de voir les masses rurales constituer une force révolutionnaire.  »

  • «  Il y avait une masse de musulmans qui risquait de noyer les Européens.  »

Ces formulations construisent les indigènes comme entité sans visage, définie par la quantité plus que par la volonté politique. La masse devient menace diffuse, jamais acteur collectif. Les verbes craindre, noyer, cantonner traduisent une perception de la population colonisée comme force naturelle, irrationnelle, incontrôlée.

Le terme bloc, lui, s’applique à l’Europe, signifiant plus qu’un territoire  : une cohérence civilisationnelle, une conscience stratégique. Dire bloc européen, c’est postuler des frontières, une homogénéité, une agentivité. Là où la masse est assignée à l’informe, le bloc incarne la rationalité politique.

4.2.3. Cartographie symbolique et assignation identitaire

Cette asymétrie désignative entre lexèmes du soi et de l’autrui participe d’une cartographie symbolique où les termes comme masse et bloc ne sont plus de simples unités lexicales, mais deviennent des vecteurs de légitimation ou de disqualification. Le manuel reconduit ici, par sa langue même, une formation discursive coloniale : il naturalise une distribution inégalitaire des rôles dans l’histoire et dans le récit national.

Le contraste lexical et énonciatif étudié dans les sections précédentes révèle une configuration polyphonique ambivalente. Le manuel oscille entre la reproduction de catégories coloniales et leur mise à distance critique, notamment par le biais du discours rapporté de Mahfoud Kaddache, qui introduit une tension énonciative révélatrice de l’ambiguïté idéologique du texte : dénonciation et reconduction coexistent, à travers un jeu subtil de citations, de guillemets et d’effacements énonciatifs ( Bakhtine, 1977). 

Dans cette logique, l’altérité est inscrite dans un double régime d’exclusion et d’assimilation :

  1. exclusion exogénique, d’un autrui extérieur (le colon français, l’Europe);

  2. assimilation endogénique, d’une altérité interne refoulée ou invisibilisée.

L’identité « arabe », ainsi promue comme norme du soi national (Zenati 2004), résulte d’un processus d’essentialisation idéologique, qui efface la pluralité historique des appartenances (amazighes, locales, vernaculaires) et impose une lecture homogénéisante de la nation. Cette lecture est principalement fondée sur la langue arabe et l’islam, érigés en piliers exclusifs de légitimité identitaire.

Le soi est dès lors construit contre un autrui extérieur (le bloc européen, chrétien, dominateur), mais également contre un autrui intérieur, constitué par la diversité linguistique et culturelle non arabo-musulmane. Ce modèle rejoint la notion de « nationalisme inversé » proposée par Étienne Balibar : ce ne sont plus les signes de la colonisation (langue française, christianisme) qui sont exclus, mais ceux de la diversité interne, pourtant constitutive du territoire.

La nation est pensée comme un corps homogène, défini quasi exclusivement par ces deux éléments — arabe et musulman — au prix d’un effacement symbolique des pratiques mixtes, des langues régionales et des héritages locaux. Ce geste de clôture ne décrit pas une réalité sociolinguistique, mais impose une norme de légitimité qui reconfigure rétrospectivement le passé et balise l’horizon du présent.

L’autrui, dans cette configuration, n’est plus seulement un adversaire géopolitique ou un héritage colonial : il devient tout sujet intérieur non conforme au récit dominant — amazighophone, multilingue, porteur d’une mémoire alternative. L’espace scolaire devient alors le lieu d’un partage symbolique du légitime et de l’illégitime, où l’on décide de qui peut être pleinement soi, et de qui doit être pensé comme autrui, au sein même du territoire et de l’histoire partagés.

En somme, cette cartographie symbolique reconduit une double frontière :

  1. l’exclusion du dehors, avec la mise à distance du colon et de l’Occident;

  2. l’exclusion du dedans, avec l’effacement de la pluralité interne.

Ce dispositif d’assignation révèle une tension constitutive des discours scolaires en contexte postcolonial : ils visent à affirmer une souveraineté retrouvée, tout en reconduisant les schèmes classificatoires hérités, qui continuent d’organiser les appartenances, les exclusions et les hiérarchies de reconnaissance Ricœur (1990) et Levinas (1961).

5. Constructions narratives et figures identitaires : une dissymétrie structurante

La mémoire collective, en tant que matrice de subjectivation, ne se contente pas de transmettre des faits : elle structure les figures du soi et de l’autrui, en distribuant les rôles, les intentions, les affects. Le récit historique, tel qu’il est mobilisé dans les manuels scolaires algériens, participe pleinement de cette opération de construction identitaire. Il ne raconte pas simplement le passé : il le configure, le hiérarchise, et, ce faisant, oriente la reconnaissance des appartenances. Ainsi, en organisant une opposition entre différentes altérités (musulmane, européenne, locale), il produit une lecture téléologique de l’histoire nationale, dans laquelle certains héritages sont internalisés, d’autres tenus à distance.

Cette configuration discursive repose sur une dissymétrie structurante : le récit scolaire ne renvoie pas de manière homogène aux différentes périodes de l’histoire, mais opère un traitement différentiel selon les figures en présence. À travers une série de choix lexicaux, syntaxiques et narratifs, il met en scène une arabo-musulmanité assimilée et fondatrice, tout en dénonçant une européanité oppressive et exogène. L’effet produit est celui d’une subjectivation idéologique, où le sujet-lecteur est appelé à s’identifier à un soi recomposé, au prix d’un effacement des pluralités internes.

5.1. Préfiguration narrative et disjonction idéologique

L’ouverture des manuels historiques n’est pas neutre : elle mobilise une stratégie discursive de préfiguration narrative (Ricœur, 1983), qui inscrit les événements à venir dans une logique téléologique. En amorçant le récit par la conquête musulmane du Maghreb, en contraste avec la colonisation européenne, les auteurs engagent une dynamique de reconnaissance différenciée. L’altérité musulmane y est progressivement intégrée, alors que l’altérité européenne est reléguée au rang de force illégitime, brutale et dominatrice.

Cette opposition construit un régime sémantique différentiel. D’un côté, la conquête arabo-musulmane est représentée comme civilisatrice, religieuse, intégratrice. De l’autre, la colonisation européenne est qualifiée d’économique, raciale, aliénante. Ces distinctions reposent sur une re-sémantisation idéologique des termes de conquête et de colonisation, où le lexique de l’intégration (conversion, islamisation, adhésion) est réservé au premier, tandis que le vocabulaire de la dépossession (esclavage, marchandisation, domination) est mobilisé pour le second (Sayad, 1999; Balibar, 2013).

Les exemples suivants, extraits des manuels, illustrent cette asymétrie :

  • « Les derniers noyaux de résistance byzantine furent éliminés et, malgré la révolte menée par une femme appelée al-Kahina, “la devineresse”, dans les montagnes des Aurès, l’intérieur du pays fut définitivement soumis à la domination arabe. »

  • « Les Berbères avaient cessé de s’opposer aux conquérants. »

  • « Ce personnage entreprit d’envahir, à la tête d’une troupe de Berbères islamisés. »

Dans ces énoncés, le lexique de la soumission (« éliminés », « soumis », « cessé de s’opposer ») est présenté comme une évolution naturelle vers une unité culturelle. Le syntagme « Berbères islamisés » ancre la transformation identitaire dans une assimilation religieuse et idéologique. Le choix du verbe cesser suivi d’un infinitif dénote une discontinuité, une bascule dans la résistance, marquant une rupture irréversible vers l’adhésion.

Sur le plan syntaxique, cette logique est renforcée par la résultativité induite par la forme passive et l’usage de modalités irréversibles (« définitivement soumis », « domination »), qui figent l’événement dans une temporalité close où la tension du procès est arrivée à résolution. Ces formulations opèrent une transformation identitaire par effacement dialectique : le soi berbère devient soi islamisé, sans rupture apparente. Le connecteur concessif malgré, la prédication passive fut soumis, et l’adverbe définitivement instaurent une fatalité historique et légitiment l’unité imposée (Bres, 2001).

À l’inverse, les énoncés portant sur la colonisation européenne insistent sur la violence, la domination économique et la chosification des corps :

  • « Les Portugais font prisonniers des Noirs qu’ils revendent comme esclaves. »

  • « Ces esclaves vont devenir la principale “marchandise” et permettre la mise en valeur de l’Amérique. »

  • « 300 000 esclaves venant d’Afrique sont “livrés” en Amérique. »

Ici, les guillemets autour de marchandise ou livrés signalent une mise à distance éthique du narrateur, une implication dans la dénonciation implicite du processus. L’usage du présent de l’indicatif, notamment avec vont devenir, confère à la scène une actualité persistante et accentue l’effet d’injustice.

La différence de traitement est résumée dans le tableau suivant :

Texte 1 Conquête musulmane

Texte 1’ Colonisation européenne

Amr s’emparait de Barka, quand il fut rappelé et révoqué.

Les Portugais font prisonniers des Noirs qu’ils revendent comme esclaves.

Il fut remplacé par son neveu Okba qui pénétra en Afrique du Nord.

Ces esclaves vont devenir la principale « marchandise ».

Okba fonda en Afrique une ville-camp.

Les Espagnols et les Portugais ont acquis un véritable empire colonial.

Okba lança des raids, provoquant une révolte parmi les populations berbères.

Les plantations voient arriver une dizaine de milliers d’esclaves.

L’Afrique du Nord dut être pratiquement évacuée.

En un siècle, 75 000 Noirs sont venus des côtes africaines.

Abd al-Malik réoccupa puis pacifia progressivement le Maghreb.

300 000 esclaves venant d’Afrique sont « livrés » en Amérique.

Tarik entreprit d’envahir l’Espagne à la tête de Berbères islamisés.

Cette structure différentielle du récit historique façonne la subjectivité du lecteur. Elle l’invite à s’identifier à une mémoire résistante — celle de l’islamisation fondatrice — tout en construisant l’altérité européenne comme repoussoir. Le discours scolaire, en opérant cette double opération, institue une lecture orientée de l’histoire : l’altérité arabe est internalisée et légitimée; l’altérité occidentale est extériorisée et illégitimée.

5.2. Ouverture du récit et préfiguration des actions : conquête et colonisation entre re-sémantisation et sémantique à l’endroit

Le récit historique scolaire s’ouvre sur une série d’événements fondateurs liés à la conquête musulmane du Maghreb, en articulation contrastée avec la colonisation européenne de l’Afrique et des Amériques. Cette ouverture n’est pas fortuite : elle assume une fonction de préfiguration narrative, au sens où elle inscrit les actions à venir dans une séquence téléologique — celle de la résistance contre l’envahisseur occidental, sur fond d’adhésion à une altérité «  civilisatrice  » antérieure.

Cette stratégie discursive construit une opposition narrative entre deux figures de l’Autre :

  • l’Autre musulman (arabe ou islamisé) est progressivement assimilé au Soi,

  • tandis que l’Autre européen est mis à distance comme puissance oppressive, dominatrice et illégitime.

Cette dualité fonde un régime de reconnaissance différenciée, opérant une re-sémantisation des termes de conquête et de colonisation.

Les exemples suivants, extraits des manuels, illustrent cette dynamique :

  • «  Les derniers noyaux de résistance byzantine furent éliminés et, malgré la révolte menée par une femme appelée al-Kahina, “la devineresse”, dans les montagnes des Aurès, l’intérieur du pays fut définitivement soumis à la domination arabe.  »

  • «  Les Berbères avaient cessé de s’opposer aux conquérants.  »

  • «  Ce personnage entreprit d’envahir, à la tête d’une troupe de Berbères islamisés.  »

Dans ces énoncés, le lexique de la soumission («  éliminés  », «  soumis  », «  cessé de s’opposer  ») est présenté comme une évolution naturelle vers une unité culturelle. Le syntagme Berbères islamisés ancre la transformation identitaire dans une assimilation religieuse et idéologique. Le choix du verbe cesser suivi d’un infinitif dénote une discontinuité, une coupure dans la résistance, marquant une bascule irréversible vers l’adhésion.

Sur le plan syntaxique, cette logique est renforcée par la résultativité induite par la forme passive et l’usage de modalités irréversibles (définitivement soumis, domination), qui figent l’événement dans une temporalité close où la tension du procès est arrivée à résolution. Ces formulations opèrent une transformation identitaire par effacement dialectique : le soi berbère devient soi islamisé, sans rupture apparente. Le connecteur concessif malgré, la prédication passive « fut soumis », et l’adverbe définitivement instaurent une fatalité historique et figent l’événement dans l’irréversible.

À l’inverse, les énoncés portant sur la colonisation européenne insistent sur la violence, la domination économique et la chosification des corps :

  • «  Les Portugais font prisonniers des Noirs qu’ils revendent comme esclaves.  »

  • «  Ces esclaves vont devenir la principale “marchandise” et permettre la mise en valeur de l’Amérique.  »

  • «  300 000 esclaves venant d’Afrique sont “livrés” en Amérique.  »

Ici, les guillemets autour de marchandise ou livrés signalent une mise à distance éthique du narrateur, une implication dans la dénonciation implicite du processus. L’usage du présent de l’indicatif, notamment avec vont devenir, confère à la scène une actualité persistante. Le manuel oppose implicitement une conquête arabo-musulmane présentée comme fondatrice à une colonisation occidentale dénoncée comme illégitime.

Cette opposition repose sur une re-sémantisation idéologique :

  • la conquête est religieuse, civilisatrice, intégratrice;

  • la colonisation est économique, raciale, aliénante.

Ce traitement différencié révèle un enjeu majeur : naturaliser une forme d’altérité assimilée (l’arabité islamique) et rejeter l’autre perçu comme exogène (l’européannité occidentale).

Les différences de traitement sont synthétisées dans le tableau comparatif suivant :

Tableau 4. Construction du récit par les énoncés

Texte 1 Conquête musulmane

Texte 1’. Colonisation européenne

Amr s’emparait de Barka, quand il fut rappelé et révoqué.

Les Portugais font prisonniers des Noirs qu’ils revendent comme esclaves.

Il fut remplacé par son neveu Okba qui pénétra en Afrique du Nord.

Ces esclaves vont devenir la principale «  marchandise  ».

Okba fonda en Afrique une ville-camp.

Les Espagnols et les Portugais ont acquis un véritable empire colonial.

Okba lança des raids, provoquant une révolte parmi les populations berbères.

Les plantations voient arriver une dizaine de milliers d’esclaves.

L’Afrique du Nord dut être pratiquement évacuée.

En un siècle, 75 000 Noirs sont venus des côtes africaines.

Abd al-Malik réoccupa puis pacifia progressivement le Maghreb.

300 000 esclaves venant d’Afrique sont «  livrés  » en Amérique.

Tarik entreprit d’envahir l’Espagne à la tête de Berbères islamisés.

5.3. Analyse différentielle des logiques narratives

La confrontation des deux régimes de discours révèle une dissymétrie fondamentale dans les modes de narration et dans les effets de subjectivation qu’ils induisent. Le récit de la conquête musulmane repose sur une dynamique linéaire et neutralisée, où le procès (l’action en train de se faire) l’emporte sur la responsabilité des agents. Le recours à la forme passive (fut rappelé, fut révoqué, dut être évacuée) permet de neutraliser l’agentivité, de masquer les sujets de l’action et de transposer le faire en être, selon la typologie d’Henri Adamczewski ou de Gilles Bres (voir Bres, 1994).

À l’inverse, le récit de la colonisation européenne privilégie une syntaxe active, mettant en valeur les agents de l’action coloniale (les Portugais, les Européens) et soulignant la réification des sujets colonisés. L’expression «  ces esclaves vont devenir la principale marchandise » inscrit la transformation identitaire dans un processus de déshumanisation, qui fait du corps noir un objet de transaction économique (Fanon, 1952).

Sur le plan actantiel, la conquête permet un partage du faire entre conquérants et conquis, conférant aux seconds une certaine agency. Le texte mobilise des noms propres (Okba, Tarik), suggérant une individuation des acteurs. En revanche, dans le récit de la colonisation, les sujets colonisés sont désignés collectivement et objectivés (les Noirs, les esclaves), sans subjectivation possible (Memmi, 1957).

Ce différentiel de traitement se double d’une hiérarchie des affects :

  • la conquête agit sur l’âme (conversion, adhésion);

  • la colonisation agit sur le corps (marchandisation, servitude).

Il en découle une orientation narrative où la conquête est euphémisée, voire légitimée, tandis que la colonisation est explicitement dénoncée. Cette dissymétrie affective renvoie à une hiérarchisation implicite des altérités : l’altérité arabo-musulmane est internalisée comme composante du soi, l’altérité occidentale est extériorisée comme agression.

Enfin, cette construction discursive produit des effets puissants sur l’identité du lecteur. Le sujet lecteur est invité à s’identifier à une mémoire résistante, mais aussi à intérioriser une altérité arabe comme partie intégrante du soi. Le discours scolaire construit ainsi une subjectivation idéologique, qui efface les discontinuités historiques (notamment berbères ou locales) au profit d’un récit unifié, orienté et idéologiquement structuré (Ricoeur, 1985 ; Balibar, 2011).

Cette narration différentialiste s’inscrit dans un dispositif d’assignation symbolique, qui associe :

  • conquérant islamisé ↔ héros fondateur;

  • colon occidental ↔ marchand d’esclaves, oppresseur racial.

Le discours scolaire devient ainsi un outil de légitimation du nationalisme post-indépendance, en opérant une dissociation entre deux régimes narratifs  :

  • l’un qui assimile une altérité religieuse et civilisationnelle (l’islam),

  • l’autre qui rejette une altérité raciale et coloniale (l’Europe).

Le lecteur algérien est ainsi configuré discursivement : invité à s’identifier à une identité recomposée (arabo-musulmane), il est convié à oublier ou à minorer les pluralités (notamment amazighes), au profit d’un imaginaire unificateur, fondateur d’une mémoire mythifiée.

5.4. La narration scolaire comme dispositif de légitimation

En dernière instance, la narration scolaire fonctionne comme un dispositif de légitimation symbolique. À travers la sélection et l’ordonnancement des récits historiques, elle produit une subjectivité nationale orientée, un lecteur-modèle appelé à s’identifier à une histoire linéaire, finalisée, où les discontinuités sont effacées ou naturalisées.

La conquête arabo-musulmane y est construite comme une matrice fondatrice, un moment d’adhésion civilisationnelle, malgré les violences initiales. L’altérité islamique est internalisée, rendue compatible avec le soi. La colonisation européenne, quant à elle, est désignée comme une rupture, un traumatisme exogène, imposé de l’extérieur.

La structuration narrative de ces épisodes n’est pas neutre : elle oriente la mémoire collective, selon les processus décrits par Ricœur (2000), en sélectionnant ce qui doit être rappelé, ce qui peut être oublié, et ce qui est réinterprété. En cela, l’histoire scolaire n’enseigne pas seulement des faits : elle formate une identité, en assignant les rôles du soi et de l’autrui, du héros et du bourreau, de l’assimilé légitime et de l’exclu irréconciliable.

Ce processus repose sur une logique de reconnaissance sélective (Taylor, 1994) : reconnaître certains héritages (l’islam, la langue arabe) comme fondateurs, et nier d’autres filiations (la berbérité, la pluralité linguistique, la tradition africaine) comme non légitimes. La narration historique devient alors un opérateur politique, au sens fort, qui structure l’imaginaire national, justifie les appartenances, oriente les affects et trace les frontières du dicible.

Conclusion

Le présent travail s’est inscrit dans une démarche d’élucidation des modalités par lesquelles le récit scolaire de la mémoire nationale participe à la fabrique des représentations identitaires et interculturelles. Notre hypothèse initiale postulait que la pratique historique véhiculée par les manuels — notamment de langue — est traversée par une tension constitutive entre mémoire collective et idéologie politique. Ces deux forces ne s’excluent pas : elles s’articulent dans un régime de discursivité spécifique où l’histoire enseignée devient narration orientée.

La mémoire collective, parce qu’elle est porteuse de blessures historiques, tend à s’emparer du récit historique selon une logique narrative. À la production historiographique, elle substitue un travail de mise en intrigue (Ricœur, 1990), fondé sur la dramatisation, la pluralité des voix et l’ordonnancement d’une temporalité signifiante. L’idéologie, quant à elle, infiltre le discours du manuel en tant que discours autorisé (Bourdieu, 1982), où l’énonciateur — souvent implicite — agit dans un espace contraint par les attentes de l’État, les finalités nationales et les effets escomptés sur le sujet lecteur.

Pour saisir cette matérialité discursive, nous avons mobilisé les instruments de l’analyse du discours, dans une perspective articulant sémantique, syntaxe et narratologie. Puisque le discours idéologique opère par représentation — et que toute représentation passe par le langage — il s’agissait d’interroger la manière dont le manuel construit, oriente ou efface les identités à travers ses formes linguistiques. Nous avons centré notre attention sur des désignants identitaires, tels que soi et autrui, en analysant leurs positionnements syntaxiques, leurs effets référentiels et leur rôle dans la structuration du récit.

Notre analyse a révélé que ces désignants participent à l’élaboration d’un projet identitaire national, qui prend appui sur une mémoire sélective, à la fois réactive et prescriptive. Le manuel hérite ici de formations discursives coloniales — notamment la catégorisation binaire entre indigènes et citoyens — qu’il réinvestit dans une nouvelle formation idéologique : celle du nationalisme postcolonial. Rejoignant les thèses d’Étienne Balibar (2013), nous avons montré comment ce nationalisme opère une inversion du discours colonial, en reprenant à son compte les mécanismes d’exclusion, de blocage identitaire et de simplification des processus d’identification.

Les lexèmes indigènes et citoyens cristallisent cette reconfiguration idéologique. Ils instaurent un clivage sémantique et juridique, dans lequel les premiers forment une masse indistincte, essentialisée, tandis que les seconds sont dotés de cohérence, d’unité et de légitimité. Mais au-delà du lexique, c’est la mise en discours de ces oppositions qui révèle le projet idéologique du manuel : les effets de polyphonie (au sens bakhtinien) brouillent l’origine des énoncés, effacent les sources énonciatives et projettent sur l’Autre des énoncés préconstruits, relevant de ce que Michel Pêcheux nomme le déjà-dit, anonyme et persistant dans un « ça parle » sans sujet.

La dernière partie de notre étude a porté sur le récit historique lui-même, en tant que structure narrative agissante. Nous avons examiné la situation initiale comme scène de préfiguration des actions, où les rôles sont distribués selon des logiques de valorisation ou de disqualification. Tandis que la conquête musulmane est intégrée dans un régime de légitimation, par l’agir partagé et la subjectivation, la colonisation européenne est rejetée, associée à la violence, à la réification et à l’annihilation de l’agentivité. Ces effets sont produits par des choix syntaxiques (voix active/passive, effacement de l’agent), sémantiques (lexèmes comme marchandise, livrés) et narratifs (enchaînement, temporalité, focalisation).

Perspectives didactiques : repenser la mémoire comme espace commun

Les résultats de cette analyse invitent à une réflexion critique sur les finalités éducatives des manuels. Si la reconnaissance de la diversité et l’affirmation identitaire peuvent constituer des avancées pédagogiques, elles ne suffisent pas lorsqu’elles sont encadrées par une idéologie nationale fermée, unicisante, auto-légitimatrice. Une telle orientation produit des identités figées, assignées à des lieux et à des récits, et empêche la mise en œuvre d’une véritable pédagogie du pluralisme.

La logique essentialiste, qui fixe les appartenances dans le sol et le sang, reconduit des formes de repli sur soi, de culturalisme et de réification des cultures. Elle compromet les objectifs d’un vivre-ensemble démocratique, où les différences ne seraient pas simplement tolérées, mais reconnues comme constitutives d’un commun négocié.

Comme le rappellent Pretceille et Procher (1996 : 79), l’histoire scolaire — en particulier dans l’enseignement du français — ne peut se limiter à la transmission de récits identitaires figés. Elle doit être conçue comme un espace d’interprétation, un lieu de croisement des mémoires et de construction dialogique des identités. Ce déplacement épistémologique suppose d’ouvrir les manuels à la complexité, aux voix minorées, aux conflits de représentation — sans les aplanir dans un récit consensuel.

Dans cette perspective, la langue française, loin d’être un simple vecteur de récit national, doit être reconsidérée comme une langue de l’altérité. Elle est l’un des lieux où se négocient les héritages, les ruptures, les continuités. En ce sens, elle est bien, comme le disait Kateb Yacine, un « butin de guerre » — mais un butin qui ne se garde pas : il se transmet, il se partage, il s’invente à plusieurs voix.

1 Cette langue du colonisateur est, même si son aire d’usage tend aujourd’hui à se réduire, devenue une « langue en pratique », c’est-à-dire une

2 Comme le souligne Amel Bakouche (2019), l’objectif tacite de tout manuel ne serait-il pas, en définitive, à partir des injonctions symboliques qu’il

3 Sur ce point, on renvoie aux approches linguistiques qui traitent des opérations de construction du sens. En psychomécanique du langage, Gustave

4 Ces trois dimensions — effacement énonciatif, délégation institutionnelle et naturalisation idéologique — agissent en synergie pour assurer l’

5 Le choix du terme « autrui », préféré ici à « l’autre », vise à souligner la profondeur conceptuelle du rapport d’altérité. Alors que « l’autre »

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7 “Citoyen” vs “Indigène” : En contexte colonial, le statut de citoyen était réservé aux Européens et aux Algériens naturalisés, tandis que les

8 Historien de référence, Kaddache est souvent cité dans les manuels algériens pour son analyse des inégalités coloniales. Le recours à ses

9 Todd Shepard (2006). Le voile du passé. Identité coloniale et héritage républicain. Paris : Gallimard. Voir aussi: Charles-Robert Ageron (1973), Les

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1 Cette langue du colonisateur est, même si son aire d’usage tend aujourd’hui à se réduire, devenue une « langue en pratique », c’est-à-dire une langue qui ne se réduit plus à son statut historique de langue de domination, mais qui est appréhendée comme un ensemble de pratiques discursives situées, investies par des sujets qui se l’approprient et la reconfigurent au quotidien. En Algérie contemporaine, le français fonctionne de la sorte comme ressource symbolique, scolaire et professionnelle, « butin de guerre », selon la célèbre expression de Kateb Yacine, mais aussi comme lieu de tensions mémorielles et politiques. Comment, dans ces conditions, se dire et dire l’histoire lorsque les élèves sont appelés à s’incorporer dans cette langue qui fut celle de l’oppression, tout en demeurant l’un des vecteurs privilégiés de leur socialisation et de leur émancipation ?

2 Comme le souligne Amel Bakouche (2019), l’objectif tacite de tout manuel ne serait-il pas, en définitive, à partir des injonctions symboliques qu’il encapsule, de fabriquer un citoyen à son image? Cette perspective invite à interroger non seulement le contenu des savoirs enseignés, mais aussi les valeurs, les postures identitaires et les modèles d’appartenance qu’ils impliquent — parfois à l’insu même des enseignants et des apprenants.

3 Sur ce point, on renvoie aux approches linguistiques qui traitent des opérations de construction du sens. En psychomécanique du langage, Gustave Guillaume (1973) analyse les mécanismes cognitifs qui président à l’actualisation linguistique des notions, à travers une chronogénèse du discours. Dans le champ de l’analyse énonciative, Benveniste insiste sur l’inscription du sujet dans le langage, tandis que Culioli développe une théorie des opérations de repérage et de prédication à l’œuvre dans la production de sens. La sémantique interprétative de Rastier, quant à elle, articule les dimensions linguistiques, culturelles et axiologiques des discours à travers des parcours sémantiques structurés. Ces perspectives rappellent que les représentations sociales n’existent pas hors langage, mais qu’elles s’actualisent dans des opérations formelles qui les rendent accessibles, partageables et analysables. Cette conception dissout le mythe positiviste de la neutralité descriptive, sans verser dans un relativisme absolu. Ce positionnement rappelle que les représentations sociales ne précèdent pas le langage, mais qu’elles y prennent forme. Il dissout ainsi le mythe positiviste de la neutralité historique, sans pour autant verser dans un relativisme absolu.

4 Ces trois dimensions — effacement énonciatif, délégation institutionnelle et naturalisation idéologique — agissent en synergie pour assurer l’autorité du discours scolaire. Leur articulation permet à l’idéologie de se diffuser non pas comme discours explicite, mais comme évidence didactique.

5 Le choix du terme « autrui », préféré ici à « l’autre », vise à souligner la profondeur conceptuelle du rapport d’altérité. Alors que « l’autre » peut désigner une simple opposition factuelle ou descriptive, « autrui » engage une relation éthique, existentielle et discursive, inscrite dans une histoire de la pensée de l’altérité. Cette orientation s’inspire de la tradition phénoménologique et éthique (Levinas, Ricoeur), mais aussi des travaux contemporains en sociolinguistique et en analyse du discours, qui envisagent l’altérité comme un opérateur de subjectivation. Le terme « autreté », traduction parfois proposée de otherness en anglais, en constitue le pendant abstrait.

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7 “Citoyen” vs “Indigène” : En contexte colonial, le statut de citoyen était réservé aux Européens et aux Algériens naturalisés, tandis que les indigènes musulmans, bien qu’issus du territoire, étaient exclus de la citoyenneté française. Cette dichotomie légalise une inégalité politique, renforcée par des représentations discursives et scolaires.

8 Historien de référence, Kaddache est souvent cité dans les manuels algériens pour son analyse des inégalités coloniales. Le recours à ses formulations permet aux auteurs des manuels de rapporter des catégories coloniales sans les endosser. Il s’agit d’une polyphonie contrôlée, qui permet à l’idéologie dominante de s’adosser à une autorité discursive sans se compromettre.

9 Todd Shepard (2006). Le voile du passé. Identité coloniale et héritage républicain. Paris : Gallimard. Voir aussi: Charles-Robert Ageron (1973), Les Algériens musulmans et la France (1871-1919).

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