Introduction
En 2010, depuis la rive nord de la Méditerranée, Salim Bachi publie Amours et aventures de Sindbad le marin aux éditions Gallimard. Le roman, ancré dans une actualité brûlante, aborde la problématique de l’immigration clandestine, communément appelée harraga (brûleurs de frontières et de leurs papiers d’identité). Le récit contemporain s’articule autour d’un personnage nommé Sindbad, en écho au célèbre conte Sindbad le marin. Cette allusion permet d’établir un parallèle entre les aventures fantastiques de Sindbad et les errances modernes des migrants, soulignant une continuité entre l’imaginaire oriental classique et les réalités contemporaines.
Quittant la rive nord, le héros, Sindbad, de retour à Carthago (Alger) sur le bateau qui le ramène de Marseille, rencontre « Personne », un étrange personnage inspiré de la légende Les sept dormants, à qui il raconte son histoire. Orphelin et héritier, il mène en rentier une vie confortable avant de la dilapider. Il décide, alors, de traverser la Méditerranée à bord d’une barque de pêcheur, à la conquête de l’Europe pour faire fortune et retourner ensuite parmi les siens. Secouru par les équipes du Haut-Commissariat aux réfugiés, il échoue sur l’ile de Gozo où il est soigné et placé dans un camp. Il s’en échappe et, payant un passeur, il se retrouve à Cetraro, travaillant du matin au soir dans les champs de tomates, dans l’espoir d’obtenir un permis de séjour. Malgré l’exploitation, il y demeure car il tombe amoureux de Vitalia, la fille du propriétaire des terres, Carlo Moro. Leur idylle prend fin quand ce dernier les surprend. Dans sa fuite et sur la plage où il se cachait, Sindbad rencontre Giovana qui le conduit à Rome. De Rome, il part pour Florence où il rencontre Béatrice, avant de retourner à Rome puis partir à Messine en Sicile où il rencontre Liza. De Messine, il passe par Syracus pour aller retrouver Vitalia à Palerme pour s’enfuir ensemble. L’évasion échoue et Robinson, son compagnon de traversée, lui apprend que Vitalia, l’amour de sa vie est tuée par Carlo Moro, qu’il croyait être son père mais qui s’avère être son mari. Triste et désespéré, Sindbad décide de retourner à Carthago puis de s’exiler à Paris où il enchaîne les aventures avant de tomber amoureux de Thamara avec qui il entreprend un voyage en Syrie. Thamara morte, il retourne à Carthago, la terre où il espère toujours soigner ses chagrins.
Le périple de Sindbad à travers les villes méditerranéennes se transforme en une quête où chaque escale est associée à une femme, créant ainsi une métonymie ville-femme, à l’exception de Carthago, lieu de départ et de chute associé à la mort des femmes aimées et au chagrin. Une zone de retour et d’ancrage qui se veut un repère structurant pour faire son deuil, affronter ses échecs, ses désillusions et son désenchantement.
C’est cette métonymie ville-femme et la tension entre rives et dérives qui la sous-tendent dans la spatialité du pourtour méditerranéen que nous interrogeons dans une perspective sémiotique en rapport aux symboles rattachés aux choix de noms de personnages (Sindbad, Vitalia, Giovana, Béatrice, Thamara), de villes (Carthago, Rome, Florence, Messine, Palerme, Paris) et de parcours narratifs qui définissent leurs destinées. Autant de figures allégoriques représentant des promesses et des désillusions, marquées par l’idée de dérive qui renvoie à un mouvement constant et à une remise en question des identités fixes. L’objectif de cette étude est d’interroger la spatialité du pourtour méditerranéen et la représentation de l’errance à travers la métonymie ville-femme. À travers cette lecture, nous visons à révéler la centralité de Carthago dans le parcours de Sindbad, comme un espace de retour à soi, un miroir de l’échec des rêves de l’autre rive.
L’analyse sémiotique de Amours et aventures de Sindbad le marin à travers le prisme de la théorie lacanienne permet de dévoiler les structures profondes qui gouvernent le parcours narratif et les relations du protagoniste avec l’espace méditerranéen. Lacan, en introduisant la notion de manque et en théorisant l’importance de l’objet petit a, nous invite à envisager le récit comme une quête incessante de quelque chose d’inaccessible et de fondamentalement insaisissable. Dans cette perspective, les noms des personnages, les lieux traversés, ainsi que les événements eux-mêmes, se constituent comme des signifiants flottants, porteurs d’une signification multiple et changeante. Chaque nom, qu’il soit celui d’un personnage féminin ou d’un espace géographique, devient une tentative de répondre à ce manque profond, une tentative de remplissage symbolique.
1. Carthago, lieu de départ de l’Odyssée méditerranéenne
Le roman s’ouvre sur Carthago, une cité imaginaire plongée dans le chaos et la désolation, gouvernée par un autocrate surnommé « Chafouin Ier », un « président à vie » dont le nom même est porteur de connotations négatives. L’adjectif « chafouin », qui signifie rusé et sournois, souligne l’aspect tyrannique et manipulateur du personnage, ajoutant une dimension symbolique au pouvoir répressif en place. Cette toponymie est à analyser sous le prisme sémiotique lacanien, où le nom propre, en tant que signifiant maître, condense les fantasmes et les discours sociaux autour du pouvoir autoritaire. La mention « 1er » ne peut qu’annoncer à partir de cet acte inaugural historiquement manqué l’installation de cet ordre des choses.
1.1. La harga : rupture et révolte
Dès leur arrivée à Carthago, Sindbad et son nouvel acolyte, nommé « Personne », échappent à un attentat à la bombe. Face à ce cauchemar, Sindbad ressent une profonde solitude et un sentiment de fragilité :
« Il se sentait seul face aux ténèbres. Fragile et faible. C’était la raison même qui l’avait poussé à fuir la calamité qui s’abattait sur Carthago avec la régularité d’un métronome. La cité brûlait chaque jour, chaque jour de manière différente » (Bachi, 2010, p. 22).
Il comprenait le désespoir des jeunes de la ville, désillusionnés et en quête de salut qui :
« Las de leur enfer, [les jeunes] se mettent à construire les radeaux de leurs échouages hideux » (Bachi, 2010, p. 22).
« [Carthago] était prodigue en désespérés. Il s’élançait de ses rives beaucoup d’embarcations. Le mouvement s’accélérait tant la jeunesse de la cité désespérait de jamais connaître le bonheur » (Bachi, 2010, p.31)
L’allusion à « Personne » rappelle Ulysse dans L’Odyssée, lorsqu’il se présente ainsi au cyclope Polyphème, opérant une double lecture : l’anonymat des migrants réduits à une existence fantomatique et la figure mythique de l’aventurier. Carthago est ici représentée comme une ville en proie à une auto-destruction incessante, un espace marqué par une violence cyclique, symbolisée par le feu. Cette image de la cité en flammes évoque un purgatoire moderne, où les jeunes, en proie à la désillusion et en quête de salut, construisent des radeaux de fortune, destinés à l’échouage.
La spatialité dans le roman se présente comme une dialectique entre ancrage et projection. D’une part, il y a la fixité infernale de Carthago, lieu d’origine où l’existence est niée, et d’autre part, il y a l’horizon incertain de la Méditerranée, perçu comme un espace de passage et de potentialité. Lacan parlerait ici de l’« objet petit a », l’objet du désir toujours ailleurs, toujours à conquérir. La traversée devient ainsi une quête symbolique de l’Autre, de l’altérité européenne fantasmée, un espace d’« extimité » (Serge Tisseron, 2011) où les migrants projettent leurs espoirs de réalisation.
En somme, le départ de Sindbad de Carthago marque le début d’une odyssée moderne, une quête d’identité à travers l’espace méditerranéen. Ce voyage, motivé par le désespoir et l’espoir d’un avenir meilleur, cristallise les tensions socio-politiques de la région et met en lumière l’ambivalence de l’espace méditerranéen, oscillant entre lieu de rejet et espace de rêve. Le parcours de Sindbad devient une métaphore de l’errance contemporaine, une odyssée des temps modernes où chaque étape est une confrontation avec la réalité brutale de la migration clandestine et le mirage de l’Europe.
Le texte développe une analyse approfondie des expériences de Sindbad, le personnage central du roman, en mettant en lumière les conditions difficiles de l’émigration clandestine et la quête d’une vie meilleure en Europe. Ce parcours initiatique met en relief plusieurs thématiques essentielles, telles que l’exploitation humaine, la déshumanisation des migrants, et les rêves brisés sur la route de l’exil.
L’idée de « harga » (brûler les frontières en brûlant les papiers d’identité) prend ici une dimension sémiotique et psychanalytique : le feu qui brûle n’est pas seulement un feu destructeur, mais aussi un feu purificateur, une tentative de se débarrasser d’une identité oppressive pour en acquérir une nouvelle, dans un espace où les frontières sont à « géométrie variable » (Henry, 1999). Jean-Robert Henry souligne cette disparité dans l’interprétation des frontières méditerranéennes :
« En dépit de tout un passé qui a vu se multiplier les flux migratoires du nord vers le sud, puis du sud vers le nord, le mot d’ordre actuel est au contraire la fermeture des frontières du Nord pour résister au “défi démographique du Sud”, désigné comme le principal élément d’insécurité régionale. Cette hantise d'une « invasion » humaine du Sud, perçue comme une menace bio-culturelle pour l'Europe, est devenue aujourd’hui le principal ressort des projets de coopération politique et économique régionale. » (Henry, 1999, p. 163).
Cette « hantise d’une ‘’invasion’’ humaine du Sud » révèle une crainte européenne qui inscrit les migrants dans une altérité menaçante, un « Autre » radical qu’il faut tenir à distance. La fermeture des frontières et l’inaccessibilité du Nord se traduit dans le texte par la « harga » et le début de l’odyssée de Sindbad.
1.2. La traversée : une odyssée infernale
Comme des milliers de haraga, déboursant « l’équivalent d’une année de travail », Sindbad qui représente le désespoir de toute une génération acculée à l’impasse, embarque à l’aube sur une barque de pêcheur, avec l’espoir d’un avenir meilleur. La mer méditerranée devient cet espace intermédiaire entre une réalité à fuir et un avenir à construire. Cette frontière liquide que les harragas, êtres de feu, tentent, avec tous les risques que suppose le contraste de ces deux éléments, de franchir clandestinement met le doigt sur une réalité contemporaine et une politique déshumanisante qui fait que l’idée d’un espace méditerranéen n’a pas le même sens de chaque côté des deux rives.
Le périple de Sindbad commence par une traversée en mer Méditerranée dans des conditions inhumaines. L’auteur décrit avec réalisme l’enfer de cette traversée où les migrants, entassés comme des animaux dans une chaloupe, luttent contre la faim et la soif. Les propos de Sindbad témoignent de cette déshumanisation :
« Je me serais presque sustenté d’un de mes jeunes compagnons si je n’avais pas conservé un peu de cette délicatesse due à mon éducation » (Bachi, 2010 : 31).
Cette citation souligne l’instinct de survie qui prime, même au prix de l’humanité des individus.
Après ce long périple, ils échouèrent sur l’île de Gozo. Sindbad décrit cette traversée en mer et on y lit une dénonciation des conditions précaires dans lesquelles des personnes désespérées prennent la mer, fuyant souvent la guerre et la misère, pour atteindre la rive nord de la Méditerranée. Cette situation critique fait le bonheur de passeurs malhonnêtes qui monnayent la traversée à des prix exorbitants. Cela est proche de la réalité comme l’attestent, par exemple, les résultats de l’enquête de Zied Hadfi (2013) qui affirme :
« Aujourd’hui, les passeurs de clandestins investissent le champ migratoire en surenchérissant sur les espoirs des candidats en vue d’augmenter leurs chiffres d’affaires. […]Cela ne peut que profiter au marché du trafic illégal. Les réseaux de l’émigration clandestine, bien implantés dans les pays de départ aussi bien que dans les pays d’arrivée, ont vite pris conscience de la manne financière que représente l’exploitation de la « chair humaine ». Ces « mafias » amorcent leur « business » entre les deux rives de la Méditerranée. »
La mer Méditerranée, traditionnellement perçue comme une passerelle entre les continents, devient ici une zone de mort et de désespoir. L’image des « étranges odyssées » (Bachi, 2010 : 29) révèle la tragédie des migrants dont les rêves d’une vie meilleure sont engloutis par les vagues. La mer devient le théâtre d’une exploitation cynique par les passeurs, comme le montre l’analyse de Zied Hadfi : les réseaux de passeurs exploitent « la chair humaine » pour des gains financiers. Les témoignages et enquêtes sur les conditions de ces traversées démontrent la réalité effroyable de la migration clandestine, alimentée par des mafias bien implantées sur les deux rives de la Méditerranée.
La traversée est le prolongement de la terre infernale laissée derrière les harragas. La mer Méditerranée, en tant qu’entité, ignore les destins des hommes qui embarquent sur ses eaux houleuses en phase avec les éléments avec lesquels elle interagit dans l’harmonie des lois de la nature. Les tragédies qui s’y jouent n’ont pour acteurs que les hommes et les femmes dont l’instinct de survie les pousse à tenter de sortir de leur déshumanisation vers un espoir d’humanité.
2. La rive nord : l’enfermement et l’illusion d’un eldorado
Après avoir échappé aux dangers de la mer, les migrants atteignent enfin la terre ferme, qui se révèle être une nouvelle prison. Les réfugiés, dont Sindbad, sont internés dans des camps décrits ironiquement par le personnage comme des lieux équipés de « tous les équipements modernes » :
« barbelés [qui] protégeaient les rescapés des autochtones qui voulaient les pendre » ;
« miradors [qui] veillaient sur leur paisible sommeil »,
« surveillaient d’un bon œil cette multitude affamée qui menaçait d’envahir l’Europe » (Bachi, 2010 : 33).
Le camp devient un symbole d’enfermement physique et psychologique. La terre promise de la rive nord se transforme en une illusion cruelle, un espace d’anomie et de domination où les migrants perdent leur individualité et sont perçus comme une masse indistincte et menaçante, un « syndrome de la masse », les réduisant à « des silhouettes anonymes » et leur niant « toute subjectivité et toute individualité », selon Alexis Nous (2013 : 3) dans Littérature, exil et migration.
Le narrateur met en lumière l’absurdité et l’hypocrisie de la situation : les migrants sont traités comme des criminels tout en étant protégés par des soldats de l’ONU, créant une tension entre leur désir de liberté et leur statut de détenus. Cette ambiguïté est accentuée par la description humoristique du camp par Sindbad, qui compare l’endroit à un « camp de concentration ».
La mer, neutre et indifférente, fait illusion chez les hommes qui, par le pourtour qu’elle leur dessine, y voient la passerelle qui relie les terres, leur permettant de prolonger leur espace vital. Mais, une fois les pieds à terre sur l’autre rive, cela devient empiétement sur l’espace de l’Autre aux conséquences néfastes. L’étendue de la mer, même risquée et dangereuse, constitue néanmoins un champ de déplacement et de liberté de mouvement, tandis que la terre, bien qu’en apparence stable et sécurisante, constitue la spatialité de l’enfermement et de l’immobilisme. La terre où resurgissent les interdits territoriaux et les clivages humains et identitaires.
2.1. Les villes européennes et les femmes : le parcours du clandestin
Sindbad parcourt les villes européennes telles que Rome, Florence et Messine, où chaque ville est associée à une figure féminine. Les rencontres amoureuses avec Vitalia, Giovanna, Béatrice, et Liza jalonnent son parcours, transformant chaque ville en une conquête temporaire et en un espace d’évasion. Cependant, ces aventures amoureuses ne sont que des refuges éphémères pour le clandestin. Les femmes et les villes représentent des territoires à explorer et à occuper, mais aussi des pièges d’où il est constamment tenté de s’échapper.
A Certrao, quand Sindbad s’échappe du camp et accepte de travailler du matin au soir, il est conscient de sa situation d’esclave moderne sur les terres de domination et d’oppression de la rive nord. Il y tombe amoureux de Vitalia la femme de son patron, que le « cerveau d’un marin captif de son cachot » en donne « une image sacrée » :
« (…) déesse inventée pour moi, sirène et vestale, vierge et putain (…) »,
« (…) une jeune fille fraîche comme une fleur (…) » (Bachi, 2010 : 37)
Première ville de clandestinité et un premier amour tout autant clandestin se noue. La ville et la femme se rencontrent dans l’imaginaire du clandestin comme entités étrangères, objet/territoires de conquête qu’il faut investir/occuper par effraction, où il est question d’y répandre, instinctivement et sans inhibitions le trop plein de frustrations cumulées et transportées sur l’autre rive.
Surpris par Carlo Moro, une dispute violente éclate entre les deux hommes et pousse Sindbad à s’enfuir. A Rome, avec Giovanna, de la villa Médicis où il logeait, Sindbad pensait à Carthago :
« Et Carthago, au loin, engloutie par la mémoire et les terribles massacres, et la mort cavalait dans le monde comme une nouvelle à la mode. » (Bachi, 2010 : 43).
Ville de naissance évanouie physiquement, Carthago ne fait l’objet que de sombres rumeurs parvenant de loin, et persiste dans un coin de l’esprit comme une braise mal éteinte qui continue à éclairer même faiblement la conscience du harrag, aux prises aux feux flamboyants des villes/femmes du désir.
Lassé, Sindbad quitte Giovanna et part à Florence qui « à mesure que les jours passaient, se voulait en couleurs nuancées » et qui devient le « visage de Béatrice » (bachi, 2010 : 59). Lassé de cette dernière, il retourne à Rome retrouver pour un temps Giovana, avant d’embarquer pour la Sicile à Messine, une ville détruite, reconstruite après la Seconde Guerre, figurant comme « une ville des désastres », « le royaume des morts ». Il y rencontre Liza, une femme mariée, avec qui s’atténuent les douleurs qu’évoque Messine en lui rappelant sa ville natale, mais emprisonné dans un adultère qui, se comparant à Ulysse, s’avère être pour lui « le chant des sirènes, une lente dérive et une longue patience, la certitude d’y laisser sa vie ou son âme à la fin. » (Bachi, 2010 : 81). Quittant Liza et Messine pour Syracuse, il rencontre Robinson qui lui organise une rencontre avec Vittalia, son premier amour, à Palerme et ensemble ils projettent de s’enfuir. Le stratagème échoue et Vitalia est tuée par Carlo Moro.
Fou de chagrin, Sindbad décide de retourner à Carthago, où il se fait emprisonner, dès son arrivée. Grâce à l’intervention de Giovanna, il quitte Carthago pour Paris où il accumule les aventures amoureuses avant de rencontrer Thamara. Ensemble, ils décident de visiter la Syrie. Sindbad nous apprend que Thamara est morte dans ses bras, déchiquetée par une bombe au Liban. Suite à sa mort il décide de retourner à Carthago, encore une fois où il vit avec sa grand-mère.
Le cycle des unions et désunions avec ces femmes illustre la quête incessante de Sindbad pour combler un vide intérieur, une recherche d’identité et d’appartenance qui demeure insatisfaite. L’amour qu’il reçoit est sincère, mais lié à des lieux de passage, ne permettant jamais à Sindbad de se stabiliser. Il demeure en état de fuite, marqué par une nostalgie persistante pour Carthago, sa ville natale. Seule Carthago, pourtant ville sans amour, demeure paradoxalement dans l’attente de le recueillir, défait et abandonné, pour « soigner son chagrin, las de toutes ses aventures ». Il s’y réfugie comme dans « une merveilleuse tombe, un monastère, un immense asile psychiatrique, une prison à ciel ouvert (…) le cul du monde » (Bachi, 2010 : 89). Carthago, bien que dépeinte comme une ville de désolation, demeure l’unique lieu où Sindbad envisage de revenir pour y mourir, révélant l’attachement paradoxal à ses origines malgré l’exil.
2.2. Le symbolisme des figures féminines et des lieux
Les personnages féminins dans Amours et aventures de Sindbad le marin de Salim Bachi ne se contentent pas de jouer un rôle narratif, mais incarnent des symboles puissants qui s’inscrivent dans une logique de quête et d’échec. Le nom de « Vitalia », dérivé du latin vita signifiant la vie, évoque immédiatement l’espoir et la possibilité d’un renouveau. Ce prénom, à la fois lumineux et vital, suggère que la rencontre avec cette figure pourrait offrir à Sindbad une seconde chance, un chemin vers la rédemption. Cependant, cette promesse est brutalement démentie par la mort prématurée de Vitalia, un événement qui annule tout espoir de résurrection. La violence de sa disparition, qui survient au moment où Sindbad entrevoit une possibilité de rédemption, symbolise la fragilité de l’espoir humain face à un monde implacable, marqué par l’échec constant et l’inconstance du destin. Cette rupture entre la promesse de vie et la réalité de la mort interroge sur la vanité des désirs et des rêves humains, un thème récurrent dans l’œuvre qui se nourrit de la tension entre l’aspiration à la vie et la fatalité de la destruction.
À côté de Vitalia, « Giovana » incarne un autre idéal : celui de la jeunesse et de la renaissance, une transition vers une nouvelle étape de la quête intérieure de Sindbad. Le prénom évoque une fraîcheur, une ouverture à un avenir possible, mais là encore, l’illusion d’une transformation durable est rapidement contredite. Giovana représente une promesse de renouvellement, mais comme les autres figures féminines du roman, elle n’est pas un aboutissement, mais une étape éphémère sur un chemin parsemé d’échecs. Cette thématique du renouvellement par la jeunesse, qui fait écho à l’idée d’une régénération constante, est cependant contrecarrée par la structure narrative même de l’œuvre, où chaque étape du voyage semble plus un retour sur soi qu’une véritable avancée.
Enfin, Béatrice, figure incontournable de la tradition littéraire, en particulier dans La Divine Comédie de Dante, apporte une dimension spirituelle et métaphysique à la quête de Sindbad. Elle incarne le guide idéal, celui qui pourrait, à travers son amour pur, conduire le protagoniste à une connaissance supérieure et à la rédemption. Toutefois, cette figure est à nouveau fragilisée par l’errance existentielle de Sindbad, où chaque rencontre, bien qu’empreinte de signification, échoue à apporter une véritable plénitude. La récurrence de ces échecs suggère non seulement l’impossibilité d’atteindre un accomplissement transcendant, mais aussi la subversion des idéaux traditionnels de la quête héroïque, inscrivant ainsi l’œuvre dans une réflexion plus large sur la condition humaine, la quête de sens et la recherche de l’autre comme miroir de soi.
Les lieux, quant à eux, participent également de ce symbolisme profond. Chaque espace traversé par Sindbad est une représentation de son état intérieur et de ses désillusions. Le retour à Carthago, la « ville morte », n’est pas un simple retour géographique, mais un retour dans une mémoire brisée et une identité fragmentée. Carthago, telle qu’elle est décrite dans le roman, incarne l’effondrement d’un idéal passé et la déliquescence d’un espace autrefois porteur de promesses. La ville devient ainsi un lieu de déshumanisation, de silence et d’oubli, où l’histoire se fige dans un présent de ruines. Ce cadre urbain renvoie à l’idée que, tout comme les figures féminines qui traversent la vie de Sindbad, les lieux eux aussi peuvent se révéler être des miroirs d’une existence marquée par l’impossibilité de trouver une paix durable. La Méditerranée, cet espace médité par les récits antiques et mythologiques, devient ainsi, dans ce roman, un espace clos et dévasté, traversé par la mémoire du chaos, et l’espace de la quête se transforme en un terrain de perte et de dérive.
3. Le retour à Carthago : un cercle vicieux de l’exil
Le retour à Carthago, à la fin du périple de Sindbad, ne représente pas un retour triomphal vers un chez-soi, mais plutôt une redite du cycle de l’exil. Carthago, que Sindbad décrit comme un « asile psychiatrique » et une « prison à ciel ouvert » (Bachi, 2010 : 89), devient le lieu où il se confronte à la réalité tragique de son existence de migrant « sur le retour ». Cette étape cruciale et ultime est marquée par la dévastation et le désespoir. Après la perte tragique de son amour Thamara, Sindbad choisit de revenir dans une ville décrite métaphoriquement comme une « merveilleuse tombe ». Carthago est ainsi représentée comme une cité mortuaire, figée dans le temps, où les habitants apparaissent tels des « zombis » privés d’âme et de conscience, victimes d’une tyrannie déshumanisante :
« (…) on les avait tyrannisés, terrorisés comme des rats de laboratoire ; on les avait exterminés à de nombreuses reprises en leur inoculant les pires venins (…) » (Bachi, 2010 : 136).
Cette description reflète une vision apocalyptique d’une ville en ruines, rappelant les observations de Bouchier (2016), selon lesquelles :
« Les paysages urbains déstructurés avec leurs habitants traumatisés, continuant à vivre sur un Ground Zéro réel et non métaphorique, sont étrangers à l’Einfühlung ou à la Stimmung. Ces êtres désemparés, confrontés à des frontières fermées, se trouvent bloqués dans un présent en ruine, sans possibilité de projection vers l’avenir. » (Bouchier, Le moment politique des ruines. Frontières)
Ce « temps ruine », concept introduit par Marc Augé, renvoie dans le texte à l’horreur de la décennie noire algérienne que Sindbad décrit comme une « déesse sanguinaire » incarnée par la guerre civile : « Je me souciais peu de l’Histoire avec un grand « h », de cette déesse sanguinaire qui me rattrapa pourtant sous la forme insinuante d’une guerre civile » (Bachi, 2010 : 43). Les observations de Le Pajolec et Tillier dans Les « villes mortes » existent-elles ? (2016 : 6) corroborent cette vision d’une ville morte :
« La ville morte, devenue un espace muséifié, interroge la place du passé dans nos sociétés contemporaines. Elle est sujette à de multiples réappropriations qui perturbent l’ordre des temporalités, bousculant la perception linéaire de l’histoire. »
Cette réappropriation chaotique se manifeste dans le récit par une peinture macabre d’une ville frappée par un nouveau cataclysme : « une nouvelle guerre anéantissait la génération surgie des flammes » (Bachi, 2010 : 136). Cette vision s’oppose à celle d’un espace dynamique et vivant, tel qu’il est incarné, au moins dans le fantasme, par la rive nord de la Méditerranée. Là, les villes deviennent des jalons de l’aventure de Sindbad, des espaces ouverts propices à l’exploration et à l’exaltation des sentiments, un contraste net avec la rive sud, représentée par Carthago. Par le choix de figurer ce nom latin de la ville, porteuse de ce « o » final qui évoque symboliquement le zéro, il n’est pas inutile de rappeler la locution latine et funeste « Carthago delenda est », lancée par Caton et signifiant « Il faut détruire Carthage ! ». Cette dernière est dépeinte comme une ville lugubre, plongée dans le chaos, souffrant des violences du terrorisme et incapable d’offrir une perspective d’avenir.
Ce n’est plus la terre promise, la terre d’accueil espérée, mais une terre de mort et de confinement symbolique. Le choix de Carthago comme lieu de retour souligne la circularité du parcours de Sindbad, qui, après avoir traversé plusieurs villes, erré entre différents espaces d’espoir et de désillusion, finit par se retrouver face à son passé dans cette ville marquée par la guerre, la destruction, et la mémoire d’un exil sans fin. La ville, qui dans l’imaginaire historique évoque la grandeur et la chute, devient ici une métaphore de la condition du migrant, condamné à errer, sans possibilité de se stabiliser, et sans illusion de renouveau. Carthago, en tant que tombeau potentiel, incarne ainsi l’impossibilité d’une nouvelle naissance, le renoncement à l’idée d’une identité retrouvée.
Dans ce contexte, le retour à Carthago apparaît comme une forme de piège, un cercle vicieux où l’exilé se trouve condamné à répéter sans fin son parcours de souffrance et de perte. La ville natale, loin d’être un lieu de réconciliation, devient un espace de stase, de régression, où tout semble figé dans une immobilité tragique. Le personnage de Sindbad, qui a traversé le monde à la recherche de sens et d’épanouissement, se retrouve enfermé dans la même condition qu’au début de son voyage : un clandestin sans véritable destination, sans possibilité de trouver la paix intérieure. Le retour à Carthago met ainsi en lumière l’impossibilité d’échapper à la condition de l’exilé, dont les racines sont trop profondes pour être déracinées, et dont la quête de retour à une patrie idéalisée est condamnée à l’échec.
Le retour à Carthago illustre également l’échec de l’aventure initiatique de Sindbad. Tout au long de son voyage, il semble chercher une rédemption, une forme de réconciliation avec lui-même, en se lançant dans une quête de nouvelles vies, de nouveaux amours, et de nouveaux territoires. Pourtant, malgré ces multiples tentatives d’évasion et de reconstruction, il se retrouve inexorablement rattrapé par son passé et son identité d’exilé. La fuite devient ainsi un processus sans fin, une course folle vers un avenir illusoire qui ne peut être atteint. La perte de Thamara, son dernier amour, symbolise la fin de ses espoirs, la mort de ses illusions de bonheur et de stabilité. Cette tragédie vient sceller le destin de Sindbad, un homme qui, malgré ses voyages et ses aventures, reste prisonnier de son passé, de sa condition de migrant, et d’un désir inassouvi d’appartenance et de paix.
Le choix de Sindbad de retourner à Carthago après la mort de Thamara, « son dernier véritable amour », n’est pas fortuit. La perte de Thamara, déchiquetée par un bombardement israélien, symbolise l’impuissance à la fois personnelle et collective face à la violence et au chaos : « Thamara est morte dans mes bras, déchiquetée » (Bachi, 2010 : 136). Cette impuissance est partagée par Carthago, ville dévastée par un « magma de violences, de meurtres, de fureurs génocidaires » où même « Dieu créateur, infini et lointain, assistait impuissant » (Bachi, 2010 : 136). La ville devient une métaphore de la femme déchue, spectatrice impuissante du massacre de ses enfants, établissant une connexion profonde avec le désespoir de Sindbad.
Et ainsi, la mort de « Thamara » — nom porteur de fatalité en langue kabyle — n’est-elle pas, en vérité, l’extinction de toute soumission ? Comme une lueur fragile, l’espoir s’éveille, se frayant un chemin vers l’infini des possibles, effaçant d’un souffle toute forme de destinée écrite d’avance.
Conclusion
À travers le récit de Sindbad, l’auteur Salim Bachi propose une critique acerbe des réalités de la migration clandestine. Le voyage de Sindbad, entre mer et terre, entre amour et désillusion, met en lumière les souffrances, les espoirs brisés et l’exploitation des migrants dans leur quête d’une vie meilleure. L’Europe, au lieu d’être un espace de refuge et de renaissance, se révèle être un nouvel enfer d’enfermement et de désillusion. Finalement, le retour à Carthago marque une régression tragique vers le point de départ, soulignant l’impasse de la migration clandestine et l’éternelle errance de ceux qui sont contraints de quitter leur terre natale.
Le roman Amours et aventures de Sindbad le marin offre une critique acerbe du régime autoritaire, symbolisé par l’image de Carthago, une ville maudite, noyée dans le chagrin et la mort. Ils en sortent par milliers des harragas, des êtres de feu paradoxalement motivés tant par leur ardeur à rayonner avec leur espoirs et rêves mais aussi par un flamboiement qui projette les étincelles d’un désastre programmé.
À travers les pérégrinations de Sindbad en Méditerranée, se dessine une trajectoire migratoire inversée, de la rive sud vers la rive nord, qui interroge les représentations traditionnelles de la Méditerranée. Comme le souligne Jean-Robert Henry (1999) :
« Cette trajectoire sud-nord est le produit d’une construction européenne qui façonne les représentations du rapport avec le Sud. » (La Méditerranée au péril de l’Europe, p. 164).
Le récit de Sindbad, à l’opposé des aventures glorifiantes des figures antiques comme Ulysse, incarne une quête désillusionnée dans un contexte de destruction et de défaite inéluctable. Contrairement aux mythes méditerranéens qui célébraient la grandeur et la construction d’une civilisation impériale, l’aventure contemporaine de Sindbad est marquée par la ruine et le morcellement.
Cette dystopie se construit sur les décombres d’un monde fragmenté, où Sindbad est finalement rejeté et ramené à Carthago, une ville-femme devenue un refuge funeste, symbole de la défaite totale. La narration se termine sur une note sombre et ironique : alors que les légendes antiques construisaient des temples de gloire, le destin de Sindbad ne mène qu’à la destruction, un retour vers une cité en déclin qui ne peut offrir qu’un lieu de recueillement pour ses échecs.
La quête de liberté, de prospérité et d’amour, qui avait animé Sindbad dans sa traversée de la mer, devient ainsi un parcours semé d’embûches, où chaque étape est marquée par des espoirs déçus. Le camp et les villes-femmes européennes, à la fois lieux d’accueil et de détention, apparaissent comme un espace liminal, un entre-deux où la liberté est une illusion persistante. Dans cette réalité dévastatrice, la notion même de « terre promise » est complètement déconstruite. En effet, ce qui devait être un refuge devient un lieu de régression et de soumission.
Bien que pouvant être perçus comme point de ralliement ou un espace où l’idée de liberté et de retour à la dignité ne cesse d’être recherchée, l’enfermement symbolique dans le camp et l’errance de l’évasion de ville en ville et de femme en femme devient néanmoins la représentation de la lutte intérieure des migrants qui cherchent vainement à se reconstruire, à retrouver une identité et à recouvrer une dignité perdue. C’est dans cet espace de tension entre l’espoir et la réalité que se joue le destin de Sindbad et de tous les migrants, condamnés à errer dans une quête sans fin de reconnaissance et de libération.
Tisseron, S. (2011). Intimité et extimité. Communications, 88 (1), 83-91. https://shs.cairn.info/revue-communications-2011-1-page-83?lang=fr