25/06/2020
Introduction
Dans le cadre de la problématique des rapports entre mythes et textes littéraires, nous avons fait le choix de travailler, dans cette présente contribution, sur les thèmes mythiques qui structurent le roman Le secret de la girelle de Amina Mekahli, publié aux éditions ANEP, en 2016. En effet, écrit en référence à la décennie noire et sanglante des années 90 et à l’histoire, l’Espagne de l’Inquisition (1530-1610), le récit, pour conjurer la malédiction convoque quelques-uns des thèmes mythiques qui travaillent, de manière mystérieuse et énigmatique, les faits narratifs qui structurent l’histoire des personnages et l’Histoire, par effet parabolique.
Le texte, complexe et tortueux, met en place une structure narrative aux ramifications enchevêtrées entre destin personnel et destin collectif, entre passé et présent, entre réalité et fantasmagorie, pour dire une conscience torturée et obstinée à la recherche du sens. Les mythes y occupent une fonction importante, celle d’inviter à explorer les abîmes de la conscience pour tenter de lire une réalité dans laquelle les repères sont perdus, les événements échappent à tout déchiffrage intelligible, les personnages pris dans un maelstrom qui les ballotte et se joue d’eux à la manière des destins antiques aux prises aux forces surnaturelles.
C’est ce détour pressenti par la mythologie en interaction avec la réalité et l’Histoire qui à la fois donne une épaisseur au texte de Makahli et l’obscurcit à la fois qui nous encourage, sur le plan critique, à aller explorer les ressorts narratifs qui le construisent pour analyser l’opérativité de la fonction des mythes dans la mise en scène de la réalité et de l’Histoire.
1. Le secret de la girelle : récit, thèmes et mythèmes
Situant son histoire entre l’Espagne de l’Inquisition (1530 et 1610) et l’Algérie des années 90 et post 90, l’auteur met en scène trois récits principaux.
1.1. Premier récit
Le récit, portant sur la situation des personnages durant les événements des années 90, est raconté par le personnage principal, Baya, mi- Espagnole, mi-Algérienne, et mi-réelle, mi-fantôme. C’est une femme analphabète, mais accomplie sur le plan professionnel : experte en art pictural, elle fait et défait la renommée des artistes. Baya est entourée par une société de lettrés qu’elle accueille chez elle, leur offrant un espace mondain. Lors de ces soirées, elle enregistre ses invités à leur insu dans le but de savoir ce qu’ils pensent d’elle. Baya est hantée par la quête de sa vérité, elle veut percer le mystère de ses origines. Elle n’a de lien avec ses origines qu’un collier (khit errouh), qui fut offert à son aïeule et qui lui fut transmis à sa naissance.
Un jour, un vendredi, à 13h00, elle décide de ressortir ces enregistrements afin de réaliser un film. L’écoute de ces enregistrements va servir comme déclencheur de plusieurs histoires. L’écoute de l’enregistrement 132 nous apprend que la femme d’un ami écrivain et journaliste vient l’accuser d’avoir tué son mari. Ce dernier se serait suicidé car, Baya l’aurait accusé d’avoir volé la lettre d’un artiste connu, d’une valeur inestimable. Pour Baya, comme elle se le dit, les portes de l’enfer se sont entrouvertes. Le récit ne nous en dit pas plus ! Cet enregistrement déclenche chez elle une réaction inattendue : elle se mutile, se perce les tympans, et devient sourde.
A partir de ce moment, Baya bascule dans une dimension parallèle où elle rencontre Goya, un peintre également sourd, venu des profondeurs de l’Histoire, qui l’entend et elle l’entend aussi. A Goya, elle va raconter sa malédiction et sa quête de vérité : ne sachant d’où elle est issue ni pourquoi elle et toutes les femmes de sa lignée meurent en couche.
Lors d’un long voyage, qui dure deux ans, de l’autre côté de la rive (l’Espagne) à la recherche de réponses quant à l’origine de son collier (khit errouh), elle apprend que ce dernier est d’origine espagnole, il coûte une fortune et son fermoir doté d’un mécanisme secret, connu seulement par son propriétaire d’origine, fut cassé lors d’une tentative de réparation. A cette occasion, elle rencontre aussi un peintre, qui a en sa possession une vieille photo d’une femme qui lui ressemble et qui porte le même bijou. Le peintre reproduit cette femme au collier, et le lui offre. Ils auront une liaison avant qu’il ne la quitte.
1.2. Deuxième récit
Il constitue une analepse qui s’inscrit dans l’Espagne de l’Inquisition. Dans cette dimension parallèle où Baya est avec Goya, une voix, celle de son aïeul, Golem, lui raconte le récit de ses origines à travers le rêve. Elle apprend que ce collier appartenait à son aïeule Bahya qui fut condamnée pour prostitution et hérésie par l’Inquisition.
Son aïeule, convertie à l’Islam par amour, porte l’enfant de Golem (musulman d’Andalousie) qui l’épousa en dehors de la tradition chrétienne. L’Inquisition ne reconnaissant pas la légitimité de cette conversion et la constitution de ce couple en dehors des sacrements chrétiens les condamna.
1.3. Troisième récit
Il porte sur l’Algérie des années post 90. Il s’agit du récit de la petite Baya Yamin, descendante du couple originel, Baya-Golem (les Yamin).
L’architecture du texte est labyrinthique, des récits enchevêtrés, des histoires entremêlées qu’on s’y perdrait presque. Cela rend d’autant plus difficile le repérage des mythèmes. Comme le précise Mircéa Eliade1, les récits modernes sont des réinvestissements mythologiques plus ou moins avoués. D'une part, le mythe donne forme au récit littéraire et l'ordonne ; d'autre part, le récit opère une sélection parmi les motifs du mythe et en accuse certains traits au détriment d'autres. Cette mise en relief, de même que les variantes apportées au mythe original, permettent une réactualisation perpétuelle des mythes qui est souvent révélatrice des valeurs d'une époque et d'une société données.
La complexité de la structure renforce l’idée relative au mystère inhérent à la malédiction. Cette malédiction s’illustre dans deux images archétypes. La première : La malédiction du collier d’harmonie qui tisse la trame narrative comme fil conducteur (khit errouh), responsable de l’extinction à terme de la lignée des femmes. La seconde : la figure mythique des amants maudits qui intervient comme clé de lecture du roman, dans la mesure où il désacralise le mythe du collier maudit et annule, par le truchement du sacrifice et de la responsabilité historique, la malédiction pour proposer une explication humaine historique.
Selon Jung, comme rapporté par Jasionowicz (2005) dans son article Archétype, les éléments structurels de la formation des mythes se manifestaient à travers des archétypes. Ces archétypes seraient une
« […] entité hypothétique dotée d’une forte valeur émotive, qui se manifeste souvent dans les rêves, les fantaisies et les visions et qui présente des analogies frappantes avec les motifs redondants retrouvés dans les mythes, les contes, les légendes, mais aussi dans la symbolique religieuse et dans les œuvres d’art, à travers les cultures et les époques. » Jasionowicz (2005 : 27).
Le secret de la girelle nous permet de voir dans quelle mesure le récit réinvestit le mythe à travers la notion du sacré pour le démythifier et l’inscrire dans la dimension humaine, celle du récit littéraire. Autrement dit, comment le récit romanesque prend-il en charge le mythe ? Comment les mythes antiques (le collier maudit) et le mythe littéraire (amants maudits) participent-ils d’un projet littéraire qui renvoie par allégorie à l’histoire de l’horreur en Algérie ?
2. Le fatalisme des mythes ou l’archétype du collier maudit « khit errouh »
A la lecture du roman, une évidence s’impose et c’est celle de la malédiction de Baya et toute sa lignée :
« —Tu sais, je descends d’une lignée de femmes qui sont toutes filles uniques du côté de ma mère. Notre famille a pratiquement disparu à cause de cette malédiction. Nous continuons alors chacune à porter le nom de sa mère et pas celui de son père. » (Le secret de la girelle 2: 115, 116). Cette malédiction est rattachée à un objet, un collier « Khit errouh » : « J’ai été jetée de l’arbre sans autre racine pour m’agripper que ce tableau et ce bijou, ″ce fil de l’âme″ transmis de mère en fille. Ma mère m’a eue le jour de ses cinquante ans. Son dernier jour. » (SG : 100)
Toutes les femmes de sa lignée donnent la vie en laissant la leur. Elles n’ont de leur mère que ce collier « le fil de l’âme- khit errouh ». Cette malédiction du collier nous rappelle par ses aspects majeurs la malédiction du collier d’Harmonie.
Ce rappel s’impose par la force de l’image, comme le rappelle Wunenberger, dans philosophie des images:
« [l’archétype] est une image générique d’une série ou une condensation de représentations non actualisées ; elle est dotée d’une puissance de production d’images dérivées et sert de canon de référence pour identifier et évaluer toutes les copies. » (Wunenburger, 2007 : 47)
Dans la mythologie grecque3, Harmonie fille d’Arès (Dieu de la guerre) et d’Aphrodite (Déesse de l’amour et de la sexualité) se maria avec Cadmos, devenu roi de Thèbes. Tous les dieux assistèrent à leur mariage. Harmonie reçut des cadeaux : Une robe tissée par Athéna et un collier, œuvre d’Héphaïtos (Dieu du feu). Ces cadeaux vont porter malheur à tous leurs propriétaires. Les cadeaux maléfiques de l’alliance originelle sont transmis d’une génération à l’autre, tels quels, talismans maudits et toujours présents, pris dans la trame du lien de filiation et cachés dans les liens d’alliance. À chaque naissance royale sont offerts les germes de l’impossibilité de vivre et ceux de l’obligation de continuité.
La lignée de Baya tout comme la lignée d’Harmonie sont vouées à l’anéantissement. Leur destin est marqué par la répétition de la malédiction et par la nécessité de payer pour un crime inconnu. Répétition et dette qui se transmettent par des signes visibles (la mort) mais indéchiffrables (fatalité). L’analogie établie entre « khit errouh » et le collier maudit nous permet de dire que cet objet fonctionne comme un talisman maudit, tributaire de la volonté de Dieu (fatalité).
Cela s’illustre à travers la scène où le peintre, avec qui Baya est en liaison amoureuse, lui offre la toile sur laquelle il a reproduit la photo de la femme au collier, en lui disant : « —tu l’offriras à ta fille, un jour… ». Baya connaissant la malédiction qui a frappé sa lignée, se pose la question : « Mon dilemme me terrassait comme une fièvre : ″donner la vie ou garder la mienne ?″ » (SG : 128). La femme, héritière de la malédiction est condamné à vivre indéfiniment dans le traumatisme de la violence qu’elle perpétue tant qu’elle ignore le sens de sa malédiction :
« Serrer son enfant très fort doit être ce que je pourrais enfin nommer le bonheur. Je pense aux femmes de ma lignée qui n’ont jamais connu comme moi ce mot. Ces femmes qui mouraient en donnant la vie, ces femmes qui ont offert leur âme à leur fille. Pour que le ‘’fil de l’âme’’ continue à être porté comme la vie autour du cou ». (SG : 127)
Baya incarne, ainsi, le présent de la perpétuation de la malédiction. Le collier maudit, hérité, déclenche une prise de conscience, celle d’abord de la nature maléfique de l’objet. Cela entraine ensuite un processus de résistance, des plus radicaux, celui de ne plus engendrer tant que le charme maléfique opère. Elle deviendra la muse du peintre et tous les tableaux réalisés par ce dernier deviendront ses enfants.
Cette femme, au-delà de sa résistance, enclenche un processus de résolution. Symboliquement, malgré son handicap (ignorance), elle entre dans un processus d’acculturation à l’art, cet antidote inoculé à l’histoire des puissants (société). C’est par l’histoire de l’art et la force symbolique de ses signes que la voie est ouverte au contournement de la fermeture des mythes sur le destin des hommes.
3. L’homme face à ses responsabilités ou la figure mythique du couple maudit
Dans cette dimension du possible où Baya et Goya traversent les murs tels des fantômes et voyagent entre les deux rives en une fraction de seconde, une voix parle à Baya : « […] la voix, celle que je cherchais dans toutes les voix… enfin je l’entends comme dans un rêve… dans le rêve lui- même. » (SG : 186).
A travers le rêve, cette voix lui raconte le secret de ses origines. C’est dans ce récit onirique que nous retrouvons la figure mythique des amants maudits. Sa vérité est cette figure des amants maudits.
3.1. L’amour interdit
Le thème de l’amour interdit est de ceux qui, depuis des siècles, ont fait couler beaucoup d’encre. De Kais et Leila, dont l’amour rend fou Kais à tel point qu’on l’appelle « Madjnoune leila », à Roméo et Juliette dont la passion est destructrice, la littérature regorge d’exemples plus ou moins connus reprenant la figure des amants maudits. Qu’ils soient anciens ou contemporains, les auteurs utilisent des personnages archétypaux tels que Kais et Leila, Roméo et Juliette ou encore Tristan et Iseult.
Nous envisagerons le mythe des amants maudits selon le modèle de Gilbert Durand et Chaoying Sun (2000), proposé dans leur ouvrage Mythe, thèmes et variations. Durand note en effet l’existence d’un mythe littéraire possiblement définissable par l’enchevêtrement de plusieurs éléments (les mythèmes) symboliques. Quelques éléments généraux émergent selon lui lorsqu’un œil averti se penche sur des textes comme Roméo et Juliette et Pyrame et Thisbé.
Durand (2000 : 82) nomme dans un premier temps « les amants séparés (par le mur) » comme donnée essentielle du mythe littéraire en question. Celle-ci, qu’elle soit physique ou circonstancielle, se présente comme l’obstacle premier empêchant la réunion des amants. Dans notre récit, la voix, symbole de son aïeul et de vérité, lui raconte son histoire. La femme de Golem venait de le quitter pour un autre homme et un autre pays : l’Algérie. Elle l’a quitté en emmenant avec elle son fils. Golem entreprend vainement de nombreux voyages à la recherche de ce dernier. Mais pas si vain que cela puisqu’il a connu Baya.
Baya, algérienne, non musulmane se convertit à l’Islam et change de nom pour celui de Bahya Yasmine mais « Le préposé à la retranscription avait noté ‘’Yamin’’ […] Nous sommes par oubli ou négligence devenus le couple Yamin…les droits.» (SG : 188) Elle épouse un étranger (espagnol musulman). C’est la construction d’un couple mixte. Baya tombe enceinte et le couple est arrêté et jeté en prison :
« Ils l’ont arrachée au monde des vivants, enterrée vivante attendant un jugement qui n’est jamais venu. Leur double Chef d’accusation : prostitution et hérésie. Elle était doublement hérétique, trahie par deux ″raisons″ qui s’annulaient, trahie par le chaos dans lequel le monde avait sombré. J’ai été jeté moi dans une cave mitoyenne pour hérésie aussi et polygamie. J’étais impuissant désormais pour la protéger. » (SG : 186)
Cette impuissance face à la figure d’autorité, représentée par l’institution catholique qui engendre la séparation du couple, premier mythème des amants maudits, est le symbole d’autorité qui caractérise une période où la tradition, et son respect par les individus, surpasse l’importance du bien-être personnel pour valoriser l’intérêt collectif. L’institution (catholique) ne reconnait pas le mariage religieux musulman du couple mixte (Baya-Golem) car ces derniers bouleversent l’ordre social : « Les siens [catholiques] l’ont jetée comme une bête enragée hors de la cité quand son ventre a grossi […]. » (SG : 187)
Les rencontres secrètes constituent le deuxième mythème. Ce dernier est représenté par son amant Golem qui, en cachette, rend visite à sa bien-aimée en prison : « […] avec la complicité de ce gros garde payé par mon fils […].» (SG : 189)
Ces rencontres secrètes démontrent le paradoxe de la situation. Au lieu de séparer le couple, elle le rapproche et confirme le caractère irrémédiable de leur sentiment l’un pour l’autre.
L’objet trompeur, troisième mythème, est considéré par Durand comme un élément ou un moment clé
Aucune source spécifiée dans le document actif du mythe des amants maudits. Au cours de l’évolution du mythe dans nos sociétés, il prendra divers visages, mais aura toujours pour signification de mener le récit et ses protagonistes dans une suite plus ou moins tragique de conséquences diverses.
Cela se manifeste chez notre couple par la maladie de Baya, des otites à répétition, mal traitées et le refus de l’institution, figure d’autorité, de la soigner, donc la laisser mourir car elle ne s’est pas conformée à l’idéologie sociale :
« — […] A la fin de sa grossesse, elle avait une septicémie. Elle était sujette aux otites. Une double otite la faisait souffrir depuis quelques semaines, puis un matin elle avait du sang et du pus qui coulait de ses deux oreilles. Elle avait une forte fièvre. Rien ne la soulageait plus, et le peu de médicaments que nous avions était épuisé depuis quelques jours.» (SG : 186)
Ce passage révèle l’objet trompeur dans toute son ampleur significative. La valeur sémantique négative de la maladie est telle qu’elle vient chambouler les existences, faisant planer un doute vraisemblablement funeste sur l’avenir du couple mixte. Il a aussi pour faculté de mettre au jour les empêchements à la réalisation du couple mixte, l’aveuglement de l’amour laissant enfin place au dur dévoilement de la réalité et de ses contraintes : l’impuissance de Golem (individu) à sauver sa bien-aimée face à une institution (collectivité) rigide qui punit celui qui ne se conforme pas à la règle.
Les conséquences funestes de l’erreur sont le quatrième mythème du couple maudit. « Jusqu’à ce que la mort nous sépare » révèle son sens dans ce récit :
« Je pleurais sans larmes. Elle partait peu à peu quand soudain un bruit derrière moi me fit sursauter. Mon fils et sa mère faisaient irruption, sans prévenir. […]
Mon fils me dit sans que je lui aie demandé quoi que ce soit : ″Maman est sage-femme, tu t’en souviens papa ? Elle va l’accoucher avec des forceps, elle dit qu’elle est à terme, la poche des eaux a éclaté […] on ne peut pas laisser cet enfant mourir asphyxié dans un corps sans vie.″ […]
La pudeur avait complètement disparu, personne ne regardait ces cuisses blanches nues écartées sous nos yeux à tous ; […]
Je dessinais encore et encore, quand soudain ses yeux s’ouvrirent lentement. Elle me dévisageait comme la première fois, ses yeux me donnèrent pour la dernière fois une réponse au monde entier qui brulait sous le feu de la haine, ses yeux me donnèrent comme au premier monde, la tendresse infinie. […]
Mes larmes coulaient sur le visage de Baya, se mêlant au sang séché de ses oreilles. Notre fille criait. Le monde était devenu sourd. Le monde avait perdu la raison.
En ouvrant les yeux, je vis la sœur-infirmière mettre le drap sur le visage de Baya. J’ai glissé ma main sous le drap et arraché le collier de son cou dans une rage incontrôlée ; […]. » (SG : 191, 193, 195)
La déchirante disparition de Baya entraine Golem dans son sillage. Ne pouvant accepter de survivre à sa tendre moitié, il décide de la suivre comme une promesse d’un ailleurs avec elle :
« La petite flamme de l’allumette était joyeuse et je l’étais aussi. […]. Le feu a pris d’abord dans son châle en soie, ce châle blanc qu’elle aimait tant puis s’est propagé dans ma chemise noire qui se consumait en chantant. […] Nos âmes enfin se détachèrent lentement de ces os calcinés qui sentaient le parfum de mon ancienne vie. » (SG : 197)
Ce sacrifice, incontournable dans toute représentation du mythe des amants maudits, transforme le couple (Baya-Golem) en victimes expiatoires et devient le symbole de l’intolérable condamnation sociale de leur amour.
3.2. La fidélité fragilisée
Ce mythème qui, pour Gilbert Durand, repose sur les changements observables concernant les allégeances des personnages au groupe social auquel ils appartiennent jusqu’alors. Les sentiments amoureux qui prennent ancrage en eux tendent en effet à modifier la manière dont ils perçoivent leur univers et les rouages qui le commandent.
Le récit, à travers la voix de l’aïeul, présente Bahya comme appartenant à une grande famille qui avait des biens sur les deux rives. Sa rencontre avec Golem et sa conversion ne sont pas décrites. Nous sommes donc dans l’impossibilité de déterminer si ce sont ses croyances ou ses sentiments pour Golem qui la poussent sur la voie de la conversion. Quand le couple se fait arrêter et jeter en prison, ils assument en essayant de se défendre même si cela est en vain : « Baya n’est pas morte en mettant sa fille au monde. Elle est morte, car le monde a refusé de la soigner […].» (SG : 186)
Ce mythème est l’élément central autour duquel gravitent les autres mythèmes composant le mythe des amants maudits. Il est le symbole de la rigidité de l’institution religieuse ou tout simplement, il nous confronte aux bouleversements indéniables qui, d’hier à aujourd’hui, secouent notre société.
Le mystère entourant ses origines, ainsi percé, Baya accède à sa vérité venant d’un temps ancien. Cette vérité annule la fatalité : elle remet en question la malédiction du collier, objet maudit des dieux, et elle introduit la condition humaine à travers la figure des amants maudits rejetés et punis par l’institution religieuse.
Cette vérité comme acte libérateur, nous bascule dans une autre dimension, celle de la naissance de la petite Baya Golem : « La femme aux cheveux courts dort. Je m’approche du berceau, et dépose délicatement l’étole sur cette nouvelle vie […]. » (SG : 201)
A partir de ce moment, le récit s’accélère et nous projette dix ans en avant. Un vendredi à 13h00, la petite Baya passe au journal télévisé :
« La petite Baya Yamin vient de recevoir exceptionnellement le prestigieux prix littéraire « Entre-deux-rives ». Ce prix nous dit le président du jury de l’académie Entre -deux- rives, n’a jamais été décerné à un auteur aussi jeune. La petite Baya Yamin âgée de dix ans est la petite fille du grand peintre Golem Yamin, surnommé Goya L’Algérien. […] Ce prix aujourd’hui semble être une réparation au préjudice causé à la petite Baya, une enfant avec un destin hors du commun qui reste très lucide et envisage son avenir avec beaucoup d’humour. Une petite fille qui a su surmonter son handicap par l’art et la natation… La plus jeune primée pour ce prix est sourde et muette de naissance. […] Le titre original de ce récit étrangement beau, une histoire qui voyage dans le temps et dans la mémoire de cette famille de peintres célèbres, au passé chargé d’événements passionnants et parfois tragiques est : ″le secret de la girelle″. » (SG : 242,243)
La petite Baya Yamin incarnerait ce destin des hommes qui la replacerait au centre du monde par sa volonté à disposer d’elle par l’écriture. A créer donc sa sémiotique, son univers, le sens de son existence. A se raconter par le verbe en reliant son passé maudit, en se l’expliquant, à l’avenir qui adviendra en toute liberté. Ainsi, la figure du couple maudit explique le passé en brisant la malédiction du collier, en critiquant l’institution religieuse, et renoue avec l’avenir à travers la petite Baya Yamin. Cette dernière, tout comme ses aïeules, est née sourde et muette, mais contrairement à elles, elle porte le nom de son père et n’a pas perdu sa mère. Nous avons la même histoire, mais cette fois-ci Baya Yamin, à travers l’instruction et le savoir, a un avenir prometteur. Il ne reste du collier que ce fil de l’âme, représenté par la filiation entre la Baya du commencement et la petite Baya qui malgré son handicap arrive à mener sa vie dans une harmonie totale.
Conclusion
Percer le mystère consiste à ne plus subir mais à pouvoir affronter, rompre avec la fatalité et se restituer dans l’œuvre humaine.
Usant d’un procédé désormais courant, l’auteur aborde l’Histoire à partir de petites histoires et apporte sa contribution à un thème largement débattu ces dernières années, le pacte de l’oubli. Cet oubli qui affecte l’Histoire, celle des individus, mais par allégorie et parabole celle des sociétés.
Baya représente l’Algérie actuelle qui cherche à trouver la voie de l’harmonie et elle n’y arrive qu’en perçant le mystère d’une histoire qu’elle ignore puisque prisonnière du conflit religieux, c'est-à-dire les années 90, modèle inversé du traumatisme originel.
Cette allégorie prend forme dans la littérature à travers le destin de femmes génitrices qui assurent la transmission des malheurs mais ce n’est qu’à travers elles qu’il est possible aussi de générer le bien et l’harmonie.
Cette allégorie est aussi la confrontation entre deux ordres de processus de génération qui traversent, là aussi, la femme :
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La génération filiale contrainte par les règles oppressives des sociétés ancrées historiquement dont le facteur principal est l’identité nationale et religieuse.
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La génération symbolique et culturelle par l’intermédiaire de l’art qui par nature et par son aspect subversif permet d’échapper au déterminisme social.
L’auteur interroge ainsi les fondements historiques de l’Algérie depuis l’Espagne de l’Inquisition à nos jours.