Introduction
En 2010, depuis la rive nord de la Méditerranée, Salim Bachi publie Amours et aventures de Sindbad le marin aux éditions Gallimard. Le roman, ancré dans une actualité brûlante, aborde la problématique de l’immigration clandestine, communément appelée harraga (brûleurs de frontières). Le récit contemporain s’articule autour d’un personnage nommé Sindbad, en écho au célèbre conte Sindbad le marin. Cette allusion permet d’établir un parallèle entre les aventures fantastiques de Sindbad et les errances modernes des migrants, soulignant une continuité entre l’imaginaire oriental classique et les réalités contemporaines.
Dans une perspective lacanienne, le choix du nom « Sindbad » n’est pas anodin. Selon Jacques Lacan, les noms propres agissent comme des signifiants maîtres (signifiants primordiaux), véhiculant des charges symboliques importantes. Ici, « Sindbad » convoque l’imaginaire de l’aventure et du voyage initiatique. Cependant, ce nom est détourné de sa signification première : au lieu d’un voyage épique et glorieux, il s’agit d’une traversée périlleuse et désespérée. Le nom « Carthago », également utilisé pour désigner Alger dans le roman, évoque à la fois l’ancienne Carthage et la modernité urbaine d’Alger, ancrant ainsi le récit dans une continuité historique et géopolitique.
1. Les espaces de la Méditerranée : métonymie et métaphore
Le périple de Sindbad à travers les villes méditerranéennes se transforme en une quête amoureuse où chaque escale est associée à une femme, créant ainsi une métonymie ville-femme. Ce processus s’inscrit dans une logique de désir et de dérive, où chaque rencontre amoureuse symbolise une tentative de trouver un ancrage ou une identité. La Méditerranée devient alors un espace de dérive où les rives se confondent, passant de l’espoir à la désillusion. En effet, selon Deleuze et Guattari, l’idée de dérive renvoie à un mouvement constant et à une remise en question des identités fixes. Les femmes rencontrées par Sindbad—Vitalia à Palerme, Giovana à Rome, Béatrice à Florence, Liza en Sicile—sont autant de figures allégoriques représentant des promesses d’intégration ou de bonheur, qui s’avèrent souvent inaccessibles.
Contrairement aux autres villes, Carthago n’est pas associée à une figure féminine spécifique, mais représente plutôt une zone de retour, un espace de deuil et de réconciliation. Lacan parle du nom-du-père comme d’un point d’ancrage identitaire, un repère structurant. Dans ce contexte, Carthago pourrait être interprétée comme un espace symbolique où Sindbad est contraint de revenir pour affronter ses propres échecs et ses désillusions. Cette ville, lieu de départ et de chute, incarne ainsi la nostalgie du retour et le désenchantement, une antithèse aux espoirs placés dans les villes européennes.
Notre analyse se concentrera sur quatre espaces majeurs, chacun incarnant une étape de la quête de Sindbad :
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Carthago (Alger) : Ville de départ et de retour, associée à la perte et au deuil.
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Les îles de la Méditerranée (Gozo, Palerme) : Espaces de transition et de rencontre, symbolisant l’épreuve et l’errance.
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Les grandes villes européennes (Rome, Florence, Messine) : Lieux d’interaction et de confrontation avec le désir d’intégration et l’échec de l’assimilation.
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Paris : Espace ultime de l’errance amoureuse et de la quête d’identité.
L’objectif de cette étude est d’interroger la spatialité du pourtour méditerranéen et la représentation de l’errance à travers la métonymie ville-femme. À travers cette lecture, nous visons à révéler la centralité de Carthago dans le parcours de Sindbad, comme un espace de retour à soi, un miroir de l’échec des rêves de l’autre rive.
1.1. Le symbolisme des figures féminines et des lieux
Les personnages féminins dans Amours et aventures de Sindbad le marin de Salim Bachi ne se contentent pas de jouer un rôle narratif, mais incarnent des symboles puissants qui s’inscrivent dans une logique de quête et d’échec. Le nom de « Vitalia », dérivé du latin vita signifiant la vie, évoque immédiatement l’espoir et la possibilité d’un renouveau. Ce prénom, à la fois lumineux et vital, suggère que la rencontre avec cette figure pourrait offrir à Sindbad une seconde chance, un chemin vers la rédemption. Cependant, cette promesse est brutalement démentie par la mort prématurée de Vitalia, un événement qui annule tout espoir de résurrection. La violence de sa disparition, qui survient au moment où Sindbad entrevoit une possibilité de rédemption, symbolise la fragilité de l’espoir humain face à un monde implacable, marqué par l’échec constant et l’inconstance du destin. Cette rupture entre la promesse de vie et la réalité de la mort interroge sur la vanité des désirs et des rêves humains, un thème récurrent dans l’œuvre qui se nourrit de la tension entre l’aspiration à la vie et la fatalité de la destruction.
À côté de Vitalia, « Giovana » incarne un autre idéal : celui de la jeunesse et de la renaissance, une transition vers une nouvelle étape de la quête intérieure de Sindbad. Le prénom évoque une fraîcheur, une ouverture à un avenir possible, mais là encore, l’illusion d’une transformation durable est rapidement contredite. Giovana représente une promesse de renouvellement, mais comme les autres figures féminines du roman, elle n’est pas un aboutissement, mais une étape éphémère sur un chemin parsemé d’échecs. Cette thématique du renouvellement par la jeunesse, qui fait écho à l’idée d’une régénération constante, est cependant contrecarrée par la structure narrative même de l’œuvre, où chaque étape du voyage semble plus un retour sur soi qu’une véritable avancée. Enfin, Béatrice, figure incontournable de la tradition littéraire, en particulier dans La Divine Comédie de Dante, apporte une dimension spirituelle et métaphysique à la quête de Sindbad. Elle incarne le guide idéal, celui qui pourrait, à travers son amour pur, conduire le protagoniste à une connaissance supérieure et à la rédemption. Toutefois, cette figure est à nouveau fragilisée par l’errance existentielle de Sindbad, où chaque rencontre, bien qu’emprunte de signification, échoue à apporter une véritable plénitude. La récurrence de ces échecs suggère non seulement l’impossibilité d’atteindre un accomplissement transcendant, mais aussi la subversion des idéaux traditionnels de la quête héroïque, inscrivant ainsi l’œuvre dans une réflexion plus large sur la condition humaine, la quête de sens et la recherche de l’autre comme miroir de soi.
Les lieux, quant à eux, participent également de ce symbolisme profond. Chaque espace traversé par Sindbad est une représentation de son état intérieur et de ses désillusions. Le retour à Carthago, la « ville morte », n’est pas un simple retour géographique, mais un retour dans une mémoire brisée et une identité fragmentée. Carthago, telle qu’elle est décrite dans le roman, incarne l’effondrement d’un idéal passé et la déliquescence d’un espace autrefois porteur de promesses. La ville devient ainsi un lieu de déshumanisation, de silence et d’oubli, où l’histoire se fige dans un présent de ruines. Ce cadre urbain renvoie à l’idée que, tout comme les figures féminines qui traversent la vie de Sindbad, les lieux eux aussi peuvent se révéler être des miroirs d’une existence marquée par l’impossibilité de trouver une paix durable. La méditerranée, cet espace médité par les récits antiques et mythologiques, devient ainsi, dans ce roman, un espace clos et dévasté, traversé par la mémoire du chaos, et l’espace de la quête se transforme en un terrain de perte et de dérive.
1.2. Analyse sémiotique et enjeux du parcours narratif
L’analyse sémiotique de Amours et aventures de Sindbad le marin à travers le prisme de la théorie lacanienne permet de dévoiler les structures profondes qui gouvernent le parcours narratif et les relations du protagoniste avec l’espace méditerranéen. Lacan, en introduisant la notion de manque et en théorisant l’importance de l’objet petit a, nous invite à envisager le récit comme une quête incessante de quelque chose d’inaccessible et de fondamentalement insaisissable. Dans cette perspective, les noms des personnages, les lieux traversés, ainsi que les événements eux-mêmes, se constituent comme des signifiants flottants, porteurs d’une signification multiple et changeante. Chaque nom, qu’il soit celui d’un personnage féminin ou d’un espace géographique, devient une tentative de répondre à ce manque profond, une tentative de remplissage symbolique. Le nom de « Vitalia », par exemple, peut être perçu comme un signe de vie, une promesse d’accomplissement, mais, à l’instar de l’objet petit a, il est toujours à la fois désiré et toujours hors de portée. Le vide laissé par la perte de ce personnage est exactement celui que Lacan décrit, un espace qui ne peut être comblé, mais qui alimente une quête infinie, que ce soit dans le monde réel ou dans l’imaginaire du protagoniste.
Le parcours narratif de Sindbad, à travers les villes et les rencontres, constitue ainsi une série de tentatives pour combler ce vide, une quête sans fin de l’objet du désir. L’espace méditerranéen, dans sa diversité géographique et culturelle, devient le théâtre de cette quête de l’objet petit a, où le protagoniste cherche à remplir un vide existentiel par des relations éphémères et des déplacements incessants. Chaque ville traversée, chaque rivage abordé, semble proposer une réponse possible à ce désir, mais la réponse est toujours incomplète, illusoire, et provoque invariablement une nouvelle dérive. L’errance de Sindbad n’est donc pas seulement géographique, elle est avant tout existentielle, symptomatique d’un sujet en quête de sens et de complétude dans un monde qui lui échappe. Ces déplacements incessants ne visent pas à découvrir un point d’arrivée ou un accomplissement final, mais à entretenir le mouvement, à repousser sans cesse les limites du désir. Ainsi, la narration, structurée par ces aller-retours entre le désir et l’échec, reflète la dynamique même de la subjectivité selon Lacan, un sujet qui cherche sans cesse à combler un vide, mais qui, par cette quête, ne fait que reproduire l’inaccessibilité de l’objet du désir.
En ce sens, le roman de Bachi, en tant que parcours narratif, devient une illustration parfaite de ce que Lacan décrit comme l’impossibilité de la satisfaction totale du désir. La quête de Sindbad devient la métaphore d’une quête universelle, propre à tout sujet humain, qui cherche à combler un vide sans pouvoir jamais y parvenir de manière définitive. Les lieux, les rencontres et les événements sont autant de tentatives pour combler ce manque, mais ils échouent toujours à offrir une solution définitive, renforçant ainsi le caractère tragique de cette quête et le caractère inéluctable de l’échec. Dans cette dynamique, le personnage de Sindbad, tel un sujet lacanien, apparaît comme pris dans une spirale de désir qui, loin de le conduire à la satisfaction, le pousse à une errance infinie et à une confrontation permanente avec son propre vide intérieur.
2. La rive sud de la Méditerranée : Carthago, point de départ de l’Odyssée
Le roman s’ouvre sur Carthago, une cité imaginaire plongée dans le chaos et la désolation, gouvernée par un autocrate surnommé « Chafouin Ier », un « président à vie » dont le nom même est porteur de connotations négatives. L’adjectif « chafouin », qui signifie rusé et sournois, souligne l’aspect tyrannique et manipulateur du personnage, ajoutant une dimension symbolique au pouvoir répressif en place. Cette toponymie est à analyser sous le prisme sémiotique lacanien, où le nom propre, en tant que signifiant maître, condense les fantasmes et les discours sociaux autour du pouvoir autoritaire.
Dès leur arrivée, Sindbad et son nouvel acolyte, nommé « Personne », échappent à un attentat à la bombe. L’allusion à « Personne » rappelle Ulysse dans L’Odyssée, lorsqu’il se présente ainsi au cyclope Polyphème, opérant une double lecture : l’anonymat des migrants réduits à une existence fantomatique et la figure mythique de l’aventurier. Face à ce cauchemar urbain, Sindbad ressent une profonde solitude et un sentiment de fragilité :
« Il se sentait seul face aux ténèbres. Fragile et faible. C’était la raison même qui l’avait poussé à fuir la calamité qui s’abattait sur Carthago avec la régularité d’un métronome. La cité brûlait chaque jour, chaque jour de manière différente » (Bachi, 2010, p. 22).
Carthago est ici représentée comme une ville en proie à une auto-destruction incessante, un espace marqué par une violence cyclique, symbolisée par le feu. Cette image de la cité en flammes évoque un purgatoire moderne, où les jeunes, désillusionnés et en quête de salut, construisent des radeaux de fortune, destinés à l’échouage :
« Las de leur enfer, [les jeunes] se mettent à construire les radeaux de leurs échouages hideux » (Bachi, 2010, p. 22).
2.1. Une analyse sémiotique de l’espace : entre ancrage et projection
La spatialité dans le roman se présente comme une dialectique entre ancrage et projection. D’une part, il y a la fixité infernale de Carthago, lieu d’origine où l’existence est niée, et d’autre part, il y a l’horizon incertain de la Méditerranée, perçu comme un espace de passage et de potentialité. Lacan parlerait ici de l’« objet petit a », l’objet du désir toujours ailleurs, toujours à conquérir. La traversée devient ainsi une quête symbolique de l’Autre, de l’altérité européenne fantasmée, un espace d’« extimité » (Lacan, 1992), où les migrants projettent leurs espoirs de réalisation.
L’idée de « harga » (brûler les frontières) prend ici une dimension sémiotique et psychanalytique : le feu qui brûle n’est pas seulement un feu destructeur, mais aussi un feu purificateur, une tentative de se débarrasser d’une identité oppressive pour en acquérir une nouvelle, dans un espace où les frontières sont à « géométrie variable » (Henry, 1999). Jean-Robert Henry souligne cette disparité dans l’interprétation des frontières méditerranéennes :
« En dépit de tout un passé qui a vu se multiplier les flux migratoires du nord vers le sud, puis du sud vers le nord, le mot d’ordre actuel est au contraire la fermeture des frontières du Nord pour résister au “défi démographique du Sud”, désigné comme le principal élément d’insécurité régionale » (Henry, 1999, p. 163).
Cette « hantise d’une invasion humaine du Sud » révèle une crainte européenne qui inscrit les migrants dans une altérité menaçante, un « Autre » radical qu’il faut tenir à distance.
2.2. La harga : rupture et révolte
Sindbad, à l’instar de milliers de harragas, débourse « l’équivalent d’une année de travail » pour s’embarquer clandestinement à bord d’une barque de pêcheur. La Méditerranée devient alors un espace liminaire, une frontière liquide qui sépare deux mondes antinomiques : la réalité désespérante de Carthago et la promesse d’un avenir européen, fantasmé, mais incertain. L’acte de traversée, ou harga, peut être vu comme une tentative de traverser non seulement une frontière géopolitique, mais aussi une frontière symbolique. C’est une quête de reconnaissance, une tentative d’exister aux yeux de l’Autre, selon la lecture lacanienne de la quête du désir.
En somme, le départ de Sindbad de Carthago marque le début d’une odyssée moderne, une quête d’identité à travers l’espace méditerranéen. Ce voyage, motivé par le désespoir et l’espoir d’un avenir meilleur, cristallise les tensions socio-politiques de la région et met en lumière l’ambivalence de l’espace méditerranéen, oscillant entre lieu de rejet et espace de rêve. Le parcours de Sindbad devient une métaphore de l’errance contemporaine, une odyssée des temps modernes où chaque étape est une confrontation avec la réalité brutale de la migration clandestine et le mirage de l’Europe.
Le texte développe une analyse approfondie des expériences de Sindbad, le personnage central du roman Sindbad de Abdelaziz Baraka Sakin, en mettant en lumière les conditions difficiles de l’émigration clandestine et la quête d’une vie meilleure en Europe. Ce parcours initiatique met en relief plusieurs thématiques essentielles, telles que l’exploitation humaine, la déshumanisation des migrants, et les rêves brisés sur la route de l’exil.
2.3. La traversée maritime : une odyssée infernale
Le périple de Sindbad commence par une traversée en mer Méditerranée dans des conditions inhumaines. L’auteur décrit avec réalisme l’enfer de cette traversée où les migrants, entassés comme des animaux dans une chaloupe, luttent contre la faim et la soif. Les propos de Sindbad témoignent de cette déshumanisation :
« Je me serais presque sustenté d’un de mes jeunes compagnons si je n’avais pas conservé un peu de cette délicatesse due à mon éducation » (AADSM 31).
Cette citation souligne l’instinct de survie qui prime, même au prix de l’humanité des individus.
La mer Méditerranée, traditionnellement perçue comme une passerelle entre les continents, devient ici une zone de mort et de désespoir. L’image des « étranges odyssées » (AASM 29) révèle la tragédie des migrants dont les rêves d’une vie meilleure sont engloutis par les vagues. La mer devient le théâtre d’une exploitation cynique par les passeurs, comme le montre l’analyse de Zied Hadfi (2013) : les réseaux de passeurs exploitent « la chair humaine » pour des gains financiers. Les témoignages et enquêtes sur les conditions de ces traversées démontrent la réalité effroyable de la migration clandestine, alimentée par des mafias bien implantées sur les deux rives de la Méditerranée.
3. La rive nord : l’enfermement et l’illusion d’un eldorado
Après avoir échappé aux dangers de la mer, les migrants atteignent enfin la terre ferme, qui se révèle être une nouvelle prison. Les réfugiés, dont Sindbad, sont internés dans des camps entourés de barbelés, décrits ironiquement par le personnage comme des lieux équipés de « tous les équipements modernes » (AASM 33). Le camp devient un symbole d’enfermement physique et psychologique. La terre promise de la rive nord se transforme en une illusion cruelle, un espace d’anomie et de domination où les migrants perdent leur individualité et sont perçus comme une masse indistincte et menaçante, un « syndrome de la masse » selon Alexis dans Littérature, exil et migration.
Le narrateur met en lumière l’absurdité et l’hypocrisie de la situation : les migrants sont traités comme des criminels tout en étant protégés par des soldats de l’ONU, créant une tension entre leur désir de liberté et leur statut de détenus. Cette ambiguïté est accentuée par la description humoristique du camp par Sindbad, qui compare l’endroit à un « camp de concentration ».
3.1. Les villes européennes et les femmes : le parcours du clandestin
Sindbad parcourt les villes européennes telles que Rome, Florence et Messine, où chaque ville est associée à une figure féminine. Les rencontres amoureuses avec Vitalia, Giovanna, Béatrice, et Liza jalonnent son parcours, transformant chaque ville en une conquête temporaire et en un espace d’évasion. Cependant, ces relations amoureuses ne sont que des refuges éphémères pour le clandestin. Les femmes et les villes représentent des territoires à explorer et à occuper, mais aussi des pièges d’où il est constamment tenté de s’échapper.
Le cycle des unions et désunions avec ces femmes illustre la quête incessante de Sindbad pour combler un vide intérieur, une recherche d’identité et d’appartenance qui demeure insatisfaite. L’amour qu’il reçoit est sincère, mais lié à des lieux de passage, ne permettant jamais à Sindbad de se stabiliser. Il demeure en état de fuite, marqué par une nostalgie persistante pour Carthago, sa ville natale. Cette dernière, bien que dépeinte comme une ville de désolation, demeure l’unique lieu où Sindbad envisage de revenir pour y mourir, révélant l’attachement paradoxal à ses origines malgré l’exil.
3.2. L’enfermement symbolique et la quête de liberté dans le camp
Après avoir échappé aux périls de la mer, les migrants, à l’instar de Sindbad, voient leur arrivée sur la rive nord comme un moment de soulagement, mais ce soulagement est de courte durée. En effet, l’arrivée sur la terre ferme se transforme rapidement en une nouvelle forme d’enfermement. Les camps de réfugiés, encerclés de barbelés, deviennent des symboles d’un piège où la liberté promise se dérobe sans cesse. L’ironie de la situation est soulignée par le narrateur, qui décrit ces camps comme étant équipés de « tous les équipements modernes », une mention qui accentue la dimension absurde de l’enfermement. Les réfugiés, qui avaient espéré un accueil chaleureux et un futur meilleur, se retrouvent pris dans un espace clos où ils sont confinés à une existence sans perspective d’épanouissement. Cet enfermement physique se double d’un enfermement psychologique, car les migrants sont déshumanisés et réduits à leur statut de « masses » anonymes, une notion que le narrateur critique avec une grande acuité. Le camp, loin de représenter un havre de paix, devient un espace où l’identité du migrant se dissout dans la foule, où la dignité humaine est constamment mise en échec par l’absence de reconnaissance.
Ce phénomène d’enfermement est renforcé par le contraste entre l’illusion d’un eldorado et la réalité de la condition dans le camp. Loin de la terre promise de la rive nord, les migrants découvrent une réalité marquée par l’absence de liberté, de droits, et de dignité. La description du camp, en particulier la comparaison avec un « camp de concentration », souligne cette situation d’absurdité et d’hypocrisie. Les soldats de l’ONU, censés protéger les migrants, deviennent eux-mêmes une manifestation de l’isolement et du contrôle sur ceux qui sont supposés être protégés. Cette ironie poignante montre que la frontière entre le statut de réfugié et celui de prisonnier est floue et manipulée à des fins politiques. Le désir de liberté des migrants, incarné par Sindbad, se heurte constamment à la structure oppressante du camp, une réalité où la promesse d’asile se transforme en une nouvelle forme d’exil.
La quête de liberté, qui avait animé Sindbad dans sa traversée de la mer, devient ainsi un parcours semé d’embûches, où chaque étape est marquée par des espoirs déçus. Le camp, à la fois lieu d’accueil et de détention, apparaît comme un espace liminal, un entre-deux où la liberté est une illusion persistante, mais inatteignable. Dans cette réalité dévastatrice, la notion même de « terre promise » est complètement déconstruite. En effet, ce qui devait être un refuge devient un lieu de régression, de soumission et de désillusion. L’enfermement symbolique dans le camp représente ainsi la lutte intérieure des migrants qui cherchent à se reconstruire, à retrouver une identité et à recouvrer une dignité perdue. Paradoxalement, ce lieu de déshumanisation devient également un point de ralliement, un espace où l’idée de liberté et de retour à la dignité, bien que lointaine, ne cesse d’être recherchée. C’est dans cet espace de tension entre l’espoir et la réalité que se joue le destin de Sindbad et de tous les migrants, condamnés à errer dans une quête sans fin de reconnaissance et de libération.
4. Le retour à Carthago : un cercle vicieux de l’exil
Le retour à Carthago, à la fin du périple de Sindbad, ne représente pas un retour triomphal vers un chez-soi, mais plutôt une redite du cycle de l’exil. Carthago, que Sindbad décrit comme un « asile psychiatrique » et une « prison à ciel ouvert » (AASM 89), devient le lieu où il se confronte à la réalité tragique de son existence de migrant. Ce n’est plus la terre promise, la terre d’accueil espérée, mais une terre de mort et de confinement symbolique. Le choix de Carthago comme lieu de retour souligne la circularité du parcours de Sindbad, qui, après avoir traversé plusieurs villes, erré entre différents espaces d’espoir et de désillusion, finit par se retrouver face à son passé dans cette ville marquée par la guerre, la destruction, et la mémoire d’un exil sans fin. La ville, qui dans l’imaginaire historique évoque la grandeur et la chute, devient ici une métaphore de la condition du migrant, condamné à errer, sans possibilité de se stabiliser, et sans illusion de renouveau. Carthago, en tant que tombeau potentiel, incarne ainsi l’impossibilité d’une nouvelle naissance, le renoncement à l’idée d’une identité retrouvée.
Le retour à Carthago illustre également l’échec de l’aventure initiatique de Sindbad. Tout au long de son voyage, il semble chercher une rédemption, une forme de réconciliation avec lui-même, en se lançant dans une quête de nouvelles vies, de nouveaux amours, et de nouveaux territoires. Pourtant, malgré ces multiples tentatives d’évasion et de reconstruction, il se retrouve inexorablement rattrapé par son passé et son identité d’exilé. La fuite devient ainsi un processus sans fin, une course folle vers un avenir illusoire qui ne peut être atteint. La perte de Thamara, son dernier amour, symbolise la fin de ses espoirs, la mort de ses illusions de bonheur et de stabilité. Cette tragédie vient sceller le destin de Sindbad, un homme qui, malgré ses voyages et ses aventures, reste prisonnier de son passé, de sa condition de migrant, et d’un désir inassouvi d’appartenance et de paix.
Dans ce contexte, le retour à Carthago apparaît comme une forme de piège, un cercle vicieux où l’exilé se trouve condamné à répéter sans fin son parcours de souffrance et de perte. La ville natale, loin d’être un lieu de réconciliation, devient un espace de stase, de régression, où tout semble figé dans une immobilité tragique. Le personnage de Sindbad, qui a traversé le monde à la recherche de sens et d’épanouissement, se retrouve enfermé dans la même condition qu’au début de son voyage : un clandestin sans véritable destination, sans possibilité de trouver la paix intérieure. Le retour à Carthago met ainsi en lumière l’impossibilité d’échapper à la condition de l’exilé, dont les racines sont trop profondes pour être déracinées, et dont la quête de retour à une patrie idéalisée est condamnée à l’échec.### Conclusion
À travers le récit de Sindbad, l’auteur Abdelaziz Baraka Sakin propose une critique acerbe des réalités de la migration clandestine. Le voyage de Sindbad, entre mer et terre, entre amour et désillusion, met en lumière les souffrances, les espoirs brisés et l’exploitation des migrants dans leur quête d’une vie meilleure. L’Europe, au lieu d’être un espace de refuge et de renaissance, se révèle être un nouvel enfer d’enfermement et de désillusion. Finalement, le retour à Carthago marque une régression tragique vers le point de départ, soulignant l’impasse de la migration clandestine et l’éternelle errance de ceux qui sont contraints de quitter leur terre natale.
Le retour du personnage de Sindbad à Carthago, dans Amours et aventures de Sindbad le marin, constitue une étape cruciale marquée par la dévastation et le désespoir. Après la perte tragique de son amour Thamara, Sindbad choisit de revenir dans une ville décrite métaphoriquement comme une « merveilleuse tombe ». Carthago est ainsi représentée comme une cité mortuaire, figée dans le temps, où les habitants apparaissent tels des « zombis » privés d’âme et de conscience, victimes d’une tyrannie déshumanisante :
« on les avait tyrannisés, terrorisés comme des rats de laboratoire ; on les avait exterminés à de nombreuses reprises en leur inoculant les pires venins » (AADSM, p. 136).
Cette description reflète une vision apocalyptique d’une ville en ruines, rappelant les observations de Bouchier (2016), selon lequel :
« Les paysages urbains déstructurés avec leurs habitants traumatisés, continuant à vivre sur un Ground Zéro réel et non métaphorique, sont étrangers à l’Einfühlung ou à la Stimmung. Ces êtres désemparés, confrontés à des frontières fermées, se trouvent bloqués dans un présent en ruine, sans possibilité de projection vers l’avenir. » (Bouchier, Le moment politique des ruines. Frontières)
Ce « temps ruine », concept introduit par Marc Augé, renvoie à l’horreur de la décennie noire algérienne que Sindbad décrit comme une « déesse sanguinaire» incarnée par la guerre civile : « la guerre civile m’a rattrapé sous la forme insinuante d’une guerre civile » (AADSM, p. 43). Les observations de Le Pajolec et Tillier (2016) corroborent cette vision d’une ville morte :
« La ville morte, devenue un espace muséifié, interroge la place du passé dans nos sociétés contemporaines. Elle est sujette à de multiples réappropriations qui perturbent l’ordre des temporalités, bousculant la perception linéaire de l’histoire. » (Les « villes mortes » existent-elles ? p. 6)
Cette réappropriation chaotique se manifeste dans le récit par une peinture macabre d’une ville frappée par un nouveau cataclysme : « une nouvelle guerre anéantissait la génération surgie des flammes » (AADSM, p. 136). Cette vision s’oppose à celle d’un espace dynamique et vivant, tel qu’il est incarné par la rive nord de la Méditerranée. Là, les villes deviennent des jalons de l’aventure de Sindbad, des espaces ouverts propices à l’exploration et à l’exaltation des sentiments, un contraste net avec la rive sud, représentée par Carthago. Cette dernière est dépeinte comme une ville lugubre, plongée dans le chaos, souffrant des violences du terrorisme et incapable d’offrir une perspective d’avenir.
Le choix de Sindbad de retourner à Carthago après la mort de Thamara, « son dernier véritable amour », n’est pas fortuit. La perte de Thamara, déchiquetée par un bombardement israélien, symbolise l’impuissance à la fois personnelle et collective face à la violence et au chaos : « Thamara est morte dans mes bras, déchiquetée » (AADSM, p. 136). Cette impuissance est partagée par Carthago, ville dévastée par un « magma de violences, de meurtres, de fureurs génocidaires » où même « Dieu créateur, infini et lointain, assistait impuissant » (AADSM, p. 136). La ville devient une métaphore de la femme déchue, spectatrice impuissante du massacre de ses enfants, établissant une connexion profonde avec le désespoir de Sindbad.
Et ainsi, la mort de « Thamara » — nom porteur de fatalité en langue kabyle — n’est-elle pas, en vérité, l’extinction de toute soumission ? Comme une lueur fragile, l’espoir s’éveille, se frayant un chemin vers l’infini des possibles, effaçant d’un souffle toute forme de destinée écrite d’avance.
Conclusion
Le roman Amours et aventures de Sindbad le marin offre une critique acerbe du régime autoritaire, symbolisé par l’image de Carthago, une ville maudite, noyée dans le chagrin et la mort. À travers les pérégrinations de Sindbad en Méditerranée, se dessine une trajectoire migratoire inversée, de la rive sud vers la rive nord, qui interroge les représentations traditionnelles de la Méditerranée. Comme le souligne Jean-Robert Henry (1999) :
« Cette trajectoire sud-nord est le produit d’une construction européenne qui façonne les représentations du rapport avec le Sud. » (La Méditerranée au péril de l’Europe, p. 164).
Le récit de Sindbad, à l’opposé des aventures glorifiantes des figures antiques comme Ulysse, incarne une quête désillusionnée dans un contexte de destruction et de défaite inéluctable. Contrairement aux mythes méditerranéens qui célébraient la grandeur et la construction d’une civilisation impériale, l’aventure contemporaine de Sindbad est marquée par la ruine et le morcellement. Cette dystopie se construit sur les décombres d’un monde fragmenté, où Sindbad est finalement rejeté et ramené à Carthago, une ville-femme devenue un refuge funeste, symbole de la défaite totale. La narration se termine sur une note sombre et ironique : alors que les légendes antiques construisaient des temples de gloire, le destin de Sindbad ne mène qu’à la destruction, un retour vers une cité en déclin qui ne peut offrir qu’un lieu de recueillement pour ses échecs.