Tout texte est le passé et l’avenir d’un autre (Chauvin, 2005 : p. 50)
Introduction
L’épigraphe qui ouvre cet article résume toute la problématique autour de laquelle il d’article. Elle annonce la capacité du texte mythique à générer de nouveaux textes et passer, ainsi, de la transmission à la démonstration. En effet, et selon Wunenburger, chaque œuvre prend sa source dans le mythe puisque :
La compréhension de l’imaginaire mythique peut nous aider à comprendre qu’au cœur de nombreux actes de création se tiennent une matrice de vie, un réservoir de forme, un code génétique d’histoires qui pré-informent l’œuvre, la font croître dans l’artiste, lui transmettent une force d’extériorisation. Le mythe apparaît ainsi comme une structure symbolique d’images, particulièrement apte à susciter et à diriger la création (Wunenburger, 2005 : 69)
Les mythes ont cette capacité extraordinaire à se mouvoir et à émouvoir. Ils ont ce pouvoir magique de provoquer l’élan créatif chez les écrivains par leurs images mythiques qui nous renvoient à nos origines, à l’origine de toute création et qui permettent avec majesté d’expliquer le monde, de donner sens à la vie. En raison de leur enracinement dans l’imaginaire collectif, les histoires mythiques aident, également, à réconforter l’écrivain face à ses angoisses du manque d’inspiration, elle lui confère l’ossature d’un texte qu’il pourra, par la suite et de fil en aiguille, en faire un pur chef-d’œuvre.
Dans cet article, nous nous intéresserons au mythe cosmogonique dans sa prédisposition à parler du monde et à conférer un sens à la condition humaine. En effet, dans ce roman, la création du monde de Jean d’Ormesson, il est question d’un manuscrit écrit par un certain Simon Lequedam qui parvient à quatre personnages retranchés dans une île de la Méditerranée, un livre où Simon raconte ses rêves nocturnes. Des rêves dans lesquels Dieu lui apparaît à chaque fois pour lui parler du monde, des hommes et de son insatisfaction vis-à-vis de ces êtres qu’il a créés et qui tendent peu à peu à se défaire de lui, voire, à le nier. Les quatre personnages sont chargés de lire, chacun à son tour, le manuscrit durant huit jours, période représentant la durée de leur voyage. Ainsi, la lecture de ce livre devient comme un rituel pour les quatre compères. Chaque soir et durant ces huit jours, ce manuscrit mystérieux devient par la force des choses leur livre de prédilection.
Le mythe cosmogonique1 est un mythe qui donne sens au monde et à la condition humaine, il provoque ce besoin impérieux d’expliquer l’origine de toutes choses, il procure à l’homme cette extase des origines, cette union avec le grand tout ; un « sentiment océanique »2, qui le fait sentir en parfaite adéquation avec l’univers dans lequel il vit, il se sent en symbiose avec les gens qui l’entourent, ce qui lui permet d’être réconcilié à jamais avec la vie. Mircea Eliade évoque cette variante du mythe cosmogonique qui décrit « la création du monde par la pensée, la parole (le « verbe ») ou l’« échauffement d’un dieu » (Eliade). C’est cette version du mythe cosmogonique qui nous intéresse, car correspondant à la trame narrative de notre texte.
En effet, tantôt bienveillant, tantôt courroucé, dieu s’adresse au personnage, de la création du monde, Simon par le verbe dans ses rêves nocturnes. Ce dernier se trouve chaque nuit contraint de plonger, tel un personnage mythique, dans l’océan confus et déchaîné de ces rêves pour en rapporter cette parole divine afin de la transcrire pour donner naissance à ce manuscrit que les quatre personnages devront lire chaque soir. Nous tenterons de démontrer, à travers cette analyse, comment l’écrivain arrive à créer un modèle humain en s’inspirant du modèle divin. Quel nouveau sens générera cette réécriture du mythe de la création et que racontera-t-elle ? Quelle explication proposera-t-elle et que va-t-elle révéler ?
1. Temps et décor mythique
Comme nous l’avons précisé plus haut, Simon Laquedem fait chaque jour des rêves nocturnes où dieu vient lui parler du monde, des hommes et particulièrement, de son agacement et de son mécontentement vis-à-vis de cet être qu’il a créé à son image. L’élément qui a attiré notre attention à la lecture de ce roman est que le décor des rêves nocturnes de Simon se rapproche de celui des histoires mythiques.
D’abord, le temps mythique oscille entre un temps sacré et un temps profane. En effet, le temps sacré est le temps du mythe tandis que le temps profane est ce temps dépourvu de toute signification religieuse. Par ailleurs, le temps du mythe est un temps révocable, récupérable « c’est un temps ontologique par excellence (parménidien) : toujours égal à lui-même, il ne change ni ne s’épuise » (Eliade, 1965 : 64), qui se réactualise grâce aux rites alors que le temps profane est un temps irréversible assimilé au présent historique. Ces deux temps sont présents dans les rêves de Simon : il y a, d’une part, ce temps sacré où dieu lui parle, un temps réversible qui se réintègre chaque nuit par le truchement des redondances du rêve, un rituel auquel Simon se livre avec ses images oniriques « le soir, je me suis couché rompu. Et le rêve a recommencé […] il avait repris exactement au point où le rêve de la veille m’avait laissé pantelant » (d’Ormesson, 2006 : 19). Et d’autre part, ce temps profane où il se réveille et transcrit la parole qu’il a reçue dans ce fameux manuscrit : « c’est vers cette époque-là que, débarrassé de l’angoisse qui me paralysait, je pris l’habitude de noter dans un carnet l’essentiel de mes rêves. Ce carnet je le feuillette en écrivant ces pages » (d’Ormesson, 2006 : 24).
Plusieurs études ont démontré qu’il existait une similitude entre l’expérience onirique et l’expérience mythique. En effet,
tissé de représentation imagée, le mythe et le rêve ont l’air d’utiliser une langue épaisse, rappelant celle des temps primitifs. Ni celui qui rêve ni celui qui récite le mythe ne produisent intentionnellement le sens qu’on leur propose. Au contraire du narrateur qui invente une histoire, celui qui rêve est habité par un metteur en scène innommé, venant de derrière lui. Le récitant du mythe de son côté, laisse passer une voix qui n’est pas la sienne propre, une voix qui arrive de loin, comme échappée des arcanes chtoniens ou célestes, dont il se fait le délégué. (Vergote, 1991 : 80-101)
D’après cette citation, on voit bien à travers les rêves de Simon un enchevêtrement entre le récit mythique et le récit onirique dans ce que la parole rapportée par le personnage est d’une part, mise en scène par cette voix de l’inconscient individuel (Dieu) qui vient guider l’auteur dans l’élaboration de son texte et d’une autre part, par cet inconscient collectif (mythe cosmogonique) qui se trouve ancré comme une image archétypale dans son esprit et qui lui procure ce noyau symbolique qui a permis de générer ce texte. L’auteur lui-même a fait ce constat en s’exprimant par la voix de son personnage
« le matin en transcrivant mes rêves, ne les transformais-je pas ? N’y avait-il pas un risque de les inventer en croyant m’en souvenir ? Leur cohérence, leur logique, leur enchaînement régulier ne venait-il pas de moi – je veux dire moi éveillé ? » (d’Ormesson, 2006 : 25)
Cette cohérence, logique et enchaînement dont parle l’auteur ne viennent-ils pas de cette matrice sémantique que le mythe met à sa disposition ?
Notons également que les rêves que Simon décrit dans son manuscrit ont un décor qui ressemble fortement au décor des histoires mythiques. C’est un lieu où règnent les ténèbres et le chaos. Un lieu où se côtoient des créatures aussi étranges que variées : animaux, hommes sans visage, dragons, chauves-souris. Soulignons également l’angoisse et le sentiment d’insécurité qui s’emparent de Simon « les murs gris à nouveau s’élevèrent autour de moi. Le soleil disparut. J’étais retombé dans les nuits de l’angoisse » (ibid. 27). En effet, cette couleur grise des murs qui emprisonnent le personnage par leur hauteur et ce soleil qui disparaît d’un seul coup et qui le plonge dans une obscurité inquiétante sont analogiques au chaos, aux ténèbres et à l’insécurité qui règnent dans les différentes histoires mythiques et en particulier celles des mythes traitant de la cosmogonie à l’instar de la théogonie d’Hésiode.
2. Du chaos à l’harmonie
« Le chaos est la personnification du vide primordial, antérieur à la création, au temps où l’ordre n’avait pas été imposé aux éléments du monde » (Grimal, 1963 : 88). Ce chaos est une variante première des récits de la création, celui d’Hésiode en particulier. Il s’agit d’une situation anarchique, dépourvue de toute logique et de toute organisation. Une atmosphère ressemblant à l’enfer où règnent ténèbres et désolation et qui est largement présente dans les images oniriques de Simon :
« C’était un rêve d’angoisse. Dans un grand espace vide, j’étais seul et perdu » (d’Ormesson, 2006 : 19),
« L’obscurité régnait sans le moindre rayon de lumière » (ibid. 20),
« À nouveau le cirque habituel et hagard. Mystère, ténèbres, angoisse » (ibid. 21)
« Le soleil disparu. J’étais retombé dans les nuits de l’angoisse ». (ibid. 27)
Le début du rêve de Simon est marqué d’abord par ce vide primordial (Chaos) ensuite, il y a cette absence de Soleil c’est-à-dire le règne de la nuit et de l’obscurité (l’Erèbe) et puis subitement le narrateur se retrouve, chose qui l’étonne d’ailleurs, en pleine lumière (l’Éther) dans un endroit paradisiaque avec des vignes et des oliviers (deux arbres considérés comme des arbres sacrés des origines) qui peuvent être assimilés à la terre (Gaia). Au fur et à mesure qu’on avance dans le rêve de Simon, ce vide, qu’il a ressenti au début, commence à se remplir et le monde commence à surgir simultanément avec la création du manuscrit (le roman). Dans le rêve de Simon, il existe des traces de la théogonie d’Hésiode. En effet, ce dernier commence sa théogonie par le chaos (Abîme) qui engendre la terre (Gaia), ensuite naît Éros le Dieu de l’amour, et d’Abîme naît la nuit et de cette nuit naît le jour :
Au commencement exista le Chaos, puis la Terre à la large poitrine, demeure toujours sûre de tous les Immortels qui habitent le faîte de l’Olympe neigeux ; ensuite le sombre Tartare, placé sous les abîmes de la Terre immense ; enfin l’Amour, le plus beau des dieux, l’Amour, qui amollit les âmes, et, s’emparant du cœur de toutes les divinités et de tous les hommes, triomphe de leur sage volonté. Du Chaos sortirent l’Érèbe et la Nuit obscure. L’Éther et le Jour naquirent de la Nuit, qui les conçut en s’unissant d’amour avec l’Érèbe.
Par ailleurs, il existe dans le rêve de Simon une sorte de combat entre le bien et le mal. En effet, le personnage se trouve, tantôt, confronté à une angoisse terrifiante, tantôt il nage dans une paix mirobolante « le début de la nuit avait été rude. C’était encore autre chose : une bataille entre le bien et le mal, entre la lumière et les ténèbres, entre l’horreur et la paix. J’étais la frange fragile entre les deux armées. J’oscillais, je me débattais, je tombais dans un camp ou dans l’autre » (d’Ormesson : 46). Ces deux notions complètement paradoxales présentes continûment dans le rêve de Simon, sont deux autres variantes du mythe de la création en plus de celle du chaos primordial cité précédemment. Dans le mythe cosmogonique, celui de la théogonie en particulier, Hésiode nous peint toujours la victoire de l’ordre sur le désordre, du bien contre le mal puisque chaque victoire permet au monde de gagner en stabilité et, de ce fait, mener à l’ordre universel.
Dans notre roman la victoire du bien contre le mal est accomplie dès l’entrée de l’ange en scène :
L’ange entra en scène. La violence s’apaisa. Quand je dis un ange… ce n’était pas un ange. Qu’étiez-vous donc, mon ange de lumière et de paix ? Vous étiez la paix. Vous étiez la lumière […] Vous étiez une lumière et vous étiez une voix. Oh ! Comme je l’entendais, cette voix résonnait dans mon cœur ! Elle était douce et forte. Elle dissipait les terreurs. Elle ordonnait le tumulte. L’horreur s’évanouissait (ibid. 46–47).
À mesure que l’ange parle à Simon, ce dernier éprouve un calme indescriptible, une émotion intense s’empara de lui. Son angoisse et ses terreurs s’amenuisent jusqu’à disparaître à jamais. L’ange, ici, par son absence de corps et son absence d’aile comme l’a décrit Simon dans le passage qui va suivre « vous n’aviez pas d’ailes attachées aux épaules. Non. Vous n’aviez même pas de forme. Vous n’aviez pas de figure. Vous étiez une lumière vous étiez une voix » (ibid. : 47) nous renvoie à la Pythie se manifestant toujours comme une voix divine dépourvue de corps et dont les mots fusent pour être couchés sur des tablettes de cire. Ces dernières, dans le roman, sont le manuscrit de Simon.
L’ange annonce à Simon que Dieu veut lui parler. Par cette parole divine et démiurgique, il reçoit tel le prophète Moïse le verbe. On voit bien à travers cette séquence du verbe une imbrication de différentes cosmogonies où la parole est le point nodal du début de la création où elle représente un moyen majeur pour appréhender le monde. Cette parole n’étant acquise que par initiation, l’auteur fait subir à son personnage des épreuves initiatiques, au tout début de son rêve, en le faisant surmonter toutes les peurs et les angoisses avant d’être le porteur de ce verbe divin.
3. Un double rituel
Le rite « désigne, à l’origine, ce qui est accompli conformément à l’ordre. Un rite peut se définir comme une suite de gestes, répondant à des besoins essentiels, gestes qui doivent être exécutés suivant une certaine eurythmie ». (Benoist, 2009 : 92-109)
Dans le roman, on assiste à un double rituel et donc à un double espace d’hiérophanie. Tout d’abord, le rêve de Simon qui se transforme, chaque soir, en une routine nocturne. C’est chaque soir et avec la même intensité et le même dévouement qu’il absorbe les mots que dieu lui insuffle dans les profondeurs de son rêve nocturne. Simon, à la présence de l’éternel, se sent comme transcendé par ces confidences divines, il en devient le porte-parole, « il participe ainsi à l’œuvre de création étant rendu contemporain de la cosmogonie » (Gisel et Kaennel, 1999 : 56), il devient non seulement le transmetteur de la parole de dieu, mais aussi tel le dieu Thot, le scribe de cette parole céleste : « j’ai pris l’habitude de noter dans un carnet l’essentiel de mes rêves » (d’Ormesson : 24).
Ensuite, nous avons la lecture du manuscrit que les quatre personnages ont pris l’habitude de faire chaque soir, au même lieu et sous le même arbre :
« Rien ne bougeait sur l’île accablée d’un soleil qui hésitait à baisser dans le ciel implacable. Nous étions à nouveau installés dans notre cours, tous les quatre, chacun à sa façon et selon ses habitudes, à l’ombre du figuier » (ibid. 63)
« C’était bien… – la maison blanche et la cour peinte en bleu où, à l’ombre du grand figuier, nous avions passé huit jours avec Simon Laquedem. Et ses rêves peuplés de Dieu » (ibid. 200)
À chaque fois, c’est le même rituel pour les quatre compagnons, ils lisent toujours le manuscrit sous un soleil tapant, sur la même île, dans la même cour bleue, sous le même figuier autour de la même table en pierre. Cette ritualisation de la lecture nous fait penser aux rituels mythiques. En effet, les éléments qui constituent l’espace dans lequel se trouvent ses personnages forment un espace hiérophanique. Un espace où tous les éléments qui le constituent sont sacrés ou font appel au sacré. Commençant par le soleil, cet astre qui symbolise la divinité « s’il n’est pas Dieu lui-même, le soleil est chez beaucoup de peuples une manifestation de la divinité » (Chevalier et Gheerbrant, 1968 : 891), ensuite cette île dans laquelle se trouvent les quatre personnages. L’île peut être aussi bien un lieu sacré par la mer qui l’entoure qu’une terre sacrée par la symbolique qui renvoie à la vie et à la mort « la mer jouit de la propriété divine de donner et de reprendre la vie ». (ibid. 623) Vient enfin le figuier, cet arbre sacré des origines qui est associé à des rites de fécondation dans les traditions indo-méditerranéennes notamment chez les Berbères d’Afrique du Nord « pleines de graines innombrables, elles sont un symbole de fécondité » (Servier, 162 : 143). Cette ritualisation de la lecture est analogue à l’oralisation du mythe. En effet, l’oralisation permet d’abolir le temps profane et d’instaurer le temps primordial et fondationnel et ainsi le pérenniser à chaque lecture et pérenniser le texte en même temps. Par surcroît, cette lecture permet au contenu du manuscrit d’être vécu par les trois amis comme une réalité. C’est « sur la force du récit partagé entre les acteurs » (Berger et Luckmann, 2010 : 20) que tout le savoir et toutes les informations véhiculées par le mythe peuvent être perçus comme réels et peuvent être, de ce fait, communiqués à travers le temps. Les quatre compagnons deviennent ainsi les garants de l’authenticité de cette parole divine et par la même occasion de tout le manuscrit.
4. L’expérience du numineux, du mumen au signum
Le numineux est un terme inventé par Otto Rank qui lui donne la définition suivante « ce qui prend le commandement et substitue sa volonté à la nôtre ». (Rank, 2001 : 46-48) En effet, devant un fait céleste on est comme transcendé devant la divinité, notre Moi ressent, selon Rank, une certaine fascination et, en même temps, de l’effroi et même de la terreur. Celui qui est en présence du sacré se sent comme terrassé par cette force démiurgique, il se rend compte de sa faiblesse et de son insignifiance vis-à-vis de cette divinité, mais en même temps il en est tout aussi fasciné. Ce sentiment, Simon l’a vécu et il nous le décrit à travers le passage suivant :
« une nuit, Dieu m’appela […] J’étais transi de frayeur. Ma langue se refusait à toute obéissance […] de l’esprit et du corps, je fis un effort prodigieux et je murmurais en un souffle : - j’ai peur. Je me traînais à terre, je pleurais » (d’Ormesson : 64).
Simon, dans ce qu’il décrit, est en pleine expérience du Numineux, il a peur, il éprouve de la terreur vis-à-vis de cette voix qui lui parle, il est en plein mysterium tremendum selon Rank. Mais en même temps, il en éprouve un sentiment de fascination : le mysterium fascinans (Rank : 69). Simon après avoir entendu cette voix et avoir pris l’habitude de lui parler sent comme une forte attraction, il en raffole de ce discours divin qui le transcende, qui l’apaise ; il a même cessé d’aller travailler et s’est enfermé dans son appartement à attendre cette voix divine. Ce rêve qui l’angoissait au tout début, il l’attendait maintenant avec grande hâte.
Je l’entendais encore cette voix. Elle s’est imprimée dans mon cœur. Mais elle se taisait […] je passais des journées entières dans mon trois-pièces des Buttes-Chaumont. L’alcool, quelques joints, et de temps en temps des ressources un peu plus dures m’aidaient à supporter le silence du Seigneur. (D’Ormesson : 92-93)
Simon est devenu comme hypnotisé par cette voix qui est devenue, pour lui, comme une drogue dont il essaye de guérir l’absence momentanée par l’alcool et l’isolement.
En outre, ce sentiment du numineux est ressenti, également, par les quatre personnages, avec ce manuscrit qu’ils ont pris l’habitude de lire chaque jour. En effet, au tout début, ils étaient un peu réticents à l’idée de lire ce mystérieux ouvrage qui provient d’une personne dont ils ne connaissaient ni l’origine ni le nom, le mystère qui enrobait la provenance du factum les angoissait. Ce n’était pas le genre de peur et d’angoisse qu’a ressenties Simon dans sa rencontre divine qui étaient en cause dans leur refus, mais une peur et une angoisse intérieures, non exprimées qui se sont traduites par une hésitation à lire le manuscrit après avoir lu les premières lignes de Simon « je suis un homme de Dieu. Je n’y peux rien : un ange m’a touché de son aile » (d’Ormesson : 13)
Toutefois, au fil des jours, cette angoisse face à ce manuscrit s’est transformée en une fascination inexpliquée. Il ne pouvait passer un jour, sans que les quatre compagnons ne lisent quelques pages de ce livre. Ils s’empressaient même de rentrer au risque d’écourter des passe-temps favoris qui sont devenus jusque-là des incontournables, pour enfin se retrouver face à ces mystérieuses et intrigantes pages :
Nous avions si grande hâte de rentrer que le pèlerinage à Panormitis, qui était devenu une tradition au fil des années, s’en trouva abrégé. Il était à peine quatre heures, peut-être, à l’extrême rigueur, quatre heures et demie, que, descendus du bateau qui nous avait ramenés du monastère beaucoup plus tôt que prévu, nous nous retrouvions rassemblés une nouvelle fois autour d’André dans la cour peinte en bleu. (D’Ormesson : 140)
Selon Eliade, « tout ce que l’homme a manié, senti, rencontré ou aimé a pu devenir l’objet d’une hiérophanie » (Eliade, 1968 (1949) : 24). Il convient de dire que ce manuscrit est devenu tellement sacré aux yeux des quatre compagnons qu’ils ont eu du mal à s’en défaire, il présente pour eux une manifestation du numen et la transcription faite par Simon en est le signum c’est-à-dire « [la] manifestation sensible par laquelle cette volonté de Dieu s’est fait connaitre » (Brisson).
5. En quête de la situation paradisiaque
À la lecture de ce roman, des éléments nous ont interpellés, car appartenant au monde moderne et n’ayant aucune relation avec les mythes de création. En effet, dans les rêves de Simon, on est en présence d’objets tels que le fax, l’ordinateur, les codes pour ne citer que ceux-là. Ces objets sont apparus dans les phases de terreurs liées au rêve de Simon et le narrateur les a qualifiés d’instruments de torture « des instruments de torture étaient répandus un peu partout. Il y avait un chevalet, un échafaud, une potence, un fax avec une pancarte : DANGER, un ordinateur, des codes jetés dans un coin » (D’Ormesson : 27).
Par ailleurs, l’ange qui est apparu au narrateur pour le mettre en contact avec dieu avait comme nom “Uriel“. Lorsque Simon a demandé à l’ange s’il avait affaire à Gabriel (l’ange de la bible et du Coran), celui-ci lui répond « non, je suis Uriel. Dieu est entouré d’une troupe de messagers célestes qui portent des noms différents selon vos régions et vos cultures » (ibid. 51). Le nom de l’ange renvoie au mot “courriel’’ (message électronique), un terme scientifique qui présente une variante nouvelle dans le mythe de création dont il est question dans le texte.
Le décor avait changé, il n’y avait plus de désert, de nuée, d’ombre pleine de lumière ni de buisson ardent d’où sortait une voix. Je me trouvais plutôt dans une clinique, dans un laboratoire, dans un bureau d’études, dans une banque de données. Tout était blanc. Des machines partout. […] et devant les enregistrements, les consoles, les écrans, une foule de créatures d’un sexe indéterminé, à la silhouette élancée, aux traits indistincts, aux cheveux longs et bouclés s’affairaient en blouses blanches. (Ibid. 93)
Par surcroît, le décor électronique, associant des machines, des écrans et des consoles, nous éloigne considérablement du décor primordial des temps mythiques et on se retrouve dans un décor qui se rapproche de celui d’un film de science-fiction. Avec toutes ces machines et ces individus mystérieux que l’auteur introduit dans le rêve de Simon, il opère un changement radical en ce qui concerne le décor mythique.
Ces distorsions ne peuvent être que révélatrices d’une pensée implicite que l’auteur veut transmettre par cette réécriture du mythe de la création et dont les stigmates se trouvent dans ce message divin transmis à Simon.
En expliquant à Simon les raisons de son élection comme l’homme de dieu, l’ange lui révèle que ce choix s’est fait parce qu’il était médiocre et qu’il n’a rien fait de sa vie « tu feras l’affaire mieux que personne parce que tu es médiocre parmi les médiocres » (ibid. 50), qu’il « fallait vivre avec son temps [que] dieu lui-même est soumis à la mode, à l’air du temps, au vent de l’histoire » (ibid. 49). De ces explications, on ne peut que comprendre que choisir un médiocre pour une tâche aussi précieuse que délicate ne se fait que dans une société qui a perdu de sa valeur, une société qui n’arrive pas à faire la part des choses et de choisir le bon du mauvais. Une société muée par le paraître jusqu’à en dénigrer l’être.
Ensuite, dieu met Simon en garde contre les vices du savoir incontrôlé, superflu qui découle de simples constats et le somme de puiser dans les profondeurs des choses « le savoir des hommes est incomplet et flou parce qu’ils se jettent tête baissée au milieu d’enchaînements qui remontent très loin dans le passé et dont ils ignorent les débuts ». (Ibid. 66) Tel est l’état actuel de la société postmoderniste, une société creuse où le corps a pris place reléguant l’esprit et la pensée au second degré. Une société du paraître qui refuse toute signification profonde et toute vérité à l’existence humaine et au monde qui l’entoure. Un nihilisme qu’Heidegger définit, en se basant sur les recherches de Nietzsche, comme étant « le mouvement universel des peuples engloutis dans la sphère de puissance des temps modernes» (Garnier).
Vient, enfin, la notion d’orgueil. Dans les confidences de dieu, l’orgueil est lié au progrès de la science.
Vous aviez tout pour vous parce que je vous ai tout donné. Je vous ai rendus maîtres de votre planète. Vous étiez en mesure de dominer un univers qui vous dépassait de très loin, mais que votre seule pensée suffisait à embrasser. L’orgueil vous a emporté. Il mène contre la nature et contre moi une guerre d’extermination. Simon, j’ai voulu te parler : un bandeau sur les yeux, aveuglés par la grandeur dont je vous ai fait don, vous vous ruez vers votre perte. (D’Ormesson : 181)
L’auteur, par la voix de dieu, nous met en garde contre l’orgueil qui gangrène considérablement et insidieusement la société actuelle. En effet, l’homme moderne ne vit que pour lui-même, il a tendance à vivre dans l’illusion, celle où n’existe que son propre Moi. Mué par le culte du progrès et de la science, il est toujours en quête de la toute-puissance (omnipotence) et de la toute-connaissance (omniscience) et pour ce faire il est prêt à vendre son âme au diable pour arriver à ses fins. Et les conséquences de ces actes, l’auteur les énumère par la voix de dieu dans le passage suivant :
« Vous allez, les yeux bandés, vers votre destin inconnu. Vous abattez des forêts, vous exterminez les tigres et les éléphants, vous détruisez la beauté de la terre que je vous ai donnée, vous vous massacrez les uns les autres, vous mettez en danger le monde où vous habitez » (Ibid: 193).
En somme, avec une science incontrôlée, l’envers du succès de l’homme est sa propre négation.
L’auteur, dans ce roman, choisit pour cette histoire un personnage qui est « le contemporain de Dieu »3 c’est-à-dire un confident de dieu à qui il dévoile les secrets de la création et à qui il révèle surtout son mécontentement vis-à-vis de cet être qu’il a créé et qui a tendance à se permettre des libertés on ne peut plus dérangeantes. Tel l’homme religieux dont parle Eliade, l’auteur réactualise ce temps primordial avec cette présence divine car éprouvant cette nostalgie d’« une situation paradisiaque »4. Le paradis étant pour lui cette époque où le progrès n’avait pas encore de mainmise sur la conscience humaine.
Conclusion
En guise de conclusion, nous pouvons dire que le mythe cosmogonique a été pour l’auteur un moyen d’exercer son regard critique sur la société moderne. Pour ce faire, il a choisi de faire subir à son personnage une épreuve on ne peut plus éprouvante, celle d’être le porteur et le scripteur de la parole divine. Une parole où s’entremêlent dépit et exacerbation et qui est empreinte de reproche et de mise en garde. Cette parole dont les quatre personnages sont l’écho s’adresse pertinemment à la conscience humaine par le pouvoir transcendant qu’elle exerce étant démiurgique et céleste.
Ainsi, faire recours aux mythes, pour l’auteur, est un moyen de transmettre sa propre vision des choses et la rendre universelle. Dans un langage allégorique, il a pu exprimer à travers ce mythe ses angoisses, ses doutes et ses espérances.