Introduction
Le mythe et sa réécriture sont constamment à l’œuvre dans les écrits de Salim Bach qu’ils traversent en se répétant sans cesse. Cependant, ce qui distingue la présence du mythe dans ses écrits est la manière de le restaurer pour en donner une variable postmoderne représentative d’un fait historique donné. D’ailleurs, Gilbert Durand observe que « le mythe est le modèle de l’histoire » et ajoute qu’il « est référentiel dernier à partir duquel l’histoire se comprend. » (Durand 1979 : 31)
Cet article traite de la réactualisation de la figure mythique de Hamlet dans l’un des textes de cet auteur algérien publié en 2006 Tuez-les Tous1. Dans ce troisième roman de Bachi, les mythes foisonnent, mais l’accent est mis particulièrement sur la figure éminente de la littérature universelle Hamlet qui construit, en grande partie, le portrait du personnage principal Seyf el Islam (nommé aussi San Juan). Par le caractère tragique de ce personnage et de sa destinée, Hamlet est l’illustration d’une folie qui a suscité longtemps la réflexion et a beaucoup inspiré la littérature postérieure.
Les thèmes de la folie et de l’hésitation sont ce qui interpelle nettement notre attention dans la réactualisation de cette figure à travers le texte de Bachi puisqu’ils résistent à la transposition. La narration fait ressortir une folie dégénérée, attestée par le personnage Seyf qui hésite jusqu’au dernier moment à commettre le crime, celui de tuer des innocents dans les deux tours les plus orgueilleuses de la planète, précipitant un avion dans le Word Trade Center. Ayant conscience de la folie de son acte et, a fortiori, celle de ses commanditaires, il se perd dans ses souvenirs en traversant, dans son ultime marche, les rues de Portland pour se détourner de la réalité cruelle.
Dans le but de mieux déceler la composition du protagoniste terroriste, considéré ici comme réactualisation du mythe littéraire d’Hamlet, nous nous aiderons de l’analyse sémiologique. Nous admettons d’emblée l’hypothèse selon laquelle « un personnage de roman naît seulement des unités de sens, n’est fait que de phrases prononcées par lui ou sur lui » (Wellek et Warren 1971 : 208). Pour Iouri Lotman, il est « un assemblage de traits différentiels » (Lotman 1973 : 347). Aussi, Philipe Hamon avance que « le personnage est une unité diffuse de signification, construite progressivement par le récit » (Hamon 1983 : 20).
À travers une analyse minutieuse des éléments du récit nous tenterons la reconstitution du portrait de Seyf de TLT, tout en le mettant en rapport avec le héros de la pièce théâtrale shakespearienne afin de constater comment Bachi dresse le portrait du terroriste qui doute et hésite dans sa quête de sens et de la voie de Dieu, mais finit par s’en éloigner en commettant le crime impardonnable.
1. Hésitation et folie : le portrait du personnage bachien
L’hésitation qu’affiche Seyf en avançant vers la concrétisation du projet de vengeance est une lutte intérieure due à son incapacité d’accepter la réalité du monde qui l’entoure. De cette lutte surgit la question du mal que décèle Freud dans son interprétation du mythe d’Œdipe et du personnage d’Hamlet.
Le texte de Bachi mêle ainsi certaines figures distinctives de la tragédie shakespearienne, à savoir le spectre et Ophélie. Afin de comprendre le portrait de ce personnage et saisir l’origine de son hésitation et sa folie, il est indispensable d’étudier ces deux composantes de son récit.
Les spectres dans ce roman sont nombreux. Freud considère que « le spectre représente un fétiche inventé par Hamlet pour accepter l’inacceptable, rendre tolérable une réalité intolérable, à savoir l’existence du mal dans le monde »2 (Stein 1968 : 59-100). Et c’est bien admettre l’inacceptable et accepter l’intolérable que l’on peut lire à travers les réminiscences des paroles du défunt père de Seyf.
En effet, Seyf, pour échapper à la fatalité de son destin, sombre dans le souvenir de son enfance à Cyrtha et se remémore ses dialogues avec son père, le seul moyen de retrouver la vérité loin de ce que tous les profanateurs fanatiques prétendent :
« Ils s’aveuglent, mon fils, on ne revient jamais à la pureté originelle, elle n’a jamais existé. Et sur son corps même, le corps saint du Prophète, ils se disputaient déjà pour savoir qui prendrait sa succession. Il n’eut jamais de pureté.
Mais il ne reste rien, père, rien.
Nos ancêtres ont bâti les Pyramides. Fondé Carthage.
Mais Carthage brûle.
Pas plus que les Pyramides, tu m’entends.
Je t’écoute, je n’écoute que toi. » (TLT : 63)
Cet échange entre Seyf et son père démontre que l’hésitation du personnage, dont le récit du long voyage raconte comment et pourquoi a-t-il été conduit à tomber in extremis dans les mains de ces imposteurs, est provoquée par le discours du père-spectre. Malgré son incompréhension de la doctrine de Khaled, son contact de l’Organisation et ses compagnons, et la prise de conscience de sa situation de damné, Seyf ne cherche pas l’issue, mais l’explication de ses doutes en la raison de ce crime. Son hésitation, pareille à celle d’Hamlet de Shakespeare, est une question de principes moraux tel qu’il est constaté à travers les versets que le personnage se remémore le long de sa marche : « Il s’était égaré dans la voie de Dieu, car « celui qui tue volontairement un croyant aura la Géhenne pour rétribution ; il y demeurera éternel », il savait pertinemment qu’il allait tuer des croyants dans les tours » (TLT : 81)
La dimension religieuse prend dès lors les dessus, car il s’agit, entre les convictions de Khaled et celles de Syef, de l’incompatibilité d’interprétation exégétique du texte coranique. À l’instar du drame d’Hamlet doutant du discours du père défunt, hésitant entre le souvenir du crime et l’obligation de le venger, la confusion du personnage bachien est étroitement liée à son incapacité de distinguer le vrai du faux, le bien du mal, malgré l’effort de retrouver le chemin de la vérité dans le Coran.
Les versets coraniques réfutant la cause du crime s’imprègnent de la fonction de révélation de la vérité. Or l’hésitation persiste à l’effet des contradictions dans le texte qui tourmentent Seyf. Dans l’intériorité du personnage se confondent les souvenirs des paroles du père, qui n’est, aujourd’hui, qu’un spectre condamné pour un temps à arpenter la nuit et le jour, et ceux de ses lectures et interprétations du Grand Livre de la Vérité. Au moment où le discours religieux apporte la valeur explicative aux doutes de Seyf, le discours du père semble être une voix des ancêtres.
Les avatars du spectre se multiplient dans le texte, les interprétations varient aussi. Seyf se représente le spectre simultanément comme la raison perdue des morts et le danger présent des vivants. Hormis le défunt père, les quatre hommes qui barrent son chemin, tandis qu’il traverse les rues de Portland accompagné d’une femme rencontrée dans une boite de nuit, sont désignés par les spectres. S’apprêtant à le tuer, ils sont pour Seyf un signe de la volonté de Dieu d’interrompre sa vengeance, mais surpris par des policiers, ils échouent.
Ces deux sortes de spectres peuvent être perçues telle une figuration de cette conscience omniprésente du mal et de la volonté qui en résulte pour échapper à la fatalité du destin. Les spectres protagonistes ont un effet d’inhibition sur l’accomplissement de crime dont Seyf est chargé, ce qui marque un grand écart du récit source d’Hamlet où le spectre est celui qui incite à la vengeance.
Or Seyf lui-même devient une des représentations du spectre dans TLT. Il connaissait sa fin : un homme mort, ne vivait plus, ne ressentait rien. Ne rien ressentir c’est aussi n’éprouver aucune peur, ce qui fait sa véritable puissance et terrorise les quatre hommes qui le menacent. Ceux-là perdent l’aspect de spectre une fois leur menace dissipée.
Nous le savons pertinemment, les illusions spectrales sont à l’origine de la folie d’Hamlet. Cette dernière est vue comme une rupture avec autrui, l’isolement volontaire pour se protéger de la souffrance provoquée du contact humain. Elle illustre dès lors la fuite de la réalité cruelle, comparable à la fuite d’Œdipe de sa ville pour empêcher la prophétie de se concrétiser.
La folie de Seyf est une fuite certes, mais elle désigne aussi son incompréhension de l’Organisation terroriste, dont l’influence pour la vengeance de l’Occident et des Juifs convertit les esprits et les consciences à la religion de la folie. Elle passe alors de l’individualité à la collectivité. Le comportement déraisonné se généralise dans le groupe, et par extension dans le monde, renvoyant du fait à l’animalité ou la recherche acharnée de justifications absurdes pour étayer la doctrine de la haine :
« - Mais que feras-tu des victimes innocentes ? demanda-t-il à Khalid, qui ne le regardait jamais en face, le visage levé vers Dieu ou le Diable. Et il ajouta, :) car celui qui a tué un homme qui lui-même n’a pas tué, ou qui n’a pas commis de violence sur terre, est considéré comme s’il avait tué tous les hommes. Et je vais tuer des innocents, sortir de la communauté des hommes, un exterminateur.
Il dit cela pour le convaincre de leur folie, pour se convaincre de la sienne » (TLT : 24-25)
La narration laisse entendre de la folie de Seyf, en filigrane, toutes sortes d’interprétation, telle que la pièce de Shakespeare dont chaque personnage, notamment Polonius, Rosencrantz et Guildenstern, Ophélie ou encore la mère Gertrude, traduit la démence d’Hamlet différemment3. Seyf est devenu fou de son amour incommensurable, de sa déception émotionnelle après le refus, de l’ambition et la frustration qui le range, de la mort qui court partout et de son angoisse.
Le protagoniste se décentre et se détache d’une identité dissipée désormais, ce qui engendre son agressivité. Celle-ci commence à se manifester après qu’il assista à l’avortement de son enfant, espoir assassiné par la femme qu’il a tant aimée.
Cette femme rencontrée à Paris, évoque dans le souvenir de Seyf l’amour d’Hamlet pour Ophélie qui, dans le récit de Shakespeare, ne redevient l’objet de désir pour Hamlet qu’après sa mort. L’analogie essentielle qu’établit Bachi entre cette femme et Ophélie est le drame de l’amour déchu.
En effet, c’est la mort qui sépara Seyf de la femme aimée. La mort de son enfant qu’elle a assassiné dans son ventre équivaut à la disparition de son espoir. On déduit à ce niveau une transformation du mythe : la mort du père dans Hamlet est déplacée du côté de la géniture qui symbolise ici l’espoir de la vie et du bonheur, ensuite la femme qu’elle soit une Ophélie ou une Gertrude, elle est l’élément déclencheur de sa haine généralisée : « Il l’aimait comme Hamlet Ophélie plein de Folie et de fureur, il l’aimait et l’ayant perdue avec son âme, il avait choisi le pire des maux, l’intégrisme intégral sans croyance sans espoir sans futur le néant le néant le néant » (TLT : 36).
Ce deuil provoque le désintérêt absolu pour les choses de la vie chez le protagoniste. L’homme veut être heureux et le rester, affirme Freud qui considère que c’est le plaisir qui détermine le but de la vie et gouverne les opérations de l’appareil psychique. Le choc vécu par Seyf, qui bouleversera son existence et le dirigera vers les extrémistes islamistes, est justement son bonheur balayé, évaporé. Il cède à la souffrance qui, malgré son agressivité destructive, le montre d’une immense faiblesse, pleurant et se lamentant sur son sort.
2. Perversion du mythe littéraire et changement du sens
La réécriture d’un mythe engage des transformations qui lui attribuent un sens nouveau selon le contexte qui motive cette transposition. Bachi s’empare de la figure moderne du héros shakespearien et le recrée en un antihéros postmoderne.
Ce personnage dégage un contraste prononcé entre sa grande appréciation de la beauté et son effroyable penchant pour la destruction, traduisant le changement, la métamorphose intérieure, et l’instabilité de sa personnalité. D’ailleurs, Seyf était un chercheur dans la physique nucléaire avant de s’allier à une organisation terroriste avec qui il ne partage clairement pas les idéaux, mais s’y intègre pour châtier le monde.
Ces forces antagonistes représentent l’incessant combat entre Éros et Thanatos, ce que résumait Freud dans l’expression le Malaise dans la civilisation. Bachi use de l’image d’Hamlet afin d’exposer sa vision de l’origine de la haine et la nature de la pulsion destructive qui bouleversent le personnage complexe du terroriste. Freud note que la civilisation est fondée sur l’inhibition exercée sur l’agressivité pulsionnelle qui caractérise l’être humain. Mise hors l’action d’inhibition des forces morales, l’agressivité « démasque sous l’homme la bête sauvage qui perd alors tout égard pour sa propre espèce » (Freud 1929 : 65).
La pulsion de la vengeance émergente produit l’effet d’éclatement de la violence meurtrière. Conflit identitaire et marginalisation engendrent un combat intérieur entre l’Éros et le Thanatos. Installé à Paris, Seyf s’apprêtait à devenir l’un des leurs (un Français) en se civilisant, épousant l’une des leurs, mais il s’est vu rejeté ; errant, exilé, il s’est senti expulsé du ventre même de l’humanité. Le Thanatos commence dès lors à dominer dans la représentation du personnage livré à son désir de vengeance.
Éros, pulsion de la vie-amour, représente les forces psychologiques, constructives et créatrices qui tendent à assurer l’émergence et la survie d’une culture. Par contre, Thanatos, pulsion de la mort, relève des forces destructives dans l’être humain, ce qui renvoie à l’animalité et à l’agressivité. Ce dernier mythème fonde l’image du terroriste meurtrier et barbare qui semble devenir un objet de fascination répugnante pour la littérature aujourd’hui, depuis les événements du 11 septembre, et spécialement la littérature algérienne après la décennie noire.
Le Malaise dans nos sociétés aujourd’hui est excessivement patent. Au nom de la liberté et de démocratie, des pays en ruine pataugent dans la misère et le sang. L’animosité qui en découle nourrit la haine et favorise les affrontements de caractère ethnique et religieux.
Le personnage terroriste de Bachi rejette toute foi et défie Dieu par son acte. L’on assiste, à travers les procédés textuels mis en place, notamment l’intertexte religieux, à la déconstruction des valeurs qui soudaient autrefois la société. Les liens tissés par le mythe traditionnel sont alors dénoués avec l’émergence de la figure moderne du terroriste fondé sur le mythème du Thanatos (Roubaï-Chorfi 2008).
Il faut ajouter aussi que la fin d’Hamlet et de Seyf est pareille, la mort. Ce qui les différencie est leur connaissance de cette destinée : Hamlet ignore ce qui l’attend s’il exécute sa vengeance, tandis que l’opération de Seyf est planifiée et il est conscient du fait que sa mort s’approche. Le choix de s’auto-supprimer émerge de la volonté de mettre fin aux tensions grandissantes entre sa souffrance de trop voir, affecté par la mort des siens écrasés dans ce monde injuste et sa conscience qui le fustige, l’encloue dans l’enfer de l’hésitation en avançant dans la voie du crime injustifiable, impardonnable.
Conclusion
Nous avons pu constater, à travers cette analyse comparative entre le personnage bachien Seyf el Islam de TLT et le héros shakespearien Hamlet, que le choix d’investir la figure mythique d’Hamlet dans la construction du portrait d’un personnage terroriste est clairement lié aux deux thèmes majeurs qui l’organisent, à savoir l’hésitation devant le crime et la folie, pour mettre en exergue l’état psychique du kamikaze pendant sa marche vers la mort.
Le mythe littéraire n’est réactualisé que pour le reconstituer autrement en préservant les mythèmes qui l’identifient. L’exercice de reconstruction après déconstruction du mythe aboutit dans ce roman de Bachi au rapprochement de deux images nettement distinctes dont la structure profonde est similaire.
Ainsi, la réactualisation du mythe littéraire d’Hamlet procède de la mise en évidence de l’éclatement des forces antagonistes d’un côté, et de l’affrontement des valeurs contradictoires qui séparent Occident et Orient. Autrement dit, peindre le portrait du terroriste sous les traits du héros shakespearien est une perversion d’une figure de la littérature occidentale qui tend à mettre l’accent sur l’universalité de cette image, puisqu’elle n’est pas exclusivement propre à une ethnie, une religion, une culture donnée.