« Les mythes sont à la religion ce que la poésie est à la vérité, des masques ridicules posés sur la passion de vivre ». Albert Camus, Noces.
Introduction
Les mythes constituent l’héritage culturel et littéraire de l’humanité. Ce sont des récits chargés de symboles, créés par l’Homme, pour réconforter ses angoisses et apaiser ses peurs face à un monde qui lui paraît énigmatique, géré par des forces surnaturelles. Dans une interview accordée à Bernard Pivot en 1984, Claude Levi Strauss définit les mythes comme « des récits qui cherchent à rendre compte, à la fois, de l’origine des choses, des êtres et du monde, du présent et de l’avenir». (Levi-Strauss 1984)
Selon les époques et le domaine d’investigation propre à chaque théoricien, le mot mythe revêt diverses interprétations : ethnologiques, anthropologiques, religieuses, psychologiques ou littéraires. Pour notre présent travail, nous choisissons de définir le mythe en suivant la théorie durandienne selon laquelle le mythe représente :
« Un système dynamique de symboles, d’archétypes et de schèmes. Système dynamique qui, sous l’impulsion d’un schème, tend à se composer en récit. Le mythe est déjà une esquisse de rationalisation puisqu’il utilise le fil du discours, dans lequel les symboles se résolvent en mots et les archétypes en idées. Le mythe explicite un schème ou un groupe de schèmes. De même que l’archétype promouvait l’idée et que le symbole engendrait le nom, on peut dire que le mythe promeut la doctrine religieuse, le système philosophique ou (…) le récit historique et légendaire ». (Durand 1992 : 64)
En d’autres termes, nous pouvons dire que chaque civilisation est constituée d’un groupe d’individus qui entretiennent un rapport particulier avec le monde qui les entoure. Ce rapport au monde est déterminé par les pensées profondes des membres de cette communauté et des images qui traduisent leurs pensées au sein d’une culture donnée : « les mythes traduisent les règles de conduite d’un groupe social ou religieux. Ils procèdent donc de l’élément sacré autour duquel s’est constitué le groupe » (Rougemont 1972 : 16). Ceci nous place sous la dynamique de la mythocritique qui nous permet de rechercher toutes ces images psychologiques présentes dans les œuvres littéraires et de les traduire.
Depuis l’Antiquité, les mythes ont constitué, des sources inépuisables qui permettent aux auteurs d’irriguer leurs textes par des récits et des histoires qui rajeunissent continuellement grâce aux mythèmes (les plus petites unités sémantiques) qui changent selon les époques, les cultures, et la région géographique dans lesquelles ils réapparaissent : « Le mythe nous parvient tout enrobé de littérature (…) il est déjà, qu’on le veuille ou non, littéraire ». (Brunel 1992, préface :11)
La genèse de la littéraire remonte très loin dans le temps. Orale au départ, elle avait comme rôle la transmission des règles sociales issues des traditions des récits mythiques de la création du monde. Avec l’invention de l’écriture, les thèmes fondateurs de la littérature orale sont repris en mettant en valeur la vie et les aventures des dieux et surtout des héros en proie à des passions déchirantes et fatales mais instructives pour la communauté.
Nous pouvons citer quelques exemples de ces mythes fondateurs : Gilgamesh, la plus ancienne épopée dans le patrimoine littéraire de l’humanité composée au IIIe millénaire avant Jésus-Christ dans la langue sumérienne ainsi que L’Iliade, L’odyssée et La Bible. L’ensemble de ces récits a voyagé dans le temps et dans l’espace pour donner naissance à de nouveaux textes qui ont forgé l’imaginaire humain, des siècles durant, mais à travers lesquels, chaque auteur traduit les aspirations de son époque et les valeurs de sa société. Ainsi, le mythe et la littérature sont intimement liés : les mythes prennent vie dans le corps littéraire et renaissent de leurs cendres, siècle après siècle.
Il convient aussi de donner une définition du terme « sacré » qui constitue un élément fondamental dans de ce travail. Il s’agit surtout de remarquer l’ambivalence de ce mot qui désigne à la fois le Dieu et le démon, le bien et le mal, le sacré et le profane. Cette ambivalence est à l’origine de la difficulté de sa définition :
« Le pur et l’impur ne sont donc pas deux genres séparés, mais deux variétés d’un même genre qui comprend toutes les choses sacrées. Il y a deux sortes de sacré, l’un faste, l’autre néfaste, et non seulement entre les deux formes opposées il n’y a pas de solution de continuité, mais un même objet peut passer de l’une à l’autre sans changer de nature. Avec du pur, on fait de l’impur et réciproquement. C’est dans la possibilité de ces transmutations que consiste l’ambiguïté du sacré ». (Durkheim Émile 2008)
Quant à l’errance dans notre travail, elle représente ce déplacement des personnages dans la géographie, s’éloignant continuellement de leur terre, mais aussi une errance existentielle d’enfants qui vivent une révolution dans leur corps et dans leur esprit en cette phase d’adolescence. Luc Gwiazdzinski définit l’errance comme étant :
« A la fois clé de lecture, posture et piste d’innovation et de créativité, l’errance est une figure stimulante dans un monde incertain. Hors là, hors les murs, hors sol, hors normes, l’errance « nous invite à être », à habiter, à exister, c’est-à-dire à « avoir sa tenue hors de soi, dans l’ouverture » […] Voyage initiatique à la découverte de soi-même et des autres, l’errance est une épreuve qui transforme. […]. Errer c’est pouvoir créer de nouveaux liens et assemblages, fabriquer des sentiers, des réseaux et des imaginaires au hasard des rencontres, loin des routines du quotidien.» (Luc Gwiazdzinski 2012 : 53)
À l’image des autres sphères culturelles, les auteurs québécois puisent dans l’héritage culturel universel (beaucoup plus dans la culture occidentale) pour construire leur identité. Parmi ces jeunes auteurs qui ont marqué la littérature francophone, Réjean Ducharme (1941-2017), est considéré, depuis la parution de son premier roman L’Avalée des avalés (1966), comme l’un des plus grands noms de cette jeune littérature dite québécoise. À la fois écrivain, dramaturge, scénariste, parolier et sculpteur, il a réussi une révolution dans la scène littéraire francophone, grâce à la singularité de ses œuvres écrites dans un style qui lui est propre, construisant ainsi une nouvelle écriture dite ducharmienne.
L’avalée des avalés de Réjean Ducharme nous montre la révolte littéraire d’un jeune auteur de vingt-quatre ans et son génie créateur qui a donné naissance à un roman investi par les références religieuses et mythologiques qui ont forgé l’imaginaire québécois des années soixante.
Toutefois, avant de commencer notre lecture des mythes et du sacré dans L’avalée des avalés, nous tenons à préciser que cet angle de lecture a déjà fait l’objet d’étude de Franca Marcato Falzoni dans son texte, Du mythe au roman: une trilogie ducharmienne, publié en 1983 cependant l’auteure s’est particulièrement intéressée au Christianisme comme religion de la mère-patrie, la France, des luttes que cette dernière a menées au passé et qu’elle mène toujours auprès des québécois pour assurer sa survie dans ce territoire nord-américain. Il s’agit donc d’une lecture de « l’affrontement d’un Christianisme des origines et d’une terre sauvage déjà salie et corrompue. Le Christianisme c’est comme l’héroïne en roman, un judaïsme à moitié repris, modifié, revu et corrigé par un culte naissant et déjà essoufflé sous le poids de son manque, de son insuffisance. » (Franca Marcato Falzoni, 1983 : 8). C’est donc un regard sur le combat du Christianisme face aux autres ethnies rivales représenté par la figure de Christian et de Chamomor.
Pour notre participation, nous nous intéressons plutôt aux mythes judéo-chrétiens comme explication de l’errance qui caractérise les Québécois dans l’espace mais aussi, le mal qui les ronge et torture leur identité qui ressemble au patchwork démographique issue de vagues d’immigrations qui transforment la société québécoise en personnage errant qui ignore le fondement de ses racines.
Aussi, dans le présent travail, nous effectuons une lecture des différents aspects du mythe et du sacré dans L’avalée des avalés, premier roman publié par Réjean Ducharme, en 1966, grâce à l’intervention du personnage principal, Bérénice Einberg, qui raconte dans un soliloque interminable, son vécu quotidien avec les deux puissantes religions monothéistes, le christianisme et le judaïsme, qui ont joué un rôle important dans la construction identitaire de la Nouvelle France, mais aussi, son parcours de « Juive erronée » (Ducharme. 1966.59) comme elle préfère le dire ou plutôt d’un Moïse des temps moderne, ayant entendu l’appel de Yahvé, venant des « entrailles de la terre, crier et que ces cris ont déchaîné en [elle] des grandes colères » (Ducharme. 1966. p.328-329). Cet appel à la révolte que l’enfant- Moïse écoute l’aide à guider le peuple Juif vers la Terre promise, comme la Révolution Tranquille a permis aux Québécois de comprendre leur origine et maitriser enfin leur errance culturelle après s’être réconciliés avec leur passé complexe.
De fait notre lecture mythocritique de ce roman permet de donner des réponses aux interrogations suivantes : comment se manifestent les mythes fondateurs (L’Exode de Moïse en particulier) dans le texte ducharmien ? De quelle manière se pratique le jeu de l’auteur sur ces références religieuses bibliques, judaïques et gréco-romaines qui travaillent son texte ?
Aussi, notre travail se déroule en deux parties, la première s’intéresse aux circonstances socio-historiques qui ont marqué les croyances religieuses du Québec, un passé complexe origine de l’errance culturelle du Québécois torturé entre ses différentes appartenances historiques et ethniques ; et la seconde met l’accent sur l’interaction des mythes judéo-chrétiens et gréco-romains dans L’Avalée des avalés, à travers à travers l’Exode de Bérénice qui permet à l’enfant et aux Québécois de la Révolution Tranquille de construire leur identité et de se réconcilié avec leurs racines.
1. Les circonstances socio-historiques qui ont marqué les croyances religieuses du Québec
Deux dates importantes constituent les tournants décisifs dans l’histoire littéraire du Québec. D’une part, le 10 février 1763, date du traité de Paris qui pousse les auteurs vers les récits religieux catholiques afin de maintenir les liens avec la mère patrie, la France, ce qui favorise la naissance d’une littérature mystique issue de missionnaires jésuites et d’autre part, la Révolution Tranquille en 1960 qui marque la naissance du Québec moderne éloigné de tout conservatisme religieux.
Depuis sa découverte en 1535, par Jacques Cartier, le Québec est resté une société renfermée sur elle-même, se protégeant des intrusions externes des provinces anglophones ou même de son seul pays voisin, les États-Unis. Durant plusieurs siècles, une seule idéologie est prônée et diffusée par l’Église Catholique : Le « Conservatisme ». Après la signature de L’Acte constitutionnel du Canada en 1791, et la division du pays en deux parties - Le Québec (Bas-Canada) et l’Ontario (Haut-Canada)- plus que jamais, les Québécois se replient sur eux-mêmes et se réfugient derrière le clergé afin de protéger l’identité francophone de la plus grande province canadienne. Aussi, la société est tout entière sous la domination cléricale qui, pour maintenir sa mainmise sur la politique du Québec, crée l’idéologie conservatrice et la diffuse avec l’aide de ses alliées : la famille et l’école, mais aussi par la censure qu’elle exerce sur la production littéraire de l’époque. Pendant tout le XIXe siècle et jusqu’aux années quarante, on assiste à la glorification de la vie rurale qui est imposée comme la seule solution pour protéger la nation contre la menace de dépravation qui provient d’un certain nombre d’écrivains ouverts sur le monde– surtout l’Europe et les États-Unis. Marc-Adélard Tremblay explique dans L’idéologie du Québec rural, Travaux et communications, vol. 1, 1973 :
« Nous demeurerons fidèles à nos traditions et à nous-mêmes, en autant que nous demeurerons catholiques et français et que nous resterons cramponnés au sol ». Pendant toute cette période, les librairies étaient absentes du décor québécois. À l’école, on dispensait les cours classiques de la littérature française du XVIe au XIXe siècle ainsi que les œuvres grecques ou romaines traduites en français. Ceci nous montre à quel point l’église, la famille et l’école s’associent dans ce projet qui vise à protéger ou plutôt à créer la « Nation Québécoise ». ٥Tremblay (1973 : 13)
Après la Seconde Guerre mondiale, le Québec est confronté à un fort mouvement d’immigration. Beaucoup d’intellectuels, qui fuient l’Europe avec toutes ses horreurs, choisissent de s’installer dans la Nouvelle-France : Naïm Kattan (juif d’origine, né à Bagdad, immigre en 1954), Marco Micone (né en Italie, immigre en 1958), Régine Robin (d’origine juive, née en France, immigre en 1977), Monique Bosco (juive, d’origine autrichienne ayant vécu à Paris, immigre en 1948), Anne-Marie Alonzo (née à Alexandrie, Égypte immigre en 1963), et la liste est encore longue. La société québécoise se trouve devant un important brassage culturel qui ébranle le conservatisme séculaire de la société et la met sur une nouvelle voie, celle du modernisme, ouvrant ainsi le champ à la libre pensée, ce qui permet au mouvement culturel de se rajeunir et de préparer la Révolution Tranquille qui marque la naissance du Québec moderne : en harmonie avec son présent et fidèle à son passé.
C’est dans ce contexte social, culturel et idéologique qu’apparaît L’avalée des avalés, en 1966, en plein « Révolution tranquille », mouvement social pacifiste prôné par le Parti de Libération du Québec (PLQ), alors sous la présidence de Jean Lesage qui effectue des changements dans la politique de la plus grande province du Canada en laïcisant le système scolaire, en créant un système de santé et surtout en nationalisant les richesses hydriques (lacs, fleuves et rivières) du Québec. Ce roman laisse entendre que la société québécoise des années soixante n’est plus ce qu’elle était auparavant.
Les événements par lesquels est passé le pays, seconde guerre mondiale, industrialisation, immigration massive… etc., ont contribué fortement au changement des orientations et des mœurs des citoyens de la province. Le personnage de Bérénice Einberg traduit la crise de toute une société ; cette crise se révèle par la déchirante phase d’adolescence qui engendre beaucoup de doutes dans l’esprit de la petite fille. Passer de l’enfance à l’âge adulte se fait dans le déchirement qui envahit le plus profond de son être et provoque des bouleversements dans son corps et dans son esprit. Plusieurs discours traversent L’Avalée des avalés, ce sont surtout des discours religieux catholiques et juifs mis dans la bouche de Bérénice qui interprète avec une lucidité d’enfant de neuf ans son expérience religieuse lors de son exode du Québec vers la terre promise, Israël, en passant par New York.
2. Interaction entre mythe et sacré dans L’avalée des avalés
L’enfance, l’adolescence et l’âge adulte constituent le parcours initiatique de Bérénice dans l’univers religieux au sein de sa famille où deux religions monothéistes se font la guerre : le christianisme de Chamomor et le judaïsme de Mauritius, son père. Le parcours de vie de Bérénice représente le simulacre de celui de Moïse, prophète sauveur du peuple juif.
Étapes de la vie |
Bérénice enfant |
Bérénice adolescente |
Bérénice adulte |
Lieu correspondant |
Une île du Saint-Laurent |
New York |
Israël |
Nombres de pages |
Chapitres I à XXI9 à 105 |
Chapitres 22 à 70 Pages 106 à 327 |
Pages 71 à 81 Pages 328 à 378 |
Les trois phases de la vie de Bérénice sont marquées de manière très nette puisqu’elles correspondent à trois lieux bien distincts par lesquels passe l’enfant dans son odyssée de l’enfance à l’âge adulte : Bérénice, l’enfant de neuf ans, vit comme une princesse, dans une abbaye désaffectée, sur l’une des îles du Saint Laurent dans la province de Québec, auprès de sa richissime famille, tout comme Moïse dans le palais de Pharaon. Quelques années plus tard, c’est dans le columbarium de l’oncle Zio que nous retrouvons Bérénice l’adolescente qui fait son entrée dans l’âge de la puberté, seule dans l’immense ville de New York, chez ce patriarche de la communauté juive d’Amérique qui lui apprend les paroles de Dieu. Enfin, après quelques années d’exil, loin de son île natale, Bérénice, jeune fille, atterrit en Israël.
L’expérience religieuse de Bérénice passe par le simulacre des mêmes phases de l’exode du peuple juif de l’Égypte pharaonique vers la terre de Canaan : l’exil et la révolte, la révélation de Dieu, l’exode et le sacrifice divin.
Issue d’un mariage mixte entre un juif canadien et une polonaise catholique, Bérénice Einberg, une enfant pas comme les autres, très éveillée et fine observatrice, au regard assez perspicace, ne cesse de porter des jugements sur tout ce qu’elle voit : sa maison, ses amis et sa famille, en particulier. Cette dernière est divisée par un contrat social injuste : les deux époux se partagent l’éducation religieuse de leurs enfants ; l’aîné, Christian, suit la religion de sa mère, le christianisme, le second, Bérénice, celle de son père, le judaïsme.
Dans cette famille conservatrice, à l’image de la société québécoise, Bérénice découvre les traditions religieuses et les conflits qui opposent les membres des deux religions qui occupent son monde, d’un côté, les chrétiens catholiques représentés par Mme Bruckner, Chamomor et son fils Christian et de l’autre, la communauté juive de son père, Mauritius, et la sienne, bien sûr, puisque le « traité » de mariage entre les deux époux stipulait ces conditions. La séparation religieuse au sein de la famille Einberg correspond exactement à la guerre qui opposa les frères ennemis, catholiques et protestants du Saint Empire romain qui dura de 1618 à 1648, une « guerre de Trente Ans » (Ducharme 1966 : 39).
3. L’exil et la révolte
Lors de son exode, Bérénice passe par trois endroits : Québec, New York et Israël. Le premier lieu dans lequel se trouve la petite juive de neuf ans est le Québec, sur sa petite île qui baigne dans le fleuve du Saint Laurent, ce qui rappelle le diacre romain qui a subi le supplice du gril pour avoir donné aux pauvres le trésor de l’Église et qui est fêté le 10 août. Soulignons que le fleuve qui fait la renommée du Québec porte le nom de ce martyre puisque cette région a été découverte le 10 août 1535.
Sur son île, Bérénice vit un double exil, d’une part, sa présence, en tant que juive, dans une famille catholique qui vit dans une abbaye désaffectée vieille de plus de deux cents ans, et qui a « l’air d’un crucifix » (Ducharme 1966 : 30). Ces deux cents ans correspondent à la présence du christianisme au Québec. D’autre part, son statut de juive du côté de son père qui l’exclut de sa communauté, elle est juive par affiliation paternelle et non maternelle comme l’exige le judaïsme : « je suis à moitié barbare par ma mère » (Ducharme 1966 : 241).
Au sein de sa famille, Bérénice fait face à deux puissances religieuses. Entre Yahveh et le Dieu des chrétiens, la guerre est féroce, comment pourrait-elle aimer ces deux religions qui la séparent, dès leur naissance, de son frère unique, l’être le plus proche de son cœur. Bérénice se sent écœurée de toutes ces religions. Pour elle « à la messe, c’est comme à la synagogue : c’est beurré de cendre et de sang partout » (Ducharme 1966 : 21). La religion ne serait qu’un leurre destiné à séparer, au nom d’un Dieu ou d’un autre, les êtres qui s’aiment. Dans le judaïsme comme dans le christianisme, les mêmes schèmes reviennent : le péché, le châtiment divin, l’enfer et le repentir. Pour une enfant de neuf ans, la religion est chargée de signes de profonde violence. La religion de Chamomor et celle de son père sont sanguinaires : « Avoir la foi, c’est frémir comme un vampire quand on entend parler de sang et de cimetière. » (Ducharme 1966 : 21)
Le fossé se creuse entre Bérénice et la religion de son père. Elle ne veut plus l’accompagner à la synagogue, un endroit austère qui développe la haine de son prochain et empêche les gens de s’aimer sous prétexte d’être châtié par Yahveh, ce dieu qui la terrorise. Elle se détache aussi de la religion de sa mère : « J’ai peur d’elle comme on a peur d’une sorcière. […] C’est une influence, un charme à rompre. C’est l’ennemi à abattre » (Ducharme 1966 : 31). Cette désobéissance qui traduit la fragilité de l’enfant montre aussi sa révolte religieuse. Avec sa maturité innocente, Bérénice décide d’agir pour faire face à ces deux tyrans. « Tous les Dieux sont de la même race, d’une race qui s’est développée dans le mal qu’a l’homme à l’âme comme des bacilles dans un chancre ». (Ducharme 1966 : 330). En se révoltant contre l’ordre de « Pharaon » (Ducharme 1966 : 364), la Bérénice « d’Egypte » (Ducharme 1966 :216) évoque les « pyramides » et le «sphinx » (Ducharme1966 : 365) lorsqu’elle décide de se révolter contre ces deux autorités injustes, tout comme l’a fait Moïse avant elle : « Il y en a qui ont hâte que leur père meure pour ne plus aller à l’école. Moi, j’ai hâte que mon père meure pour être impie tant que je veux. Bande de fous ! Dire qu’ils me prennent pour une des leurs ! » (Ducharme 1966 : 15).
Aux yeux de sa société, Bérénice est un être maléfique ou comme elle le dit, elle, un être « diabolique » (Ducharme 1966: 186), son innocence est vite perdue. Aujourd’hui elle se prépare à se révolter contre les dieux et se décide à prendre le pouvoir divin et se proclame comme étant elle-même le maître de sa vie et de combattre quiconque oserait lui disputer ce pouvoir : « Je ne sais pas à qui appartient l’univers, à quel maître je dois obéir. Je ne sais pas d’où me vient la vie, à quoi il faut qu’elle serve. Je ne sais pas. Je ne sais pas contre quoi doivent s’adresser mes armes, contre qui ? Dois-je contempler béatement mon ignorance, me laisser déborder contre elle ? Non ! » (Ducharme 1966 : 206)
Et la vengeance de Bérénice ne s’arrête pas là, la petite fille se dresse en véritable Titan contre les dieux : « Je monterai Pégase et monterai à l’assaut de l’Olympe, comme les Titans, comme Ajax d’Oïlée, comme Bellérophon ». (Ducharme 1966 : 162) Rien ne pourra arrêter cette machine infernale de destruction, cette renégate qui fait table rase de tous les principes religieux. Elle imite la révolte de ces personnages qui ont déjà défié les dieux, tout comme les Québécois défient l’union de l’Etat et du Clergé.
La violence de la fillette est représentative de la désobéissance d’un Québec des années cinquante qui prend conscience de l’Autorité paternel, celle d’un Clergé associé au bras de fer de Maurice Duplessis, premier ministre de cette province de 1936 à 1959 date de son décès, qui installe une politique totalitaire sous l’égide de l’Eglise Catholique. Cette période est nommée « La Grande noirceur » puisqu’elle caractérise un système de censure dans tous les domaines, l’Art et la littérature en particulier.
La désobéissance qui traduit la fragilité de l’enfant, le meurtre qu’elle perpètre à l’encontre des chats de sa mère, faisant figure du meurtre des siens et le jeu qu’elle pratique sur les références bibliques et judaïques est perçue par son père comme une révolte contre le culte des aïeux ; ce qui le pousse à appeler son cousin Zio à la rescousse afin de sauver l’âme perdue de sa fille, contaminée par la dépravation de son frère et de sa mère, les impies qui brûleront dans l’enfer le jour du jugement dernier, « quand le feu qui vient viendra » (Ducharme 1966 : 24). Ceci constitue la deuxième phase par laquelle passe l’enfant et qui la propulse vers New York le fief de l’orthodoxie juive dans le monde.
3.1. La révélation de Dieu
La seconde phase du récit de Bérénice se déroule à New-York, « berceau de l’immigration » (Ghorra-Gobin 1997 : 52) et « symbole de la liberté » pour tous ceux qui rêvent de s’y installer. La petite fille habite contre son gré la maison de son oncle paternel : l’oncle Zio. Il s’agit d’un puissant homme d’affaires, extrêmement riche mais aussi un saint homme vénéré par tous les membres de sa communauté. Bien qu’il possède une immense fortune, il préfère vivre modestement avec sa petite famille dans un immeuble ou comme l’appelle Bérénice un « columbarium », « Zio ne fait pas vivre sa famille au sommet de ce columbarium parce qu’il est pauvre. Non. Il est très riche. Il la fait vivre au sommet de ce columbarium par sainteté. » (Ducharme 1966: 187). Faisant figure du représentant de Dieu sur terre, « pris pour un maître par les esclaves-nés » (Ducharme 1966 : 239) cherchant le salut divin ou se prend-t-il « pour autre chose qu’un être humain. Peut-être se prend-il pour un Zio… » (Ducharme 1966 : 240). Se consacrant entièrement à sa mission de représentant et défenseur du Judaïsme au sein de son clan, Zio fait « émigrer et immigrer en tous sens » (Ducharme 1966 : 240).
Bérénice, en compagnie de son amie Constance Chlore, de confession juive comme elle, est accueillie dans une chambre réservée aux brebis égarées que Zio ramène au droit chemin. La fillette n’aime pas cet endroit, elle le trouve austère et refuse de devenir membre de cette communauté de fidèles de Yahveh : « Je ne marcherai pas avec Yahveh.» (Ducharme 1966 : 24). Malgré toute la sagesse qui caractérise Zio, Bérénice continue à montrer sa révolte religieuse : «Je ne suis la servante ni des présidents des pays de la terre, ni des Yahveh des pays du ciel.» (Ducharme 1966 : 235) ; elle s’oppose aux prières de son oncle, «Si Yahveh les veut tellement, mes prières, il n’a qu’à venir les prendre au fond de mon œsophage !». (Ducharme 1966 : 239) - «J'ai cru à Yahveh pendant deux jours et j'en ai eu plein mon casque.». (Ducharme 1966 : 329-330).
Le tempérament violent de Bérénice mais aussi sa lucidité et la force de son caractère inspirent à Zio l’image des héros mythiques qui souffrent d’orgueil et de passions très fortes, ce qui se traduit par des propos qui montrent la conviction du saint-homme de la mission réservée à l’enfant par Dieu : «Yahveh a doué cette enfant d’une grande énergie. Il lui réserve sans doute un grand destin.» (Ducharme 1966 : 256), d’où l’intérêt du Patriarche envers Bérénice à qui il s’obstine à enseigner la parole de Dieu :
« J’apprends l’hébreu. C’est obligatoire. C’est fort excitant. Quand je saurai l’hébreu, Zio me récompensera. Il me fera l’honneur de m’inscrire, comme sa femme, ses fils, ses filles et Constance Chlore, sur la liste de ceux qui ont l’honneur de lire des passages de la Bible à haute voix avant le dîner. » (Ducharme 1966 :188).
Cette prédiction faite par Zio pour l’avenir de l’enfant justifie les « dix ans » qu’il réclame à ses parent pour parfaire son éduction renvoient aussi aux dix années passées par Moïse à Madiân, auprès du prêtre Jéthro qui lui apprend la sagesse nécessaire à la grande mission qui l’attend : délivrer le peuple Juif, un appel que Bérénice reçois de « Yahveh [qui] est en colère » appelant ses enfants « Judith ! David ! ». Bérénice comprend le message « Quand je prête bien l’oreille, il me semble, à moi aussi, qu’on m’appelle : "Judith ! David !" » (Ducharme 1966 : 108).
Ayant reçu les parole de dieu dans le buisson ardent pour Moïse et dans la chambre de Bérénice où « une grande flamme (…) aux rideaux. » (Ducharme 1966 : 281), qui provoque un « incendie.» (Ducharme 1966 : 282), représente le point de départ vers la terre promise.
3.2. L’exode et le sacrifice divin
Comme dans les phases précédentes, les mêmes mythèmes scripturaires sont repris. En quittant le divin columbarium, Bérénice se retrouve exilée dans l’enfer des hommes. Dans la terre promise où elle fait ses bonnes actions, dans le cadre du service militaire obligatoire pour tout juif en Israël.
Elle retrouve là-bas, le prêcheur de son île, le rabbi Schneider engagé dans l’une des milices financées par Mauritius Einberg pour sauver la terre des aïeux et Graham Rozenkreutz, « le nouveau Josué » (Ducharme 1966 : 356) qui terrorise par sa violence impulsive et que seule Bérénice se dresse comme son égal par la violence qu’elle montre dès leur premier contact.
Dans ce passage, Réjean Ducharme nous présente une adolescente qui s’apprête à devenir femme accomplie et une fidèle convaincue pour la cause de son peuple. Les mythèmes appartenant à l’exode de Moïse avec le peuple juif, comme Judith, l’héroïne juive, à laquelle s’identifie Bérénice : « Donnez-moi au moins, comme à Judith, un couteau ! » (Ducharme 1966 : 328), et réalise ainsi la prédiction de Zio qui lui a révélé sa destinée. Bérénice déclare haut et fort : « J’ai entendu l’appel de Moïse, de Josué, des Juges et des autres. » (Ducharme 1966 : 328)
La nouvelle Judith, Bérénice, s’est retrouvée avec son amie Gloria à surveiller le front israélien en plein conflit avec les Arabes. Le silence pèse lourd sur une âme errante qui n’arrive pas à trouver le salut, quand le bruit de la détonation d’une mitraillette retentit. À ce moment-là, Bérénice fait ressortir la peur qu’elle cachait au fond de son être et la rage de vivre la pousse à se saisir de son amie Gloria qui « se débat et crie comme une possédée » (Ducharme 1966 : 379). Criblée de balles, Gloria meurt dans les bras de Bérénice, la brave, qui l’a obligée à être son bouclier humain. Par cet acte, Bérénice accomplit sa mission religieuse. Le sacrifice qu’elle offre à Yahveh fait d’elle une héroïne. « Le sacrifice, en effet, est un acte volontaire d’un humain qui prélève, dans son domaine, sur son bien une offrande ou une victime pour la donner au dieu. C’est bien par la seule volonté d’un être humain agissant selon sa croyance que l’offrande, ou la victime passe du domaine profane, humain, à celui de consacrée ». (Meslin 2008)
Par son sacrifice humain, Bérénice faisait ses adieux au monde de ses rêves et signait son passage vers celui de la cruelle réalité et participe à la création de l’État d’Israël ce qui nous rappelle la création de Rome après le sacrifice de Rémus par son frère Romulus. En jouant leur jeu, elle les dépasse, lucide, hors de leur portée, sauvée par elle-même et par leurs propres moyens, « Je leur ai menti. Je leur ai raconté que Gloria s’était d’elle-même constituée mon bouclier vivant. Si vous ne me croyez pas, demandez à tous quelle paire d’amies nous étions. Ils m’ont crue. Justement, ils avaient besoin d’héroïnes. ». (Ducharme 1966 : 379) La révoltée des révoltés vient de devenir par sa poltronnerie, par son héroïsme, la soumise : L’avalée des avalés.
Conclusion
Publié en pleine Révolution Tranquille, L’avalée des avalés est envahi par le discours religieux qui régnait au Québec, en ce temps-là. Ce roman nous invite à suivre le double exode de Bérénice : d’une part son odyssée de l’enfance à l’âge adulte et d’autre part son voyage du Québec vers Israël. Ce qui nous permet d’effectuer une lecture de l’inscription des mythes dans le texte ducharmien. Aussi, nous avons divisé notre travail en deux parties.
Dans un premier temps, nous avons revu les circonstances socio-historiques qui ont marqué les croyances du Québec et qui ont poussé cette région au conservatisme religieux, ce qui a favorisé l’apparition des références bibliques dans les œuvres littéraires. Cette situation changera avec la Révolution Tranquille qui pousse les auteurs à une sorte de révolte religieuse, une liberté de pensée.
Dans la seconde partie de notre travail, nous nous sommes intéressées aux religions qui investissent le roman. À travers le personnage de Bérénice Einberg, qui raconte son violent passage de l’enfance à l’âge adulte, nous assistons au long processus d’avalement de cette enfant de neuf ans et son exode de l’enfance à l’âge adulte, mais aussi son exode religieux du Québec vers la terre promise qui qui égale celui de Moïse, et l’exode des Québécois vers la terre promise, celle de la Révolution tranquille.