Introduction
Le concept de ‘transmutation’ désigne communément un procédé transformant la substance d’une matière en une autre. Outre son acception classique ou usuelle, il connaît à ce jour, d’un point de vue méta-discursif et allégorique, de multiples déclinaisons et approches, allant de la science-fiction à un post-humanisme environnemental (Idema 2019 : 4)1 Il est alors question, à titre d’exemple, d’une transmutation du discours amoureux ou encore d’une poétique d’avant-garde, tel que le souligne Jeanne Heuving (2016 : 5) dans son étude poétique du concept en question. Véronique Bergen, quant à elle, s’interroge sur le procédé d’écriture littéraire chez Hélène Cixous, qui s’apparente également, en ce sens, à une quête de « forces pré-langagières » (Bergen 2019 : 255). Ces prémices impliquent par conséquent une réflexion permanente sur les pré-dispositions du texte littéraire et/ou sur les mécanismes transformationnels qui engendrent l’infinitude du processus d’écriture à partir de sa genèse.
Le château des destins croisés2, roman d’Italo Calvino paru en 1969, correspond de manière significative à cette phénoménologie textuelle ou transmutation poétique (Urbanik-Rizk 2017 : 1). En effet, le roman se compose de deux parties, à savoir Le château des destins croisés et La taverne des destins croisés3 : à chacun des deux textes juxtaposés correspond un système de tirage tarotique, en l’occurrence du jeu des Visconti et de celui du tarot de Marseille. Chacune des deux parties paratextuellement reliées comprend plusieurs récits relativement courts, eux-mêmes entrecroisés, dont le procédé narratif implique également deux modes de lecture. Ces derniers confèrent au roman une duplicité pictographique, qui allie deux systèmes sémiologiques donnant lieu à une parataxe transmédiale, et dont l’axialité horizontale et verticale4 laisse place à une herméneutique à la fois divinatoire et ouverte (voir Klawitter/Ostheimer 2008 : 35).
Le croisement « alchimique » et pluriel des signes inhérent à leur structure narrative repose, par ailleurs, sur une confusion de systèmes mythologiques, allant des principes de la transmutation alchimique, en passant par des récits chevaleresques et mythologiques. Leurs différents personnages – issus des récits comme des arcanes tarotiques – revêtent une transfiguration intersubjective de leurs figures. Les récits se transposent les eux aux autres sous forme de mosaïque. Ils reprennent de manière ludique et expérimentale différents récits au travers d’un prisme dialogique à plusieurs niveaux, qu’ils soient de nature narrative, médiale ou textuelle. De par ces éléments le présent chapitre s’interroge sur la portée narratologique, symbolique et performative des tirages effectués dans les différents récits du roman, ainsi que sur les glissements métonymiques et métaphoriques opérés par leur narrateur métaleptique (Genette 1966 : 502). L’œuvre d’Italo Calvino s’inscrit par là même dans une logique de transgression et de pluralité allégorique du sens, constitutives d’une lisibilité asymétrique du monde (Blumenberg 1986/ 112020 : 86), ainsi que d’une poétique de la transmutation multidimensionnelle, dont il est ici également question.
1. Lieux paratactiques, autoréflexifs et méta-narratifs
Ce qui caractérise de prime abord le roman d’Italo Calvino, c’est une imbrication du texte verbal (horizontal) avec une picturalité (verticale) des cartes tarotiques en lien avec les récits articulés. Aux deux parties qui constituent le roman, en l’occurrence Le château des destins croisés et La taverne des destins croisés5, correspond également une combinaison des jeux de cartes, en outre celle du tarot dit des Visconti. S’ensuit, dans la seconde partie, le tirage du Tarot de Marseille, lequel revêt une tout autre symbolique et procédés d’interprétation. Cette structure paratactique et/ou leur logique combinatoire d’entrecroisement des signes s’inscrivent dans une logique de sémiose performative (voir Raible 2010 : 1-28)6 et d’herméneutique ouverte, qui n’obéit pas obligatoirement à une interprétation prédéterminée, où « se fait [sai] t jour le sentiment d’un hasard et d’un désordre […] » (Château, 13-14). En page 21 est par exemple tirée la carte du Soleil, dont la signification et l’interprétation picturale et verbale échappent dès lors à tout déterminisme sémantique. Le narrateur le souligne systématiquement et de manière métanarrative. Cette « indétermination » se révèle être, notamment dans les commentaires du narrateur, un principe de lecture et d’interprétation. L’auteur en appelle au lecteur par l’entremise de son narrateur métaléptique à questionner lui lui-même le possible sens des cartes tirées :
« Le Soleil. Le peintre avait représenté l’astre du jour entre les mains d’un enfant qui court, ou même qui vole, au-dessus d’un paysage vaste et varié. L’interprétation de ce passage du récit n’était pas aisée : ce pouvait vouloir simplement dire c’était par une belle journée ensoleillée et en ce cas notre narrateur gaspillait ses cartes pour rapporter des détails sans importance. Mais peut-être convenait-il de s’arrêter, plutôt qu’à la signification allégorique, au sens littéral. […] » (Château, 21).
À la lecture des différents microrécits, qui structurent horizontalement chacun des chapitres, s’amalgame une deuxième lecture divinatoire, cette fois en abyme, à savoir l’interprétation des arcanes tarotiques (majeurs comme mineurs)7, lesquels interviennent successivement, et de manière verticale dans un « embrouillamini de coups » (ibid. 31), comme si « [on] s’apprêtait avec son histoire à parcourir une colonne verticale » (ibid. 46). Cette allégorie textuelle est également induite par l’arcane de l’ermite, suivi d’autres cartes indiquant une possible suite de sens : « L’ermite lisait l’écoulement des grains de sable dans la clepsydre, et nous, nous mettions à lire la seconde colonne de l’histoire, qui était celle immédiatement à gauche, de haut en bas : Le Jugement, Dix de Coupe, Chariot, La Lune. » (Ibid. 47).
À la double axialité et/ou duplicité (voir la figure ci-dessous) qui découle de la macrostructure du récit se transpose une symbolique des sphères terrestres et célestes, dont le principe cosmique et hermétique évoque la formule de l’alchimiste Hermès Trismégiste, présente dans son fameux texte de La Table d’émeraude : « Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut » (Faivre 2016).
Figure 1 : Double axialité verbale et picturale8 (Calvino 2013 : 24)
Le décentrement du sens combinatoire, auquel en appelle le texte, est exprimé de manière allégorique et en implique l’infinitude. À cet effet, l’auteur fait appelle en page 47 au personnage d’Astolphe (de L’Arioste), lequel est appelé à un impératif de transcendance lunaire pour échapper au Roland furieux. Ce moment inclut dans le texte une métaphoricité double, qui renvoie, d’une part à une pluralité des signes, et d’autre part à leurs possibles et infinies combinaisons. C’est aussi le réservoir de destins en quelque sorte « encapsulés » qui s’entrecroisent textuellement à travers les récits :
« – C’est au ciel que tu dois monter, Astolphe – (l’arcane angélique du Jugement) indiquait une ascension extra- humaine) –, jusque dans les champs blafards de Lune, où un dépôt conserve à l’intérieur d’ampoules alignées – (comme sur la carte de Coupe) – les histoires que les hommes ne vivent pas […] les particules du possible écartées du jeu des combinaisons, les solutions auxquelles on pourrait arriver mais n’arrive pas… » (Château, 47).
La narration épouse dans certains passages une forme essayiste, qui vient accentuer le caractère autoréférentiel et autoréflexif du roman. La mise en abyme du métadiscours d’Italo Calvino indique les « soubassements » de son écriture, et en reconstruit simultanément les éléments constitutifs. L’un des chapitres de la partie ‘Taverne’ intitulé Moi aussi je veux raconter la mienne indique de manière plus explicite le postulat de l’auteur à re-parcourir l’historicité fragmentée et dialogique de son texte en devenir. Dans les passages suivants, les deux aspects susmentionnés sont, en outre, formulés sous forme d’une quête de soi, de l’écriture en elle-même :
« L’écriture avertit de tout ça comme l’oracle. […] L’écriture en somme possède un sous-sol qui appartient à l’espèce, ou du moins à la civilisation. […] S’il m’est permis d’évoquer l’ombre d’un auteur pour accompagner mes pas hésitants dans les territoires du destin individuel, du moi, du (comme on dit à présent) « vécu », ce sera celle de l’Égotiste de Grenoble, du provincial à la conquête du monde, que je lisais autrefois comme si j’attendais de lui l’histoire que je devais écrire […]. » (Taverne, 111-112).
Ce constructivisme inhérent au texte est opéré de manière autoréflexive et métanarrative (comme en pages 20, 27-28 ou encore 111), ce qui confère à ce premier une discontinuité quasi « cartographique », qui combine espace, histoire et récit et permet de reconstituer les moments d’énonciation et les principes poétiques de l’auteur lui-même : « […] le narrateur en effet avait commencé à disposer une nouvelle rangée de tarots, à côté de la première, sur la gauche, en posant les deux cartes, L’Impératrice et le Huit de Coupe. » (Ibid. 20).
2. Transfiguration hybride et reprise des sujets mythiques
Le château des destins croisés met continuellement en scène une métamorphose et une transfiguration des sujets mythiques de différentes cultures et traditions. L’auteur ne se contente pas de compiler aléatoirement les mythes en question, mais les relie symboliquement et intersubjectivement les uns aux autres de sorte à en permettre une lecture diverse et diversifiée. Cette intersubjectivité émanant de la relecture et reprise de mythèmes, qui met en scène d’une permutabilité des destins, repose particulièrement sur une approche avant-gardiste de décentrement (Asholt 2014 : 123). Le texte illustre en ce sens, en page 48, une interpolation de mythèmes, d’un imaginaire fantastique en déclinaison, allégoriquement illustrée par l’arcane de La Roue de la Fortune :
« Pour monter sur la Lune (l’arcane du Chariot nous en donnait l’information, superflue mais poétique), il est convenu de recourir aux races hybrides des chevaux ailés, Pégases et Hypogriffes ; les Fées les élèvent dans leurs écuries dorées afin de les atteler à leurs biges et triges. […] La Lune qui nous permît de donner libre cours aux vieilles fantaisies d’un monde renversé, où l’âne est roi, et l’homme quadrupède, où les enfants gouvernent les anciens, les somnambules tiennent le gouvernail, […] en bref autant de paradoxes que l’imagination en peut décomposer et recomposer. » (Château, 48).
Les mythes qui se fondent et confondent ont dans le texte souvent pour signe la Lune, également arcane majeur dans le Tarot de Marseille, mais également astre du principe féminin et de l’ambiguïté. Leur dynamique repose, cette fois, sur un autre arcane, celui du Chariot, qui évoque de manière transtextuelle une myriade de mythes, par exemple, de romance. Dans le récit Histoire de Roland fou d’amour convergent plusieurs couples mythiques et/ou mythologiques (d’êtres en fusion) tels que Jupiter et Callisto, Angélique et Médor, ou encore Bacchus et Ariane, pour ne citer que ceux-là. Les récits retracent une généalogie de la romance occidentale. Ces mythes obéissent à la contre-logique d’une « imagination déréglée » (ibid. p. 40), dont le corps utopique et hétérotopique (voir Foucault 2009)9 est la forêt épaisse symbolisant, entre autres, l’éros :
« C’est ainsi que de l’imagination déréglée de Roland se figurait la marche enchantée d’Angélique à travers bois, […] Le malheureux ! Il ne savait pas qu’au plus touffu du touffu une étreinte douce et languissante unissait pendant ce temps Angélique et Médor. Il fallut l’arcane de L’Amoureux pour le lui révéler […] La vérité se fit dans l’esprit de Roland : au fond humide du bois femelle, il y a un temple d’Éros où d’autres valeurs ont cours que celles où c’est sa Durandal qui tranche. » (Ibid. 40).
En pages 53 et 54, le narrateur reprend le mythe de l’enlèvement d’Hélène de Troie par la jonction paratactique des quatre arcanes « Chariot Amour Lune Fou » (Château, 53) au travers d’un dialogisme mythologique, en faisant simultanément référence au mythe d’Europe, également enlevée par Zeus. Le texte opère une sorte de « distorsion » anachronique de mythèmes de la culture occidentale transposée à la symbolique anthropomorphique des personnages tarotiques tels que le Valet de Bâton, la Reine d’Épée ou L’Empereur :
« Ensuite les deux histoires allaient chacune à son propre dénouement, Hélène rejoignant l’Olympe (La Roue de la Fortune) et se présentant au banquet (Coupe) des Dieux, l’autre attendant en vain dans le bous (Bâton) l’homme libéré par elle, jusqu’aux premières lueurs dorées (Deniers) du matin. Et tandis que l’une pour finir se retournait vers Zeus le Très Haut (L’Empereur) […] » (Château, 54).
Ces croisements mythologiques et textuels sont symbolisés et articulés par un jeu des signes et le truchement d’une poésie chevaleresque imbriquée dans le récit, représentée alors par la figure du Bateleur. Il en émane une transfiguration énonciative de la voix du poète Calvino, lequel semble inclure en filigrane un déplacement déictique vers le « ‘je-origine’« (Cohn 1999 / Galbraith 2021), ainsi que la temporalité du sujet primaire de l’énonciation. Le passage suivant inclut « lyrisme » faisant manifestement référence aux célèbres chansons de l’amour courtois10 des troubadours. Nous noterons également que le texte est en quelque sorte « segmenté » et/ou en entrecroisement par des références tarotiques en italique11, et ce, en adéquation sémantique ou symbolique avec les personnages dépeints dans le récit :
« Au poète (Le Bateleur), à l’ancien aveugle qui ici même, sur l’Olympe, siège parmi les Immortels et aligne des vers hors du temps dans les poèmes temporels que d’autres poètes chanteront, dis que je demande cette seule aumône (As de Deniers) au bon vouloir des habitants du Ciel (As d’Épée), que soit par lui écrit dans le poème de mon destin : avant que Pâris ne la trahisse, Hélène se donnera à Ulysse dans le ventre même du Cheval de Troie (Cavalier de Bâton) […] » (Ibid. 54).
En conclusion, la poétique de la transmutation dans l’œuvre d’Italo Calvino se matérialise par un jeu intersubjectif des mythes et mythèmes repris par l’auteur dans leurs moments d’entrecroisement symbolique. Il en découle une transfiguration des figures et personnages mis en scène, qui permet une lecture multiréférentielle des mythes de la culture occidentale.
3. Entre allégories de l’alchimie et l’alchimie des allégories
Au fil des récits s’opère une dialectique des allégories de l’alchimie et de l’alchimie des allégories. En effet, l’auteur combine et illustre différents procédés alchimiques, outres que ceux des métaux. Ces précédents se retrouvent métaphoriquement et métonymiquement transposés sur les aspects constitutifs même du texte. L’un des exemples récurrents et frappants de cette phénoménologie de l’alchimie réside dans la jonction des principes universels, c’est-à-dire du Féminin et du Masculin. Leur union induit une générativité allégoriquement représentée dans les tarots des Visconti et de Marseille par des symboles solaires et lunaires, dont la fusion forme sur l’arcane une sorte éclipse. Au chapitre Histoire du guerrier survivant, précisément en pages 83 et 84 est décrite et déconstruite une économie des genres, laquelle laisse place à une transmutation du personnage vers une androgynie prétendument perdue dans l’Histoire. Une fois de plus, le bois et/ou la forêt est l’espace où le principe féminin d’une nature quasi dionysiaque est prédominant. Une dissémination discursive de l’ordre inversé – symbolisé par la carte du Pendu (capturé par des Amazones) – y est opérée :
« De ces nouvelles impulsions, la première est la plus forte : si les rôles de l’homme et de la femme se sont trouvés confondus, il convient aussitôt de redistribuer les cartes […] « La guerre entre l’homme et la femme ne connaît pas de normes ni de loyauté », pense-t-il. […] Il va disparaître dans le bois lorsqu’il se sent pris aux bras et aux jambes, attaché, Pendu la tête en bas. De tous les buissons de la rive, ont bondi des baigneuses nues […] comme celle qui sur la carte du Monde s’élance au travers des branchages. C’est un régiment de gigantesques guerrières qui se sont égaillées après la bataille du bord de l’eau pour se rafraîchir, se délasser, retremper leur Force de lionnes foudroyantes. » (Château, 84).
L’autre système symbolique, qui matérialise une poétique de la transmutation, est celle des couleurs. Dans la seconde partie du roman, en l’occurrence La taverne des destins croisés, est effectué le tirage du Tarot de Marseille, lequel donne lieu à un tout autre système de lecture symbolique aux aspects hermétiques. Le texte annonce et énonce d’emblée l’acte doublement performatif du tirage de cartes, ce dernier faisant simultanément appel au lecteur à une « exégèse » d’un degré second, qui transcende le système verbal intelligible du texte principal. Ce qui caractérise ce « seuil » de texte, c’est également une spatialité, qui semble remplir la fonction d’espace transitoire inter-dimensionnel. Le texte revêt alors les contours d’un récit fantastique, tout en mettant en scène une métamorphose alchimique des couleurs en mosaïque. Il est à noter que la lecture des systèmes tarotiques repose également sur une interprétation des couleurs en jonction sur les différents arcanes, qu’ils soient mineurs ou majeurs (voir Berti/Gonard 2007). Tous ces aspects soulignent une fois de plus le caractère ésotérique du texte de Calvino, lequel est symbolisé par des remparts de nature végétale ou encore par des bâtons ou des épées. Le narrateur (métaleptique) semble en entrevoir un moment d’illumination :
« Nous voici hors du noir, ou plutôt ; nous entrons et dehors il fait noir, ici on y voit un peu, malgré la fumée, c’est la lumière qui fume, peut-être des chandelles, pourtant on voit des couleurs, des jaunes, des bleus, sur du blanc, sur la nappe, des taches coloriées, rouges, ou bien encore vertes, aux contours noirs, des dessins dans des rectangles blancs éparpillés à travers la table. Il y a des bâtons, avec leurs troncs, leurs branches serrées, leurs feuilles, comme là auparavant dehors, des épées, qui nous tombent dessus à grands coups tranchants, du milieu des feuilles embusquées dans le noir où nous nous étions perdus, à la fin par bonheur nous avons vu une lumière, une porte, il a des plats d’or qui brillent comme des deniers, des coupes […] » (Taverne, 62).
L’allégorie de l’alchimie est aussi opérée par l’entremise de références intertextuelles, notamment au célèbre Faust de Goethe. Les passages méta-narratifs du texte remplissent alors cette fonction, plus particulièrement dans le chapitre Histoire de l’alchimiste qui vendit son âme. Cette parabole « méphistophèlicienne » y est symboliquement articulée et transfigurée par l’arcane du Diable, qui, cependant, n’apparaît pas parallèlement au texte. Cette « suspension » volontaire d’image indique par ailleurs que l’arcane démoniaque « déguisé » en bateleur échappe à une interprétation précise, la lecture des tarots dépendant de leur sens (possiblement inversé) lors du tirage (voir Berti / Gonard 2007). De par cette référence à la pièce théâtrale goethéenne, Italo Calvino recourt au pastiche, en opérant un basculement du mode narratif vers le mode scénique, qui rappelle la structure dialogique de la pièce. Dans le récit, cette fois, le protagoniste demande à la figure démoniaque Méphistophélès de lui révéler le secret de la transmutation alchimique des métaux ver l’or, lequel exige en retour de lui offrir sa propre âme. Ce dernier prend, de manière trompeuse, la forme d’un mage, symbolisé dans le tarot des Visconti par la figure de l’Empereur :
« Donc, notre héros, levant les yeux, avait vu un mage installé à sa table, en face de lui, qui manipulait ses alambics et ses cornues.
− Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ?
− Regarde ce que je fais, avait dit le mage en montrant une boule de verre sur un fourneau. […]
− Tu peux me donner le secret de l’or ? avait-il dû demander au charlatan. […]
cette carte était Le Diable, c’est-à-dire qu’il avait reconnu en la personne du charlatan le vieux prince de tout mélange et de toute ambiguïté – de la même façon que nous, à présent, reconnaissons Faust en notre compagnon.
− L’âme ! avait donc répondu Méphistophélès. » (Château, 26-27).
Par conséquent, il est à déduire que le récit articule une métaphore à plusieurs strates dans le récit. En effet, il ne s’agit pas « uniquement » d’une reprise de mythes alchimiques, mais aussi et surtout de l’alchimie opérée au travers des différents textes constituant, en filigrane, le roman d’Italo Calvino.
4. Constellation des dualismes
Le récit de Calvino opère une double logique narrative : il met en scène, d’une part, une fusion et confusion de paradigmes. D’autre part, il oppose des derniers pour signifier en quelque sorte leur dualisme permanent. Ce perspectivisme de réflexion nietzschéenne qui en découle s’inscrit probablement dans une « déconstruction antimétaphysique » réaliste (Nietzsche, in : Duclos 2022 : 42), qui s’oppose à toute vérité ultime ou prédéterminée. Dans le passage suivant, le bois revêt des allures anthropomorphiques, fantastiques et s’adresse directement au personnage de Roland, épris d’Angélique, en l’avertissant de sa présence incongrue. Ce qui est frappant en page 39, c’est la juxtaposition de lieux et d’artefacts vitalistes et a- vitalistes, qui représentent parallèlement deux systèmes de valeurs distincts :
« Le bois tout entier semblait lui dire : – N’y va pas ! Pourquoi désertes-tu le métal des camps de guerre, règne du discontinu et distinct, le carnage qui t’agrée, où excelle ton talent pour tout décomposer et exclure ? pourquoi t’aventures-tu dans la verte et mucilagineuse nature entre les spires de la continuité vivante ? Le bois d’amour, Roland, n’est pas un lieu pour toi ! » (Château, 39).
Le narrateur se joue par ailleurs du paradoxe entre terrestre et divin, mais aussi de l’angélique et du démoniaque. Il en résulte un effet de grotesque. L’auteur ne revisite-t-il par là même la métaphysique traditionnelle, où l’éther et les bas-fonds se rejoignent ? Il en résulte une isotopie symbolique païenne qui transcende et transgresse les limites dimensionnelles, ainsi qu’une numérologie tarotique, qui semble retranscrire la dynamique cyclique de la vie et de la mort :
« Le Dix d’Épée qui venait à présent était-il la barrière des archanges qui interdit à l’âme damnée l’accès au ciel ? Le Cinq de Bâton annonçait-il un pas entre les arbres ? À cet endroit, la rangée de cartes rejoignait Le Diable qui avait été posé là par le narrateur précédent. […] Belzébuth en personne. » (Château, 33).
La poétique de la transmutation chez Italo Calvino est, par ailleurs, opérée par le prisme d’une opposition topographique des lieux, auxquels le narrateur des micro-récits en métamorphose fait référence. Il est question dans le texte, et ce de manière récurrente, d’un impératif de transcendance « éthérique » à l’opposé des mondes souterrains et/ou abyssaux, souvent symbolisés par des arcanes tarotiques négatifs. En effet, dans la deuxième partie du roman – c’est-à-dire la taverne – les tirages et leur lecture s’effectuent par le biais du tarot de Marseille, lequel met en branle un système sémiologique singulier. Ce qui retient l’attention du lecteur, c’est la jonction ou le relais de sphères opposées, terrestres et célestes, « tout à la fois interchangeables et immuables » (Taverne, 70), qui convergent au travers de signes en quelque sorte « verticaux », symbolisés par exemple par les arcanes de L’Étoile et de La Maison Dieu12, comme illustré ci-dessous :
Figure 2 : Les arcanes de L’Étoile et de La Maison Diev (Calvino 2013 : 7-72)13
Le « dé-versement » lustral de l’eau reprend de manière allégorique l’alchimie trismégistienne14 (voir Faivre 2016 : 56) des éléments constitutifs de la création universelle. Le texte nous projette en quelque sorte vers un espace primaire du chaos originel, d’une genèse astrale, comme décrit dans le passage suivant :
« […] la mer, telle qu’elle est figurée dans l’arcane dit de L’Étoile, où se célèbrent les origines aquatiques de la vie, triomphe de tous les mélanges et tous les surplus qu’on fiche à la mer. Une déesse nue prend deux carafes qui contiennent on ne sait quels jus mis au frais à l’intention des assoiffés (il y a tout autour des dunes jaunes d’un désert brûlé par le soleil), et arrose en les renversant la rive de graviers : et aussitôt ce sont des saxifrages qui poussent au milieu du désert, […] le chaudron de la mer ne fait que reproduire ce qui se passe dans les constellations, lesquelles depuis des milliards d’années n’en finissent pas de broyer les atomes dans les mortiers de leurs explosions, ici visibles même d’un ciel couleur de lait. » (Ibid., 70).
La projection astrale allégoriquement représentée au fil du récit articule parallèlement un narratif eschatologique, voire apocalyptique, dans lequel les différences binaires semblent s’estomper pour laisser place à des êtres hybrides. L’in-différence ou la fusion qui en découle, est picturalement reprise via la carte de La Lune (lors d’une éclipse solaire), évoque fortement une contre-logique nietzschéenne au-delà du Bien et du Mal. La figure de l’ange déchu, symbolisé par l’arcane du Diable, représente une fois de plus une liaison ambiguë des dualismes quasi « inexorables » du céleste / terrestre, angélique / démoniaque, mais encore intérieur / extérieur. Cette fois, le récit pré-dit un destin collectif bouleversant, aux allures quasi cosmologiques, voire climatologiques :
« La réponse à la puissance astrale de pouvait qu’annoncer un cataclysme, le déferlement des océans se gonflant sur les villes abandonnées, jusqu’à toucher les pattes des loups réfugiés au plus haut et hurlant à La Lune au-dessus menaçante, tandis que l’armée des crustacés monte du fond des abysses et va reconquérir le globe. […] Dressé debout sur son trône, le royal interlocuteur change à ce point qu’il est méconnaissable : ce n’est plus à ses épaules l’éploiement d’un plumage angélique, mais deux ailes de chauves-souris obscurcissant le ciel, […] la couronne s’est hérissée de cornes, le manteau tombe et découvre le corps d’un hermaphrodite, […] » (Taverne, 71).
Par conséquent, et d’un point de vue déconstructiviste, le texte compose et recompose, puis décompose les binarismes, dont résultent des dimensions, espaces et sujets tiers. Ces mêmes mécanismes semblent s’agréger et/ou se transposer de manière significative à la morphologie du texte, dont la signifiance repose sur deux systèmes et moments sémiologiques. De leur entrecroisement se cristallise le discours poétique de l’auteur Calvino. Les destins qui y sont dépeints et prédits convergent vers une dynamique et une métaphore du possible, qui anime l’ensemble des récits du roman.
Conclusion
Le château des destins croisés d’Italo Calvino repose sur une poétique et une esthétique de la métamorphose, qui invite le lecteur à une double allégorèse simultanée. L’axialité duplice d’une horizontalité textuelle et d’une verticalité picturale énonciative permet une sémiose entrecroisée, dont l’aspect, de prime abord dualiste, donne en fait lieu à langage poétique tiers, hybride, qui va au-delà d’une logique binaire, qui en dissocierait la forme verbale et picturale. De cette jonction jaillit une constellation ou une myriade de mythes en constante déclinaison, qui invite le lecteur à combiner les myth(èm) es de son propre imaginaire et perception des signes. La lecture allégorique du jeu de tarot s’apparente, pour reprendre la célèbre expression de Roland Barthes, à une « aventure sémiologique » (Barthes 1985 : 22). Les différentes figures de transmutation convergent vers une cartomancie textuelle et narrative, dont la dimension autoréflexive repose sur des métalepses énonciatives. Le roman d’Italo Calvino implique une jonction culturelle symbolisée par le tarot des Visconti et de Marseille, laquelle renvoie au sujet de l’auteur et à la nature transculturelle de son identité. Cette pluralité se transpose de manière sémiologique sur une symbiose rendue possible des signifiants et de la multitude des signifiés induite par la lecture et l’interprétation ouverte des arcanes qui constituent les différents récits. Ceci implique une double dynamique d’une lisibilité du discours poétique chez Calvino, lequel est constitué d’un métadiscours reflétant la transmutation de son propre texte. Ce précédent est opéré par le biais de lieux d’énonciation autoréflexive, qui narrent de manière performative la genèse du roman lui-même. Celui-ci prend la forme d’un pictogramme, qui permet une métamorphose des mythes repris par l’auteur. Enfin, Italo Calvino nous incite à des lectures croisées et entrecroisées, dont le dés-ordre subversif est transfiguré dans le passage suivant, qui clôt le chapitre Histoire de Roland fou d’amour : « Laissez-moi comme ça. J’ai fait le tour et j’ai compris. Le monde se lit à l’envers. Voilà. » (Château, 43).


