Les désorientés ou La mémoire d’une cité

المضطربون أو ذاكرة مدينة

Les désorientés or The memory of a city

Djaouida Chadli

p. 11-18

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Djaouida Chadli, « Les désorientés ou La mémoire d’une cité », Aleph, 11-18.

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Djaouida Chadli, « Les désorientés ou La mémoire d’une cité », Aleph [En ligne], mis en ligne le 07 octobre 2024, consulté le 24 novembre 2024. URL : https://aleph.edinum.org/11970

Cette étude consacrée à l’œuvre d’Amin Maalouf, intitulée « Les désorientés », s’intéresse à l’écriture de l’espace comme expression de la mémoire personnelle et spatiale d’un lieu, voire d’une cité, à travers une lecture narrative visant à comprendre les stratégies et les enjeux d’une telle expression.

In this article devoted to Amin Maalouf’s work titled « Disoriented », we are interested in the writing of space as an expression of personal and spatial memory of a place or even a city through a narrative reading attempting to understand the strategies and issues of such an expression.

مستخلص في هذا المقال المخصص لرواية أمين معلوف الموسومة « Les désorientés »، نهتم بدراسة المكان وكيفية تصويره كتعبير عن الذاكرة الشخصية والمكانية لمدينة ما، وذلك باستخدام القراءة السردية التي تحاول فهم استراتيجيات هذه الكتابة.

Introduction

La thématique de l’exil renvoie à une expérience universelle aussi vieille que l’homme. Ce déracinement, volontaire ou non, peut être vécu, exprimé et représenté de différentes manières, et les récits d’Amin Maalouf sont l’exemple parfait de ce phénomène et de son écriture qui relate à la fois l’expérience de l’exilé et celle des espaces de son exil.

En effet, l’exil, dans son acceptation la plus élémentaire, est synonyme d’éloignement et de séparation d’un lieu ou d’une personne, d’où l’importance de l’expression de ces lieux et des êtres que l’exilé doit quitter.

Dans cette analyse, la réflexion portera sur l’histoire commune d’un groupe d’exilés afin de comprendre comment le récit des réminiscences de l’un d’eux peut se transformer au fil du roman en mémoire d’un lieu.

1. Les désorientés, un roman de la mémoire

Les désorientés, publié en 2012 par les éditions Grasset, est le deuxième roman d’Amin Maalouf depuis son élection à l’Académie française. Il peut être considéré comme étant le récit de l’exil et de la mémoire, puisqu’il raconte l’histoire d’un groupe d’amis étudiants qui, dans les années 1970, sont appelés à choisir entre deux destins inconnus : partir ou rester dans un pays natal qui sombrait petit à petit dans une folie meurtrière engendrée par la guerre civile. Si certains préfèrent rester, d’autres vont s’envoler pour des pays lointains afin de s’y exiler pendant une trentaine d’années. Mais en 2001, l’un d’eux, resté au pays, est atteint d’une maladie incurable et souhaite revoir son ami Adam installé en France.

Lorsqu’Adam atterrit à l’aéroport de son pays, Mourad, son ami, est déjà mort depuis quelques heures. Dès lors, Tania, l’épouse endeuillée, lui propose de se réunir ainsi que leurs amis d’autrefois afin d’honorer la mémoire de son défunt mari.

Adam accepte et décide d’organiser les retrouvailles. C’est pourquoi il entame une correspondance par mail avec les amis en question afin de les informer du projet de Tania. Cette correspondance sera dès lors l’occasion pour Adam de se remémorer l’histoire de chaque protagoniste ainsi que les raisons pour lesquelles chacun d’eux a choisi de partir ou de rester.

Enfin, lorsque la date des retrouvailles arrive, tout le monde est au rendez-vous, seuls Adam et le frère Basil sont absents. On découvre à la fin du roman qu’ils ont été victimes d’un grave accident qui a provoqué le décès du premier et le coma du second. Ainsi, le roman va se refermer sur le retour d’Adam inconscient dans son exil.

D’un point de vue énonciatif et typographique1, Les désorientés se présente sous forme de deux récits enchâssés qui se succèdent et se complètent afin de raconter l’histoire d’un retour au pays natal. La narration des récits en question est assurée par deux narrateurs distincts, l’un anonyme, l’autre nommé Adam. Si le premier prend en charge l’histoire du retour, le second se manifeste plutôt comme un récit de réminiscences qui fait appel à la mémoire d’Adam. Ainsi, en déambulant à travers les espaces de son enfance et de sa jeunesse, le protagoniste narrateur va raconter son passé et celui de sa ville. Cette errance sera donc le lieu de toutes les rencontres, celles des êtres et des souvenirs qui ont marqué son passage dans « […] ce pays bien-aimé […] ». (Maalouf, 2012 : 408)

Le retour aux bercails est en réalité un voyage dans le passé qu’Adam tente d’oublier et de fuir pendant des années, mais que l’espace va ressusciter le temps d’un séjour. Les lieux d’autrefois semblent des fantômes auxquels le narrateur tente d’échapper pendant trente ans, ce qui explique en partie son choix de ne jamais retourner dans son pays après avoir pris le chemin de l’exil : « Si j’ai continué à suivre de près tout ce qui se passait au pays, je n’ai plus songé à y retourner ». (Maalouf, 2012 : 60) De même pour son retour forcé à la maison d’enfance, celle de ces parents décédés :

« Je suis donc revenu aujourd’hui vers la maison perdue, en pèlerinage forcé. Quand je l’ai vue de l’extérieur, ma gorge s’est nouée […] Je me suis mis à sangloter comme un enfant. […] Vous voulez qu’on essaie d’entrer ? C’est Sémi qui l’a suggéré. Non ! J’ai hurlé si fort qu’elle s’est sentie obligée de s’excuser ». (Maalouf, 2012 : 443-445)

Ainsi, la mémoire personnelle d’Adam semble étroitement liée à sa mémoire spatiale, d’où l’importance de l’étude de ces espaces et de leur représentation.

2. L’écriture de l’espace

Outre le fait que l’espace soit un repère qui oriente le lecteur et lui permet de se représenter les scènes (Bordas, 2015 : 175), il est aussi, au même titre que l’intrigue, le temps ou les personnages, un élément constitutif du roman (Bourneuf, 1970 : 82) et son étude peut passer par l’examen des techniques et des enjeux de sa description (Jouve, 2007 : 52). Autrement dit, la lecture de l’espace passe avant tout par celle de sa description afin de comprendre comment elle peut expliquer ou justifier la psychologie des personnages (Genette, 1966 : 157).

L’organisation des lieux dans Les désorientés se caractérise essentiellement par leur présentation en paires opposées. Ainsi, aux espaces natifs anonymes, l’auteur oppose souvent des espaces d’exil nommés ; comme il semble allier les espaces internes aux espaces externes à travers le couple (maison/jardin) ou (maison/cour) :

« La pièce n’était pas grande […] ; il n’y avait de place que pour les deux fauteuils où nous étions assis. Les murs étaient tapissés de livres en diverses langues, et il y avait un secrétaire en bois, incrusté de nacre, avec beaucoup de petits tiroirs. La lumière venait d’une fenêtre qui donnait sur le jardin de l’immeuble » (Maalouf, 2012 : 278).
« La maison du garagiste se trouvait au fond d’une impasse […]. Les murs avaient encore la couleur du béton, comme si l’on n’avait jamais songé à les peindre. La petite cour était encombrée de vieux pneus. » (Maalouf, 2012 : 137)

L’auteur privilégie aussi les espaces internes et intimes, c’est pourquoi la description est souvent présente là où les maisons familiales ou les chambres personnelles apparaissent avec une certaine gradation dans la description.

Autrement dit, les espaces bénéficient ou non d’une description détaillée selon leur fréquence d’apparition dans le récit et selon leur degré d’intimité, c’est la raison pour laquelle les espaces décrits avec méticulosité tels que le monastère, la maison d’Adam et le jardin du Hanum se placent généralement dans la dernière partie du roman, c’est-à-dire à partir de la dixième journée du séjour d’Adam, un séjour qui a duré quinze jours :

« Le monastère où Ramzi a choisi de vivre est manifestement très ancien, et certaines parties sont encore en ruine. Mais une aile a été remarquablement restaurée, avec des pierres patinées et légèrement irrégulières qui ne heurtent pas le regard et ne jurent pas avec le paysage. […] Le moine portier […] s’écarte pour me laisser entrer dans une petite salle meublée seulement d’une table nue, d’un fauteuil en cuir fatigué, et de quatre chaises cannées. Sur le mur un crucifix en bois de dimensions modestes. […] À mes yeux, l’endroit évoque plutôt l’univers scolaire que l’univers carcéral. » (Maalouf, 2012 : 318-319)

Un autre constat sur la représentation des espaces est en rapport avec l’idée d’ouverture : tous les espaces décrits possèdent des ouvertures qui se présentent souvent sous la forme d’une fenêtre, d’un balcon, ou d’une véranda. Ces ouvertures donnant sur la vallée ou sur la mer laissent souvent entrer l’air et la lumière :

« Rentré dans sa chambre, Adam ouvrit grande la fenêtre donnant sur la vallée. » (Maalouf, 2012 : 150)
« Nous avions loué un bureau au dernier étage d’un superbe immeuble moderne, avec des baies vitrées face à la mer. » (Maalouf, 2012 : 226)
« … sur la terrasse de sa maison, une immense terrasse d’où l’on voyait la mer dans la journée. » (Maalouf, 2012 : 33)

Des ouvertures qui donnent souvent sur des espaces plus spacieux et plus libres tels que la vallée ou la mer et qui pourraient garantir la possibilité de passer de l’autre côté de la rive comme l’a fait la plupart des personnages a choisi de faire y compris Adam et cela en quittant leur pays natal pour d’autres terres d’accueil. De plus, la stratégie descriptive adapte deux tons conjugués en deux temps. Un premier teinté d’une note brève et brusque qui décrit les lieux avant le départ d’Adam et juste après son retour : « La vieille maison était glaciale. » (Maalouf, 2012 : 38) et un second plus détaillé même si les espaces étaient désormais délabrés ; il se situe vers la fin du roman lorsque le protagoniste a fini par retrouver la joie du pays :

« La propriété était étrangement plus belle à présent que dans ses souvenirs d’enfance. Si la bâtisse n’avait pas changé, toujours ce long mur de pierre brune qui allait de la porte de la cuisine à celle du séjour, le jardin était mieux tenu, l’herbe était tondue, et les parterres de fleurs semblaient dessinés à l’équerre. » (Maalouf, 2012 : 464)

Ces constats nous permettent de dire que la description des espaces choisis sert avant tout à rendre compte de l’état d’âme et de l’évolution du personnage principal dans et à travers l’espace. L’absence de noms lorsqu’il s’agit des quartiers et des rues de la ville natale, les descriptions vagues, imprécises et parfois même indécises expriment en somme l’incertitude et le malaise ressentis par Adam au cours des premiers jours de son retour au pays. Un retour qui le plonge dans un espace devenu aussi étranger que celui de sa ville d’exil. Cette incertitude et ce sentiment de désorientation expliquent aussi le choix des lieux décrits qui relèvent essentiellement de l’intime. Ainsi, Adam ne décrit que ce qu’il connaît ou ce qu’il a connu avant son départ, des espaces en ruine, mais très évocateurs. Les nouvelles constructions lui sont inconnues donc étrangères c’est pourquoi il préfère les évoquer au lieu de les raconter.

Dans cette ville natale, Adam, le narrateur protagoniste se sent étranger et exilé, car cet espace a cessé de lui être familier à cause de son absence, c’est son séjour qui va lui permettre de le redécouvrir et de se redécouvrir.

3. La mémoire d’une cité

Le récit des Désorientés dépeint le portrait d’une ville natale qui, au début du récit, se résume en trois espaces essentiels, à savoir :

L’aéroport : « Je franchis la douane, je tends mon passeport, je le récupère et je sors en promenant sur la foule un regard d’enfant abandonné. » (Maalouf, 2012 : 23)
L’hôtel : « Ma chambre d’hôtel est spacieuse, les draps sont propres, mais la rue se révèle bruyante, même à cette heure-ci. » (Maalouf, 2012 : 24) 
La clinique où son ami Mourad est décédé : « Mourad repose sagement sous des draps sans plis, de l’ouate dans les narines. […] La clinique est de marbre et de camphre ». (Maalouf, 2012 : 30)

Les deux premiers lieux sont des lieux publics par lesquels tout voyageur doit passer lorsqu’il se rend dans une ville étrangère. Il s’agit donc d’espaces de passage pour des êtres de passage. En effet, Adam pense être de passage puisqu’il a atterri dans cette ville le temps d’un week-end, afin d’assister à l’enterrement de son vieil ami pour repartir aussitôt après. C’est pourquoi cette ville et le pays dans lequel elle se situe n’ont pas de toponymes précis, mais des désignations à caractère commun telles que « pays » ou « terre natale », puisque ces lieux peuvent se substituer à n’importe quelle autre cité implantée dans n’importe quel autre pays.

Par contre, Adam nomme la France (Maalouf, 2012 : 52) ainsi que les autres pays où ses amis ont choisi de s’exiler sans jamais prononcer le nom de celui qu’ils ont quitté. L’absence de la désignation explicite du pays natal est remplacée d’ailleurs par des indices implicites disséminés tout au long du texte et qui permettent, à la fin de la lecture, une identification explicite du nom de l’espace de l’intrigue. Il s’agit en effet, d’une identification qui se construit progressivement au fil des pages.

Ainsi, le lecteur du roman peut rencontrer des noms tels que : la montagne : « Ma famille aussi possédait autrefois dans la montagne une belle maison ». (Maalouf, 2012 : 33-34)

Cette dernière est, dans cette région du monde, loin d’être un nom commun puisqu’elle acquiert le statut du nom propre grâce au déterminant qui précède le nom « montagne ». Il s’agit donc de « La montagne » impliquant un lieu précis situé dans une ville « levantine » : « Dans cet univers levantin qui ne cessait de s’obscurcir, je n’avais plus ma place, et je ne tenais plus à m’en tailler une ». (Maalouf, 2012 : 58)

Cet « Univers levantin » est un indice qui permet de situer l’intrigue au Moyen-Orient, puisque cette région fut pendant très longtemps appelée « Le Levant ». Un autre indice historique qui rapproche le narrateur de cette ville, la guerre civile qui éclate dans les années 1970 : « C’était en octobre soixante et onze […] » (Maalouf, 2012 : 33), « Nous étions jeunes, c’était l’aube de notre vie, et c’était déjà le crépuscule. La guerre s’approchait ». (Maalouf, 2012 : 370)

Le temps du trajet de voyage qui sépare Paris, la ville d’exil, de cette ville natale est le dernier indice. Adam parle de cinq heures : « À Paris, je ne suis, après tout, qu’à cinq heures d’avion de ma ville natale » (Maalouf, 2012, p. 66).

Tous ces indices regroupés interpellent le lecteur pour lui faire découvrir que la ville dont Adam a peur n’est autre que Beyrouth, la capitale du Liban. Cette ville est, à l’instar des personnages du roman, révélée petit à petit ; son nom, tout comme les histoires des membres du cercle des Byzantins, se construit au fil de la lecture.

Adam se rappelle sa ville comme il se rappelle ses amis, il apprend à la redécouvrir, à s’y orienter, il apprend même à la ré-apprivoiser, lui qui avait pensé l’avoir oubliée. Ainsi s’explique le passage des lieux communs (aéroport, hôtel) aux lieux plus intimes, ceux que seuls les habitués connaissent tels que l’Auberge de Sémi ou le monastère du frère Basil.

Adam semble ainsi se réapproprier les espaces des natifs dont il faisait partie tout en apprenant à les apprécier à nouveau, puisqu’il y découvre un espoir naissant qui lui permet d’affronter sa propre peur et de trouver des réponses aux interrogations sur son départ et son retour :

« Bientôt je n’ai plus pensé au labyrinthe où je déambulais, j’ai cessé de chercher de mes yeux le frère Basile […]. Mes pensées se sont extraites du lieu et de l’heure, pour se fixer sur une question qui m’a paru soudain la seule importante : “Quelle est donc la vraie raison de mon retour vers ce pays bien-aimé dont je redoute d’écrire le nom […] ?”. » (Maalouf, 2012 : 408)

La description de la ville natale passe ainsi du statut du simple croquis, celui de l’esquisse rapide, à celui du portrait précis.

Conclusion

Enfin, nous pouvons dire que la ville natale du protagoniste, perçue au début du roman comme un espace étranger, finit par reconquérir sa familiarité. En effet, Adam, qui avait du mal à s’orienter dans sa capitale levantine au début du roman, retrouve ses repères quelques jours après son arrivée. Ainsi, les espaces redoutés tels que la ville et la maison natales finissent par être redécouverts et même appréciés, ce qui permet au portrait de cette ville de se construire et de se déterminer au fur et à mesure que le personnage s’aventure dans la cité et dans sa propre mémoire. Adam réussit enfin à se réapproprier son passé et à se réconcilier avec sa mémoire qui l’a, depuis des années, condamné à l’exil dans son propre pays, pour enfin lui permettre de se la réapproprier et de se réconcilier avec son passé.

La ville libère ainsi le protagoniste et lui permet de chasser les fantômes du passé. L’espace dans Les désorientés est un espace donc à la fois ornemental et symbolique puisqu’il est utilisé certes comme décor, mais aussi comme image de la métamorphose des êtres.

1 Les deux récits sont écrits différemment, celui d’Adam se distingue par son caractère italique.

Bourneuf, R. (1970). L’organisation de l’espace dans le roman. Études littéraires.

Bordas, E., & al. (2015). L’analyse littéraire. Armand Colin.

Genette, G. (1966). Frontière du récit. Communication, (8).

Jouve, V. (2007). Poétique du roman. Armand Colin.

Maalouf, A. (2012). Les désorientés. Grasset.

1 Les deux récits sont écrits différemment, celui d’Adam se distingue par son caractère italique.

Djaouida Chadli

Yahia Farès — Université de Médéa

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