François Mauriac est un écrivain d’humeur et un homme de cœur. Son humeur est souvent bonne conseillère. Presque toujours son cœur a des raisons que la raison connaît. Depuis longtemps déjà, à chacun des carrefours du destin français, la sensibilité de M. Mauriac l’a aiguillé sur la bonne voie, sur des chemins qui sont à la fois ceux de la justice humaine et de la sagesse politique. Le drame que nous vivons depuis quatre ans nous a donné de nouvelles raisons d’admirer M. Mauriac. Son Cahier noir clandestin est un livre de lumière, et par ses paroles comme par ses silences, il est de ceux auxquels beaucoup d’entre nous sont à jamais redevables, pour leurs conseils, leurs leçons et leur exemple.
Voilà pourquoi quelques-unes des pages récentes du journal, des réflexions et des réflexes de M. Mauriac m’inquiètent et me chagrinent tout particulièrement, et d’autant plus qu’elles ont leur origine dans un trouble de l’âme, dans des scrupules de conscience parfaitement nobles. Il est un visage de la justice qui effraie M. Mauriac, terrifié à la pensée de devenir aujourd’hui, malgré lui, un des procureurs publics du châtiment des coupables, M. Mauriac pense que si toujours la haine répond à la haine, il n’y aura pas de fin pour la haine. Et il a raison. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. On le sait bien. On peut, on doit prévenir les maux qui risquent à nouveau de s’abattre sur nous. On peut châtier, sans haine, on peut empêcher le retour de certains hommes, de certains crimes, sans avoir dans le cœur un autre sentiment que l’amour très lucide de la patrie et de la vérité.
Nous savons bien qu’il y a des coupables et des dupes, inégalement responsables, inégalement condamnables. Il peut être bon de le rappeler. Mais, ce faisant, il serait sage d’éviter certains des raisonnements fallacieux auxquels s’abandonne aujourd’hui M. Mauriac.
Une phrase de l’article que je publiais ici même sur Maurras il y a quelques jours a fait réagir très violemment (trop violemment) M. Mauriac. Fidélité, écrivais-je, c’est un beau mot. Mais il n’est qu’une fidélité : à la vérité et à l’honneur2.
M. Mauriac n’est pas de cet avis. Pourtant, c’est bien de fidélité qu’il s’agit, s’écrie-t-il dans Figaro, de fidélité à un homme en qui on s’est remis : cet instinct en nous remonte du fond des âges de la vassalité : à travers toute l’Histoire de France, nous le voyons entraîner et perdre, à la suite d’un seigneur félon, d’innombrables petits vassaux fidèles. Et transposant aussitôt du plan des idées à celui des personnes le débat engagé, M. Mauriac avoue préférer certaines fidélités absurdes, coupables mais touchantes, à certaines ruptures – celle que j’avouais avoir consommée par exemple vis-à-vis de Maurras. Lorsqu’en janvier 1941, grâce à Aragon, j’adhérais à un mouvement de résistance antimaurassien.
Je ne voudrais pas ramener la discussion sur un plan personnel. Là-dessus, M. Mauriac a voulu s’expliquer avec moi, avec quelque confusion et beaucoup de générosité. Un tout jeune écrivain se sent toujours mal à l’aise quand un maître qu’il admire lui demande son pardon. Et ce n’est pas de cela qu’il s’agit. J’ai déjà oublié le coup de patte injuste et brillant de M. Mauriac, que sa thèse encore m’obsède et m’inquiète.
Thèse ? Peut-être est-ce beaucoup dire. Et je crois bien que c’est là une excuse qu’invoque M. Mauriac, davantage qu’une doctrine. Mais voilà une bien dangereuse excuse que celle de la fidélité à l’homme entre les mains duquel on s’est remis ! Qu’il s’agisse d’un sentiment aussi vieux que le cœur humain : certes, mais l’envie, la haine, l’orgueil, eux aussi, sont vieux comme le monde. L’esclavage aussi est vieux comme le monde, et pourtant aussi il disparaît. La guerre aussi est vieille comme le monde, et cependant nous souhaitons de la voir disparaître.
Antidémocrates, hier, nous ne parvenions à voir que les faiblesses de la démocratie, que ses inconvénients (et d’abord cette chance qu’elle laisse aux puissances de l’argent de manœuvrer à son profit les délégués du peuple, ses conseils, ses pouvoirs). Mais nous avons payé cher le droit de nous dire démocrates aujourd’hui, et le devoir de l’être. Nous avons vu un peuple proclamer le droit de son Führer jusqu’au crime, jusqu’à l’aberration, et rester fidèle jusqu’au bout à l’assassin du 30 juin de Varsovie, de Rotterdam, de Londres, et des mille Oradour français. Nous avons vu un peuple inscrire sur ses murs « Mussolini a toujours raison ». Nous avons vu une petite poignée de sots ou de traîtres nous demander de suivre, aveuglément, inlassablement, un homme que « savait mieux que nous où était le salut de la France ».
Nous savons maintenant où conduit la fidélité personnelle, l’engagement d’homme à homme, le serment de l’homme lige à son seigneur. Cela conduit à tous les crimes, à toutes les lâchetés, à toutes les trahisons.
Ce sentiment de fidélité-là, loin de nous sembler une excuse, nous y voyons la racine de tous les maux politiques et sociaux. Pour nous, il n’y aura jamais d’acquiescement donné à que que ce soit une fois pour toutes. Nous nous sentons vis-à-vis de ceux auxquels nous déléguons nos destins, un devoir constant de lucidité, de vigilance et de contrôle. Notre confiance sera toujours raisonnée, notre sentiment réfléchi, notre enthousiasme gouverné. Nos chefs, quels qu’ils soient, le savent. Ils ont besoin de savoir le peuple derrière eux, avec eux, pour pouvoir parler au monde, non pas au nom d’eux-mêmes, mais d’une patrie qui les a choisis, qui les comprend et qu’ils comprennent. C’est cela, la République, et la France républicaine. Pas seulement les quarante rois qui ont fait la France, et ses ministres, et ses empereurs, et ses soldats. Mais aussi les quarante millions de Français qui la maintiennent debout.
M. Mauriac a raison quand il demande que le seul châtiment réservé aux sots et aux faibles soit l’abjuration définitive de leur erreur. Mais il faut crier bien fort que cette erreur, ce fut d’abord l’engagement irrévocable donné à un chef, à un conducteur, à un Führer-Maréchal. C’est cela le fascisme, c’est cela dont nous ne voulons plus jamais. Nous voulons pour l’homme un destin plus noble, une fidélité plus périlleuse. Oui, je le répète, Fidélité, c’est un beau mot. Mais il n’est qu’un fidélité : à la vérité et à l’honneur.