« Vivre dangereusement, c’est désormais écrire dangereusement2 », ainsi s’exprimait M. Mauriac à peine sorti de la clandestinité. Vivre dangereusement, l’auteur du Cahier noir avait prouvé qu’il savait ce que cela veut dire. « Écrire » serait-il plus dangereux que vivre ? Une flamme étrange, irrésistible, s’élevait des premiers articles où Mauriac célébrait ses noces avec la liberté retrouvée. D’où vient que nous avons vu si vite cette flamme vaciller, le joyeux lutteur redevenir un « écrivain morose » et se vouer au bonheur impossible des âmes ? Quels dangers inconnus ont abattu ce beau courage ? Ou ne s’agit-il pas plutôt de dangers trop connus, et que les écrits de Mauriac nous avaient dès longtemps révélés ?
Rappelons-nous ses romans. Vous prononces des titres : Génitrix, La Fin de la nuit, Le Nœud de vipères, et aussitôt des fantômes vénéneux se lèvent vaguement devant vous. De vieux avares suffoquants élaborent dans l’ombre des banques les machines légales qui dépouilleront leurs héritiers. Des mères se collent à leurs fils comme des araignées à leurs victimes. Des épouses désenchantées versent le poison d’une main qu’elles mouilleront tout à l’heure à l’eau bénite. Des vierges hautaines, un peu poitrinaires, chassent le mari dans les landes entre deux orages. Des chemins tortueux relient le confessionnal à la Cour d’assise ; partout, l’odeur de la vase, du marécage. Devant les charmantes familles que nous propose Mauriac, comment le mot de Gide : « Famille, je vous hais ! », ne nous monterait-il pas aux lèvres ?
Les hôtes habituels de ces romans ressemblent à ce visiteur dont parle une page du Journal : « Au moindre signe, au moindre heurt, le pus jaillirait. » Le pus ne jaillit jamais : il stagne, il ferment sourdement ; tous traîneront jusqu’à la mort ces rancœurs cent fois recuites, ces abcès vieillis en ulcères. Il leur manque à tous une bonne psychanalyse.
Ce ne sont pas ces conversions improbables que Mauriac, soucieux d’épargner à ses personnages la damnation, leur accorde in extemis, qui nous feront changer d’avis : nous savons qu’elles ne traduisent autre chose que le relâchement de leurs viscères. Ils abandonnent leurs passions quand la vie les abandonne : leur « pureté » est celle des cadavres. Et certes, le chrétien s’en accommode : il pardonne une vie infecte pourvu que la mort soit exemplaire. Mais le lecteur se console mal de ne pas assister une seule fois à une belle conversion à la vie.
La monotonie de ces personnages, les intrigues une peu mécaniques où nous les voyons engagés, nous dissuadent le leur conférer cette par de notre substance dont ils auraient besoin pour vivre tout à fait. Ce « don de l’ennui », que Mauriac confesse avoir reçu en partage, n’est peut-être pas le don idéal du romancier. Pour tout dire – et malgré les excellentes raisons qu’il développe lui-même contre le « roman-fleuve » – nous souhaiterions à Mauriac un tempérament plus généreux.
Nous ne lui dénierons certes pas le courage. Il en fallait pour jeter cette lumière insolente dans des zones où la connivence des romanciers entretenait depuis un siècle une pénombre pudique. Transfuge du milieu qu’il décrit, il le dénonce avec une telle rage que ses attaques passent parfois leur but : les bourgeois bien-pensants que vise Mauriac auront beau jeu à se désolidariser de ces assassins, de ces intoxiqués. Mais cette colère ne trahit-elle pas une secrète complaisance ?
Oui, si Mauriac renouvelle si peu ses personnages, c’est peut-être qu’il ne parvient pas à se libérer d’eaux ; s’il se plaît à les torturer, c’est qu’il éprouve pour les plus tarés d’entre-eux une tendresse à masque de haine. Certains le fascinent manifestement, telle cette Thérèse Desqueyroux qu’il traîne, meurtrie, de roman en roman, sans se résigner à lui donner le coup de grâce. On sent qu’à l’instar de Flalubert, il dirait volontiers : « Madame Desqueyroux, c’est moi. »Car les personnages de Mauriac, ces ennemis adorés, ne sont pas seulement les fils de son esprit mais les pères, les cousins, les ancêtres de sa race. Proust a su se délivrer par l’esprit de son milieu originel ; Mauriac, non. Malgré les efforts les plus sincères et souvent les plus tragiques, il n’ jamais coupé tout à fait le cordon ombilical. Il demeure l’Enfant chargé de chaînes, toujours acharné à les briser, toujours rivé avec amour à leur dernier chaînon. Nul plus que lui n’a subi l’obsession de l’enfance ; il retrouve sans peine la fièvre de ces « retraites » où l’enfant Mauriac cherchait passionnément « la trace des péchés qu’il n’avait pas commis » – l’odeur et la pénombre des longs corridors de collège où s’évanouit le bruit tutélaire des soutanes. Que de tableaux émouvants nous devons à la fidélité de ces souvenirs !
C’est bien là ce qui nous retient dans ses romans. Bien plus que les existences fragmentaires de ces trop sombres héros, le personnage inquiet, frémissant, que nous ne nous laissons pas de voir vivre, c’est l’auteur lui-même. Le voici, prompt à l’abattement comme à l’enthousiasme : toujours s’accusant, et jamais sûr de n’être pas dupe de sa contrition (« dès qu’un homme se frappe la poitrine, on songeant qu’il est le publicain, le voici devenu le pharisien ») ; oscillant sans cesse entre ces deux pôles : le péché et la sainteté, incapable de sacrifier l’un à l’autre, toujours prêt à flairer dans le pécheur la sainteté méconnue, dans le saint le péché transcendé. Les saints qu’il vénère appartiennent d’ailleurs à sa race spirituelle : ce sont des saints inquiets.
Ne nous étonnons plus de la cruauté avec laquelle Mauriac traite ses personnages : cette cruauté, il l’exerce aussi contre lui-même. Et qui sait si ce n’est pas pour se punir qu’il s’obstine à fréquenter ces intolérables compagnons ?
En face du christianisme robuste d’un Bernanos, Mauriac incarne une autre nature de chrétien : il fait partie de ces « consciences malheureuses » mises à la mode par Kierkegaard et dont l’instabilité est le climat. On comprend ses prédilections littéraires, et que lorsqu’il s’essaie à la biographie, il soit attiré vers ces masochistes de génie : Pascal, Racine. On le sent un peu effarouché devant les âmes trop fortes ; pour un peu, il décèlerait leur imposture ; il parle lui-même avec un dédain nuancé d’envie de ceux « dont la vie intérieure ne dépend pas du thermomètre ». Ce qui lui manque, c’est la dimension de la santé.
On mesure l’héroïsme qu’il a fallu à Mauriac pour s’arracher à des liens si secrets, si multiples. Mais certains conflits le placent brutalement en face de lui-même et sa générosité le conduit alors infailliblement vers la justice. Entre les deux visages de Dieu, le Dieu des coffres-forts et celui des consciences, il n’hésite plus : il assume le scandale, il désavoue son milieu, ses personnages. Rien de plus noble que ses efforts pour « saisir » la Révolution espagnole. Son adhésion à la Résistance, et à la plus active, sa « vie dangereuse » pendant quatre ans, ne pouvaient nous surprendre. C’est la grande aventure de cette vie torturée. Coupé de tout, des « autorités », des « chefs spirituels », soutenu par ce grand silence autour de lui, Mauriac n’a pris conseil que de lui-même et de la communion des martyrs.
La « libération » a doucement renoué ses chaînes. Après les pleurs de joie des premiers articles, voici venir les « lettres de province ». Nous respirons leur odeur dans ces phrases feutrées où Mauriac retrouve pour les évoquer le style des épîtres bourgeoises. Elles sont signées, nous le gagerions, de ces noms solides des familles mauriaciennes, les Desqueyroux, les Fondaudège. Les personnages de Mauriac on reconquis leur auteur.
Ils parlent fort, de plus en plus fort, à mesure que s’éteignent les voix qui retentissent si insoutenablement dans la sonorité des cachots. Et, en même temps, que de sujets de déception ! On ose se préoccuper de ravitaillement, de salaires, l’ « impureté » gagne la politique : ce n’est pas beau, un homme qui a faim ; des problèmes plus distingués agitaient les personnages de Mauriac, ceux qui ont reçu, comme lui, une « éducation royale ». Et voilà pourquoi l’on médite dans l’amertume un repli vers « les âmes ».
Tel est le drame qui se déroule sous nos yeux, dans le décor imprévu des colonnes du Figaro. Il crée entre le journaliste et son public des réactions d’un type singulier et délicieux. Le lecteur assiste à ces sursauts, à ces reprises, comme aux avatars d’un malade capricieux et très cher. Aujourd’hui, il est aux anges et rêve de fraternité ; demain, le « thermomètre » baissé, voici les pensées d’automne, on subodore partout d’affreux calculs. On se prosterne, bon élève des Pères, devant ces mêmes « chefs spirituels » qu’hier on fustigeait par périphrases. Une âme se livre, avec une espèce d’impudeur ; et pas une âme quelconque : celle d’un écrivain « arrivé », d’un académicien. Ce n’est pas M. Duhamel qui montrerait une conscience aussi nerveuse !
Pour l’honnête lecteur, tout cela, c’est encore de la littérature. Car le lecteur, lui, a bonne conscience : il sait bien que lorsque Mauriac dénonce « l’argent criminel », il ne peut s’agir du sien, de cet honnête argent dont il peut exhiber les quartiers de noblesse. Est-ce à des « âmes » de cette espèce que Mauriac veut désormais s’adresser ? Nous craignons qu’il n’ait des mécomptes. Et nous sommes sûrs que si les « coupables » pour lesquels il réclame aujourd’hui l’indulgence, redevenaient les maîtres, il ne balancerait pas : les « yeux des morts » lui fixeraient sa route. Mais serait-il temps alors de se remettre à « vivre dangereusement » ?
Non, le cas de Mauriac ne relève pas de la « littérature ». C’est un vrai drame humain, un des plus pathétiques que nous propose la conscience moderne. Il nous passionne infiniment plus que celui de ses personnages. Mais s’il est vrai que, pour lui emprunter une dernière citation, « il appartient à une grande âme de ne pas répandre le trouble qu’elle ressent », on peut demander à M. Mauriac pourquoi il accorde l’écho trop immédiate et trop brutal d’une tribune de presse aux caprices de son grand sympathique et aux intermittences de son cœur.
Pierre Leuwen