Le paysage pour dire la mémoire tourmentée dans Un Oued, pour la mémoire de Fatima Bakhaï

المشهد ليحكي الذاكرة المعذبة في أون واد، لذكرى فاطمة بخاي

Landscape to Tell About Tourmented Memory in Un Oued, pour la mémoire de Fatima Bakhaï

Leila Kerboubi

p. 375-386

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Leila Kerboubi, « Le paysage pour dire la mémoire tourmentée dans Un Oued, pour la mémoire de Fatima Bakhaï », Aleph, Vol 10 (2) | 2023, 375-386.

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Leila Kerboubi, « Le paysage pour dire la mémoire tourmentée dans Un Oued, pour la mémoire de Fatima Bakhaï », Aleph [على الإنترنت], Vol 10 (2) | 2023, نشر في الإنترنت 28 octobre 2022, تاريخ الاطلاع 24 novembre 2024. URL : https://aleph.edinum.org/7525

Un Oued, pour la mémoire de Fatima Bakhaï se présente comme un récit des lieux, de ces lieux porteurs d’Histoire qui racontent autrement le passé de l’Algérie colonisée : l’occupation, la domination, la guerre et la désillusion de l’indépendance. Nous partons du constat que le paysage structure en profondeur le texte de Bakhaï et impose le rythme de sa narration pour poser le postulat que le paysage n’est plus ici un simple cadre de l’univers fictionnel, mais se trouve au fondement d’une stratégie d’écriture dont les enjeux sont multiples. L’étude se propose de découvrir ces enjeux en montrant que c’est cette narration dans et par le paysage qui a permis à Bakhaï de nous livrer des images de “paysages torturés” de l’Histoire et de la mémoire collective d’un peuple.

Un Oued, pour la mémoire de Fatima Bakhaï appears like a tale of places, of those places that bear History which tell a different story of the past of colonized Algeria: occupation, domination, war and the disillusionment of independence. We start from the observation that the landscape in Fatima Bakhaï text’s, structures the text in depth and imposes the rhythm of its narration. We pose the postulate that the landscape is not here a simple framework of the fictional universe but is at the base of a writing strategy where the stakes are multiple. We will have to show that this writing is governed by a strong demand for memory as a need for identity; it is this narration in and through the landscape that allowed Bakhaï to provide us with images of tortured landscapes of history and the collective memory of a people.

واد من أجل الذاكرة «لفاطمة بكاي يتبدّى كحكاية للأمكنة، هذه الأمكنة الحاملة للتاريخ والتي تروي ماضي الجزائر المستعمرة بطريقة مختلفة: الاحتلال، الهيمنة، الحرب، وخيبة الاستقلال، حيث تنطلق من كون المناظر الطبيعية هي التي صاغت في العمق نص فاطمة بكاي وفرضت ريتم سرديته، مما كرٌس فرضية أنّ المنظر الطبيعي هنا ليس مجرّد إطار للعالم المتخيَّل، بل ينخرط في تأسيس استراتيجية كتابة تتعدد رهاناتها. تقترح الدراسة اكتشاف هذه الرهانات وتبيّن أن هذه السردية في هذه المناظر ومن خلالها هي التي سمحت لبكاي أن تُسْلِمنا صورا» لمناظر منكَّل بها" من تاريخ وذاكرة الشعب الجماعية.

Introduction

Les paysages convoqués dans Un Oued, pour la mémoire de Fatima Bakhaï1 cachent dans leur ombre les vestiges d’un passé et les résonances d’un épisode de l’histoire de l’Algérie. Débutant en 1908 et s’achevant avec l’indépendance, le périple de la mémoire se concentre sur deux personnages peu communs, un oued et un immeuble. Mais le paysage peut-il vraiment se constituer en personnage? Qu’est-ce qui se dit dans et par le paysage qui ne peut se dire avec des personnages ordinaires?

Michel Collot présente le paysage comme « un carrefour où se rencontrent des éléments venus de la culture, de l’individu et de la collectivité, du réel et du symbolique » (Collot, 1997 : 05). Mobilisé par Bakhaï en repère identitaire, il offre la possibilité de croiser plusieurs mémoires : la mémoire individuelle, la mémoire collective, la mémoire de la décennie noire et la mémoire de la guerre d’indépendance. L’écriture du paysage serait donc une voie oblique empruntée par l’auteure pour (re) constituer la mémoire de la violence tout en évitant l’écueil de l’écriture de l’urgence2 adoptée par de nombreux écrivains lors des années 1990 comme outil pour faire témoignage. Les textes de cette période ont souvent épousé les formes d’une écriture journalistique ou les écrivains sont devenus chroniqueurs pour témoigner de la tragédie qui a frappé le peuple algérien. Paul Ricœur définit le devoir de mémoire comme une « mémoire obligée », une sorte « d’injonction à se souvenir », qui ne peut se comprendre que par rapport

« aux événements horribles » auxquels il fait référence et qui n’a de sens que par rapport « à la difficulté ressentie par la communauté nationale, ou par des parties blessées du corps politique, à faire mémoire de ces événements de manière apaisée » (Ricœur, 2000 : 26,108).

Dans cette écriture, le paysage ancré dans le territoire invoqué devient le support d’une construction identitaire salutaire. Le retour aux sources et aux origines peut se concevoir alors comme un retour à soi après une perte et une déconstruction au fil des ans et des violences.

En situant cette réflexion dans la poétique de l’espace de G. Bachelard, complétée par les conceptions de M. Collot et d’E. Glissant, elle a démêlé tous les paysages en interaction et en tension dans cette écriture : paysage urbain, paysage naturel, paysages mémoriels et « paysages de l’intériorité » (Bachelard, 1957 : 45). L’étude se propose ensuite d’examiner la stratégie scripturaire de Fatima Bakhaï qui semble miser sur la force de représentation du paysage au point de le constituer en personnage à part entière. Le paysage, motif et actant, promu au rang de vecteur identitaire, se constitue en lieu de l’actualisation aussi bien de la mémoire que de l’histoire3.

Le questionnement final portera sur le rôle de la femme et de l’écriture dans la transmission mémorielle et l’enracinement dans la terre ancestrale comme symbole « d’une imminence à sauvegarder » (Glissant, 1956 : 34).

1. Paysages imaginaires ou paysages mémoriels?

Le mythe, récit des origines, convoqué par Bakhaï, raconte que l’aïeul Djaffar l’Andalou est le fondateur de la ville d’Oran où coulait autrefois un oued. Mille ans après, « peut-être plus, peut-être moins » selon le vieil autochtone dépossédé de ses terres et de son héritage (Bakhaï 17), l’oued a été enfoui sous un immeuble bâti par Angèle Boissier, « fille de l’assistance publique » (Bakhaï 08), ancienne détenue dans un pénitencier et épouse d’un colon alsacien « parlant difficilement le français » (Bakhaï 10). Mais l’oued est toujours vivant et cent an après l’existence de l’immeuble qui « avait eu ses heures de gloire » (Bakhaï 07), il bouleverse le paysage de la ville et de la mémoire. L’immeuble s’effondre et la vieille Aïcha, détentrice et protectrice de la mémoire, à qui l’immeuble et le secret de l’oued reviennent de droit, peut mourir « en paix » et Mounia, sa petite fille ayant choisi la voie de la littérature, en devient à son tour la dépositaire.

Le roman s’ouvre sur une scène présentant l’immeuble arrivé à sa fin. Dans la succession des chapitres, le personnage de l’immeuble dirigera en grande partie la narration qui situe les faits à Oran, ville de l’ouest de l’Algérie. Le lecteur découvrira au fur et à mesure et à travers l’omniscience d’un narrateur extradiégétique, un siècle d’« existence » d’un immeuble et d’un peuple. Chaque chapitre est un nouvel épisode qui rapprochera l’immeuble de Mme Angèle Boissier de son inéluctable fin :

Il avait eu ses heures de gloire, le vieil immeuble de la rue en pente. (Bakhaï 07)
Personne, non, personne ne comprit jamais pourquoi Aïcha s’entêta à vouloir racheter l’immeuble de la rue en pente […] (Bakhaï 59)

L’oued a tenu ses promesses.

Une nuit, c’était une nuit de printemps, le vieil immeuble s’était penché sur cette rue dans un statut étrange et puis il a semblé s’agenouiller dans un craquement sourd… (Bakhaï 125)

Dans ce texte, deux types de paysages s’opposent : un paysage naturel impliquant l’oued et un paysage urbain configuré par l’immeuble. Ce sont là de deux pôles allégoriques qui, en soulevant des analogies dans les représentations culturelles et la mémoire collective, font image.

L’oued est l’élément le plus présent dans le paysage naturel, il est associé à la terre, à la pluie et aux jardins, ce paysage met en scène l’Algérie avant la colonisation. L’allégorie est renforcée par le mythe qui constitue la matrice de ce récit. Djaffar, l’ancêtre mythique, le dompteur des lionceaux4, a élu demeure sur cette terre et a bâti la première maison au bord de l’oued.

Par ailleurs, le paysage urbain, à travers l’immeuble situé dans la rue en pente, renvoie à l’ère de la colonisation et à la manière dont elle a altéré le paysage géographique et a induit une autre identité en Algérie. L’immeuble, construit après l’expulsion des autochtones de leur terre, témoigne de l’exercice du pouvoir arbitraire du colon dominant. C’est à travers la confrontation et la tension créées entre ces deux paysages que Bakhaï a choisi de revisiter l’histoire de son pays. Nul besoin d’anecdotes historiques ou de personnages divers pour le dire, tout passe à travers le paysage.

Le paysage n’est pas un élément dont la fonction est de donner au lecteur l’impression que le texte décrit le monde réel, mais c’est une parole signifiante inscrite au cœur du dispositif sémiotique à l’œuvre dans le récit. L’immeuble « règne tout de haut la rue en pente ». Il domine, « il se dresse majestueusement » (Bakhaï 09) sur tout ce qui l’environne et offre une vue sur la mer. S’il domine, c’est aussi par son architecture importée et étrange pour les autochtones :

L’immeuble de la rue en pente était d’abord né dans le cœur d’Angèle. Elle le rêvait cossu et chaleureux, avec de hautes fenêtres et des balcons graciles, des corniches ouvragées, des anges en pierre joufflus, des gouttières déversant leurs eaux par des gueules de lion ou peut-être de tigres, des rosaces des mascarons, enfin tous ces petits détails qui ne trompent pas, sur la qualité du propriétaire (Bakhaï 09).

L’immeuble, par sa présence en tant que symbole et figure de la culture de l’autre, a perturbé le naturel du paysage de la région que l’oued traverse. Malgré cette apparence de force et de résistance, il se trouve menacé, l’architecte, lui, estime une vie de moins de cent ans.

Lorsque j’étais enfant, je restais des heures à regarder mon père enfoncer la pioche dans les séguias profondes et l’eau libérée s’écoulait sans bruit jusqu’aux plants les plus reculés, nous avions deux moulins, pour l’huile et pour les grains, juste là vois-tu, là où s’élève aujourd’hui cette façade aux masques hideux, et je rêvais du jour où je pourrais moi-même actionner les meules et faire tourner la grande roue. (Bakhaï 21)

L’immeuble auquel la position en hauteur procure pouvoir et domination s’oppose à l’oued qui assure, par l’horizontalité de son cours, sa permanence et sa longévité. Il est noble et nourricier, c’est autour des points d’eau que s’établissent les tribus.

C’est l’oued, l’oued des lionceaux et de Djaffar, l’oued des moulins et des jardins, un oued comme elle n’en a jamais vu, un oued fier et libre, capricieux puis raisonnable, fougueux, puis nonchalant, il bouillonne entre les rocs brillants, s’éclate en écume poudreuse puis offre dans des vasques tranquilles son eau limpide et douce (Bakhaï 82).

L’oued ne meurt jamais, même dans des situations de sécheresse, il reste toujours vivant aux profondeurs de la terre établissant ainsi une continuité entre le passé, le présent et le l’avenir :

  • Et l’oued? demandait-elle?
    Ah l’oued! Il a bondi longtemps des sources jusqu’à la mer et pendant des siècles, il a abreuvé champs et jardins et fait tourner les moulins. Il était si généreux et son eau était si douce que dédaignant leurs puits, les gens venaient de loin pour y remplir leurs outres […] il n’y a pas si longtemps quand les roumis sont arrivés, il était encore là, mon grand-père s’y baignait encore, moi, je n’en ai connu que les galets humides, mais il suffisait de creuser un peu pour le retrouver, tapis sous la roche, et de puits en puits, en se penchant bien, on pouvait l’entendre poursuivre son chemin.il est toujours là, sous nos pieds. Il se cache. C’est peut-être mieux ainsi. Que ferait-il seul, sans les jardins, sans les champs, sans les vergers, sans les moulins! (Bakhaï 21)

L’oued par ses possibles résurgences alimentées par les pluies diluviennes constitue une menace permanente pour l’immeuble. Grand témoin de l’Histoire, il est investi d’une valeur affective certaine5.

À ce propos, Bachelard déclare : « Dès qu’on donnera sa juste place à l’imagination matérielle dans les cosmogonies imaginaires, on se rendra compte que l’eau douce est la véritable eau mythique. » (1941 : 206)

Eu égard à cette valeur affective dont l’oued se trouve investi et la manière dont il a toujours marqué l’imaginaire collectif comme emblème du paysage identitaire, Bakhaï a choisi de le constituer en pôle allégorique, « l’identité d’un peuple ne peut impunément être ensevelie6 ». La révolte des opprimés est assimilée ici à l’oued en cru qui déverse sa colère et emporte tout sur son passage.

Dans ce texte, l’inscription des faits dans des temps et des lieux facilement identifiables confère au récit son aspect réaliste. Ceci apparaît à travers le souci de situer la narration non seulement dans un lieu déterminé, la ville d’Oran, mais aussi dans le temps par un ancrage des faits dans un moment déterminé de l’Histoire d’Algérie. La construction de l’immeuble a eu lieu en 1908, au début de la colonisation, son effondrement survient juste après l’indépendance. La métonymie renforce ici l’allégorie.

Le paysage devient dans ce texte, un personnage à part entière, il est, comme le souligne E. Glissant, un

« personnage » actif de l’Histoire, un élément participatif et non simplement passif : « Traversé et soutenu par la trace; le paysage cesse d’être un décor convenable et devient un personnage du drama de la Relation » (E. Glissant, 1996 : 25).

De fait, les deux personnages clés de la narration sont personnifiés; non seulement ils sont dotés d’une vie, d’une histoire et d’une mémoire, mais aussi d’un pouvoir d’action et de changement. L’immeuble est hanté par l’oued, car lui seul peut mettre fin à son règne sur la rue en pente et annoncer le changement :

L’oued est là, pense-t-elle, on l’a étouffé, on l’a enseveli, mais il est là, je le sens, il lutte sous nos pieds pour rejaillir, il tremble d’impatience et l’écho de son acharnement se grave sur le mur. (Bakhaï 87)
— Tu ne te sens pas bien grand-mère? s’inquiéta Mounia.
— Non, je vais très bien. Ce sont les murs qui ont mal (Bakhaï 87).
[…] l’immeuble avait appelé cette nuit. Elle n’avait pas compris.
[…] l’oued devra agir seul, il ne saurait tarder. Il a tant fait déjà pour revoir la lumière! (Bakhaï 118)

Pour saisir l’histoire que conte Bakhaï il faut écouter les éléments et les objets renvoyant au paysage dans le texte : l’immeuble qui souffre en silence, la lézarde survenue sur son mur, l’oued et le tumulte de ses flots au fond de la terre; les considérer, comme le fait Aïcha, ouvre la voie à la compréhension du secret de l’oued fondateur de la civilisation de son peuple et l’un des repères de son identité liée, d’une façon inhérente, à la terre et l’appartenance à elle.

2. Le paysage, mémoire et miroir

Aïcha a toujours accompagné son grand-père à la ville pour vendre les paniers, « mais toujours qu’ils descendent vers le port ou montent vers la place du théâtre, leurs pas les conduisaient vers cette rue en pente où l’histoire commençait. » (Bakhaï 17) La mémoire s’active et le grand-père lui transmet l’histoire de ses ancêtres dépossédés de leur terre. C’est en face de l’immeuble que s’enclenche le souvenir. Le paysage devient alors mémoire et miroir. Deux mémoires s’imbriquent (Aïcha est l’héritière de la mémoire de son grand-père) afin de raconter dans un enchâssement des récits et des souvenirs l’histoire d’une terre à travers plusieurs générations :

Notre famille, ma petite Aïcha, est sur cette terre depuis si longtemps qu’il est difficile même pour un vieil homme comme moi de s’imaginer ce que ce temps peut représenter. Peut-être y a-t-il eu quarante grands-pères entre toi et celui qui, le premier, s’installa ici (Bakhaï 17).

Aïcha veillera à léguer son savoir sur la terre de ses grands-pères à Mounia sa petite fille. La transmission de ce savoir se fait cette fois-ci à l’intérieur de l’immeuble et non en face de lui. Aïcha qui a tenu à prendre possession du vieil immeuble scrute chaque jour ses murs et ses balcons, l’oued ne va pas tarder à se manifester. La mémoire toujours en alerte intensifie son action, l’immeuble agonise et les récits des souvenirs se multiplient :

Son vieil immeuble avait fait son temps. Il devait céder la place […] on avait eu tort de le bâtir sur l’oued de Djaffar, des lionceaux, des jardins et des moulins. Les lionceaux avaient disparu, les moulins ne seraient plus, le vieil immeuble allait les rejoindre, mais l’oued toujours en garderait le souvenir (Bakhaï 108).

Il est à signaler que si le texte est fortement ancré dans le contexte historique de la colonisation et de l’indépendance, les faits historiques sont relégués au second plan, ils n’y apparaissent que furtivement, c’est le paysage qui prime, il est l’objet principal de la narration. La reproduction du paysage à travers le temps et dans ses diverses mutations permet de dire l’individu dans ce paysage, il s’agit d’une recherche identitaire spatialisée. Dès lors se succèdent des tableaux retraçant des paysages douloureux de la mémoire collective algérienne : une identité perdue sous la colonisation qui a dépossédé le sujet algérien de son être et de son espace, une indépendance qui, au lieu de le réconcilier avec ses origines, n’a fait que l’en éloigner davantage, enfin, une décennie noire qui a contribué à dévoiler les paradoxes et les contradictions d’une société en crise.

La mémoire des lieux fait donc partie intégrante de la mémoire collective et de la construction identitaire. Maurice Halbwachs a développé la notion de « mémoire collective » qui est propre à un groupe, « au moment où il envisage son passé, sent bien qu’il est resté lui-même, et prend conscience de son identité à travers le temps» (Halbwachs, 1950 : 65, 66). Il explique que l’absence volontaire ou involontaire de la mémoire collective chez les nations peut entraîner des troubles de l’identité collective aussi graves que les perturbations de la personnalité que peut engendrer l’amnésie chez l’individu. (Halbwachs, 1950 : 108) Quand on sait que la mémoire collective se constitue en puissance comme un instrument d’influence et de pouvoir, on comprend mieux l’objectif de cette écriture qui cherche à sauver de l’oubli et à prémunir contre les manipulations :

Moussa que dieu ait pitié de son âme n’était plus là, mais les absences les plus cruelles deviennent avec le temps souvenirs de tendresse et l’absence de Moussa était glorieuse, une référence qu’en ces temps confus, il était bon de souligner avec fierté. Et puis le héros n’avait pas légué que sa gloire, il avait laissé des biens que ses fils aujourd’hui faisaient fructifier avec bonheur. Les gens avaient une telle soif de vivre et de paraître qu’ils renouaient frénétiquement avec ces vieilles traditions qui allient l’événement heureux au métal précieux (Bakhaï 64).

La mémoire empêchée de la guerre est présentée par Bakhaï comme générative de malentendu et de malaise vécu au présent, et le questionnement porte moins sur l’Histoire que sur ses résurgences ou prolongements présents :

Elle ne parlait ni plus haut ni plus fort, il ne lui serait pas non plus venu à l’idée de sortir dans les rues acclamer les nouveaux leaders quand ils passaient, le geste large, le verbe paternel et qu’ils déversaient sur les foules naïves plus d’illusion qu’il était permis de croire (Bakhaï 60).

3. Le paysage : un chemin vers soi-même

Un Oued, pour la mémoire est un texte paru durant les années 1990, époque difficile et sanglante dans l’Histoire de l’Algérie. La plupart des écrits de cette époque se sont inscrits dans « l’écriture de l’urgence » qui transcrit le quotidien de l’horreur et dénonce la folie qui s’est emparée de l’Algérie dans les années 90. Le chaos a amené les écrivains à multiplier les témoignages et à engager une réflexion. Un questionnement légitime sur l’identité a conduit la plupart d’entre eux à revisiter l’Histoire dans une tentative de trouver des réponses et des explications à cette violence.

Toutefois, même si cela semble surprenant, Bakhaï a emprunté une autre voie pour se dire et dire les siens : loin de conter la terreur et la transcrire à la manière d’un chroniqueur, elle a choisi de conter les liens entre l’homme et sa terre depuis l’origine ou, par la force du récit, les (re) tisser au besoin. L’Histoire n’est présente que dans la mesure où elle permet cette conciliation et cet enracinement dans le territoire, le temps n’est important que parce qu’il croise et constitue le lieu.

Gaston Bachelard rappelle que l’espace est constitutif de notre identité. Dans La poétique de l’espace, il se demande « […] comment nous nous enracinons jour après jour dans un coin du monde » (1957 : 113), pour lui, il existe « une consonance de l’immensité du monde et de la profondeur de l’être intime », il ajoute qu’« une immensité sans autre décor qu’elle-même […] est une conquête de l’intimité ». Il juge que les souvenirs contribuent de façon déterminante dans notre façon d’habiter l’espace. Mais si, « l’identité est un espace, l’espace de son corps […] l’espace où la personne se projette » (Bachelard, 1957 : 113), elle est aussi l’espace où le corps se projette et évolue. C’est dans ce sens que la revalorisation de la terre et sa sacralisation passe aussi à travers le mythe, c’est à travers lui également que l’allégorie trouve son sens. Lire le texte à la lumière du mythe d’origine, c’est rejoindre ces temps et ces lieux mythiques où l’être faisait partie de la nature et lui appartenait.

Le lecteur assiste à une traversée des époques, à travers un ensemble de paysages à la recherche d’une identité marquée par la méconnaissance et la violence. La recherche des ancêtres devient ainsi une recherche sur l’identité algérienne. L’oued se révèle comme un symbole et un repère pour affirmer et se réapproprier cette identité. Bakhaï retrace donc le mythe originel de la naissance de la ville d’Oran dans une tentative de ressusciter l’identité algérienne :

Grand-père! Ses paniers? Ses couffins et ses tamis! Qui se faisait tout petit pour ne pas gêner les autres, qui jeûnait plus de fois que ne l’exigeait sa foi pour n’avoir pas à affronter le regard sévère de la mère lorsqu’elle partageait le pain! Mais grand-père qu’elle seule connaissait, celui qui ne se lassait pas de raconter Djaffar l’Andalou, celui qui devenait soudain grand et fort lorsqu’il décrivait ses moulins, son oued et ses jardins sur le talus face à l’immeuble de la rue en pente (Bakhaï 32).

C’est d’ailleurs dans le mythe que nous assistons à une inversion des rapports des deux espaces nord-sud qui représentent le lien de domination colonisateur — colonisé. Si le récit cadre raconte que l’Algérie a été longtemps sous domination coloniale, le mythe, quant à lui, rappelle que l’ancêtre mythique Djaffar vient de Cordoue où les musulmans avaient pris possession de la terre et dominaient en puissance, Djaffar est lui-même le fils d’un Vizir : « Notre ancêtre naquit donc, il y a plus de mille ans, de l’autre côté de la mer, dans une ville qui à l’époque était considérée comme la plus grande, la plus riche, la plus brillante de toutes les villes du continent : Cordoue (Bakhaï 17).

Mais il est une autre image tout aussi significative, dans le texte, de cette inversion des rapports entre les deux espaces nord-sud ou, doit-on dire, les deux mondes que la méditerranée sépare. Au début du récit, Angèle Boissier « après trois jours d’une traversée pénible, avait débarqué, un petit matin de janvier, dans ce port si lumineux qu’elle était restée là, immobile au milieu de la foule, le temps pour ses yeux de s’habituer à l’éclat de ce soleil d’hiver. », ce contact avec la nouvelle terre lui fait prendre conscience que le Nord « pluvieux et gris » où elle a toujours vécu « n’est qu’un gigantesque crassier lugubre et menaçant ».

Pour Mme Boissier, l’Algérie représente le paradis : le climat, la richesse des paysages, la lumière et l’éclat du soleil. Mais sur cette terre nouvelle, elle va aussi pouvoir bénéficier d’une ascension sociale dont elle n’a jamais rêvé, elle deviendra propriétaire de terres et d’immeuble alors qu’elle était condamnée pour vol chez ses anciens maîtres.

4. Le rôle de la femme dans la transmission mémorielle

Le texte qui raconte l’attachement à la terre et l’enracinement révèle aussi que la transmission du patrimoine est le seul moyen de maintenir le sujet algérien en symbiose avec son territoire, seul ce lien vital peut renforcer l’identité et maintenir l’équilibre. Le grand-père raconte à Aïcha et Aïcha raconte à Mounia, qui a choisi la littérature pour transmettre l’héritage ancestral. Tous contribuent à constituer un signifié identitaire y compris le docteur français qui a habité l’immeuble et qui racontait à Aïcha son attachement au soleil et à la mer.

Dans le cadre de cette transmission de l’héritage territorial et identitaire, la femme est appelée à jouer un rôle déterminant tel qu’il apparaît dans le texte de Bakhaï un rôle que l’homme ne peut pas toujours jouer. Aïcha rassemble auprès d’elle ses enfants, sa famille et les protège depuis le départ de son mari le « moudjahid ».7  Tout au long du texte, elle a gardé cette image de la stabilité et de la coordination comme le montre le passage suivant :

L’ancêtre autoritaire, gardienne des traditions, qui toute sa vie, était soumise à ces valeurs qu’on croyait immuables, qui les avait transmises sans altération jusqu’alors, n’avait pas hésité à ébranler leur autorité » (Bakhaï 1996 : 116).

Elle est celle qui veille sur tout le monde et assure le maintien de l’ordre. Cependant, personne ne se soucie, elle souffre en silence et doit souvent se sacrifier et nier sa féminité pour jouer son rôle jusqu’au bout. Ainsi les propos moqueurs du mari : « Ton histoire de grand-mère est ridicule, dit-il en riant, appelle ton fils comme tu voudras, l’important est qu’il soit un fils » (Bakhaï 38).

Victime de sa condition, épouse négligée, mère abandonnée parfois, citoyenne de second rang, c’est à elle que revient la tâche ardue de veiller sur l’identité et sa sauvegarde. La récupération de l’immeuble par Aïcha est une action, à ce titre, très significative : « Grand-père! Pense-t-elle en poussant le battant, grand-père ! L’immeuble de la rue en pente ne nous est plus interdit! » (Bakhaï 33)

Parmi ses petits-enfants, Aicha a choisi Mounia pour lui léguer l’histoire du territoire. Mounia appréhendait les choses différemment et « c’était mieux ainsi ». Elle avait écouté l’histoire de Djaffar, de l’oued et des moulins en souriant, grand-père l’avait émue et la vieille dame, aux cheveux blancs, l’avait intriguée; le bon docteur d’Indochine lui sembla plus proche et les hirondelles qui passaient en vol serré chaque matin au-dessus de l’immeuble de la rue en pente l’étonnèrent (Bakhaï 09).

Cette représentation de la femme comme détentrice de la mémoire collective en fait une garante de l’identité puisque c’est l’enracinement dans les origines par la filiation racontée qui permet, selon Bakhaï, le retour vers soi. La femme relie ainsi les temps passé, présent et futur et devient l’éternelle gardienne de l’équilibre temporel. Elle cherchera toujours à reconstituer les éléments manquants à l’identité, la sienne et celle de son groupe, qu’elle défend et protège.

Conclusion

La réflexion sur l’écriture mémorielle de Fatima Bakhaï a révélé que la primauté est accordée au paysage. Il est présenté comme un personnage fort, dominant et actif dans le cours de l’histoire. Il n’est plus seulement habité par les personnages, mais les habite.

En abordant une thématique récurrente chez les écrivains de sa génération dont l’écriture est hantée par l’histoire de la guerre de l’Indépendance, Bakhaï a su s’en démarquer en adoptant une écriture du paysage pour interroger l’histoire et dire la mémoire tourmentée. Le paysage écrit est constitué en axe fondamental par lequel le sujet algérien peut se reconnaître, et revisiter son histoire et son identité. À travers la représentation d’un paysage algérien torturé8, Bakhaï cherche aussi à avertir contre la menace de la déconstruction qui continue de peser sur l’identité algérienne surtout en ces années 1990.

Par des personnages féminins comme Aïcha, le texte met l’accent sur le rôle de la transmission mémorielle dans la sauvegarde de l’être algérien, sa mémoire et sa culture, un rôle que la littérature est amenée aussi à remplir. Le lien de l’homme à la terre doit être renforcé et transmis à la nouvelle génération représentée par la petite Mounia qui a choisi la voie de l’écriture.

1 F. Bakhaï appartient à cette génération d’écrivaines algériennes dont l’écriture est hantée par l’Histoire. Si la guerre de libération de 1954

2 Cf. Leila Kerboubi, Écriture et réécriture de l’histoire dans les récits de vie féminins des années 1990 en Algérie,thèse de doctorat. Université de

3 La mémoire et l’histoire telles que définies et distinguées par Ricœur seront le support pour l'exploration de la mémoire collective telle qu'elle

4 Plus qu'une allusion, lionceaux renvoient à Oran dont le nom berbère "Ihran" signifie littéralement lionceaux.

5 Dans la culture arabe, l’oued les origines, la source. Il est lieu de la permanence à qui tout doit revenir "Ma yebqa fel oued ghir hdjarou". Il ne

6 Quatrième de couverture.

7 Un mot arabe utilisé lors de la révolution algérienne pour désigner les combattants du FLN.

8 Terme que nous empruntons à E. Glissant qui écrit au début de son recueil Le Sang rivé : «A toute géographie torturée» (1983 :21).

Bachelard, Gastand. 1941. L’Eau et les rêves : Essai sur l’imaginaire de la matière. Paris : José Corti.

Bachelard, Gastand. 1957. Poétique de l’espace. Paris PUF.

Bakhaï, Fatima.1995. Un Oued pour la mémoire. Paris : L’Harmattan.

Collot, Michel. 1997. Les Enjeux du paysage, introduction. Bruxelles : Ousia.

Halbwachs, Maurice. 1950. La Mémoire collective. Paris : PUF.

Glissant, Edouard.1956. Soleil de la Conscience. Paris : Seuil.

Glissant, Edouard.1969. L’Intention poétique. Paris : Seuil.

Glissant, Edouard.1983. Le Sang rivé. Paris : Gallimard.

Glissant, Édouard. 1996. Introduction à une poétique du divers. Paris : Gallimard.

Kerboubi, Leila. 2019. Écriture et réécriture de l’histoire dans les récits de vie féminins des années 1990 en Algérie. Thèse de doctorat. Université de Médéa.

Ricœur, Paul, 2000. La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris : Seuil.

1 F. Bakhaï appartient à cette génération d’écrivaines algériennes dont l’écriture est hantée par l’Histoire. Si la guerre de libération de 1954 survient dans leurs textes, c’est en tant que « post-mémoire », un terme qui désigne « une mémoire seconde, de générations qui n’ont pas vécu directement un traumatisme historique, ou qui étaient trop jeunes pour en être les acteurs conscients, mais qui en éprouvent néanmoins les douleurs et surtout l’aliénation» Voir appel à contribution du colloque « La réécriture de l’Histoire dans le roman de la postmodernité» Université Aix-Marseille, novembre 2013: https://colibris.link/Dnyrp, consulté le 14 octobre 2021.

2 Cf. Leila Kerboubi, Écriture et réécriture de l’histoire dans les récits de vie féminins des années 1990 en Algérie, thèse de doctorat. Université de Médéa, 2019 : 237.

3 La mémoire et l’histoire telles que définies et distinguées par Ricœur seront le support pour l'exploration de la mémoire collective telle qu'elle est envisagée par Halbwachs.

4 Plus qu'une allusion, lionceaux renvoient à Oran dont le nom berbère "Ihran" signifie littéralement lionceaux.

5 Dans la culture arabe, l’oued les origines, la source. Il est lieu de la permanence à qui tout doit revenir "Ma yebqa fel oued ghir hdjarou". Il ne restera dans l'oued que ses pierres. Tout élément exogène finira par en être chassé, évacué par ses flots, l'hiver venu.

6 Quatrième de couverture.

7 Un mot arabe utilisé lors de la révolution algérienne pour désigner les combattants du FLN.

8 Terme que nous empruntons à E. Glissant qui écrit au début de son recueil Le Sang rivé : «A toute géographie torturée» (1983 :21).

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