Expressions figées et noms propres

التعبيرات الاصطلاحية وأسماء العلم

Idiomatic Expressions and Proper Nouns

Hania Akir

p. 11-24

Citer cet article

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Hania Akir, « Expressions figées et noms propres », Aleph, Vol 11 (3-1) | 2024, 11-24.

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Hania Akir, « Expressions figées et noms propres », Aleph [En ligne], Vol 11 (3-1) | 2024, mis en ligne le 14 juin 2022, consulté le 21 décembre 2024. URL : https://aleph.edinum.org/6754

Notre contribution porte sur un type particulier d’expressions figées, de la langue française : celles construites avec un nom propre. Propice à des interprétations figurées, ce type de construction suscite notre intérêt, dans la mesure où le procédé rhétorique dans lequel s’inscrit le nom propre engendre des effets de sens spécifiques. Considérant qu’un sens métaphorique est consubstantiel à toute expression figée, notre travail vise à mettre en lumière le fonctionnement stylistique relatif à cette dernière lorsqu’elle abrite un nom propre.

الهدف من هذه المقالة هو دراسة الاصطلاحية التعبيرات للغة الفرنسية المصممة باسم علم. هذه الدراسة تهمنا لأنها تسمح لنا بإظهار التفسيرات المجازية، بما أن يثبت الأسلوب الذي لوحظ في هذه التعبيرات أن أسماء العلم لديها القدرة على خلق معاني معينة. بالنظر إلى وجود معنى مجازي في أي تعبير اصطلاحي، فإننا نريد شرح الأداء الأسلوبي المتعلق بهذه الاصطلاحية التعبيرات عندما تحتوي على اسم علم.

Our article focuses on idiomatic expressions of the French language, constructed with a proper name. These constructions hold our attention because they allow figurative interpretations. Thus, we want to show that the rhetorical process in which the proper name is inscribed generates specific meaning. In addition to the fact that the figurative interpretation is present in any idiomatic expression, we highlight the stylistic functioning relating to it when it contains a proper name.

Introduction

Notre contribution se propose d’étudier des expressions figées, de la langue française, construites avec un nom propre. Ce type d’expressions figées retient notre attention, car le nom propre que celles-ci abritent apparaît dans des figures de style.

Démarrant du postulat qu’une expression figée est une construction de la langue caractérisée par trois critères : sémantique, lexical et morphosyntaxique, nous nous inscrivons dans la logique de la définition établie par Lamiroy : « une expression figée est une unité phraséologique constituée de plusieurs mots, contigus ou non, qui présentent un certain degré de figement sémantique, un certain degré de figement lexical et un certain degré de fixité morphosyntaxique ». (Lamiroy, 2008 : 12) Cependant, Lamiroy (2008) souligne que les divers facteurs de figement, d’ordre sémantique, lexical et morphosyntaxique, ayant une distribution très inégale selon le cas, peuvent se trouver simultanément ou séparément dans une expression figée.

Au cours de notre travail, nous nous intéresserons, à la notion de sens de l’expression figée lorsqu’elle comporte un nom propre en emploi stylistique, en tenant compte, non seulement, du fait que ce sens ne résulte pas de l’ensemble des unités la constituant, mais aussi de la problématique que pose le sens d’un nom propre. Cette opacité sémantique qui peut caractériser tant l’expression figée, le nom propre, que la figure de style fait que la conjugaison de ces trois derniers permet la création d’une image éloquente et expressive. Notre étude s’appliquera donc à montrer les différents effets sémantiques qui découlent de la rhétorique du nom propre dans des expressions figées.

Si l’interprétation métaphorique semble consubstantielle à toute expression figée, nous nous attellerons à mettre en exergue le fonctionnement du procédé stylistique relatif à cette dernière lorsqu’elle emploie un nom propre dans une figure telle que la comparaison, la métaphore, l’antonomase, la métonymie ou encore l’apostrophe.

Ces cinq figures de style, construites à partir d’un nom propre, observées dans les expressions figées qui font l’objet de notre contribution, présentent une propriété commune. Elles caractérisent un être de langue en évoquant les sèmes d’un autre être de langue. À travers elles, le nom propre déploie toute son originalité. Si certaines de ces figures de style rendent parfois possible un changement de catégorie du nom propre, celui-ci y apparaît, le plus souvent, en tant que modèle qui sert à l’interprétation de la construction qui l’utilise. Cet usage qui est fait du nom propre est alors davantage considéré dans sa fonction descriptive que dans sa fonction identifiante. Par conséquent, le procédé rhétorique, dans lequel s’inscrivent les expressions figées formées avec cet emploi peu conventionnel du nom propre, engendre des effets de sens spécifiques, voire idiosyncrasiques.

La sélection de la quinzaine d’expressions figées, servant à exemplifier notre propos, tout au long de notre étude, n’a été motivée par aucun critère particulier, si ce n’est celui de la recherche de la combinaison « expression figée + nom propre + figure de style ». Les exemples recensés illustrant cette composition étant nombreux dans la langue française, il a été nécessaire de procéder à un tri, dans la mesure où il n’aurait été ni possible ni intéressant de faire apparaître la totalité de ces exemples, dans notre contribution. Le nombre restreint d’expressions figées retenues pour la réalisation de cette dernière s’explique donc uniquement par le souci de ne pas surcharger notre texte inutilement.

1. Nom propre et comparaison dans l’expression figée

La comparaison est une figure de style dans laquelle se révèle une volonté de rapprocher deux réalités.

Dans les exemples ci-dessous, chacune des expressions figées présente une comparaison construite avec un nom propre. Notons qu’aucune de ces expressions ne comporte simultanément les trois facteurs de figement, à savoir sémantique, lexical et morphosyntaxique. En effet, elles sont toutes figées du point de vue du lexique et de la morphosyntaxe, mais toutes transparentes sémantiquement.

(1)
a. Vieux comme Mathusalem.
b. Vieux comme Hérode.
(2) Fin comme Gribouille qui se jette dans l’eau par crainte de la pluie.

Une comparaison complète doit compter au moins trois éléments : le comparé, le comparant et l’outil de comparaison. Parfois, l’élément commun aux deux réalités rapprochées est explicite (pour justifier le rapprochement) dans l’énoncé.

Cependant, dans les exemples relevés, s’agissant de comparaisons formant des expressions figées, le comparé n’est pas défini, et varie en fonction du discours des locuteurs :

X est vieux comme Hérode,
Y est vieux comme Hérode,
Z est vieux comme Hérode,
etc.

En revanche, dans chacun de ces exemples, l’élément commun aux deux réalités rapprochées est clairement exprimé : vieux dans (1) et fin dans (2). Par ailleurs, ces exemples présentent tous le même outil de comparaison, comme, qui sert à montrer qu’il n’y a pas assimilation entre les éléments comparés, ceux-ci « n’étant mis en relation que sous un certain rapport » (Gardes-Tamine & Hubert, 1998 : 62). Les comparaisons que constituent ces expressions figées comprennent uniquement l’élément commun, l’outil de comparaison, et le comparant ; néanmoins ces dernières sont compatibles avec tout comparé sélectionné et introduit, au cours d’un acte d’énonciation, par son auteur.

Si la comparaison est une figure qui peut porter sur la quantité, comme sur la qualité, Gardes-Tamine & Hubert (1998 : 61) affirment que la comparaison quantitative est la comparaison au sens strict, tandis que la comparaison qualitative, dans laquelle on parle de similitude et de rapprochement de deux réalités par le biais d’une ressemblance, est celle qui est jugée la plus intéressante littérairement.

Nos exemples présentent exclusivement des comparaisons qualitatives. Celles-ci portent toutes sur une caractéristique, une qualité ou un aspect particulier du comparant, en l’occurrence, du porteur du nom propre. Une expression figée comportant une comparaison basée sur un nom propre se sert de la notoriété du référent de celui-ci pour mettre en évidence un caractère typique de ce référent. Dans les comparaisons relevées dans les expressions figées supra, ce caractère typique du comparant, érigé en référence, est clairement indiqué dans le contexte. Il s’agit dans (1) de la vieillesse et dans (2) de la finesse. Dans ce dernier exemple, il y a, en plus de la caractéristique servant à la construction de la comparaison, une glose explicative, sous forme de subordonnée relative, « qui se jette dans l’eau par crainte de la pluie », dont le but est de faciliter la compréhension de l’expression figée, en apportant une indication qui n’est pas des moindres. En effet, elle montre que l’adjectif fin est utilisé dans un sens contraire, et accentue, de ce fait, le trait de la sottise visé par l’expression elle-même ; c’est donc sur cette glose que repose l’interprétation de cette expression figée dans son intégralité. Relevant du second degré, cette expression présente un décalage entre ce qui est dit et ce qu’il faut comprendre, et porte ainsi l’empreinte de l’ironie et de l’antiphrase.

La formation d’expressions figées avec des comparaisons fondées sur un nom propre n’est pas sans relation avec la célébrité du référent de ce dernier. C’est cette célébrité qui renforce le degré d’expressivité des constructions de la langue française que sont les expressions figées. La notoriété des noms propres entrant dans la composition des comparaisons constituant les expressions figées examinées plus haut trouve son origine dans divers domaines, puisqu’il s’agit d’anthroponymes désignant des personnages connus pour leur rôle et/ou leur importance dans les textes bibliques (Mathusalem, Hérode), l’histoire (Hérode), ou encore la littérature (Gribouille).

Si comme nous venons de l’observer, à travers les exemples supra, des expressions figées se construisent à partir de comparaisons employant des noms propres aux référents notoires, la suite de la présente contribution tâchera de montrer que les expressions figées de la langue française font appel à d’autres figures de style que la comparaison, basées, elles aussi, sur des noms propres réputés dans la communauté linguistique.

2. Nom propre et métaphore dans l’expression figée

La métaphore se définit comme étant « la fonction symbolique du langage » (Gardes-Tamine & Hubert, 1998 : 166). Souvent définie par la ressemblance, la métaphore se présente comme une comparaison abrégée (présence de deux éléments seulement au lieu de trois ou quatre), la comparaison étant plus développée et plus logique.

Nous l’avons vu, le procédé utilisé dans une expression figée dans laquelle apparaît un nom propre servant à construire une comparaison est celui du rapprochement entre deux réalités, alors que lorsque l’expression figée présente un nom propre métaphorique, le procédé utilisé est celui de la substitution d’une réalité à une autre, opérant une assimilation globale des deux réalités considérées.

Les deux expressions figées suivantes présentent un emploi métaphorique du nom propre.

(3) C’est Byzance !
(4) Être Gros-Jean (comme devant).

Nous constatons que les trois facteurs de figement, sémantique, lexical et morphosyntaxique, se trouvent réunis dans chacune de ces expressions.

Dans (3), la métaphore du nom propre est construite à partir des propriétés de la ville de Byzance et de ce qu’elle représente. Le nom Byzance est, dans cette expression figée, synonyme de luxe, de richesse et d’opulence, caractéristiques qui réfèrent à cette ville. Dans (4), la métaphore du nom propre est formée sur la base des spécificités du personnage populaire de Gros-Jean1 : stupidité, rustrerie ou encore pauvreté. Dans l’usage, l’expression être Gros-Jean est souvent suivie de la glose explicative comme devant, c’est-à-dire « comme avant », pour signifier « ne pas être plus avancé qu’auparavant, malgré les efforts ».

Les expressions figées (3) et (4) montrent que la métaphorisation d’un nom propre permet d’éveiller une image d’autant plus riche qu’elle est unique. 

Dans une expression figée, l’usage d’un nom propre métaphorique « désigne un référent qui n’en est pas le porteur habituel, mais dont on dit qu’il lui ressemble d’une façon ou d’une autre » (Leroy, 2004 : 71). Dans ce type d’usage, les noms propres acquièrent une fonction prédicative et disent quelque chose du sujet en en exprimant une propriété. Dans le mécanisme interprétatif du nom propre métaphorique, le référent est déjà identifié par le contexte, mais au lieu d’être désigné par son véritable nom, le nom d’un autre individu lui est attribué, d’où le décalage générateur de la métaphore : « elle [la métaphore] attribue à un individu, le temps du discours, un nom qui n’est pas le sien » (Gary-Prieur, 1996 : 81).

C’est ainsi que l’expression figée abritant un nom propre métaphorique met en parallèle deux référents afin d’identifier un référent à un autre, pour représenter dans la langue « la force d’une attribution insolite par l’application d’un prédicat (ceci est cela) malgré l’inconvenance » (Ricœur, 1975 : 251).

Lorsque l’on parle de noms propres métaphoriques dans des expressions figées, il faut bien préciser que le nom propre lui-même n’a pas de sens figuré, c’est plutôt l’ensemble de l’expression qui construit la métaphore. L’interprétation métaphorique de l’expression figée prend appui sur un aspect fondamental du fonctionnement du nom propre qui est son association au particulier qu’il identifie ; le nom propre, bien qu’en emploi métaphorique, semble alors indissociable de l’être même de son référent initial dans ce qu’il a d’irréductiblement singulier. Ainsi, par l’utilisation des noms propres Byzance et Gros-Jean, les expressions figées (3) et (4), mettent en avant les traits spécifiques du référent initial désigné par chacun de ces noms. Il est très important de noter que, dans ces expressions, on ne peut pas parler d’usurpation d’identité. Il s’agit uniquement de s’approprier les traits caractéristiques associés à chacun des noms métaphorisés.

Cependant, la construction « X est NP » relève de ce que Martin (1983 : 186) appelle une « identification objectivement fausse ». Et « si attribuer un nom propre à un individu contribue à l’identifier (au sens de donner une identité), lui attribuer le nom d’un autre revient à l’identifier à cet autre » Gary-Prieur (1996 : 187). Dans l’expression figée, l’identification métaphorique construit donc une représentation imaginaire dans laquelle elle superpose deux individus bien distincts dans le monde réel.

Présentant des propriétés différentes de celles d’un emploi strictement référentiel, l’emploi métaphorique du nom propre, dans les expressions figées, plus qu’ailleurs, est doté d’une importante fonction descriptive. Cet emploi particulier constitue un procédé qui permet de saisir ou d’expliciter de manière concise un caractère célèbre et relativement complexe. L’expressivité considérable de la métaphorisation des noms propres dans les expressions figées représente l’une des preuves de l’extrême richesse du système de la langue française.

3. Nom propre et antonomase dans l’expression figée

L’antonomase est définie comme la « substitution à un nom commun d’un nom propre ou d’une périphrase qui énonce sa qualité essentielle, ou réciproquement » (Dubois et alii, 1982 : 50).

Dans la rhétorique, « c’est le passage d’une catégorie à l’autre [NP/NC] que l’on désigne sous le terme d’antonomase » (Vaxelaire, 2005 : 269). Sur le plan grammatical, l’antonomase est considérée « comme un nom propre adoptant les fonctionnements d’un nom commun » (Leroy, 2001 : 92). En linguistique, Gary-Prieur (1996 : 80) réserve le terme antonomase à une figure lexicale qui se caractérise sur le plan morphologique par une dérivation impropre (passage de la catégorie NP à la catégorie NC) et sur le plan sémantique par la fixation, dans une définition lexicale, de certaines propriétés du contenu du nom propre.

Les expressions figées infra montrent des cas de noms propres antonomasés. Sur le plan syntaxique, ces noms propres fonctionnent de manière identique aux noms communs ; ils sont précédés d’un déterminant qui leur confère un statut comparable à celui des noms communs.

(5) Ce n’est pas le Pérou !
(6) C’est la Bérézina.
(7) Jouer les Cassandre.
(8) Faire le Jacques.

Les trois facteurs de figement, sémantique, lexical et morphosyntaxique, se trouvent réunis dans (6) (7) et (8) ; alors que dans (5), ne sont présentes que l’opacité sémantique et la rupture paradigmatique, puisque cette expression peut être utilisée à la forme affirmative : C’est le Pérou !, éliminant de ce fait toute fixité morphosyntaxique.

Les quatre expressions figées, présentées supra, contiennent des toponymes ((5) et (6)), et des anthroponymes ((7) et (8)). Mais le fonctionnement des premières et des secondes n’est pas exactement le même, car les antonomases d’anthroponymes sont toujours basées sur des propriétés communes avec le porteur du nom propre, alors que dans les antonomases de toponymes, ce qui importe, le plus souvent, ce n’est pas le lieu même, mais plutôt l’événement qui s’y est produit. Dans (6), notre intérêt ne se porte pas sur la rivière de la Bérézina, mais sur le fait historique dont elle a été le théâtre. Toutefois, il est à noter que dans (5), le nom Pérou est employé pour référer aux caractéristiques du sol de ce pays et non à un fait qui s’y serait déroulé. Ainsi, « ne pas être le Pérou », c’est ne pas posséder les traits qui caractérisent son sol (les sèmes /richesse/, /abondance/, /fortune/ étant les plus marquants), l’expression signifiant « pas grand-chose », « petit gain ». Dans (7) et (8), l’expression figée est basée sur la caractéristique notoire du porteur de l’anthroponyme, à savoir, la prédiction de malheurs, pour Cassandre, et la niaiserie, pour Jacques2. Cependant, qu’ils soient anthroponymes ou toponymes, ce qui demeure de rigueur, c’est le critère de notoriété ; ces noms propres désignent des individus saillants dans la culture et dans la langue qui les emploie. Les expressions figées (5) (6) (7) et (8) ne prennent sens que lorsque l’on sait que les noms propres antonomasés y sont employés respectivement en tant que synonymes de : richesse, débâcle, visionnaire, imbécile.

Les expressions figées abritant un nom propre exemplifient clairement la question d’une lexicalisation dans la langue. En effet, considérant que le nom propre est en emploi figé et enregistré, il prend sens dans la langue. Par conséquent, les antonomases, apparaissant dans ces expressions, n’ont, en aucun cas, un caractère conjoncturel et éphémère, car elles ne construisent pas leur sens en discours.

Mis en valeur dans l’expression figée, le nom propre métaphorique ou antonomasique fonctionne comme une description puisqu’un rôle, défini par les propriétés caractéristiques du référent original du nom propre, lui est attribué. En général, ce dernier est bien connu dans la communauté linguistique, pour un rôle social qui peut être celui d’une personnalité ou d’un lieu célèbre. Ce rôle est fondé sur des propriétés considérées comme caractéristiques d’un nom propre incarné par un porteur notoire. Le référent original, par sa notoriété dans la communauté linguistique, a la fonction de stéréotype ou de prototype du rôle en question. L’expression figée est la porteuse typique de ce rôle, par sa conformité au prototype du référent original. Elle met en avant le faisceau de propriétés évoquant l’image d’un type d’individu, favorisant l’apparition d’un modèle mental pour exprimer « le haut degré » (Leroy, 2005 : 97) représenté par ce modèle.

Permettant à la fois une économie linguistique et un jeu dans la pratique de la langue française, les noms propres antonomasiques associés aux expressions figées révèlent toute leur expressivité pour former des constructions des plus originales.

4. Nom propre et métonymie dans l’expression figée

Si pour certaines de leur construction, les expressions figées exploitent l’emploi du nom propre dans la comparaison, la métaphore et l’antonomase, celles-ci ne manquent pas de faire usage de ce dernier lorsqu’il fait l’objet de métonymies.

La métonymie est une figure de style qui « joue sur les relations de contiguïté entre objets (individus, événements) existant dans le monde et qui remplace le nom d’un des deux objets par celui de l’autre. Les deux objets (…) sont indépendants l’un de l’autre, et sont liés par un lien de contiguïté spatiale ou temporelle » (Gardes-Tamine & Hubert, 1998 : 171).

Le nom propre métonymique apparaît comme une expression qui pose une relation partie-tout, de contiguïté, en désignant un référent différent de celui de son porteur, un référent autre que celui auquel il est censé s’appliquer.

Les expressions figées ci-dessous sont caractérisées par la présence de noms propres métonymiques :

(9) Une image d’Épinal.
(10)
a. Tomber comme à Gravelotte.
b. Pleuvoir comme à Gravelotte.
(11) Coiffer Sainte-Catherine.

Dans chacune des expressions (9), (10) et (11), les trois conditions de figement sont satisfaites : sémantique, lexicale et morphosyntaxique.

Ces expressions figées présentent des noms propres apparaissant dans la construction de métonymies de différents types.

Dans (9) et (10), les noms propres servent à former des métonymies toponymiques désignant un établissement (9) et un événement historique (10). Les noms des deux villes françaises Épinal et Gravelotte renvoient respectivement à « l’imprimerie d’Épinal » et à « la bataille de Gravelotte ». Ainsi, dans (9) et (10), l’expression figée se sert du procédé rhétorique que constitue la métonymie toponymique pour, d’une part, « définir un sémème du syntagme qui, prenant appui sur sa caractérisation comme nom propre de lieu, en fait un signe quasiment neuf : un néologisme sémantique » (Petiot, 1992 : 484), d’autre part, souligner que « le toponyme est la partie donnée, présente pour la référence à une totalité absente et qui est de nature extralinguistique » (Cheriguen, 2008 : 77), même si l’on sait que la fonction première du toponyme est de déterminer et de délimiter l’espace.

Dans (10), employé dans le sens de la bataille de Gravelotte, le nom Gravelotte désigne un fait plus qu’un lieu ; dans cette expression figée, il est un nom d’événement historique et fait donc l’objet d’une construction métonymique, dans laquelle le lieu est utilisé pour désigner l’événement. Ce type d’expressions figées illustre parfaitement le propos de Cheriguen (1994) portant sur certains noms de lieux servant à désigner des événements historiques importants, et sur les dénominations qui mettent en relation l’espace et l’histoire, par l’usage de toponymes devenus des repères historiques à part entière, conjuguant les données géographiques avec les événements politiques et historiques, pour construire alors un « concept d’environnement politique exprimé en termes de lieu -événement » (Cheriguen, 1994 : 93-98). En devenant symbole par le biais de l’expression figée, le nom de lieu s’émancipe de la désignation géographique, pour s’affirmer en tant que marqueur événementiel, chargé de désigner des entités géo-historiques ou géopolitiques : « des métonymies se croisent en tous sens dans cet espace élu par un mot. […] le lieu y devient événement » (Cheriguen, 1994 : 94).

Dans (11), apparaît un autre type de métonymie qui permet à l’anthroponyme de désigner, non pas un être, mais sa représentation : Sainte-Catherine renvoie à « la statue de Sainte-Catherine ». Cette expression figée repose sur la possibilité d’utiliser le nom propre en tant que « représenté (l’être vivant) pour sa représentation » : le nom de la sainte se trouvant ainsi assimilé à sa statue.

Les exemples d’expressions figées supra montrent que le rapport à l’identité du référent initial est différent dans l’emploi métonymique d’un toponyme et dans celui d’un anthroponyme. En effet, dans le second, le type d’objet désigné reste indissociable du nom propre (ex. (11) : la statue de Sainte-Catherine et le nom Sainte-Catherine), contrairement au premier, où les propriétés du référent construit ne sont pas liées de manière cruciale à celles du lieu qui constitue le référent initial du nom propre. L’événement historique connu sous le nom de Gravelotte (ex. (10)) aurait pu se produire ailleurs, de même que l’imprimerie connue sous le nom d’Épinal (ex. (9)) aurait pu se trouver à un autre endroit. Gary-Prieur (2001) explique à ce sujet que « donner le nom d’un lieu n’implique pas de propriétés autres qu’une simple localisation contingente par rapport à l’objet localisé » (Gary-Prieur, 2001 : 154).

Toutes les expressions figées examinées ici permettent de confirmer que la métonymie du nom propre exige que celui-ci soit relativement célèbre, « pour qu’on lui reconnaisse certaines propriétés ou certains comportements » (Jonasson, 2005 : 79) qui ont rendu possible l’enregistrement de l’expression en question dans la langue.

Les expressions figées construites avec des emplois métonymiques du nom propre rendent compte du fait que, dans la mesure où celui-ci dépasse sa fonction de désignant, il ne saurait se restreindre à la désignation d’un référent individuel, favorisant ainsi la possibilité d’une production de sens riche et variée.

5. Nom propre et apostrophe dans l’expression figée

L’apostrophe est une « figure par laquelle on s’adresse à un interlocuteur réel ou fictif (…) [elle] est oratoire ou rhétorique, lorsqu’elle consiste à mettre en scène des interlocuteurs absents ou imaginaires. » (Gardes-Tamine & Hubert, 1998 : 23) Du reste, pour Béchade (1986), l’apostrophe « désigne des êtres ou des choses personnifiées à qui l’on s’adresse » (Béchade, 1986 : 91).

Ce que l’on appelle apostrophe en grammaire française est souvent une fonction vocative remplie par le nom propre, utilisé alors pour attirer l’attention de l’être appelé, ou pour le faire venir ; car, a priori, le rôle vocatif du nom propre sert à interpeller l’autre. Si tous les types de noms propres sont susceptibles de remplir une fonction vocative, dont l’importance a été signalée notamment par Lyons (1978) et Granger (1982), ceux sur lesquels s’appuient les expressions figées, dans les exemples infra, sont des anthroponymes, puisqu’il s’agit de prénoms.

Lorsqu’il assume la fonction vocative, le nom propre est en emploi prototypique ou central de la catégorie du nom propre, au même titre que quand il remplit la fonction référentielle ou celle de nomination. Par sa fonction vocative, le nom propre en apostrophe témoigne donc d’une autre fonction, tout à fait caractéristique du nom propre, illustrée dans les expressions figées exclamatives suivantes :

(12) Chauffe, Marcel !
(13) En voiture, Simone !

Notons que les trois facteurs de figement, sémantique, lexicale et morphosyntaxique, apparaissent simultanément à l’intérieur de chacune de ces expressions.

D’un point de vue syntaxique, ces expressions figées montrent que, dans cet emploi du nom propre, celui-ci n’est pas accompagné d’un déterminant : « Dans cette fonction vocative, aussi fondamentale que la fonction référentielle, le nom propre apparaît en général sans l’article » (Jonasson, 1994 : 67). La syntaxe révèle aussi que, dans ces expressions figées, le nom propre en fonction vocative, ou l’apostrophe, est un terme indépendant qui constitue un élément non intégré et mobile dans la construction. Mais bien que sans relation syntaxique avec les autres éléments de cette dernière, il « assure une liaison entre le destinataire qu’elle implique et le reste [de la construction] » (Béchade, 1986 : 91). Du fait de cette absence de lien syntaxique avec l’expression qui l’abrite, la « dimension référentielle reste […] première, mais elle est comme détachée de la prédication » (Leroy, 2004 : 89).

Comme toutes les autres expressions figées, employant un nom propre dans la métonymie, l’antonomase, la métaphore, la comparaison, données en exemple précédemment, celles construites avec un nom propre en apostrophe, présentées plus haut, ne font pas exception au fait que le référent initial du nom propre qu’elles comportent renvoie nécessairement à un être célèbre, dont la notoriété permet, d’une part, de retenir les propriétés qui font de lui une référence, un modèle, d’autre part, d’enregistrer ces expressions dans la langue. En effet, dans (12) et (13), les prénoms Marcel et Simone renvoient respectivement à deux personnalités de renommée internationale, à savoir, l’accordéoniste Marcel Azzola et la pilote de course automobile Simone Louise de Pinet de Borde des Forest.

Si comme le rappelle Leroy (2004), le nom commun peut, de la même manière, s’employer en apostrophe, « cette fonction vocative reste malgré tout une sorte d’apanage du nom propre » (Leroy, 2004 : 89). Les expressions figées (12) et (13) en sont des exemples typiques. C’est un fait, celles-ci ne créeraient pas le même effet de style, et ne seraient pas porteuses de la même vigueur expressive si les noms communs maestro et chauffeur, par exemple, prenaient respectivement la place de Marcel et Simone :

(12) *Chauffe, maestro !
(13)* En voiture, chauffeur !

Les propos de Jacques (1979), au sujet des noms au vocatif, résument bien le rôle du nom propre en apostrophe dans les expressions figées : « Le nom propre est à sa place dans la parole qui interroge, qui invoque ou qui supplie. Odile ! Tout est dit dans l’exclamation d’Édouard. Que son univers comporte une personne qu’il reconnaît assez pour la singulariser absolument, et que cet être est celui qu’il situe en ce moment à quelque distance de lui-même ! La parole de l’invocation utilise le nom propre dans cette fonction d’adresse irréductible. » (Jacques, 1979 : 378) Cependant, même si l’expression figée renvoie à un être suffisamment reconnu pour assurer une unicité référentielle, l’usage du nom propre en apostrophe qui y est fait ne s’adresse pas proprement au porteur de ce dernier, mais vise à créer une image en relation avec l’univers et les caractéristiques de ce porteur, laquelle image sert à une construction figurée.

Conclusion

Les expressions figées, par l’usage stylistique des noms propres, dans la comparaison, la métaphore, l’antonomase, la métonymie, l’apostrophe, mettent en valeur la possibilité d’une production de sens de ces derniers en langue. Servant de base de comparaisons, donnant naissance à des analogies, à des effets de contraste et à des oppositions, ceux-ci montrent qu’ils sont dotés de richesses expressives et, de ce fait, rehaussent le pouvoir expressif de la langue, dont l’expression figée est une illustration absolue.

Chemin faisant, l’étude rhétorique et stylistique de ce type d’usage des noms propres, réputé marginal et atypique, révèle qu’ils participent à la construction d’expressions figées permettant une forme singulière d’expressivité qui témoigne d’une sorte de « jeu » dans la langue française.

Ce « jeu », propre à l’expression figée, naît de la rentabilité rhétorique résultant de l’économie linguistique que représente l’emploi stylistique d’un nom propre, alors en capacité de supplanter noms communs et adjectifs. En effet, la combinaison « expression figée + nom propre + figure de rhétorique » constitue un mécanisme très productif en français, car elle est en mesure de remplacer une, voire plusieurs phrases descriptives, plus ou moins longues, afin d’exprimer toute une pensée. Grâce à une certaine notoriété dont jouit le nom propre, par le truchement de l’image d’un référent célèbre, un rôle social complexe se trouve décrit en peu de mots. Les propriétés retenues de ce nom propre ne sont pas celles d’un emploi référentiel, mais plutôt des propriétés caractéristiques, relatives à une image particulière de son référent initial, nécessairement bien connu dans la communauté linguistique et exploitées pour la formation de l’expression figée en question.

Dans cette combinaison spécifique, l’image que véhicule le nom propre vient renforcer celle déjà présente dans toute expression figée, et qui lui est consubstantielle. C’est cet aspect doublement figuré qui détermine le mode de fonctionnement des expressions figées construites sur la base d’un nom propre en emploi stylistique, et leur confère un degré si élevé d’expressivité.

1 Nom d’un personnage d’une chanson de Rabelais citée dans Le Quart livre (1552). Voir aussi la fable de La Fontaine La laitière et le pot au lait.

2 A la fin du XIXème siècle, le prénom Jacques était utilisé pour désigner « l’idiot du village ».

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1 Nom d’un personnage d’une chanson de Rabelais citée dans Le Quart livre (1552). Voir aussi la fable de La Fontaine La laitière et le pot au lait.

2 A la fin du XIXème siècle, le prénom Jacques était utilisé pour désigner « l’idiot du village ».

Hania Akir

Université Abderrahmane Mira – Bejaia

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