Transformation des djemâa de Kabylie en champ de concurrence et de manipulation entre l’administration coloniale et les nationalistes du PPA (1945‑1954)

تحوّل «الجماعة» في بلاد القبائل إلى مجال للتنافس والتلاعب بين الإدارة الاستعمارية والوطنيين في حزب الشعب الجزائري (1945–1954)

The djemâa in Kabylia as a contested arena : colonial administration and PPA nationalist strategies (1945–1954)

Abdesslam Akkache, Sidi Mohamed Rami و Abdelkader Rahmoun

p. 93-112

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مرجع ورقي

Abdesslam Akkache, Sidi Mohamed Rami و Abdelkader Rahmoun, « Transformation des djemâa de Kabylie en champ de concurrence et de manipulation entre l’administration coloniale et les nationalistes du PPA (1945‑1954) », Aleph, 93-112.

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Abdesslam Akkache, Sidi Mohamed Rami و Abdelkader Rahmoun, « Transformation des djemâa de Kabylie en champ de concurrence et de manipulation entre l’administration coloniale et les nationalistes du PPA (1945‑1954) », Aleph [على الإنترنت], نشر في الإنترنت 25 décembre 2025, تاريخ الاطلاع 31 décembre 2025. URL : https://aleph.edinum.org/15688

Cet article analyse la reconfiguration de la djemâa en Kabylie à la fin de la période coloniale, lorsque l’administration française cherche à encadrer l’autorité villageoise par des dispositifs de contrôle (caïdat, communes mixtes, surveillance et sanctions).

À partir d’un corpus d’archives conservées aux Archives nationales d’outre-mer (ANOM) — rapports, correspondances et procès-verbaux couvrant principalement les années 1945–1949 — l’étude montre comment les nationalistes du PPA investissent les djemâa « officielles » et constituent, dans certains douars, des assemblées clandestines capables d’imposer des décisions et des normes concurrentes. La djemâa devient ainsi un espace de rivalités et de manipulation, révélateur de la politisation accélérée des villages à la veille de 1954.

This article examines how the djemâa (village assembly) in Kabylia was reshaped during the late colonial period, when French authorities sought to supervise local decision‑making through the caïdat system, mixed communes and a dense apparatus of control.

Drawing on archival records held at the Archives nationales d’outre-mer (ANOM)—reports, correspondence and interrogation records, mainly from 1945 to 1949—this study shows how PPA activists penetrated the “official” assemblies and, in some localities, set up clandestine djemâa able to enforce collective decisions. The djemâa thus became a contested arena where colonial strategies of co-optation and nationalist practices of clandestinity confronted each other on the eve of 1954.

يتناول هذا المقال التحوّلات التي عرفتها الجماعة (djemâa) في بلاد القبائل خلال الفترة 1945–1954، وكيف أُعيد تشكيلها تدريجيًا لتغدو مجالًا للتنافس والتلاعب بين الإدارة الاستعمارية الفرنسية والفاعلين الوطنيين المرتبطين بحزب الشعب الجزائري (PPA). ينطلق البحث من تتبّع وظائف الجماعة التقليدية بوصفها هيئة محلية للتشاور واتخاذ القرار وتنظيم الشأن الجماعي، ثم يرصد آليات إخضاعها ضمن منظومات الحكم الاستعماري (البلديات المختلطة، القياد، الضبط الإداري والانتخابي، والعقوبات المالية والرمزية). كما يُبرز المقال ديناميات الاختراق السياسي التي مارسها الوطنيون عبر شبكات التعبئة وإعادة توزيع الشرعية داخل الفضاء القروي، وصولًا إلى بروز أشكال موازية من التنظيم مثل الجماعات السرّية (tajmaεt / tajma‘t) التي أدّت وظائف التحكيم والضبط والتأطير في سياق تصاعد الصراع السياسي والأمني قبيل اندلاع ثورة نوفمبر 1954. ويخلص المقال إلى أنّ الجماعة لم تكن مجرّد بنية تراثية ثابتة، بل فضاء متحوّل تتنازعُه سلطتان: سلطة الإدارة الاستعمارية التي سعت إلى تحويله إلى أداة للضبط، وسلطة الحركة الوطنية التي عملت على إعادة توظيفه في بناء مشروعية سياسية مضادّة.

Introduction

La Kabylie constitue un espace majoritairement rural, structuré par des communautés villageoises dont les formes d’organisation et de délibération ont suscité l’intérêt des observateurs coloniaux bien avant la conquête complète de la région. Au centre de cet ordre local se trouve l’assemblée villageoise — la djemâa — lieu de décision, d’arbitrage et de régulation.

Durant la période coloniale, une abondante littérature administrative et savante a été produite sur les Kabyles. Ces textes, souvent écrits dans une perspective de gouvernement et de contrôle, contribuent parfois à naturaliser des traits sociaux (démocratie supposée, « laïcité » prétendue, autonomie coutumière), au risque d’alimenter le paradigme du « mythe kabyle ».

Plusieurs travaux ont ainsi fait de la djemâa l’indice d’une singularité politique, en insistant sur son caractère collectif et sur la centralité du kanoun (droit coutumier) dans la vie du village. Une lecture critique impose toutefois de replacer ces descriptions dans leurs conditions de production et dans les usages politiques auxquels elles peuvent prêter.

Dans cette perspective, Mahé rappelle notamment que Camille Sabatier, figure de l’ethnographie coloniale, mobilise l’institution de la djemâa pour soutenir l’idée d’une « démocratie berbère » présentée comme indépendante de l’islam — affirmation qui relève aussi d’un dispositif d’interprétation et de hiérarchisation des groupes colonisés (Mahé, 2001, pp. 287‑288).

Le présent article examine la transformation des djemâa de Kabylie en un champ de concurrence entre, d’une part, une administration coloniale soucieuse de capter l’autorité locale (caïdat, communes mixtes, surveillance, sanctions) et, d’autre part, les nationalistes du PPA cherchant à investir, détourner ou doubler les instances officielles. Il s’agit de comprendre par quels mécanismes cette institution a été reconfigurée et comment les pratiques de clandestinité ont produit des formes d’autorité parallèles à la veille de 1954.

1. Sources et méthode

Le corpus mobilisé provient principalement des Archives nationales d’outre-mer (ANOM, Aix-en-Provence) et rassemble des rapports administratifs (préfecture, sous‑préfecture, services de renseignement), des procès‑verbaux d’interrogatoire, des plaintes, ainsi que des notes de synthèse produites entre 1945 et 1949, avec des prolongements ponctuels jusqu’en 1954. Ces documents, situés (communes, douars, dates), permettent de suivre au plus près les interactions entre autorités coloniales, notables, élus, et militants nationalistes.

L’analyse procède par une lecture critique des énoncés administratifs : les catégories coloniales (« agitation », « banditisme », « menées ») sont traitées comme des constructions situées, et non comme des descriptions neutres. Chaque fois que possible, les informations sont recoupées entre les pièces (rapports, PV, correspondances) afin de distinguer les faits attestés, les interprétations policières et les effets de cadrage institutionnel. Les résultats doivent enfin être compris comme dépendants du périmètre archivistique consulté.

2. Organisation de la djemâa

La djemâa (ar. gmaεa) — terme emprunté à l’arabe (racine G‑M‑ʿ : « réunir, rassembler ») — désigne l’assemblée des hommes du village chargée de délibérer et de statuer sur les affaires communes. Dans les sources kabyles, on rencontre aussi les transcriptions tajmaεt/tajma‘t pour nommer cette institution. Dans ce texte, on conserve les graphies djemâa, tajmaεt et tajma‘t, et l’on emploie djemâa comme pluriel invariable.

En Kabylie, le village constitue l’unité fondamentale de l’organisation sociale et politique. On peut le décrire, par analogie, comme un « micro-État » : un groupe de taille limitée, inscrit sur un territoire restreint et bien défini, doté d’instances de délibération et de régulation. La djemâa (tajmaεt / tajma‘t) y occupe une place nodale, en tant que centre de décision et d’arbitrage. Dans un système patriarcal, chaque famille (thkheroubth) y est représentée par un délégué (d’hamen) qui participe aux débats et à la prise de décision (Saint-Marie, 1978, p. 192).

Chaque semaine, les membres de chaque famille se rassemblent le vendredi lors d’une réunion ; d’après Émile Violard :

« c’est ce conseil de sages, qui désigne son amine, qui préside la djemâa, en général, le plus élevé en âge ou en prestige préside l’assemblée, et se charge de veiller à l’application du kanoun et des décisions prises par l’assemblée. En cas de rencontres officielles avec les voisins ou les autorités, il assume le rôle de délégué aux relations extérieures » (Violard, 1895, p. 193).

Selon Violard, ces assemblées réunissent tous les hommes adultes du village, qu’ils soient jeunes ou vieux, riches ou pauvres, tous ont le droit à la parole dans les débats, les décisions sont généralement prises à l’unanimité (Violard, 1895, p. 6). Hanoteau à la fin du XIXe siècle, avait noté que La thadjemaïth ou djemâa, qui est l’assemblée générale des citoyens, est la seule autorité dirigeante du village. En principe, elle possède la plénitude du pouvoir judiciaire. Elle a le pouvoir de prendre des décisions souveraines et de les faire exécuter si besoin (Hanoteau, 1893, p. 131).

Ainsi, les habitants de chaque village se regroupent en clans (çoffs, soff). Ces clans, souvent traversés par des rivalités internes, peuvent s’allier pour la défense et la gestion des biens communs (Saint-Marie, 1978, p. 193). Les villages doivent en effet partager les terres de l’arch, les forêts et les pâturages avec d’autres villages, ce qui favorise l’émergence d’ensembles plus larges (tribus, fractions) structurés par des alliances et des oppositions. Plusieurs tribus peuvent enfin se fédérer en « confédération », où un délégué (amine el-oumana) assure les relations extérieures.

Mais, au cours des guerres de la résistance contre l’envahisseur français, les confréries qui exerçaient une influence dépassant l’échelle régionale jouissaient d’une plus grande influence dans l’encadrement de l’ensemble de la population, notamment, du fait que les saints marabouts étaient considérés comme des figures sacrées dans la société.

À l’échelle du village et des ensembles tribaux, la djemâa s’inscrit dans un ordre coutumier qui organise la vie collective, les obligations communes et les procédures d’arbitrage. Les règlements et sanctions sont encadrés par la loi coutumière (kanoun) (GGA, SLNA, 1948, s. p.).

Si l’ensemble des écrits est d’accord sur le rôle central de la djemâa, des divergences subsistent quant à son origine et à ses rapports aux institutions religieuses. Certains auteurs soutiennent, par exemple, que les questions proprement religieuses seraient laissées à la compétence des marabouts (Laidani, 2019, p. 36).

Par ailleurs, plusieurs chercheurs ont discuté la thèse d’une séparation stricte entre pouvoirs politiques et pouvoirs religieux en Kabylie, en montrant la pluralité des configurations locales et la variabilité des équilibres entre notables, lettrés religieux et assemblées (Chachoua, 2001, pp. 81‑83, 86).

S’agissant de l’autorité de la djemâa au sein du village, les sanctions peuvent être lourdes : dans les descriptions coloniales, le refus d’obtempérer expose à des amendes, à la mise à l’écart ou à l’exclusion. Ainsi, « toute personne qui refuserait d’obéir à une décision serait forcée de quitter le village » (Violard, 1895, p. 10).

La djemâa cumule des fonctions politiques, judiciaires et administratives : elle règle les litiges, organise la vie commune et supervise les travaux d’intérêt collectif. Le kanoun peut faire l’objet d’ajustements selon les circonstances et les rapports de force locaux, ce qui témoigne d’une normativité pratique et évolutive.

La plupart des affaires sont entourées du silence le plus complet. Lorsqu’une sanction est prononcée, elle peut aller de l’amende à l’exclusion temporaire ou à la mise en quarantaine. Le refus d’obtempérer expose l’individu, puis sa famille, à des mesures d’isolement ; inversement, une faute commise par un individu peut entraîner une sanction collective, touchant l’ensemble de sa famille (Hanoteau, 1893, p. 131).

« Au début du mois de juin 1948, dans un petit village à Fort-National, répudiée pour inconduite, une jeune femme rentre chez son frère. Le village apprend qu’elle rencontre un garçon dans la montagne. Le village (djemâa) met le frère en demeure de la renvoyer. Elle part pour un moment, mais bientôt revient en visite chez son frère. On lui donne 15 jours pour laver la honte en supprimant la coupable, ou pour quitter lui-même le pays. Après que le délai s’est écoulé, on lui démolit sa maison, avant de s’en débarrasser ». (Tam, 1948, p. 1 - 4)

Même si l’émigration s’amplifie après la Première Guerre mondiale, elle transforme durablement l’économie et les équilibres sociaux des villages. Le départ d’une part importante des forces vives réduit la main-d’œuvre disponible, accentue la dépendance aux transferts d’argent et modifie, à terme, les rapports de pouvoir au sein des assemblées.

3. Généralisation du système de caïdat et renforcement de son autorité au détriment du pouvoir des djemâa

Avec l’établissement de l’organisation administrative coloniale dans les compagnies algériennes, les tribus et les villages qui englobaient alors la population rurale sont assujettis à une organisation administrative arbitraire et se trouvent placés sous l’autorité directe des officiers, chefs des bureaux arabes, dans un premier temps, puis des administrateurs des communes mixtes sous l’administration civile, par la suite. Dans ces communes, les règles démocratiques sont pratiquement inexistantes.

Contrairement aux Turcs, le pouvoir français a mis en place un dispositif administratif et policier visant à encadrer durablement les communautés locales, en réduisant les marges d’autonomie de la djemâa et en reconfigurant les médiations traditionnelles (Saint‑Marie, 1978, p. 198).

Dans le but de généraliser, leur organisation administrative sur l’ensemble de l’Algérie, les militaires (1830-1870), ont introduit en Kabylie, le système des bureaux arabes, et ont étendu le système de caïdat. L’« organisation kabyle », mise en place en 1857, accéléra la suppression des grands commandements indigènes. En 1864, le bachaghalik du Sebaou, dernier commandement indigène de Grande Kabylie, était supprimé (Dagorn, s. d., p 30).

L’administrateur des communes mixtes, assisté d’un ou de plusieurs adjoints, disposait d’un pouvoir étendu sur l’organisation locale : il pouvait intervenir dans les nominations, les sanctions et la gestion des conflits, souvent sans garanties effectives de défense pour les intéressés (Ben Chenouf, 1950, p. 4).

Parmi les facteurs qui ont eu un effet dévastateur sur les fonctions et le pouvoir des djemâa, on trouve la présence de l’administration coloniale dans les plus lointains villages de la Kabylie, par le biais du billet des caïds, alors qu’à l’époque ottomane, plusieurs régions de la Kabylie ont gardé une large autonomie par rapport au pouvoir central à Alger. Donc, avec l’avènement du système colonial, les djemâa kabyles ont été confrontées à l’introduction de nouveaux fonctionnaires administratifs ; les caïds, ces agents administratifs dont l’existence remonte à la période turque, n’ont pas été présents dans les villages kabyles avant la conquête française. Mais, à la suite de cette dernière, on a assisté à des bouleversements profonds, parmi lesquels la création de douars (circonscriptions administratives rurales) regroupant plusieurs villages, plus ou moins homogènes. L’étendue du territoire de la commune mixte est composée de différents douars, généralement, 15 à 20 000 habitants, à la tête de chacun, comme représentant un caïd, assisté d’un secrétaire khodja, et d’un garde champêtre (Département d’Alger, 1950, s. p.).

Les caïds ont été dotés de nombreuses prérogatives — fiscales, policières et judiciaires — qui se sont exercées au détriment de l’autorité des djemâa traditionnelles. Cette délégation de pouvoir contribue à déplacer la décision du collectif villageois vers des agents intermédiaires inscrits dans la hiérarchie coloniale.

Le caïd qui exerce ses fonctions sous les ordres de l’administrateur, quand il satisfait ses chefs avec ses services, il peut se voir décerner les titres honorifiques d’Agha et de Bachagha. Le rôle de ses fonctionnaires ne consiste qu’à renseigner ou espionner leurs coreligionnaires, dans le plus menu détail, le chef de la commune, sur ce qui se dit et se fait dans sa circonscription. Ils aident également les agents de la fiscalité dans la perception des impôts. Pour remplir cette dernière tâche, ils se contenteront de hisser auprès de leurs contribuables des menaces ou même des exactions suivant les cas. C’est d’ailleurs sur ce résultat qu’ils sont notés et avancent de grade. (Voix du Caïd, 1948, mars, pp. 3, 5.)

Il siégeait dans un bordj, construit généralement avec l’argent et la contribution de ses administrés. En contrepartie, l’administration laisse toute liberté au caïd « de faire ses affaires ». En outre, le caïd avait ses protégés qui ne bénéficiaient que de quelques privilèges. La plupart de ses fonctionnaires, avec la complicité de l’administration locale, deviennent de petits seigneurs qui exploitent littéralement la masse des fellahs. (Courrière, 1990. p. 45.).

Les caïds sont souvent assistés dans l’exercice de leurs fonctions de gardes champêtres, chargés de faire des tournées de surveillance dans la circonscription et de distribuer le courrier aux habitants.

4. Transformation des djemâa sous l’administration coloniale

Après la conquête totale de la Kabylie en 1857 et l’instauration d’une administration civile et militaire, les autorités coloniales ont progressivement limité les prérogatives de la djemâa et redéfini ses compétences.

Sous le joug colonial, la djemâa est passée sous le contrôle du bureau arabe, puis de la commune mixte, l’indépendance des amines (chefs de fractions) n’existe plus, la djemâa qui est spoliée de ses pouvoirs, s’est trouvée dans l’obligation d’abandonner ses prérogatives judiciaires en faveur des juges de paix français, avec des frais de justice exorbitants qui coûtent parfois davantage de la chikaya. D’ailleurs, c’est l’ouvrage de Hanoteau et Letourneux, qui servirait de code civil dans la justice exercée par les juges de paix français (Dagorn, s. d., p 36).

L’un des premiers actes de l’administration civile (à partir de 1870) fut de retirer aux djemâa le droit d’élire leur président du village, choisi par l’administrateur. Après 1871, d’autres changements majeurs ont été apportés à l’organisation des djemâa ; les administrateurs des communes mixtes obligent les villageois à choisir leur ukil (adjoint de l’amin, président d’assemblée) dans le çoffs opposé à celui de l’amin. La djemâa, qui traditionnellement se base, dans ses actes, sur l’oralité, doit disposer d’un registre pour le khoudja, pour enregistrer les délibérations, et d’un autre pour l’oukil, pour faire les comptes du village. Ses registres permettent de contrôler et de suivre les activités de la djemâa. (Émile Villard, 28-29).

Avec ces modifications, la djemâa perd toute sa souveraineté, elle devient un organe d’exécution des ordres de l’administration coloniale. Ainsi, les amines et les membres des djemâa perdirent, jour après jour, leur prestige et leur crédibilité. Avec les nouvelles instructions, la position de l’émine se renfonça par rapport aux autres membres de la djemâa. L’émine, en sa qualité de membre du conseil municipal, est devenue l’intermédiaire direct entre la population et l’autorité, faisant auprès du caïd, office d’agent de renseignements ; c’est pourquoi le pouvoir colonial veillait à la désignation des éminés et surveillait le déroulement des élections, auxquelles il réservait le droit d’annuler ou de ratifier. ((Violard, 1895, 30).

Pour limiter l’influence politique que peuvent exercer les émines (élus), dans l’administration des affaires indigènes des communes mixtes, l’administration avait introduit la présence des caïds comme membres de commissions municipales. Représentants de leurs douars, les caïds en cette qualité avaient leurs voix délibératives. De cette manière, au sein de la commission, le nombre d’émines, de chefs de fraction et de présidents des djemâa était égal à celui des caïds, et, comme tout ce que l’administrateur veut, le caïd veut aussi. Donc, la volonté de l’administrateur au sein de son conseil est toujours souveraine. La priorité dans l’établissement du budget pour l’administrateur est de satisfaire les charges de son administration et des besoins des centres de la colonisation, qui sont dotés de tous les moyens de vie. (Violard, 1895, 32).

Sous l’autorité coloniale ; à l’intérieur du village, le rôle de l’emine changea, avant l’occupation son rôle se portait sur le l’ordre public, sur la morale sur l’exécution du kanoun, sur la protection des personnes et des propriétés, il était chargé de juger ses administrés avec équité et suivant le kanoun coutumier, il surveille les biens communaux et il fixait le tour des corvées, c’était avant tout un conciliateur, qui jouissait du respect de tous les habitants. L’administration le transforma en un simple chaouch, en gendarme, en distributeur d’amendes, en dénonciateur (Violard, 1895, 28-32). L’orientation la plus dangereuse qui a touché la crédibilité des djemâa, les nouvelles tâches qu’on lui a attribuées, celles d’espionner la population et de livrer à l’administration la liste des opposants.

L’Amin el-oumana, chef de la tribu, n’est devenu autre chose qu’un surveillant des djemâa ; il rend des comptes sur l’état d’esprit des populations et leur sentiment envers les autorités. C’est un mouchard qui assiste aux délibérations des djemâa, notamment suite à la montée du sentiment national et l’encadrement de la région par le parti nationaliste du PPA. L’administration coloniale a procédé à une augmentation des charges fiscales des djemâa, pour le compte de l’administration, dont la lezma, impôt de la capitulation. (Dagorn, s. d., p 37)

En appliquant le principe « diviser pour régner », le système colonialiste a exploité les rivalités entre les villages et les douars. Vu que les villages sont souvent divisés en clans appelés çoffs, il y en avait au moins deux : « celui du haut » et « celui du bas ».

« L’administration connaît bien que l’utilisation de l’élément local (indigène) encore fidèle à sa cause peut faciliter son action. Les notables et les chefs locaux, qui jouissent d’un certain poids dans leurs régions respectives, en plus, connaissent à fond le pays et ses habitants, notamment les rivalités de ce pays. Selon une lettre du gouverneur général, ses rivalités, peuvent être plus efficaces que le déploiement d’un peloton de force militaire, nécessitant des préparatifs et une mise en scène qui donne toujours l’éveil » (correspondance du GGA, 1945, 7 août. p. 3).

La rivalité entre les familles notables était également plus ou moins présente. Dans la lutte acharnée que se livrent les çoffs, la politique est un enjeu majeur : c’est une force sur laquelle chacun cherche à s’appuyer et à s’imposer. Si l’une des fractions joue la carte de l’amitié de l’administration française, l’autre va à l’appui de l’anti-français.

De cette manière, lorsque l’administration choisit un chef d’une telle fraction, ou un caïd ou un garde champêtre, le clan du chef choisi devient donc « le parti de la France », le chef adverse, par contre, représente alors le PPA. Un des journaux colonialistes avait cité les cas de la famille Krim, de D’ra El-Mizan, dont l’administration du douar était entre les mains de Krim L’Hadj (ancien combattant, père de Belkacem). Puis, dans des circonstances particulières, en lien avec le conflit de la Seconde Guerre mondiale, cette administration fut confiée à un autre membre de la famille : Dehmoun, le jeune Krim Belkacem, aurait, selon cette presse, vengé le déshonneur subi par sa fraction. Le même journal de la presse coloniale avait parlé d’un autre cas de haine entre des familles traditionnellement opposées par les çoffs. Ce cas concerne la région de Tigzirt, où se trouvait la famille puissante des Mazouzi, qui avait servi l’autorité coloniale même dans les situations les plus critiques, comme le cas de l’insurrection de 1871, l’influence d’une autre famille qui était également dévoué à l’administration coloniale, était apparue, il s’agit de la famille montagnarde des Aït Ali, les deux familles étaient entré en lutte. Au moment où la famille Aït Ali imposait son autorité avec ses caïds, dont les fameux Aït Ali Mohamed et Aït Ali Mohand Arezki, elle avait donc préservé son amitié avec la France, les Mazouzi se sont rangés sous la voie des nationalistes et même de l’action clandestine (Brune, 1948, 16 novembre, p. 1).

Ces deux cas qui n’échappent pas à la critique, nous donnent un exemple de rivalité entre les grandes familles, dans le cadre de la lutte pour la domination de la vie du village. Selon l’explication donnée par le Journal d’Alger, le seul élément explicatif des duels entre ces familles, réside dans la haine ou la vendetta. Alors que dans les deux exemples cité, il ne faut pas sous-estimer l’influence du nationalisme, car il y avait un conflit plus profond entre la famille Dahmoune et la famille Krim, ce qui ne peut pas être réduit à un simple duel, ce qui est aussi certain, que le jeune Belkacem était engagé dans le mouvement nationaliste indépendantiste, tandis que le vieux Dahmoun était resté loyal envers l’administration coloniale.

Par ailleurs, quelques mois avant l’attaque du 27 décembre 1947, Krim Belkacem a démissionné de son poste d’agent administratif, uniquement pour des raisons nationalistes. (SLNA, 1948, s. d.)

Ainsi, l’attentat de Krim ne peut plus se résumer à une simple concurrence d’intérêts entre les favoris et les non-favoris, ni à une rivalité entre coffs opposés. Mais l’attaque, qui a impliqué tous les villages de Taourirth Moussa, était plutôt une manifestation de la montée du nationalisme le plus radical, qui se personnalise dans l’individu de Krim Belkacem. (Vigile, 1948, 19 janvier, p. 3-4).

Le jeune Krim, tout comme un autre jeune plus instruit, Mohamed Said Mazouzi, était un chef responsable nationalistique local (Krim, selon les aveux de Si Ouali Benai (chef de la wilaya de Kabylie du PPA), était le chef de la région de Dra El-Mizan ; il était en 1947 aussi l’adjoint du chef du district de Bordj Menail Mohamed Bellounis). Mazouzi, était le chef du PPA à la région de Tigzirt, en Basse Kabylie. (Commissaire de la PRG d’Alger, 1948. P. 3-4.).

Donc, même si l’existence de rivalités entre les grandes familles ne peut être totalement écartée, ce qui représente un fait social normal chez plusieurs populations en Méditerranée, le facteur déterminant était plutôt politique, à savoir la lutte entre ceux qui représentent l’administration et ceux qui cherchent à s’en débarrasser.

5. Pénétration des djemâa « officielles » par les nationalistes du PPA

L’émergence du nationalisme indépendantiste a entraîné des transformations profondes des djemâa traditionnelles, ces assemblées, qui n’avaient auparavant aucune coloration politique, ont été infiltrées par les nationalistes. Sans parler de ceux pour qui, le nationalisme est une sorte de profession (les permanents du PPA-MTLD, qui ne faisaient que de la politique), le nationalisme en Kabylie dans les années 40 et 50 était devenu une sorte de mode, à laquelle les jeunes ne résistent pas plus qu’à la cigarette pour un fumeur.

En raison de l’apogée de la propagande nationaliste, l’autorité des notables et des marabouts traditionnels a diminué significativement. Tout comme certains marabouts, qui se trouvent dans l’obligation de s’incliner devant les jeunes nationalistes, ses jeunes qui avaient un certain niveau d’instruction, ou ont fait un séjour de travail en France, tendaient à s’échapper à la tutelle des anciens et à casser tous les tabous. Par ailleurs, les jeunes diplômés des écoles françaises, grâce à leur formation et leur culture, se présentent souvent comme supérieurs aux sortants des zawiyas.

Souvent, le PPA, le parti nationaliste et anticolonialiste le plus coriace, présente des listes lors des élections locales ; au niveau des municipalités et des élections des djemâa des douars. Généralement, les élections des djemâa se déroulent, quelques semaines après celles des communes. Pendant les campagnes électorales, les douars se transforment à un théâtre de lutte acharnée, entre les partisans obstinés du PPA, et leurs adversaires des listes administratives, ce qui provoque parfois des incidents graves entre les rivaux.

Mais les élections sous le joug colonial, souvent une bataille pour l’administration, afin de barrer la route aux nationalistes. Selon la réglementation, c’est le caïd qui préside le bureau de vote, et, quand le village ne dispose pas d’école, le scrutin se déroule à la maison du caïd, où l’administration lui indique la tendance que doit prendre l’élection. C’est ainsi que le PPA ordonne parfois le boycott du scrutin, comme cela s’est passé en 1945, où, partout, des ordres ont été transmis à tous les échelons pour convaincre les gens de ne pas voter. Le responsable du PPA en Kabylie, Si Ouali Benai, avait donné la consigne d’empêcher, même par la force, les Algériens de voter. (Zerouali, procès, 1945, 17 octobre, pp. 3-4).

Les archives de l’administration coloniale nous donnent plusieurs exemples de rivalités politiques, qui divisaient les nationalistes et les agents de l’administration dans les villages et les douars kabyles.

Dans un compte rendu de sa visite en Grande Kabylie, le préfet d’Alger a estimé qu’en avril 1947, 80 % de la population kabyle suivait les consignes du PPA. Selon la même source, toutes les nuits, des réunions clandestines se tiennent dans les douars. Des militants font le déplacement de loin, pour prendre les consignes, l’hymne PPA fait écho dans tous les douars (préfet d’Alger, 1947, 2 et 3 avril, p. 2).

Le préfet, qui a une bonne connaissance de la situation en Kabylie avant la Seconde Guerre mondiale, s’est posé la question, dans un compte rendu de sa visite :  «Quel changement avec 1939, pour moi qui, à l’époque, ai vécu près de deux mois parmi eux ?» (Préfet d’Alger, 1947, 2 et 3 avril, p. 3).

D’après le rapport en question :

« le maire d’Abbo est un docteur, il se rend continuellement dans la population indigène de la ville et dans les douars. Il y a seulement deux ans, il était accueilli comme le messie, aujourd’hui, il devine la méfiance, les gens ont changé » (préfet d’Alger, 1947, 2 et 3 avril, pp. 7-8).

Dans l’ensemble, la situation a échappé au contrôle de l’administration, dans de nombreux cas, les présidents djemâa qui ont été élus, étaient des militants nationalistes, par exemple au douar Illoula ou Malou commune mixte du Haut Sebaou, Aouidad Rabah, qui était président de la djemâa du village d’Ait Ali Oumohand, était en même temps chefs du PPA du même douar, il se livrait clandestinement à une intense activité nationaliste. (Sous-préfet de Tizi Ouzou, 1948, 26 février).

Dans cette ambiance, la population obéit sans hésitation au moindre signal de révolte, des hymnes nationalistes sont souvent chantés, aux cours de la visite du préfet à Tizi Reniff, 500 à 600 kabyles conduits par Aribi Arezki, dans la nuit, chantant l’hymne messaliste, en descendant dans les rues pour se manifester. (Sous-préfet de Tizi Ouzou, 1948, 26 février).

Parfois, les chefs locaux du PPA utilisent la contrainte pour inciter les gens à adhérer au PPA, et à payer les cotisations mensuelles de 30 fr, comme s’était produit au village Ait Ouchene, douar Tamgout, commune de Haut Sebaou, où le Tamgout Amar, vieux pauvre de 60 ans, a déposé une plainte à la gendarmerie d’Azazga le 2 octobre 1947, contre Benaoudia Ali et son fils Mohand, qui a occupé la maison de diss du vieillards, quand il a refusé de pays la cotisation au PPA. (Procès-verbal de Ben Aoudia Ali, 1947, 2 octobre).

Dans certains villages, tels que le cas à Bezarka, douar Zerfaoua, commune mixte de Azeffoun (Port de Gueydon), La famille Hakem dont les membres tous fervents PPA, tient le village sous sa domination, obligeant les habitants à adhérer au mouvement nationaliste, et frappant d’amende ceux qui refusent, C’est ainsi qu’Haroun Mohamed Akli membre de la djemâa a été condamné à une amende de 1000 fr, parce qu’il s’été présenté aux élections sur une liste favorable à l’administration française. (Sous-préfet de Tizi Ouzou, 1948, 26 février).

Dans la même djemâa, lors d’une réunion tenue le 15 janvier 1948, sous la direction du conseil de la djemâa. Haroun Akli Ben Mohamed, un membre de la djemâa, était condamné à payer à la caisse de la djemâa une amende de 1000 frs, le motif qu’on lui a reproché, c’est que l’inculpé s’était présenté aux élections à la liste administrative contre la liste du PPA, cette dernière se constituait principalement des membres de la famille Hakim, une famille puissante qui domine l’ensemble du village. (Plainte, Haroun, 1948, 06 février).

Il est fréquent que les individus qui ne respectent pas les directives des djemâa nationalistes soient sanctionnés. D’après une déclaration de Taleb Mohamed, ancien combattant du douar Yaskrène, commune mixte de Mezrana Boudjemâa, il était membre de la djemâa de son village, et participait à ses réunions. Mais il a constaté que durant les réunions on s’occupe plutôt de la politique ;

« à plusieurs reprises des membres actifs prennent la parole pour faire des discours anti-français : la France est mort, elle n’existe plus, il ne faut plus exécuter les ordres de l’autorité administrative, nous ne devons exécuter que les ordres de notre parti, le PPA ». (PV d’interrogatoire, 1947, 21 août)

Un autre chef du PPA, Kebir Mohamed dans l’un des discours a déclaré :

« Je fais don de ma personne au PPA, soyez persuadés que je n’ai pas peur de l’administrateur de la commune »

Les membres qui ne suivaient pas le PPA ont été remplacés par d’autres. Les personnes qui se sont retirées ont été condamnées à payer une amende de 250 f, ceux qui refusent, seront mis en quarantaine, l’l’argent des amendes, au lieu d’être destiné à la caisse de la djemâa, est destiné à alimenter les caisses du PPA (PV d’interrogatoire, 1947, 21 août).Par la suite, Dehmane Mohamed et Khebi Mohamed, qui font partie des membres actifs de la djemâa en question, ont été arrêtés et emprisonnés.

En plus des amendes, qui peuvent frapper les rares personnes qui demeurent fidèles à la France. Ces personnes subissent également des insultes, et parfois des attaques provenant de la population comme le cas suivant retenu par la gendarmerie de Tizi Ouzou ; « dans la nuit du 31 janvier 1948 des pierres ayant été lancées sur la demeure d’un des rares habitants du village d’Ait Aissi qui n’a pas adhéré au PPA, et a conservé ses sympathies à la France, même les gendarmes ont éprouvé quelques difficultés à faire leur enquête. Le chef de la djemâa clandestine du village est Hanine Hocine, et son équipe a constitué le bureau du parti dans le village » (PV d’interrogatoire, 1947, 21 août).

D’autres sanctions peuvent être infligées à l’égard des personnes qui ne sont pas PPA, comme l’interdiction d’aller chercher du bois de la forêt. Selon une lettre du caïd de Betrouna, datée du 30 décembre 1947, les habitants du village d’Ighil Ouberrouak, ont empêché 4 habitants du village Ain Mezab, d’aller chercher le bois de la forêt, sous le prétexte qu’ils ne sont pas du parti du PPA, et qu’ils ont le sentiment envers la France (PV d’interrogatoire, 1947, 21 août). De ce fait, les habitants d’Ighil Ouberouak ont voulu servir de la forêt pour mettre en demeure les électeurs qui ne sont pas PPA. Face à la contrainte, les membres de la famille Meziane du village d’Ain Mezab ont été forcés de faire demi-tour (caïd de Betrouna, 1947, 30 décembre).

6. Constitution des djemâa clandestines du PPA et actions

Dans certaines régions, des djemâa clandestines du PPA ont été constituées ; elles fonctionnent efficacement ; elles sont devenues une véritable autorité de remplacement (des djemâa officielles favorables à l’administration) et des chefs locaux, représentés par des agents algériens ; les aghas, bachagha, caïds, gardes champêtres, éminés des djemâa, etc. Dans un compte rendu du voyage du préfet d’Alger en Kabylie, il a constaté que partout les djemâa clandestines ont remplacé les djemâa officielles  :

« Malheur à qui enfreint leurs ordres. Ils font la pluie et le beau temps, infligent de lourdes amendes en nature et en espèces aux musulmans acquis à la cause française. La jeunesse est très montée, on lui a promis les terres des colons, on lui conseille de prendre cela dans le sang » (préfet d’Alger, 1947, 2 et 3 avril, p. 7).

Les djemâa du PPA imposent un nouveau kanoun, des sanctions peuvent être pratiquées, comme le boycottage de commerçants qui ne font pas partie du PPA, ou qui ont des sentiments pro-français. Toutes les personnes qui collaborent avec les autorités sont considérées comme des traîtres, ceux qui sont soupçonnés de fournir des renseignements aux services de l’ordre concernant l’organisation nationaliste clandestine du village, et les membres des djemâa clandestines sont frappés par des sanctions qui peuvent aller jusqu’à la peine de mort. Selon les nouvelles consignes, il était interdit aux cafetiers maures de servir les représentants de l’administration, une amende de 200 à 500 frappes ceux qui les servent. « Ceux qui boivent du vin, ou qui saluent le garde champêtre sont punis d’une amende de 100 frs ». (Commissaire de la PRG, d’Alger, 1947, 30 mars).

Des habitants de douars peuvent être frappés d’amende, pour un café qu’ils ont consommé dans un café qui appartient à un candidat, qui s’est présenté aux élections dans une liste administrative, comme c’était le cas pour un propriétaire d’un café maure au douar de Maatkas, commune de Tizi Ouzou, qui a déposé une plainte à la gendarmerie de Tizi Ouzou, contre des membres du PPA de son village de Tizi Ameur, ainsi que du village Maatkas, commune de Dra El-Mizan. Selon la déclaration du plaignant, Benchabane Mohamed Ben Arab :

« le café était boycotté par les habitants du douar, car son propriétaire s’était présenté aux élections municipales dans la liste administrative, adversaire de la liste du PPA. » (Plainte de Benchabane, 1947, 18 décembre)

Devant la gendarmerie, le propriétaire du café a ajouté :  

« Plusieurs habitants du douar Tizi Ameur sont venus me déclarer qu’il leur avait été infligé des amendes variant de 100 frs (pour des simples boissons) à 250 frs (pour l’alcool), parce qu’ils avaient consommé au café Maure de Maatkas gare, dont je suis le gérant. » (plainte de Benchabane, 1047, 1948).

Dans les douars isolés, la présence française était quasiment nulle, le seul représentant de l’autorité était le caïd. Très souvent, le pouvoir des caïds s’exerçait d’une façon abusive sur des malheureux fellahs, qui ne pouvaient réagir, par crainte de subir des représailles, car les caïds jouissaient souvent de la protection des autorités. Mais, ce pouvoir avait commencé à être contesté, avec l’avènement du mouvement national. Ceux-ci leur reprochent que leur action était basée sur des méthodes d’autorité excessive et partiale. On leurs reproche aussi que leur enrichissement rapide est dû aux méthodes d’escroquerie, et de chantages utilisés contre des populations diminuées (SLNA, note sur le banditisme en Kabylie, P. 3.). Durant et après la seconde guerre mondial les Caïds trouvent souvent des difficultés pour exercer leur autorité, ces difficultés se doublent, lorsque le caïd vient de l’extérieur du village (du çoffs adverse). Ce qui explique en conséquence que cette catégorie était la cible principale des attaques, des maquisards et des déserteurs,

Les maquisards n’hésitent pas utiliser la contrainte et la menace contre ceux qui collaborent avec l’administration. C’était le cas de Touileb Lounès ben Mohemed, de la fraction Lamarna à Dellys, qui, le 31 janvier 1948, avait participé, en qualité de guide, à une tournée de la police dans le village, dans le cadre de la recherche des maquisards. Le lendemain, il subit de nombreuses menaces de mort de la part des habitants du village, en particulier de Touileb Ahmed ben Rabah, ainsi que de la mère de ce dernier, qui l’a menacé de le faire tuer par son fils déserteur. Le soir il était poursuivi par quatre personnes armés, dont le déserteur Touileb, des coups de feu ont été tirés dans sa direction, sans l’atteindre, Durant la nuit du 1-2 février de nombreuses pierres ont été lancées sur la toiture de son habitation, se cassant plusieurs tuiles, par des individus qui l’invitèrent à sortir de chez soi, il était insulté durant toute la nuit, et traité de mouchard des français, et de mauvais musulman. Dans la même nuit, le frère de la victime, Touileb Said, garde champêtre, qui habitait à proximité de son frère, vers 18 h, lorsqu’il a entendu des coups de feu, a aperçu plusieurs individus, tous armés de fusils de chasse, qui entouraient sa maison (maire de la commune d’Abbo, 1948).

Un rapprochement fut réalisé entre le PPA clandestin et les maquisards pour faire exécuter les peines. Afin d’imposer leurs directives, les membres locaux du PPA peuvent faire appel à l’aide des maquisards, qui ont été recherchés par la police. Toutefois, faisant l’objet de mandats d’arrêt, certains de ces maquisards étaient condamnés à mort par contumace, donc ils n’avaient rien à perdre. Pour eux, la lutte contre les services de l’ordre était une affaire de vie ou de mort, et elle commence d’abord par les mouchards, les informateurs et les collaborateurs et plus particulièrement, les agents locaux de l’administration. Les caïds deviennent alors la cible des attaques des nationalistes du PPA et des « hors la loi », les mouchards de l’administration vivaient ainsi, dans la crainte et sous la menace permanente.

Cette situation a abouti à un état d’antagonisme persévérant entre les partisans du PPA clandestin, soutenus par des maquisards condamnés et recherchés par les autorités, d’une part, et les représentants et les sympathisants de l’administration coloniale, d’autre part. Plusieurs localités de la Kabylie, durant les années 1945, 1947 et 1948, ont été la cible d’attaques meurtrières visant les symboles de l’autorité coloniale. Les attaques de l’année 1945 ont provoqué 15 tués, et 11 blessés. La plupart des victimes ont été choisies en raison de l’aide qu’elles apportaient aux autorités, dont un agha, 3 caïds, 2 conseillers municipaux, 3 amines (des djemâa des villages), un garde champêtre et un dépositaire de SIP (service indigène de prévoyance). (PRG, district d’Alger, 1949, p. 39).

Les années 1947 et 1948, ont connu de nouveau, une série d’attentats, entre le 15 avril 1947 et le 31 juillet 1948, 42 affaires de meurtres, tentatives, violences, coups et blessures graves et menaces de mort ont été instruites. 15 assassinats ont été commis ; un nombre égal de personnes a été blessée ; comme en 1945, tous les meurtres ont été dirigés contre des Algériens pour leur loyalisme et leurs relations avec les autorités et la police. Sur les 12 tués de 1947, on a compté 7 agents d’autorité, (11 autres ont été blessés). (Rapport GGA, 1948. p. 9.).

Ces attentats, qui sont encore méconnus par les historiens, conviennent de mener une étude approfondie afin de comprendre leurs causes et leurs conséquences, ainsi que leurs liens avec le PPA dans la région.

Conclusion

La djemâa est une institution d’assemblée attestée dans plusieurs sociétés nord‑africaines ; en Kabylie, elle constitue un lieu central de délibération et de régulation du collectif villageois, articulé à un ordre coutumier (kanoun).

L’exploitation des archives montre toutefois que, sous l’administration coloniale, cette instance a été progressivement encadrée, neutralisée ou instrumentalisée par des dispositifs de délégation (caïdat, communes mixtes) et par une surveillance accrue. À partir du milieu des années 1940, la politisation accélérée des villages et l’implantation du PPA transforment les équilibres : les militants investissent les djemâa reconnues et, dans certains cas, instaurent des assemblées clandestines capables d’imposer des décisions concurrentes.

La djemâa apparaît ainsi comme un espace de concurrence et de manipulation où s’affrontent la co‑optation coloniale et la clandestinité nationaliste. Ces résultats doivent être lus à la lumière des biais propres aux écritures administratives ; ils invitent à poursuivre le travail par recoupements avec d’autres séries, des témoignages et des enquêtes locales, afin de mieux saisir la diversité des trajectoires villageoises à la veille de 1954.

Sources d’archives

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Archives nationales d’outre-mer (ANOM), Aix-en-Provence, 915/212, Azzefoun, lettre du sous-préfet de Tizi Ouzou au chef de poste de PRG, 26 février 1948.

Archives nationales d’outre-mer (ANOM), Aix-en-Provence, 915/212, Tigzirt, section de gendarmerie de Tizi Ouzou, procès-verbal d’interrogatoire, 21 août 1947.

Archives nationales d’outre-mer (ANOM), Aix-en-Provence, 915/212, Tizi-Ouzou, correspondance du caïd de Betrouna au sous-préfet de Tizi Ouzou, 30 décembre 1947.

Archives nationales d’outre-mer (ANOM), Aix-en-Provence, 915/212, Tizi-Ouzou, procès-verbal de plainte de Bencabane Mohamed devant la gendarmerie, 18 décembre 1947.

Archives nationales d’outre-mer (ANOM), Aix-en-Provence, 915/218, Abbo, lettre du maire de la commune d’Abbo au juge de paix, 12 février 1948.

Archives nationales d’outre-mer (ANOM), Aix-en-Provence, 915/218, généralité, SLNA, note sur le banditisme en Kabylie.

Archives nationales d’outre-mer (ANOM), Aix-en-Provence, 915/218, Port de Gueydon, plainte de Haroun Akli devant la gendarmerie de Port-Gueydon, 06 février 1948.

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Archives nationales d’outre-mer (ANOM), Aix-en-Provence, Algérie, Gouvernement général de l’Algérie, 8 CAB/103, Rapport du commissaire de la PRG, d’Alger, Tizi-Ouzou, 30 mars 1947.

Archives nationales d’outre-mer (ANOM), Aix-en-Provence, Fonds ministériel, 81f/875, compte rendu du voyage d’observation du préfet d’Alger, effectué les 2 et 3 avril 1947 en Kabylie.

Archives nationales d’outre-mer (ANOM), Aix-en-Provence, 915/218, Gouvernement général de l’Algérie, SLNA, généralité, note sur le banditisme en Kabylie.

Archives nationales d’outre-mer (ANOM), Aix-en-Provence, Algérie, 915/218, dossier Dra El Mizane, rapport du commissaire Vernet Vigile, chef de la brigade mobile de Tizi-Ouzou au commissaire divisionnaire de la PJ d’Alger, 19 janvier 1948.

Archives nationales d’outre-mer (ANOM), Aix-en-Provence, Algérie, Alger, 1K/1147, PRG, district d’Alger, 1945-1949, les menées PPA en Kabylie, le terrorisme.

Archives nationales d’outre-mer (ANOM), Aix-en-Provence, Algérie, Département d’Alger, 4i/222, dossier : MTLD, Année 1948, Rapport du commissaire de la PRG d’Alger, 29 octobre 1948.

Archives nationales d’outre-mer (ANOM), Aix-en-Provence, Algérie, Gouvernement général de l’Algérie, 7G/1411, Mahamdi, Krim, Ouamrane, service général des renseignements généraux, notice de renseignements.

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Abdesslam Akkache

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Université d’Abbes Laghrour - Khenchela

Abdelkader Rahmoun

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