Introduction
La figure de l’émir Khaled continue d’être mobilisée comme ressource mémorielle et politique, au point que son itinéraire tend parfois à être reconstruit dans une continuité héroïque, où l’ambivalence des positions, l’hétérogénéité des sources et la matérialité des institutions coloniales sont reléguées à l’arrière-plan. Un exemple significatif en est fourni par certaines vulgarisations contemporaines — notamment dans la presse algérienne — qui présentent Khaled comme un acteur central d’un « combat » univoque, de son retour d’exil à Damas jusqu’à son décès (référence de l’article de presse à préciser).
Or, l’intérêt historique de Khaled tient précisément à ce caractère non linéaire : officier formé dans les cadres français, notable « indigène » doté d’un capital symbolique hérité (la parenté avec l’émir Abdelkader) et en même temps exposé, au sein même des dispositifs de représentation, à des limites structurelles (électorales, administratives, policières) qui encadrent et neutralisent largement l’action politique musulmane.
Le présent article se donne un double objectif. D’une part, il s’agit de resituer Khaled dans un univers social et idéologique où la catégorie de « lettré indigène » renvoie à une forme de médiation : porte-parole possible, mais aussi porte-plume contraint, pris entre des attentes d’assimilation, des revendications de représentation et des réappropriations ultérieures. D’autre part, l’étude examine, à partir d’archives municipales et de la presse, ce que les pratiques ordinaires de l’élu révèlent : sur quoi peut-il intervenir, sur quoi bute-t-il, et comment se reconfigurent, autour de lui, les discours de légitimation ou de suspicion.
1. Corpus et démarche
La démarche est de type socio-historique et discursive. Elle articule (i) un dépouillement de titres de presse métropolitains et nord-africains mobilisés dans le texte (notamment Paris-Midi, Les Potins de Paris et Annales africaines), (ii) les séances et annexes du Bulletin municipal officiel de la ville d’Alger pour les années 1919–1921, et (iii) des textes militants ou historiographiques postérieurs (Ben Ali Boukort, 1936 ; Bouhali, 1957 ; Ageron, 1966) qui proposent des catégorisations parfois antagonistes de Khaled et du mouvement des « Jeunes Algériens ». L’analyse privilégie la confrontation des registres (presse, procès-verbaux, écrits militants) afin de distinguer, autant que possible, la construction d’une figure publique, les attributions qui lui sont prêtées et les gestes effectivement documentés dans l’espace municipal.
2. Khaled, « lettré indigène » : positions, médiations, appropriations
Les lectures de Khaled sont d’emblée traversées par des lignes de partage idéologiques. Dans une brochure publiée en 1936, Ben Ali Boukort place l’épisode khaledien dans une histoire politique où les « Jeunes Algériens » apparaissent comme une élite de médiation, prise dans un horizon d’assimilation et de représentation plus que dans une revendication indépendantiste stricto sensu (Boukort, 1936).
De son côté, Larbi Bouhali, dans un long article paru en 1957, insiste sur les limites de ce réformisme et sur les contradictions internes d’un mouvement dont les revendications, selon lui, demeurent compatibles avec l’ordre colonial et peuvent même entrer en tension avec une conception nationalitaire de l’Algérie (Bouhali, 1957). Cette relecture, produite dans un cadre militant communiste, a l’intérêt de rappeler que la figure de Khaled est, très tôt, devenue un enjeu de classement : tantôt « chef nationaliste », tantôt « assimilationniste », tantôt « notable réformateur ».
Ces divergences invitent à s’éloigner d’une biographie téléologique. Le capital symbolique de Khaled procède certes de sa filiation, mais aussi d’un parcours de formation et d’insertion dans les institutions françaises (la carrière militaire, les réseaux de notables, la légitimité conférée par un statut d’officier). La catégorie de « lettré indigène » désigne ici une compétence de médiation (langue, procédures, accès aux administrations) autant qu’une position d’entre-deux, dont les attentes et les contraintes peuvent être contradictoires.
La mobilisation massive d’Algériens durant la Première Guerre mondiale — que la littérature historique documente abondamment — reconfigure en outre les attentes politiques et la rhétorique de la « dette de sang » : l’idée qu’un engagement militaire devrait ouvrir des droits civiques et une représentation plus étendue. C’est sur ce fond que se développe, après 1918, une phase d’intensification des revendications portées par les élites lettrées.
Dans l’historiographie francophone, Charles‑Robert Ageron a proposé une périodisation des « Jeunes Algériens » distinguant des moments de modernisme apologétique et des moments de revendication sociale plus structurée, sans pour autant en faire un mouvement explicitement anti‑colonial au sens où l’entendra la période postérieure (Ageron, 1966). Cette nuance est importante : elle permet de comprendre pourquoi Khaled peut être simultanément présenté comme porteur d’espoirs politiques et comme figure limitée par son insertion institutionnelle.
3. Khaled, élu : l’épreuve de la représentation et la bataille des discours
Le contexte électoral est déterminé par des dispositifs juridiques qui filtrent l’accès au suffrage et organisent des collèges différenciés. Le décret du 13 janvier 1914, modifiant celui du 7 avril 1884, élargit certaines catégories d’électeurs « indigènes » (propriétaires, libérés du service militaire, diplômés, etc.), tout en maintenant une hiérarchie de droits et de statuts. C’est dans ce cadre que se déploient les compétitions municipales où Khaled apparaît sur des listes dites « indigènes ».
Les matériaux mobilisés par l’auteur montrent que la campagne électorale n’est pas seulement administrative : elle met en jeu des registres de légitimation, y compris religieux, et donne lieu à des slogans dont la tonalité indique que l’élection devient un espace de concurrence symbolique pour la représentation de la population musulmane. La presse et les témoignages de l’époque reflètent ces tensions, oscillant entre la promotion d’un « chef » susceptible d’agréger des revendications et la disqualification d’un acteur présenté comme dangereux, agitateur, voire aligné sur des forces extérieures.
Des articles de presse évoquent ainsi Khaled comme une figure singulière : tantôt seule capable d’unifier des attentes « indigènes » (Paris‑Midi, 28 décembre 1920), tantôt objet d’une suspicion croissante à mesure que le climat politique se tend (élections complémentaires de janvier 1921 ; accusations de bolchevisme ou de kémalisme rapportées par la presse). L’intérêt, ici, n’est pas de trancher sur la « vérité » de ces qualificatifs, mais de comprendre ce qu’ils disent des mécanismes de contrôle : la catégorie d’« agitateur » fonctionne comme un opérateur de neutralisation.
Le même mouvement se repère dans des textes publiés dans Annales africaines (4 mai 1921), où l’élu est décrit à la fois comme porteur de demandes qu’il faudrait « entendre » et comme acteur à contenir. Autrement dit, l’épreuve de la représentation est immédiatement une bataille de discours : elle configure, dès l’entre‑deux‑guerres, la pluralité des récits possibles sur Khaled.
4. De la prise de parole municipale aux démissions : marges de manœuvre et encadrement
Le Bulletin municipal officiel de la ville d’Alger permet d’observer une dimension souvent absente des récits héroïsants : l’ordinaire du mandat municipal. La première participation signalée de Khaled à une réunion municipale se situe en décembre 1919. Dans cette séance, il apparaît inséré dans un jeu institutionnel qui le dépasse : élection du maire, affectation aux commissions, hiérarchies de parole et de compétence.
Le texte initial rappelle que Khaled est nommé membre de plusieurs commissions (finances, travaux, assistance, etc.). Toutefois, la trace de ses prises de parole reste maigre et discontinue, ce qui peut s’expliquer par l’encadrement même du dispositif : l’élu « indigène » est présent, mais la décision se déplace vers l’administration supérieure (gouverneur, préfecture) et vers des procédures de validation qui limitent l’effectivité des délibérations.
Lorsqu’il intervient, Khaled le fait sur des objets très concrets : hygiène et sécurité urbaines, aménagement des quartiers, approvisionnement, taxation. La séance du 19 mars 1920, par exemple, associe des préoccupations d’urbanisme (élargissement de voies dans les « hauts quartiers ») et une demande portant sur la semoule, produit central de l’alimentation populaire. Le vœu présenté souligne que la population musulmane consomme surtout « de la semoule pour la préparation du pain et de couscous, notamment pendant la période de Ramadhan » et lie la raréfaction du produit à des mécanismes de spéculation (Bulletin municipal officiel de la ville d’Alger, séance du 19 mars 1920).
Dans d’autres séances, il appuie la réclamation de petits commerçants et répond à des objections de conseillers européens, ce qui montre une stratégie d’argumentation située : obtenir, au moins, la transmission d’un vœu ou d’une requête à l’autorité supérieure, quitte à ce que l’issue reste incertaine. Une intervention du 9 août 1921 sur la fiscalité (concernant le pourcentage appliqué au casino municipal et, par extension, aux établissements fonctionnant à Alger) illustre encore cette tentative de symétrisation des règles : « Puisque vous avez voté 25 % pour le Casino municipal, votez également un pourcentage pour tous les établissements fonctionnant à Alger » (Bulletin municipal officiel de la ville d’Alger, séance du 9 août 1921).
Ces éléments conduisent à une conclusion analytique : l’action municipale de Khaled est moins un espace d’exercice souverain qu’un lieu de médiation administrative. L’élu y devient un intermédiaire qui collecte des plaintes, formule des vœux, et tente d’inscrire des demandes dans des procédures dominées. Cette configuration éclaire les tensions mentionnées par l’auteur concernant les démissions successives et l’éloignement : l’écart entre attentes politiques et effectivité institutionnelle constitue un ressort majeur de la trajectoire.
Conclusion
À partir d’un corpus hétérogène, cette relecture propose de tenir ensemble deux séries de faits : (i) la pluralité des appropriations de Khaled (presse, écrits militants, historiographie), qui fabriquent des figures parfois incompatibles, et (ii) l’ordinaire documenté d’une pratique municipale où l’élu « indigène » agit dans un espace étroitement encadré. Le « porte-plume » de l’émancipation apparaît ainsi comme une position structurale : capacité réelle de formuler et de transmettre des demandes, mais faiblesse de l’instance de décision, surveillance et disqualification possibles par la presse et l’administration. Une perspective de recherche à prolonger consisterait à compléter le dossier par un repérage systématique des articles de presse cités (titres, numéros, pages) et par une analyse prosopographique des réseaux municipaux (alliances, oppositions, commissions), afin d’articuler plus finement trajectoire individuelle et morphologie des institutions coloniales.
