Poétique de la transécriture et affirmation identitaire chez Mohia : une lecture de Menţţif akka wala seddaw uẓekka dans le théâtre kabyle contemporain

شعرية الكتابة التحويلية وتأكيد الهوية في أعمال محيا : قراءة في مسرحية منتّف أكا ولا سدّاو أوزكا ضمن المسرح القبائلي المعاصر

The Poetics of Transcreation and Identity Assertion in Mohia’s Work : A Reading of Menţţif akka wala seddaw uẓekka in Contemporary Kabyle Theater

Farida Hacid et Rabah Tabti

p. 57-74

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Farida Hacid et Rabah Tabti, « Poétique de la transécriture et affirmation identitaire chez Mohia : une lecture de Menţţif akka wala seddaw uẓekka dans le théâtre kabyle contemporain », Aleph, Vol 12 (1) | 2025, 57-74.

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Farida Hacid et Rabah Tabti, « Poétique de la transécriture et affirmation identitaire chez Mohia : une lecture de Menţţif akka wala seddaw uẓekka dans le théâtre kabyle contemporain », Aleph [En ligne], Vol 12 (1) | 2025, mis en ligne le 05 janvier 2025, consulté le 26 mai 2025. URL : https://aleph.edinum.org/14378

Cette étude explore la manière dont Abdellah Mohia a adapté des œuvres théâtrales universelles, notamment celles de Brecht, Pirandello, et Erdman, pour les ancrer dans la culture amazighe contemporaine. L’objectif principal est d’analyser comment, à travers la transécriture, Mohia parvient à intégrer les spécificités linguistiques, culturelles et identitaires kabyles au sein de récits à portée universelle. La problématique centrale s’interroge sur les mécanismes d’appropriation culturelle à l’œuvre dans ses adaptations, et sur leur rôle dans la préservation et la dynamisation de l’identité amazighe. Mobilisant les théories de l’adaptation littéraire (Hutcheon, 2006), des études culturelles (Hall, 1997) ainsi que l’analyse dramaturgique, l’étude procède à une analyse comparative approfondie entre les textes sources et leurs transpositions kabyles, notamment Menţţif akka wala seddaw uẓekka adapté de Le Suicidé d’Erdman. Les résultats obtenus mettent en lumière une hybridité créative où l’universel se mêle au local, renforçant ainsi la dimension politique et identitaire du théâtre amazigh moderne. La conclusion souligne que l’œuvre de Mohia constitue une forme de résistance culturelle active, et ouvre la voie à de futures recherches comparatives entre théâtres postcoloniaux engagés.

تستكشف هذه الدراسة كيفية قيام عبد الله موحيا باقتباس أعمال مسرحية عالمية، خاصةً أعمال بريخت، بيرانديلو وإردمان، وإعادة توطينها ضمن الثقافة الأمازيغية المعاصرة. يتمثل الهدف الرئيسي في تحليل كيفية إدماج موحيا، عبر آلية « إعادة الكتابة »، للخصوصيات اللغوية والثقافية والهوياتية القبايلية داخل نصوص ذات بعد كوني. تطرح الإشكالية المركزية سؤالاً حول آليات التملك الثقافي الفاعلة في هذه الاقتباسات ودورها في الحفاظ على الهوية الأمازيغية وتعزيزها. بالاعتماد على نظريات التكييف الأدبي (هاتشين، 2006)، والدراسات الثقافية (هول، 1997)، والتحليل الدراماتورجي، تعتمد الدراسة على تحليل مقارن معمق بين النصوص الأصلية ونظيراتها المعاد صياغتها بالقبائلية، خصوصاً Menţţif akka wala seddaw uẓekka، المقتبس عن الانتحار لإردمان. تسلط النتائج الضوء على حالة من التهجين الإبداعي حيث يتداخل الكوني مع المحلي، مما يعزز البعد السياسي والهوياتي للمسرح الأمازيغي الحديث. وتخلص الدراسة إلى أن أعمال موحيا تشكل شكلاً حيوياً من المقاومة الثقافية، وتفتح آفاقاً جديدة لأبحاث مقارنة بين المسارح ما بعد الكولونيالية الملتزمة.

This study explores how Abdellah Mohia adapted universal theatrical works, particularly those by Brecht, Pirandello, and Erdman, to anchor them within contemporary Amazigh culture. The primary objective is to analyze how, through transwriting, Mohia integrates Kabyle linguistic, cultural, and identity-specific elements into narratives of universal significance. The central research question examines the mechanisms of cultural appropriation at play in these adaptations and their role in preserving and revitalizing Amazigh identity. Drawing upon literary adaptation theory (Hutcheon, 2006), cultural studies (Hall, 1997), and dramaturgical analysis, the study conducts an in-depth comparative examination between the source texts and their Kabyle reinterpretations, particularly Menţţif akka wala seddaw uẓekka, adapted from Erdman’s The Suicide. The results highlight a creative hybridity where the universal is merged with the local, thereby reinforcing the political and identity-driven dimension of modern Amazigh theatre. The conclusion emphasizes that Mohia’s work represents a dynamic form of cultural resistance and paves the way for future comparative research on committed postcolonial theatres.

Introduction

La littérature kabyle, longtemps portée par une tradition orale foisonnante, entre dans une phase de reconfiguration profonde à partir du XXe siècle. Ce basculement vers l’écrit ne se limite pas à un changement de support ; il implique une transformation radicale des formes, des thématiques et des objectifs de la création littéraire. Il marque l’émergence d’une littérature moderne kabyle qui, tout en rompant avec certaines conventions de l’oralité, demeure en dialogue permanent avec elle. Cette dynamique de création s’inscrit dans un contexte historique, politique et culturel spécifique : celui d’une société en quête de reconnaissance, confrontée aux politiques d’arabisation et à la marginalisation institutionnelle de la langue et de la culture amazighes.

Les nouvelles productions littéraires kabyles se caractérisent par une volonté affirmée d’innovation esthétique et d’expérimentation formelle. En s’inspirant de genres littéraires internationaux tels que le roman réaliste, le théâtre moderne ou la poésie contemporaine, les auteurs kabyles élargissent leur champ d’expression pour mieux traduire les préoccupations d’une société en mutation. À travers leurs œuvres, ils abordent des enjeux centraux tels que l’identité, la migration, la condition féminine ou la résistance à l’oppression. Cette littérature émergente se distingue aussi par sa capacité à réinventer l’héritage oral : les contes, les proverbes, les figures mythiques ou les formes de récit traditionnelles sont revisités, insérés dans des contextes modernes, et chargés de nouvelles significations.

Parmi les figures emblématiques de ce renouveau, Abdellah Mohia occupe une place centrale. Poète, dramaturge, adaptateur de textes classiques, il incarne un moment charnière dans l’évolution du théâtre amazigh. À partir des années 1970, dans un contexte de recomposition identitaire, Mohia entreprend un travail de transécriture original : il adapte des œuvres du répertoire théâtral mondial (Erdman, Brecht, Pirandello) en les réécrivant dans une langue kabyle plurielle, expressive, profondément enracinée dans les réalités culturelles et sociales de la Kabylie. Ce geste, qui conjugue continuité culturelle et subversion formelle, fait de son œuvre un laboratoire de la modernité théâtrale amazighe.

L’une de ses pièces les plus significatives est Menţţif akka wala seddaw uẓekka, adaptation kabyle du Suicidé de Nikolaï Erdman. À travers cette œuvre, Mohia met en scène des figures familières du quotidien kabyle pour traiter de questions aussi universelles que la manipulation idéologique, la désespérance sociale ou la récupération politique des individus. Il ne s’agit pas ici d’une simple traduction, mais d’un acte de recréation où la langue kabyle devient un instrument de satire, de résistance et de réappropriation identitaire.

Ce travail se propose donc d’analyser comment, à travers Menţţif akka wala seddaw uẓekka, Mohia participe à l’émergence d’un théâtre kabyle moderne, à la fois enraciné dans la culture amazighe et ouvert aux formes dramatiques universelles. Nous défendons l’idée que ses adaptations relèvent d’une véritable démarche de transécriture, où la reprise d’un texte étranger devient le vecteur d’une affirmation identitaire et politique, marquant ainsi un tournant dans l’histoire littéraire amazighe contemporaine.

1. Cadre théorique et méthodologique

1.1. Théories de l’adaptation et de la transécriture

Cette étude s’inscrit dans une démarche comparatiste et textuelle, centrée sur l’analyse des processus d’adaptation et de transécriture œuvrés par Abdellah Mohia dans ses adaptations théâtrales. Le corpus principal est constitué de la pièce Menţţif akka wala seddaw uekka, transposition kabyle de Le Suicidé de Nikolai Erdman. La méthodologie adoptée combine une lecture intertextuelle avec les outils des théories de l’adaptation, des études postcoloniales et de la sociolinguistique littéraire. L’objectif est de mettre en lumière la manière dont Mohia, par un travail de réécriture, donne naissance à un théâtre kabyle contemporain engagé.

1.2. Théories de l’adaptation et de la transécriture

La théorie de l’adaptation, telle que formulée par Linda Hutcheon dans A Theory of Adaptation (2006), conçoit l’adaptation comme une « reprise avec variation ». Ce concept implique une transformation du texte source non pas comme un simple transfert linguistique, mais comme une recréation culturellement signifiante. Dans le cas de Mohia, l’adaptation se mue en transécriture, notion développée par Jean-Michel Gardies, désignant un acte créatif qui réinvente le texte de départ en fonction d’un nouveau contexte socioculturel. Cette perspective permet d’analyser les choix de Mohia non comme des dérives de la fidélité au texte source, mais comme des gestes créateurs participant à une dynamique d’appropriation culturelle.

1.3. Perspectives postcoloniales

La portée du travail de Mohia ne peut être pleinement comprise qu’à la lumière des théories postcoloniales. Le concept d’hybridité culturelle, développé par Homi Bhabha, permet de penser l’entre-deux culturel dans lequel s’inscrit l’œuvre de Mohia. Par ses adaptations, celui-ci crée un espace littéraire où se rencontrent les formes occidentales du théâtre et les spécificités kabyles, produisant une forme hybride qui s’inscrit dans une logique de décolonisation symbolique. Stuart Hall, quant à lui, insiste sur le rôle de la représentation dans la construction identitaire. La langue kabyle devient, chez Mohia, un instrument de reconstitution du sujet amazigh, face à l’effacement linguistique induit par les politiques d’arabisation.

1.4. De l’oralité à l’écriture : un tournant littéraire

La littérature kabyle s’est d’abord constituée autour d’une tradition orale riche, véhiculant par les contes (tamicuhas), les proverbes et les poèmes, une vision du monde, des valeurs et des savoirs. Or, à partir du début du XXe siècle, ce patrimoine oral entame une mutation profonde sous l’effet de la colonisation, de l’urbanisation et des mutations sociales. Des figures comme Si Amar Saïd Boulifa initient alors une fixation de cette tradition par l’écrit, amorçant un tournant vers la littérature moderne.

Ce passage de l’oralité à l’écriture ne constitue pas une rupture, mais une continuité transformée. Le théâtre devient un vecteur idéal pour ce transfert : en conservant des traits performatifs propres à l’oralité, il permet de revisiter les récits traditionnels tout en les adaptant aux enjeux contemporains.

1.5. Création littéraire et affirmation identitaire

La littérature kabyle moderne se caractérise par une tension fertile entre héritage et création. Elle s’enrichit de formes issues des littératures mondiales – comme le roman réaliste, la poésie contemporaine ou le théâtre engagé – tout en intégrant des thèmes ancrés dans l’expérience kabyle : exil, identité, oppression politique, résistance culturelle. Des auteurs tels que Rachid Alliche, Amar Mezdad ou Mohia articulent tradition orale et formes écrites dans une dynamique de continuité créative. Parallèlement, l’émergence de voix féminines, à l’instar de L. Koudache ou H. Oubachir, renouvelle les thématiques abordées en y introduisant les questionnements liés à la condition féminine, aux transmissions matrilinéaires et à la pluralité des expériences identitaires.

Ainsi se dessine une littérature kabyle contemporaine riche et plurielle, qui conjugue enracinement local et ouverture universelle, mémoire collective et innovation formelle, dans une logique de reconquête symbolique et de création autonome.

1.6. Traduction, adaptation et transécriture chez Mohia

Pour appréhender la singularité du travail de Mohia, il est nécessaire de distinguer les concepts fondamentaux qui structurent son rapport aux textes qu’il adapte. Quatre notions-clés sont à distinguer : la traduction, l’adaptation, la réécriture et la transécriture. Chacune correspond à un degré de transformation et de créativité différent dans le passage d’une culture à une autre.

  • La traduction désigne l’acte de transposer un texte d’une langue source vers une langue cible tout en conservant la littéralité sémantique et stylistique. Elle suppose une fidélité au contenu original et une neutralité culturelle relative.

  • L’adaptation, en revanche, introduit des ajustements qui tiennent compte du contexte culturel de la langue d’arrivée. Elle permet une reformulation partielle de l’œuvre pour en assurer la réception par un nouveau public, quitte à modifier certains référents culturels, noms ou dialogues.

  • La réécriture va plus loin encore, en opérant une transformation profonde de l’œuvre initiale. Elle conserve parfois la trame narrative, mais s’autorise à remodeler les situations, les personnages, ou même les enjeux thématiques.

  • La transécriture, enfin, constitue l’aboutissement de ce processus de recréation. Elle ne se contente pas d’adapter : elle recompose l’œuvre source en y insufflant une logique nouvelle, propre à la culture d’arrivée. Le texte initial devient alors un point de départ, mais l’œuvre finale en est autonomisée.

Les adaptations théâtrales de Mohia relèvent très largement de cette dernière catégorie. En kabylisant noms, situations, références humoristiques et socioculturelles, il fait de ses pièces non pas des reflets d’originaux européens, mais des créations nouvelles, en résonance avec les enjeux de la communauté amazighe. Ce processus de transécriture, qui articule réécriture, réinvention et enracinement local, fait de Mohia une figure essentielle du renouvellement du théâtre kabyle contemporain.

2. Dramaturgie de la transécriture chez Mohia

Cette section met en œuvre les cadres théoriques précédemment établis pour examiner la manière dont Mohia transpose une œuvre du répertoire théâtral universel vers un contexte socioculturel amazigh. À travers l’analyse de Menţţif akka wala seddaw uekka, adaptation kabyle du Suicidé de Nikolai Erdman, nous observons comment Mohia, loin de se contenter d’un transfert linguistique, élabore une œuvre dramatique profondément enracinée dans l’imaginaire kabyle. Ce processus, caractérisé par une réécriture audacieuse et une hybridation maîtrisée, permet à l’auteur de créer un théâtre à la fois critique, populaire et identitaire.

2.1. Une transposition critique : Le Suicidé revisité

Le Suicidé (1928) de Nikolai Erdman est une comédie tragique qui met en scène Semione Podsekalnikov, chômeur désespéré dans la Russie soviétique, dont le projet de suicide devient l’enjeu d’une lutte idéologique entre différentes factions. La pièce, interdite avant sa première représentation, dénonce l’absurdité d’un système politique qui instrumentalise jusqu’à la détresse individuelle.

Dans Menţţif akka wala seddaw uekka, Mohia recontextualise cette trame dans la Kabylie postcoloniale. Le protagoniste, Ɛmeṛ Yuniṭ, ne reflète pas seulement une crise personnelle : il devient le miroir d’une société amazighe marginalisée dans une Algérie arabisée et centralisatrice. À travers ce glissement, Mohia transforme l’œuvre soviétique en une allégorie du désespoir collectif amazigh et de sa récupération idéologique.

2.2. Adaptation kabyle : Menţţif akka wala seddaw uẓekka

Écrit en 1928, Le Suicidé est une comédie tragique centrée sur Semione Podsekalnikov, un homme au chômage vivant dans la Russie soviétique. Désespéré, il envisage de se suicider, mais son projet est vite exploité par différentes factions politiques, sociales et religieuses, chacune souhaitant récupérer son acte pour servir ses intérêts idéologiques.

La pièce, qui dénonce l’absurdité du régime soviétique, fut interdite par la censure en raison de sa satire acerbe contre l’État totalitaire.

Dans Menţţif akka wala seddaw uekka, Mohia transpose l’histoire de Podsekalnikov dans une Kabylie postcoloniale. Le héros, Ɛmeṛ Yuniṭ, incarne non seulement l’individu désemparé par la misère économique, mais aussi la communauté amazighe oppressée dans une Algérie arabophone.

2.3. Stratégies de kabylisation : réécriture, langage, symboles

Loin d’une simple traduction littérale, Menţţif akka wala seddaw uekka témoigne d’un processus de réinvention dramaturgique complexe, dans lequel Mohia restructure l’ossature narrative de Le Suicidé, tout en transformant ses éléments linguistiques, symboliques et culturels. Cette adaptation ne relève pas d’un mimétisme formel, mais d’un travail d’appropriation et de transécriture qui ancre profondément l’œuvre dans l’imaginaire collectif kabyle. L’analyse de ses procédés narratifs et stylistiques permet de mesurer l’ampleur de cette entreprise de kabylisation.

  1. Réécriture de la structure dramatique :Si la trame principale – un projet de suicide exploité par des forces sociales opposées – est maintenue, Mohia adapte les lieux, les temporalités et les dynamiques d’interaction. Les scènes collectives, par exemple, prennent la forme de mobilisations villageoises, marquées par des rituels communautaires de médiation et d’intercession. La maison du protagoniste devient une demeure kabyle traditionnelle, et le quartier se transforme en espace de sociabilité villageoise.

  2. Le langage théâtral : humour, oralité et proverbes : Mohia choisit une langue kabyle plurielle et vivante, où s’entrelacent registre courant, tournures populaires et proverbes. Cette stratification langagière permet à la pièce de s’adresser à un public varié, tout en consolidant son ancrage culturel. L’humour, souvent basé sur l’autodérision et les jeux de mots locaux, joue un rôle fondamental dans cette recontextualisation. Par exemple, la scène du saucisson est remplacée par un échange autour du couscous :

« A Ḥṭaṭac ! Atan tura seksu-inek, a mmi ɛzizen. A k-t-id-seqqiɣ ? S wacu tebɣiḍ a k-t-id-seqqiɣ ? S tɣeddiwt neɣ s uyefki ? » (« Voilà ton couscous, Ḥṭaṭac. Comment veux-tu le manger ? Avec un bouillon de cardes ou du lait ? »)

Les proverbes, tels que « Awal am terat, mi yeffeɣ d ayen ur d-yettuɣal ara » (« La parole est comme une balle, une fois tirée, elle ne peut être reprise »), fonctionnent comme des commentaires implicites et critiques sur l’action dramatique.

  1. Recodage des personnages et fonction symbolique : Les figures dramatiques sont rebaptisées et recodées. Semione devient Ɛmeṛ Yuniṭ, figure emblématique du citoyen kabyle marginalisé. Maria Loukianovna devient Fafa, tandis que les autres rôles endossent les habits symboliques de la Kabylie contemporaine : fonctionnaire local, voisin envieux, chef religieux... Tous participent à un système de domination, où le destin individuel est instrumentalisé à des fins collectives ou politiques.

  2. Hybridité symbolique et esthétique : Les objets du quotidien (le couscous, les habits traditionnels), les décors (maison kabyle, ruelles du village) et les référents sociaux sont recodés selon les normes culturelles kabyles. Cette hybridité n’est pas décorative : elle permet à Mohia de créer une œuvre à la fois universelle dans ses thèmes et profondément enracinée dans son contexte culturel. Ainsi, son théâtre devient un lieu de médiation et de résistance, où se croisent mémoire collective, critique sociale et esthétique de l’entre-deux.

2.4. Hybridité linguistique et symbolique

L’œuvre de Mohia se distingue par une forme d’hybridité qui articule étroitement expression linguistique et représentation symbolique. Cette hybridité ne résulte pas d’un simple mélange de codes, mais d’une stratégie esthétique et politique visant à inscrire pleinement l’adaptation dans l’univers amazigh tout en maintenant un dialogue vivant avec le patrimoine théâtral mondial.

  1. Sur le plan linguistique, Mohia mobilise une langue kabyle polymorphe, souple et stratifiée. Le texte oscille entre langue populaire, registre courant et envolées poétiques, permettant une double adresse : immédiate et populaire pour les spectateurs peu lettrés, mais aussi érudite et référencée pour un public plus averti. Cette plasticité linguistique autorise une circulation entre différents niveaux de sens et d’émotion, et constitue en soi un acte de réhabilitation culturelle. La présence régulière de proverbes kabyles donne une densité réflexive à l’énonciation théâtrale. Ces adages ne sont jamais décoratifs : ils introduisent une sagesse populaire ancestrale dans le flux dramatique, et fonctionnent comme des commentaires méta-théâtraux sur l’action. Ainsi, l’aphorisme « Awal am terṣaṣt, mi yeffeɣ d ayen ur d-yettuɣal ara » (« La parole est comme une balle, une fois tirée, on ne peut la reprendre ») illustre à la fois la tension dramatique et l’irréversibilité des engagements dans l’univers de la pièce.

  2. Sur le plan symbolique, la transposition opérée par Mohia recode l’univers soviétique d’Erdman dans les catégories mentales, culturelles et spatiales de la Kabylie contemporaine. Les objets de la vie quotidienne — repas, vêtements, mobilier — ne sont pas de simples accessoires localisés : ils deviennent porteurs de significations culturelles spécifiques. Le saucisson soviétique devient un couscous partagé ; les références à l’État central se traduisent en figures familières de la bureaucratie locale. Ces reconfigurations permettent une relecture politique et culturelle de l’œuvre originale à travers le prisme kabyle.

Cette hybridité linguistique et symbolique agit comme un levier d’appropriation critique : elle ne vise pas seulement à « adapter » pour rendre accessible, mais à « transécrire » pour transformer et re-signifier. Le théâtre de Mohia devient ainsi un espace de friction féconde entre l’universel et le local, entre le canon occidental et les voix autochtones, entre l’héritage et la création. En cela, son œuvre s’inscrit dans une stratégie d’affirmation identitaire et de création autonome, où la langue et les symboles deviennent des instruments de réécriture du monde.

3. Analyse textuelle et enjeux poétiques

Après avoir examiné les dimensions dramaturgiques et les procédés de transécriture mobilisés par Mohia dans l’adaptation de Le Suicidé, il importe désormais de revenir à une analyse textuelle plus approfondie de Menţţif akka wala seddaw uẓekka en tant qu’objet littéraire à part entière. Il ne s’agit plus seulement de relever les écarts d’adaptation, mais d’interroger l’organisation du discours, la composition des dialogues, le rythme des scènes et la poétique propre que Mohia insuffle à son texte.

Cette section propose donc une lecture serrée du corpus principal, replacée dans son contexte d’élaboration et de réception. Elle visera à mettre en évidence les dispositifs scripturaux qui participent à la construction d’une parole théâtrale amazighe contemporaine, en articulant trois axes principaux : (1) la structuration narrative et la progression dramatique du texte, (2) la richesse poétique et proverbiale du langage, (3) et enfin, les enjeux esthétiques et politiques que sous-tendent ces choix formels.

3.1. Structuration narrative et progression dramatique

Dans Menţţif akka wala seddaw uekka, Abdellah Mohia conserve la trame principale de la pièce originale de Nikolai Erdman — celle d’un individu qui annonce son suicide et devient, malgré lui, l’objet de convoitise symbolique de groupes sociaux ou politiques désireux d’exploiter ce geste à leur avantage. Toutefois, cette structure est profondément retravaillée pour répondre à une logique dramaturgique enracinée dans les pratiques narratives et les attentes culturelles du public kabyle.

Le déroulement de l’intrigue, dans l’adaptation de Mohia, épouse une dynamique plus collective que dans le texte source. Le héros principal, Ɛmeṛ Yuniṭ, n’est pas seulement le centre d’un drame individuel ; il devient le catalyseur d’un théâtre de la parole, où les voix du village — voisins, figures de pouvoir local, représentants religieux — entrent en interaction dans un mouvement de surenchère discursive. Ce chœur profane, formé d’intérêts divergents, donne à la pièce une densité polyphonique typique du théâtre populaire kabyle.

Mohia réorganise aussi les séquences dramatiques selon une logique de circularité narrative. Le texte s’ouvre sur un désarroi domestique intime, s’élargit à l’espace communautaire à mesure que la nouvelle du suicide potentiel se diffuse, puis se referme sur une fin ambivalente où le geste n’est ni consommé ni annulé, mais symboliquement absorbé par le collectif. Ce traitement dramatique détourne le schéma linéaire occidental classique (exposition – nœud – dénouement) pour lui substituer une tension non résolue, proche des récits oraux circulaires ou spirales, où l’équilibre est suspendu mais jamais restauré.

Le rythme de la pièce est quant à lui marqué par une alternance entre dialogues vifs, souvent humoristiques, et monologues réflexifs. Mohia maîtrise l’art de la rupture de ton : à une scène comique succède une séquence empreinte de gravité, ce qui permet de maintenir l’attention tout en faisant apparaître la complexité des enjeux moraux et sociaux. Cette alternance produit un effet de miroir entre le rire et le tragique, l’individuel et le collectif, la dérision et la lucidité.

Enfin, l’insertion de rituels kabyles (offres de nourriture, visites des voisins, conseils collectifs) dans la dynamique dramatique témoigne d’une volonté de replacer le théâtre dans un cadre culturel vivant. Ces moments ne sont pas des éléments folkloriques, mais des dispositifs de théâtralisation de la communauté, où se joue la mise en scène du pouvoir, de l’honneur, et du devoir social. La structure narrative devient ainsi le vecteur d’un théâtre profondément situé, à la fois critique et ancré.

3.2. Langue, style et poétique théâtrale

L’un des traits les plus saillants du théâtre de Mohia, et particulièrement dans Menţţif akka wala seddaw uekka, réside dans le choix stylistique d’un kabyle vivant, modulé et expressif, qui épouse les rythmes de la parole populaire tout en s’élevant parfois vers des registres poétiques, proverbiaux ou allusifs. Ce choix linguistique n’est pas simplement fonctionnel : il constitue le cœur d’une poétique théâtrale qui vise à restituer la langue amazighe dans toute sa richesse expressive, et à la faire dialoguer avec les canons du théâtre mondial.

Mohia évite la langue figée, académique ou artificielle. Son kabyle est traversé par des variations de registre : il passe sans heurt du familier à l’ironique, du tragique au ludique. Ce jeu sur les niveaux de langue traduit la diversité sociale des personnages et accentue leur vraisemblance. Par exemple, Ɛmeṛ Yuniṭ adopte un parler plus introspectif ou métaphorique dans ses moments de solitude, tandis que les voisins ou les figures d’autorité (le religieux, le fonctionnaire) emploient des tournures typiques des discours sociaux ou institutionnels.

Un autre aspect essentiel de cette poétique repose sur le recours intensif aux proverbes, dictons et formules idiomatiques. Ces énoncés, enracinés dans la mémoire collective kabyle, jouent plusieurs rôles à la fois : ils structurent le discours, condensent des jugements moraux ou sociaux, et créent un effet de connivence avec le spectateur. Par exemple, l’usage du proverbe « Ayen yuran ur yettwexir, lkuraj ay axir » (« Ce qui nous est prédestiné arrivera ; autant l’affronter avec courage ») dans un contexte dramatique renforce l’idée de fatalité vécue par Ɛmeṛ tout en conférant au texte une tonalité populaire et philosophique.

Le style de Mohia est également caractérisé par une oralité stylisée : la structure des phrases imite celle du discours oral, avec des répétitions, des hésitations, des interjections, mais sans sacrifier la cohérence dramaturgique. Cette technique permet de maintenir une forte proximité entre la scène et le public, et de faire du théâtre un prolongement de la vie quotidienne. La langue devient une matière sonore vivante, un outil de représentation mais aussi de contestation.

Enfin, le comique verbal occupe une place stratégique dans cette poétique. Il ne s’agit pas d’un simple effet de divertissement, mais d’un mécanisme de distanciation critique, à la manière brechtienne. L’humour de Mohia, souvent absurde ou grinçant, déjoue les attendus du drame et révèle la vacuité des discours idéologiques. Par exemple, la scène dans laquelle plusieurs personnages viennent « réserver » la mort de Ɛmeṛ à des fins politiques est construite sur un crescendo comique, qui culmine dans l’absurde, tout en dénonçant l’instrumentalisation de la souffrance individuelle.

En somme, la langue de Mohia ne se contente pas de transmettre un sens : elle construit une esthétique du théâtre comme espace d’oralité performative, de mémoire vive et de critique sociale. Elle participe pleinement à l’inscription de son œuvre dans une tradition dramatique kabyle renouvelée, à la fois enracinée et ouverte.

3.3. Représentation de la société et des rapports de pouvoir

La pièce Menţţif akka wala seddaw uekka ne se limite pas à une réécriture culturelle ou linguistique du Suicidé de Nikolai Erdman : elle constitue aussi un miroir critique tendu à la société kabyle contemporaine. À travers une série de personnages typés, de scènes collectives et de dialogues marqués par une ironie constante, Mohia met en scène une microsociété kabyle structurée par des rapports de pouvoir ambigus, marqués à la fois par l’héritage traditionnel et les logiques de domination étatique postcoloniale.

L’univers social de la pièce repose sur un réseau de figures archétypales : le chômeur désespéré (Ɛmeṛ Yuniṭ), la femme pragmatique (Fafa), le voisin intéressé, le religieux conciliant, le fonctionnaire sournois, ou encore le poète militant. Chacune de ces figures incarne un rôle social bien connu dans l’imaginaire kabyle, mais Mohia les détourne subtilement : loin de les enfermer dans des stéréotypes figés, il les fait jouer les uns contre les autres, dans une dramaturgie de la tension sociale et de la satire politique.

Le personnage d’Ɛmeṛ Yuniṭ, à travers lequel transite l’action, cristallise les contradictions d’une société tiraillée entre résignation et espoir, entre solidarité et opportunisme. Son mal-être personnel devient le catalyseur d’une instrumentalisation collective : chacun cherche à faire de son geste une tribune pour sa propre cause. On retrouve ici une critique implicite de l’atomisation du champ social, où les luttes collectives perdent leur substance pour se réduire à des jeux d’alliances momentanées, des stratégies de récupération symbolique.

Par ailleurs, Mohia questionne avec acuité la figure du pouvoir, qu’il s’agisse du pouvoir local (le notable, le chef de village) ou de ses relais institutionnels (l’administration, le discours religieux, la rhétorique patriotique). Ces figures ne sont jamais explicitement diabolisées, mais rendues ridicules par la logique de l’absurde et du grotesque. L’effet comique – nourri par des dialogues décalés, des demandes absurdes, des postures grandiloquentes – permet une mise à distance critique sans confrontation frontale, en contournant la censure par le rire.

Ce théâtre de la manipulation idéologique met en lumière un constat amer : dans la Kabylie imaginée par Mohia, le pouvoir est partout, diffus, souvent internalisé. Il se manifeste dans les attentes sociales, les discours de légitimation, les stratégies communautaires. Ainsi, la pièce ne se contente pas de dénoncer une oppression venue d’en haut (l’État centralisé), mais s’interroge sur les formes de reproduction du pouvoir à l’échelle locale : le théâtre devient alors un outil de dévoilement des rouages invisibles de la domination.

Enfin, la représentation des rapports hommes-femmes dans la pièce mérite d’être soulignée. Si les personnages masculins occupent majoritairement l’espace de la parole publique, Mohia confère aux femmes un rôle de lucidité et de pragmatisme : Fafa, par exemple, n’est pas qu’un personnage secondaire ; elle incarne une voix rationnelle, en rupture avec les grands discours, centrée sur les besoins concrets et les équilibres familiaux. Cette tension entre parole masculine spectaculaire et parole féminine ancrée dans le réel participe à la critique plus large des systèmes symboliques de pouvoir.

Cette réflexion sur la société kabyle ne se limite pas à Menţţif akka wala seddaw uekka. D’autres pièces de Mohia – Aneggaru ad yerr tawwurtLlem-ik ddu d uar-ik (1974), Lmegget mebla aekkaSi LeluSi Pertuf – prolongent ce travail de représentation critique, abordant des thématiques comme la justice sociale, la résistance à l’oppression ou les dynamiques familiales. Par une sélection minutieuse de textes à adapter, toujours en dialogue avec les enjeux de son époque, Mohia parvient à créer une œuvre théâtrale profondément ancrée dans la culture kabyle, tout en étant ouverte à la complexité du monde.

En définitive, Menţţif akka wala seddaw uẓekka est une satire sociale d’une rare finesse. Elle propose une analyse corrosive des mécanismes sociaux et une critique des rapports de pouvoir en Kabylie tout en engageant une réflexion plus large sur l’aliénation politique, la récupération idéologique et la difficulté de dire « je » dans un monde saturé d’attentes collectives. À travers ce prisme, Mohia redonne au théâtre sa fonction première : celle d’un espace de questionnement public et d’éveil citoyen.

À travers Menţţif akka wala seddaw uẍekka, Abdellah Mohia ne se contente pas d’adapter un texte étranger à un nouveau contexte : il construit une œuvre dramaturgique autonome, enracinée dans la langue, les codes et les tensions de la société kabyle. En mobilisant des dispositifs poétiques, narratifs et symboliques issus de la tradition orale autant que du théâtre européen, il forge un théâtre de l’entre-deux, à la fois populaire et savant, comique et critique, local et universel. Ce faisant, il participe activement à l’émergence d’une parole théâtrale amazighe moderne, capable de porter les voix d’un peuple tout en interrogeant les mécanismes du pouvoir, les fractures sociales et les contradictions identitaires. L’analyse textuelle de la pièce révèle ainsi un projet artistique et politique cohérent, où la forme sert pleinement une ambition de réappropriation culturelle et de prise de parole collective.

3.4. synthèse

À travers l’étude de Menţţif akka wala seddaw uẓekka, il apparaît clairement que le projet dramaturgique de Mohia dépasse les cadres traditionnels de la traduction ou de l’adaptation. En mobilisant les outils de la transécriture, il réinvente profondément les textes sources pour les faire résonner avec les réalités historiques, sociales et linguistiques de la Kabylie contemporaine. Loin d’un simple exercice de transposition, son théâtre se veut un acte de recréation ancré dans un double horizon : affirmer une identité amazighe marginalisée et dialoguer avec les formes universelles de la dramaturgie moderne.

Cette étude a permis de mettre en lumière les procédés multiples mis en œuvre par Mohia : réécriture des structures narratives, kabylisation du langage, recours aux proverbes, hybridation symbolique, reconfiguration des personnages et critique implicite des systèmes de pouvoir. En faisant du théâtre un lieu de résistance culturelle, Mohia ne se contente pas de défendre la langue kabyle – il en fait un vecteur de réflexion, de satire et de mobilisation. Son œuvre participe ainsi pleinement à la construction d’un imaginaire collectif amazighe, capable de revisiter le passé tout en interrogeant les fractures du présent.

Dans cette perspective, le théâtre de Mohia s’impose non seulement comme une contribution majeure à la littérature kabyle moderne, mais aussi comme un modèle de création postcoloniale, où la réappropriation linguistique s’articule à une quête d’émancipation symbolique. Son travail nous invite à penser autrement l’adaptation : non comme imitation ou fidélité, mais comme geste politique, poétique et identitaire.

4. Analyse linguistique et stylistique : la langue de Mohia

L’un des traits les plus marquants de l’œuvre théâtrale d’Abdellah Mohia réside dans sa manière d’utiliser la langue kabyle comme un instrument à la fois artistique, identitaire et politique. Loin de se contenter d’un simple support de communication, Mohia confère à sa langue dramatique une fonction esthétique complexe, fondée sur la variation des registres, l’intégration de la parole populaire, la mobilisation des proverbes, et une hybridité linguistique assumée. Cette section propose d’analyser les différents niveaux de langue dans ses œuvres, leur valeur poétique et culturelle, ainsi que les effets produits sur la réception du public kabyle et au-delà.

Mohia emploie une langue kabyle stratifiée, alternant entre le registre familier – propre à la vie quotidienne – et un kabyle plus soutenu, souvent poétique ou proverbial. Ce jeu de registres permet non seulement de refléter la diversité des classes sociales et des profils des personnages, mais aussi de faire dialoguer différentes traditions discursives kabyles, de l’oralité populaire à la sagesse ancestrale. Il parvient ainsi à toucher un public très large, allant des spectateurs peu alphabétisés à un public plus averti, tout en préservant une grande densité expressive. Cette capacité à naviguer entre différents niveaux de langue confère à ses pièces une richesse rythmique et une grande fluidité scénique.

Un autre trait distinctif de sa poétique linguistique réside dans l’usage intensif des proverbes kabyles. Ceux-ci, souvent issus de recueils anciens comme Akken qqaren medden, ponctuent les dialogues et servent à commenter, résumer ou orienter l’action dramatique. Leur fonction dépasse la simple illustration : ils produisent un effet de connivence culturelle avec le public et ancrent l’action dans une mémoire collective partagée. Parmi les plus significatifs, on peut citer :

« Awal am terṣaṣt, mi yeffeɣ d ayen ur d-yettuɣal ara »
La parole est comme une balle : une fois tirée, elle ne peut être reprise.

Ou encore :

« Ayen yuran ur yettwexir ; lkuraj ay axir »
Ce qui est destiné arrivera ; mieux vaut l’affronter avec courage.

Ces énoncés, insérés avec naturel dans le tissu dialogique, articulent humour, critique sociale et enseignement moral, en maintenant un lien constant avec les formes de transmission orale.

Ce travail de variation linguistique participe directement à l’accessibilité des pièces de Mohia. En mobilisant un parler vivant, souvent ponctué d’interjections, de phrases brèves, de répétitions expressives, il rend ses œuvres compréhensibles et attrayantes pour un large public. Ce choix linguistique favorise l’identification des spectateurs aux personnages, ancre les problématiques abordées dans leur vécu, et confère aux dialogues une puissance émotionnelle directe. Loin de produire un théâtre élitiste, Mohia met en place une langue de proximité, qui permet aux spectateurs de s’approprier les enjeux sociaux et politiques mis en scène.

Enfin, l’une des originalités les plus frappantes du théâtre de Mohia tient à sa capacité à faire de la langue un espace interculturel. Tout en affirmant le kabyle comme langue de création dramatique, il n’hésite pas à y intégrer des emprunts au français, des néologismes, ou des codes langagiers hybrides. Cette porosité reflète les réalités linguistiques contemporaines de la Kabylie, marquée par des circulations constantes entre plusieurs langues. Elle donne à son théâtre une dimension postcoloniale vivante, où la langue devient à la fois un marqueur identitaire et un outil de dialogue entre les cultures. Ce choix témoigne d’un projet plus large : faire de la scène un lieu d’affirmation linguistique, de résistance symbolique à l’effacement culturel, mais aussi d’ouverture aux modernités plurielles.

5. Le théâtre de Mohia : entre transécriture et résistance

Le théâtre d’Abdellah Mohia s’inscrit dans un double mouvement : d’une part, l’adaptation d’œuvres dramatiques issues du répertoire universel à l’environnement kabyle, et d’autre part, l’élaboration d’un projet politique affirmé de valorisation culturelle et linguistique. Loin d’une simple traduction, sa démarche relève d’une transécriture, telle que définie par Jean-Pierre Ryngaert ou Jean-Claude Gardies, qui consiste à reconstruire une œuvre à partir d’un horizon culturel, linguistique et symbolique renouvelé. Ce théâtre devient alors un levier critique, un espace de création ancré dans les réalités amazighes.

Cette section examine, dans un premier temps (5.1), les principes et procédés de cette transécriture, avant d’analyser, dans un second temps (5.2), son impact sur la scène théâtrale contemporaine.

5.1 Poétique de la transécriture : principes, stratégies, enjeux

L’œuvre dramatique de Mohia ne se limite pas à la transposition linguistique. Elle s’appuie sur une recomposition complète du matériau source, visant à inscrire des œuvres classiques dans un environnement amazigh contemporain. L’adaptation de Le Suicidé de Nikolai Erdman illustre particulièrement bien cette dynamique : Mohia y effectue une reterritorialisation à la fois langagière, symbolique et politique.

Un des premiers gestes créatifs opérés par Mohia est la transformation des noms propres, qui devient un outil de localisation culturelle. Ainsi, Sémione Podsekalnikov devient Ɛmeṛ Yuniṭ, personnage immédiatement reconnaissable pour le public kabyle comme figure d’un marginal désabusé. Maria Loukianovna est rebaptisée Fafa, et Sérafima devient Tahbubuct, ou Nna Hbubu — des figures familières évoquant l’univers domestique kabyle. Cette kabylisation onomastique dépasse la simple adaptation : elle incarne un processus d’identification du public, tout en faisant de chaque personnage un vecteur des tensions locales.

La transformation ne concerne pas seulement les noms, mais aussi les fonctions dramatiques. Le personnage du boucher devient Biduc, un surnom issu du mot « bidoche », à la connotation volontairement triviale. Ce choix stylistique illustre la manière dont Mohia manie l’ironie pour déconstruire les archétypes sociaux. De même, le kabyle qu’il emploie varie du registre populaire aux proverbes traditionnels, introduisant une richesse expressive qui sert à la fois le comique et la critique. Une réplique comme « Ma skecmen-iyi taɛṛabt ar uqerru-iw ! » (« S’ils me forcent à apprendre l’arabe, c’est comme frapper ma tête avec un marteau ! ») condense la satire politique dans une forme à la fois imagée et percutante.

Plus largement, c’est dans la charge politique du propos que se déploie la puissance subversive de cette transécriture. Menţţif akka wala seddaw uẓekka ne duplique pas l’intrigue de Le Suicidé ; elle en propose une relecture ancrée dans les réalités d’une Kabylie en tension. À travers le registre de l’absurde et du grotesque, Mohia met en scène les formes multiples du pouvoir, les discours idéologiques et les tentatives de récupération symbolique. L’humour, loin d’être un simple ressort dramatique, devient un outil de contournement de la censure et un moyen de dénoncer l’oppression systémique.

Ce travail s’inscrit dans une logique d’hybridation culturelle, dans le sens que lui donne Homi Bhabha : une articulation entre des codes culturels hétérogènes produisant un espace tiers de création. Chez Mohia, cette hybridité ne se limite pas à juxtaposer le local et l’universel, mais cherche à faire émerger une voix propre, capable de reformuler des enjeux mondiaux à partir de la langue et de l’imaginaire kabyles. Ainsi, la scène devient un lieu de dialogue, mais aussi de transformation active du réel.

5.2 Réception et héritage : la transécriture comme matrice d’un théâtre amazigh moderne

Le théâtre de Mohia a suscité un accueil enthousiaste de la part du public amazigh, dès ses premières représentations. Jouées dans des festivals régionaux et dans des espaces militants, ses pièces ont été perçues comme un miroir fidèle de la société kabyle. Cette reconnaissance repose en grande partie sur la capacité de l’auteur à exprimer les préoccupations locales dans une langue vivante, expressive et immédiatement intelligible.

Cette langue — le kabyle — devient dans son théâtre un véritable outil d’émancipation. En investissant un espace artistique traditionnellement dominé par les langues de pouvoir (le français ou l’arabe classique), Mohia lui confère un statut nouveau : celui d’une langue de création, capable de porter la nuance, l’humour, la colère ou la poésie. Ce choix linguistique donne une portée politique à chaque geste d’adaptation. Il ne s’agit pas de simplement traduire des classiques, mais de les réinventer dans une langue minorée, qui devient instrument de résistance et de réappropriation symbolique.

Face à ce projet, les autorités culturelles n’ont pas toujours fait preuve d’ouverture. Dans un contexte marqué par les politiques d’arabisation et le rejet des revendications berbères, les œuvres de Mohia ont été perçues comme potentiellement dissidentes. Le théâtre devient ainsi un lieu d’affirmation, mais aussi un champ de confrontation.

L’influence de Mohia perdure dans le théâtre amazigh contemporain. De nombreux dramaturges, aujourd’hui, s’inspirent de sa méthode : kabylisation des noms, insertion de proverbes, satire sociale et recours à l’ironie. Cette dynamique participe à l’émergence d’un théâtre kabyle moderne, à la fois enraciné et ouvert, capable d’interroger ses propres contradictions tout en s’inscrivant dans une tradition mondiale.

En définitive, le théâtre de Mohia est plus qu’une œuvre : c’est une matrice. Il propose un langage, une méthode et une vision. Par sa transécriture, il a ouvert la voie à un art dramatique amazigh porteur de mémoire, de conscience et de création collective. Cette démarche, toujours féconde, dessine les contours d’un théâtre d’avenir, à la croisée de la revendication culturelle et de la modernité artistique.

5.3. Vers un théâtre amazigh de la modernité : réception critique et héritage vivant

L'héritage du théâtre de Mohia ne s’est pas figé avec sa disparition. Il continue d’irriguer les imaginaires et les pratiques dramaturgiques amazighes contemporaines, en tant que matrice d’une scène engagée, polyphonique et décoloniale. Les jeunes générations de dramaturges, d’acteurs et de metteurs en scène puisent dans ses procédés une grammaire créative qui permet d’aborder les enjeux actuels : désillusion politique, quête identitaire, ou encore marginalisation linguistique.

Cette pérennité repose en grande partie sur la manière dont Mohia a su donner à la langue kabyle une fonction esthétique et politique à part entière. En transformant cette langue longtemps dévalorisée en vecteur dramatique, il a légitimé son usage dans un domaine encore largement dominé par les langues de l’administration ou de l’enseignement. Le kabyle devient ainsi le lieu d’une création autonome, capable d’articuler satire, tragédie, poésie et comique, dans un même geste de réappropriation culturelle.

La réception critique des œuvres de Mohia, bien qu’inégalement relayée dans les circuits académiques, connaît aujourd’hui un regain d’intérêt. En Algérie comme dans la diaspora, plusieurs travaux émergents s’intéressent à sa méthode de transécriture et à son rôle dans la construction d’un théâtre amazigh moderne. Toutefois, des pistes de recherche restent à explorer : l’influence de ses œuvres sur les écritures contemporaines en tamazight, la comparaison avec d’autres dramaturgies de résistance postcoloniale (notamment en Afrique du Nord), ou encore la réception de son théâtre dans les espaces francophones et internationaux.

Enfin, l’inscription du théâtre de Mohia dans le champ de la dramaturgie postcoloniale invite à croiser ses œuvres avec celles d’autres figures de la résistance kabyle. Une étude comparative entre Mohia et Matoub Lounès, par exemple, permettrait de mieux cerner les convergences et les écarts entre théâtre et chanson dans leur capacité respective à formuler un projet identitaire amazigh. Là où Mohia construit un théâtre d’oralité critique, Matoub investit la chanson comme poème politique incarné. Les deux figures, sans se recouper totalement, participent à une même dynamique de création autonome et de contestation symbolique, qu’il reste à cartographier plus largement.

Conclusion

À travers l’étude approfondie de Menţţif akka wala seddaw uẓekka, adaptation en kabyle du Suicidé de Nikolai Erdman, cet article a mis en lumière la singularité du geste dramaturgique d’Abdellah Mohia. Son travail ne relève pas d’une simple traduction, mais s’inscrit dans une logique de transécriture, où l’acte d’adaptation devient un espace de recréation, d’appropriation culturelle et de contestation politique.

En faisant dialoguer les grandes figures du théâtre européen avec les formes culturelles kabyles — langue, proverbes, humour, satire, personnages familiers — Mohia construit un théâtre profondément hybride et critique. L’usage du kabyle comme langue dramatique à part entière transforme la scène en un lieu de réappropriation linguistique et de résistance symbolique. Cette posture s’inscrit dans la continuité des réflexions postcoloniales sur les dynamiques culturelles de la marge, telles que développées notamment par Homi Bhabha.

Ce travail a également permis de dégager les principes esthétiques majeurs de la poétique mohienne : kabylisation des noms, détournement comique, hybridité stylistique, mise en scène des tensions sociales et politiques. En ce sens, l’œuvre de Mohia participe à l’émergence d’une dramaturgie amazighe moderne, articulant la mémoire collective à une vision critique du présent.

Par son approche, Mohia a ouvert un horizon durable pour le théâtre kabyle. De nombreux dramaturges amazighs contemporains s’inspirent de ses stratégies pour mettre en scène les luttes identitaires, sociales et linguistiques qui traversent la Kabylie. Son théâtre, bien au-delà de sa seule œuvre, constitue une matrice à partir de laquelle s’invente une modernité amazighe consciente de son histoire et tournée vers le monde.

Enfin, cette étude ouvre plusieurs perspectives de recherche : une comparaison plus fine avec les dramaturges postcoloniaux tels que Wole Soyinka ou Aimé Césaire ; une réflexion sur la réception de Mohia dans les espaces diasporiques ; et surtout, une étude croisée avec d’autres formes artistiques amazighes, comme la chanson contestataire de Matoub Lounès. En conjuguant esthétique, critique sociale et résonance identitaire, leurs œuvres invitent à penser ensemble théâtre et chanson comme langages de résistance, d’émancipation et de création populaire.

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Farida Hacid

Université Mouloud Mammeri – Tizi Ouzou

Rabah Tabti

Université Mouloud Mammeri – Tizi Ouzou

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