Introduction
Dans le présent article, nous allons examiner un phénomène particulier, à savoir les « représentations », en observant de près des concepts familiers au champ de l’analyse du discours, mais aussi en faisant appel à l’étude de la théorie littéraire et culturelle, dans le but de comprendre la manière dont les idées évoluent lorsque les mots agissent sur le réel. L’introduction de la théorie des actes de langage, fondée au milieu du siècle précédent par Austin, s’est essentiellement limitée à l’analyse d’actes de discours isolés, réalisés lors de l’énonciation. Cette approche, pourtant révolutionnaire, se contente d’observer des énonciations simples, en négligeant des productions plus complexes comme les textes littéraires, qui relèvent clairement de cette seconde catégorie.
Partant de ce constat, nous en sommes arrivés à nous interroger sur l’application du modèle proposé par Austin, puis revu et retravaillé par Searle et Derrida, à un corpus littéraire. Il est vrai que la littérature a souvent été perçue comme un reflet du réel ; cependant, certaines œuvres, dont celle d’Assia Djebar, nous poussent à repenser ce rapport en montrant comment un texte de nature littéraire peut devenir un véritable acte de transformation des représentations sociales, notamment autour de la condition féminine. Or, la manière dont le performatif littéraire opère dans ses textes — pour déconstruire, installer ou modifier les croyances liées au féminin — demeure encore peu analysée. Ainsi, ce travail se propose de répondre à la question suivante, qui sera au cœur des préoccupations de cet article : dans quelle mesure les textes littéraires participent-ils à la construction, à la déconstruction, à l’installation ou à la modification du système de croyances d’un individu ?
En vue de l’aboutissement de ce travail, nous avons décidé d’observer l’expression de la voix féminine chez Assia Djebar, cette voix qui est à la fois la sienne et celle des autres femmes. Le recours aux textes de l’académicienne pour illustrer notre démarche se justifie par la position qu’elle occupe en tant que féministe ayant baigné dans des environnements différents1, ce qui lui permet de jouir d’une richesse culturelle importante.
L’appartenance sexuelle de l’auteure étudiée ici serait à l’origine de cette vocation, à travers laquelle l’écrivaine algérienne a inscrit sa pratique littéraire, ce qui, selon Détrez (2011), a induit la construction progressive d’un engagement éthique déterminant les modalités de son écriture.
Dans cette contribution, notre corpus s’appuie sur l’œuvre littéraire d’Assia Djebar, qui constitue un vaste projet dans lequel le sujet de la délivrance féminine des interdits et des tabous représente l’un des enjeux majeurs. Nous nous pencherons sur les récits littéraires suivants : L’Amour, la fantasia (1985), Vaste est la prison (1995), Oran, langue morte (1997) et Femmes d’Alger dans leur appartement (2004).
Ces œuvres, à chaque fois, traitent de thématiques liées à la femme, au corps féminin et à la féminité — ce que Kaoutar Harchi nomme
« le paradigme féminin », soit, selon ses termes : « une représentation cohérente du monde structurant la composition interne de chaque récit autant qu’il structure les récits entre eux. » (Harchi, 2015, pp. 171-184).
À travers cette lentille, nous explorons le rôle des discours littéraires dans la construction, la déconstruction, l’installation ou la modification des systèmes de croyances évoqués par Assia Djebar au fil de sa vie dédiée à l’écriture des femmes.
Après avoir posé les bases de notre réflexion sur la représentation de la femme dans l’œuvre d’Assia Djebar et souligné la nécessité d’interroger l’impact du discours littéraire sur les systèmes de croyances, il convient désormais d’examiner le cadre théorique qui sous-tend notre démarche. C’est dans cette perspective que la théorie du performatif, telle qu’élaborée par Austin et revisitée par Searle et Derrida, s’impose comme un outil analytique incontournable pour comprendre la portée transformatrice du langage littéraire.
1. Le performatif littéraire
Lorsqu’Austin présente les performatifs, il exclut de façon explicite la littérature. Sa théorie, comme il l’affirme, ne s’applique qu’aux mots prononcés avec sérieux : « je ne dois pas être en train de plaisanter, par exemple, ou d’écrire un poème » (Austin, 1970 : 44). En nous appuyant sur les réflexions de Justine Huppe (2022), nous observons que la théorie d’Austin pose trois principaux obstacles à l’exploration d’une performativité spécifiquement littéraire : d’abord, l’exigence du « sérieux » de l’énoncé performatif ; ensuite, la légitimité de cet énoncé, qui doit découler d’une interaction sociale ; et enfin, un penchant pour l’oralité, qui prend peu en compte le fonctionnement des énoncés écrits.
Cette restriction limite considérablement l’application de la théorie austinienne. Or, si l’on considère que les énonciations littéraires sont des événements dans lesquels l’intention de l’auteur détermine le sens, le recours au performatif s’avère parfaitement pertinent pour l’analyse littéraire. Cette perspective a donné lieu à des travaux où le performatif est envisagé dans sa nature autoréflexive : l’énonciation devient la réalité. Ainsi est né le concept de « performatif littéraire ».
Cette notion désigne l’utilisation d’énoncés performatifs dans la littérature. Les énoncés performatifs produisent un effet sur le monde plutôt que de le décrire. Par exemple, l’énoncé « Je promets de ranger ma chambre » est en soi une action engageante. Dans le cadre littéraire, ces énoncés permettent à l’auteur de produire un effet, non seulement sur le monde fictionnel, mais aussi sur le lecteur. Ce dernier est la cible principale, que l’auteur cherche à affecter sur les plans émotionnel, psychologique et intellectuel.
Les dialogues, les monologues intérieurs et les descriptions sont autant de formes que peut revêtir le performatif littéraire. Celui-ci constitue un outil puissant pour créer une interaction directe avec le lecteur, susciter des émotions et engager une participation active à la construction du sens. Il peut également servir à explorer des thèmes sociaux et politiques, en montrant comment mots et actions sont liés dans la vie quotidienne et les rapports de pouvoir. Ainsi, pour Derrida, la littérature est
« un système de possibilités performatives qui ont accompagné la forme moderne de la démocratie. Les constitutions politiques ont un régime discursif identique à celui de la constitution des structures littéraires » (Derrida, 1972, p. 44).
L’approche performative met donc en évidence les liens entre langage, littérature et société, soulignant le rôle des énoncés performatifs dans la construction des normes, valeurs et représentations. Elle constitue un outil précieux pour analyser les textes littéraires et comprendre les enjeux politiques et sociaux qu’ils véhiculent. Toutefois, cette analyse nécessite une méthodologie adaptée. Il s’agit dès lors de définir les outils qui guideront notre lecture des œuvres d’Assia Djebar afin d’en dégager la richesse performative.
1.1 Approche analytique
L’analyse performative d’un discours littéraire requiert une méthodologie rigoureuse, en raison de la complexité du corpus. Voici les principaux éléments à prendre en compte :
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Les actes de langage : identifier les actes de langage (locutoire, illocutoire, perlocutoire) et leur effet sur le destinataire.
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Le contexte : prendre en considération les dimensions sociales, politiques, culturelles et historiques du discours. Dans le cas de la littérature féministe, distinguer les contextes des années 1970 et 2000 est crucial.
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Les formes linguistiques : repérer les expressions performatives et formules conventionnelles qui signalent un acte de langage.
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Les implicites : déceler les sous-entendus et présupposés (Kerbrat-Orecchioni, 1992) qui influencent la réception du discours.
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Les effets de sens et conséquences pratiques : évaluer les interprétations suscitant des réactions chez le lecteur.
L’approche performative dépasse la description statique du langage pour en explorer les dimensions politiques et sociales. L’étude des univers fictionnels permet d’interroger les normes et hiérarchies qui structurent la réalité.
1.2 Le performatif littéraire chez Assia Djebar
La pratique scripturale d’Assia Djebar apparaît comme une prise de position face aux difficultés d’être femme dans une société dominée par le masculin. Son travail littéraire devient un acte performatif, car il inscrit un engagement féministe constant. « Le mot est une torche, il faut le brandir sur les murs de séparations » (Djebar, 1985, p. 92). Cette métaphore suggère que le langage peut éclairer les consciences et briser les divisions sociales. Le verbe « brandir » renforce l’idée d’une action vigoureuse.
Le performatif chez Djebar se manifeste dans sa volonté de dépasser la fiction et de représenter les luttes féminines. Dans son discours de réception à l’Académie française, elle déclare :
« Le féminisme n’est pas seulement la lutte pour l’égalité entre les sexes, c’est aussi la reconnaissance de la valeur et de la dignité de chaque femme, de sa voix et de son histoire. » (2005).
Elle ajoute ainsi une dimension personnelle et individuelle au féminisme.
Dans les constitutions politiques comme dans les textes littéraires, les énoncés performatifs posent des normes. L’approche performative permet de démontrer que l’écriture de Djebar transforme le réel : elle ne décrit pas seulement, elle agit.
Dans Vaste est la prison, Djebar met en scène l’oppression quotidienne :
« Car ils t’épient, ils observent, ils scrutent, ils espionnent ! Tu vas, ainsi étouffée, au marché, à l’hôpital, au bureau... Tu ne peux exister dehors : la rue est à eux, le monde est à eux. Tu as droit théorique d’égalité, mais “dedans”, confinée, cantonnée. Incarcérée. » (1995, p. 175).
Ce passage illustre la performativité du discours : par le choix des verbes (épier, observer), l’énoncé produit un effet de tension. L’acte illocutoire implicite attire l’attention sur l’injustice et vise à dénoncer les rapports de pouvoir. Ainsi, le discours de Djebar agit sur les représentations et participe à leur transformation.
2. Histoire et représentations
La relation entre les représentations langagières et l’histoire est à la fois complexe et dynamique. Les événements historiques, les changements politiques, les mouvements sociaux et les transformations culturelles ont un impact direct sur la langue utilisée pour décrire, interpréter et transmettre ces événements. Inversement, les représentations langagières participent à la construction de notre compréhension, à la fois individuelle et collective, de l’histoire.
Les chercheurs en linguistique, en histoire et en études culturelles ont examiné cette relation à travers des approches telles que l’analyse du discours historique, l’analyse du langage politique et l’étude des narrations historiques dans les médias et la littérature. Ils explorent comment les représentations langagières reflètent, mais aussi construisent les événements historiques, les identités collectives et les mémoires culturelles.
Par exemple, l’analyse du discours historique peut être utilisée pour étudier la façon dont la langue est mobilisée afin de construire des récits sur le passé. Ces récits peuvent justifier des actions politiques, promouvoir des idéologies ou renforcer des identités collectives. L’analyse du discours politique, en ce sens, permet d’examiner les mécanismes langagiers employés pour persuader, manipuler ou orienter les opinions. Quant à l’étude des narrations historiques dans les médias et la littérature, elle vise à explorer la manière dont la langue est utilisée pour représenter le passé et façonner notre mémoire collective.
Rappelons que cet article est dédié à l’étude des relations entre la performativité du langage et les représentations de la femme et du féminisme dans les discours littéraires d’Assia Djebar. Nous tenons, à ce titre, à mentionner Michelle Perrot, historienne et féministe, dont les travaux ont profondément influencé la manière de concevoir l’histoire. Elle affirme à ce sujet :
« Un profond silence enveloppe l’existence sociale des femmes. Il s’agit moins d’un oubli que d’une manière de concevoir le récit historique. » (Perrot, 2011, p. 6).
Toutes ces recherches ont contribué à une meilleure compréhension de la relation entre représentations langagières et histoire. Elles ont montré que la langue n’est pas simplement un outil pour décrire le passé, mais également un actant dans la construction de l’histoire. Poursuivant cette orientation, nous nous intéressons à l’histoire et aux représentations de la femme en entreprenant d’analyser, de repérer et d’interpréter les manifestations de ces représentations dans l’œuvre d’Assia Djebar. Étant à la fois historienne et romancière, l’histoire des femmes constitue pour Djebar un pan essentiel de son projet littéraire. Toutefois, avant d’entrer dans l’analyse, nous nous attacherons à comprendre le processus de construction des représentations féminines et féministes.
2.1 La théorie du noyau
Dans le prolongement de notre réflexion, il semble pertinent d’évoquer la théorie du noyau, élaborée par Serge Moscovici dans La psychanalyse, son image et son public : étude sur la représentation sociale de la psychanalyse (1961). Cette approche propose une lecture structurée des représentations sociales, en les organisant autour d’un système central – appelé « noyau » – qui regroupe les éléments les plus stables, consensuels et souvent idéologiques, partagés par un groupe social donné.
Autour de ce noyau gravite une zone périphérique, plus souple et adaptable aux variations contextuelles, ce qui permet aux individus d’ajuster les paramètres de leurs discours sans remettre en cause l’essence même de la représentation. Enfin, le contexte d’énonciation et de réception conditionne l’activation de ces strates et module leur influence sur la perception et l’interprétation des phénomènes sociaux.
Appliquée aux discours littéraires d’Assia Djebar, cette théorie permet de mieux cerner la manière dont l’autrice construit, déconstruit ou reconfigure certaines représentations de la femme dans le contexte postcolonial maghrébin. À travers ses récits, Djebar met en tension des représentations longtemps figées dans le noyau collectif — telles que la femme silencieuse, recluse ou soumise — en leur opposant des figures actives, pensantes, résistantes. Elle mobilise ainsi le potentiel émancipateur du discours littéraire, qui, loin de se contenter de refléter la réalité, contribue activement à redéfinir les normes sociales et culturelles.
2.2 Histoire et construction des représentations de la femme chez Assia Djebar
Les représentations des femmes à travers l’histoire et les cultures ont été profondément influencées par les normes sociales, les stéréotypes enracinés, les croyances culturelles spécifiques et les idéologies dominantes. Ces facteurs ont convergé pour façonner des perceptions mouvantes du rôle des femmes dans la société. Une analyse diachronique de ces représentations permet de dégager des tendances complexes, révélatrices des valeurs propres à chaque époque.
L’approche historiographique d’Assia Djebar transcende les limites du récit historique traditionnel en révélant la marginalisation et l’invisibilité des femmes. Son engagement pour une réécriture inclusive de l’histoire s’exprime clairement lorsqu’elle écrit dans Oran, langue morte :
« C’est par ce long détour, ses retours en cercle, ce labyrinthe de la voix, que mon écriture en langue française est devenue une francophonie où graphie et oralité se répondent comme deux versants face à face. » (Djebar, 1997, p. 38).
Pour analyser cette citation, il convient d’en dégager les composantes linguistiques :
Catégorie grammaticale |
Exemples |
Fonction sémantique |
Verbes |
Devenir, se répondre |
- Devenir : indique un processus de transformation (vers une francophonie singulière) |
Adjectifs |
Long, cercle, labyrinthe, face à face |
- Long : insiste sur la durée du processus d’écriture |
Adverbe |
Enfin |
Indique un aboutissement ou une résolution dans le parcours d’écriture |
Noms |
Détour, retour, voix, francophonie |
Mots-clés conceptuels qui traduisent l’inscription spatiale et temporelle de l’écriture |
Prépositions |
Par, dans |
Définissent les modalités et les circonstances de l’acte d’écriture |
Conjonction |
Et |
Met en relation les éléments évoqués, soulignant leur complémentarité |
Cette citation dépasse le simple témoignage littéraire pour devenir une réflexion profonde sur l’histoire, la langue et la mémoire collective. L’utilisation du terme francophonie évoque une relation ambivalente avec le passé colonial et suggère une reconfiguration critique des héritages linguistiques. Le texte de Djebar explore ainsi les interactions complexes entre création artistique et contexte historique.
Dans Femmes d’Alger dans leur appartement, Djebar retrace les trajectoires de femmes algériennes à différentes époques, mettant en lumière leur contribution malgré les contraintes du patriarcat et de la colonisation. Elle affirme dans cet ouvrage :
« Je ne vois pour les femmes arabes qu’un seul moyen de tout débloquer : parler, parler sans cesse d’hier et d’aujourd’hui. » (Djebar, 1980, p. 68).
Cette citation insiste sur le pouvoir libérateur de la parole. Elle appelle à rompre le silence et à revendiquer le droit à l’expression. Son analyse linguistique révèle :
Catégorie grammaticale |
Exemples |
Fonction sémantique |
Verbes |
Voir, parler, débloquer |
- Voir : suggère une prise de conscience |
Adjectifs |
Seul, constant |
- Seul : insiste sur l’isolement ou la singularité du locuteur |
Adverbe |
Sans cesse |
Accentue la continuité et l’insistance dans la prise de parole ou l’action |
Noms |
Hier, aujourd’hui |
Marquent une temporalité double : mémoire du passé et actualité de l’action |
L’ensemble de ces éléments linguistiques montre que la parole constitue, pour Djebar, le noyau symbolique de l’émancipation. Elle permet de déconstruire les représentations figées, de transmettre les expériences féminines, et d’inscrire les femmes dans la mémoire collective. Cette citation, enfin, résonne comme un appel à faire de la parole un instrument de transformation sociale profonde et durable.
Conclusion
En conclusion, l’étude du performatif littéraire dans l’œuvre d’Assia Djebar met en lumière la capacité de l’écriture à agir sur les représentations et à questionner les normes établies autour du féminin. Loin de se cantonner à une fonction descriptive, les textes de Djebar engagent le langage dans une dynamique transformatrice, où chaque mot devient un acte porteur de sens, de mémoire et de revendication.
Cette performativité du discours littéraire, telle qu’elle se manifeste chez Djebar, montre que la littérature peut constituer un espace d’intervention sur le réel — un lieu où la parole des femmes s’énonce, se réinvente et se transmet en défiant les silences imposés par l’histoire et la tradition.
Cependant, une telle analyse suppose de rester attentive à la pluralité des interprétations possibles, à la complexité des contextes de réception, et aux tensions inhérentes à tout discours situé. L’approche performative, appliquée à l’œuvre de Djebar, révèle ainsi toute la puissance de la littérature comme dispositif d’émancipation, de résistance et de recomposition des imaginaires sociaux, culturels et politiques.