Analyse méthodique du Précis de grammaire berbère (kabyle) de Mouloud Mammeri

التحليل المنهجي لمختصر قواعد اللغة البربرية (القبائلية) لمولود مامري

Systematic Analysis of Mouloud Mammeri’s Concise Berber (Kabyle) Grammar

Salem Djemai

p. 405-417

Salem Djemai, « Analyse méthodique du Précis de grammaire berbère (kabyle) de Mouloud Mammeri », Aleph, Vol 11 (3-1) | 2024, 405-417.

Salem Djemai, « Analyse méthodique du Précis de grammaire berbère (kabyle) de Mouloud Mammeri », Aleph [], Vol 11 (3-1) | 2024, 01 April 2024, 11 October 2024. URL : https://aleph.edinum.org/11947

Dans notre analyse de la description linguistique faite par Mouloud Mammeri dans son Précis de grammaire berbère (kabyle), nous avons cherché à savoir s’il s’est basé sur les travaux modernes de linguistique berbère ou sur la grammaire traditionnelle. Pour ce faire, nous avons suivi le plan de son manuel tout en émettant des remarques à propos des éléments dont le contenu ne suit pas les progrès de la linguistique berbère.

في تحليلنا للوصف اللغوي الذي قدمه مولود معمري في ملخصه النحوي لقواعد اللغة الأمازيغية (القبائلية)، سعينا لمعرفة ما إذا كان مولود معمري قد استند في تحليله إلى أعمال اللغويات الأمازيغية الحديثة أو تلك الخاصة بالقواعد التقليدية. لتحقيق ذلك، اتبعنا منهجية ملخصه النحوي أثناء إبداء الملاحظات حول العناصر التي لا تتبع تطور اللغويات الأمازيغية.

In our analysis of the linguistic description made by Mouloud Mammeri in his Precise of Berber Grammar, we sought to determine whether Mammeri based his analysis on modern works of Berber linguistics or on traditional grammar. To achieve this, we followed the grammar plan by commenting on elements whose content does not reflect the progress of Berber linguistics.

Introduction

Pour les Berbères, Mammeri représente l’un des plus grands défenseurs de la langue et de la culture berbères. Selon Chaker (1989a : 153) :

« Mammeri, berbérisant, est aussi l’artisan de la langue — je n’ose dire le linguiste, il s’en défendait et ne l’était pas. Artisan de la langue qui nous aura laissé la première grammaire berbère écrite en berbère » (Tajerrumt, 1976)

Et qui aura initié, encouragé et dirigé une bonne partie du travail de modernisation linguistique (notamment celui portant sur la composante lexicale).

En Algérie, pendant tout le XIXe siècle, les travaux sur la langue berbère ont été un quasi-monopole français. Les études les plus importantes sont l’œuvre de militaires comme le général Adolphe Hanoteau, auteur d’une description du kabyle (1858) et d’une description du touareg (1860) qui ont servi toutes deux pendant un bon demi-siècle de référence fondamentale pour ces deux dialectes ; de missionnaires comme le Père Gustave Huyghe (1907) pour le kabyle et le chaoui, ou le Père Charles de Foucauld dans le cas du touareg. À la fin du XIXe siècle, quelques berbérophones commencent à s’intéresser à leur langue, comme Saïd Boulifa (1897) et Belkacem Ben Sedira (1887) pour le kabyle. Sur un plan strictement linguistique, l’apport de ces travaux est souvent limité : la faiblesse de leur formation, leur totale inféodation aux modèles grammaticaux de la langue française ont rendu leurs descriptions peu utilisables. C’est à partir du début du siècle que la relève des militaires est assurée par l’Université. Avec la création de chaires de berbère à Alger et à Paris, puis à Rabat, les recherches linguistiques seront pour l’essentiel menées dans le cadre académique sous la direction d’universitaires comme René et André Basset, Arsène Roux, André Picard… Ces travaux, s’ils sont souvent l’œuvre d’universitaires compétents et minutieux comme René et André Basset, sont cependant nettement en retard sur les grands courants novateurs de la linguistique du moment. Selon Salem Chaker (1984 : 56-57) :

« Les approches structuralistes (en phonologie et en syntaxe) n’ont pratiquement pas pénétré le monde des études berbères avant l’indépendance… [Et] restent en marge des progrès de la linguistique générale et donnent souvent l’impression d’être les représentants d’une linguistique déjà dépassée ».

Les Études berbères restent, jusqu’à la fin de la décolonisation, dépendantes de la tradition grammaticale française qui sert de référence, notamment dans la détermination des classes grammaticales et de l’analyse morphosyntaxique. Dès le début des années 1970, les études berbères sont de plus en plus maghrébines. Les travaux scientifiques de berbérisants algériens se sont longtemps limités aux recherches individuelles des quelques spécialistes nationaux, comme Mouloud Mammeri, Salem Chaker… Généralement, les champs d’intervention prédominants des berbérisants algériens sont plutôt la linguistique appliquée (aménagement, didactique).

Dans notre présente contribution, nous comptons mener une analyse critique sur l’une des œuvres effectuées par Mouloud Mammeri, soit son Précis de grammaire berbère (kabyle) réédité en 1989. Notre intention est de savoir si Mammeri s’est basé dans sa description sur les travaux de linguistique berbère les plus récents de son époque (à l’exemple de Kamal Naït-Zerrad [2001] et Moussa Imarazene [2007]) ou bien s’il s’en est passé, et par conséquent, on trouve certains schémas de la grammaire française transposés dans sa grammaire, à l’instar des premiers berbérisants qui ont travaillé dans le cadre de la grammaire traditionnelle.

Notre choix thématique est suscité par l’intérêt — que nous avons constaté nous-mêmes durant notre activité d’enseignement et d’encadrement au département de langue et culture amazighes de Tizi-Ouzou — que portent beaucoup d’étudiants à cette œuvre en l’utilisant souvent dans leurs travaux de recherches, même dans les mémoires de Master, spécialité linguistique. Ces étudiants, qui reçoivent dans leur cursus universitaire un programme de linguistique berbère basé sur des données modernes, empruntent du manuel de Mammeri certaines notions inappropriées en linguistique berbère, telles que : l’adjectif démonstratif, le passé, le futur… Ces notions, on ne les trouve que dans les grammaires traditionnelles qui utilisaient des définitions s’appuyant sur le sens (sémantiques) pour définir les notions grammaticales. Dans l’analyse linguistique moderne, on se base plutôt sur une approche orientée sur la syntaxe et la morphologie et qui met l’accent sur les régularités de la grammaire. Ce modèle de description a l’avantage d’avoir une forte puissance de généralisation qui permet de ressortir facilement les régularités de la langue. D’après Claude Simard (1995 : 29) :

« Avec le développement de la linguistique moderne, l’enseignement grammatical […], s’est renouvelé sur la base des descriptions structuralistes de la langue… L’orthographe s’est vue reléguée au second plan au profit de la syntaxe de la phrase vue non plus comme une simple suite de mots, mais comme une structure hiérarchique où les éléments s’emboîtent les uns dans les autres… L’accent est mis sur les groupes fonctionnels, sur leurs relations réciproques et sur leur constitution interne. À la place des définitions traditionnelles d’ordre sémantique, la grammaire structurale dégage les propriétés des groupes fonctionnels et des classes de mots à l’aide de manipulations concrètes d’addition, d’effacement, de substitution ou de déplacement. » 

Le Précis de grammaire berbère (kabyle) de Mammeri que nous comptons analyser est un document imprimé par l’édition ENAP à Alger, comportant 128 pages. Selon son éditeur, cette réédition est revue et corrigée par Mouloud Mammeri à la veille de sa disparition. Dans son avant-propos, l’auteur signale que :

« Ce manuel n’est pas une grammaire de la langue berbère. Il a été conçu afin de permettre une notation usuelle rationnelle et correcte. Il s’adresse à des lecteurs qui ont besoin de connaître les structures essentielles de la langue. Le présent manuel s’est attaché aussi à fournir de la langue la description la plus rationnelle possible où aucun point n’a été entièrement négligé. »(Mouloud Mammeri, 1989)

Ce manuel de Mammeri est subdivisé en quatre parties. La première partie donne les règles orthographiques et les règles phonétiques. La deuxième partie, consacrée à la catégorie du nom, est composée de cinq chapitres. Le premier chapitre porte sur le genre, le deuxième sur le nombre, le troisième sur l’état d’annexion, le quatrième sur l’adjectif et le cinquième sur les noms de nombre. La troisième partie de ce manuel, qui traite la classe des verbes, est constituée également de cinq chapitres. Elle englobe la conjugaison, la classification des verbes, les formes dérivées, les verbes de qualité et les particules d et n. Quant à la quatrième et dernière partie qui porte sur les particules, elle est divisée en dix chapitres qui touchent à la copule d, les pronoms personnels, les démonstratifs, les relatifs, les indéfinis, les adverbes, les prépositions, les conjonctions, la négation et l’interrogation.

Au cours de notre analyse critique, nous procéderons partie par partie en suivant le plan du manuel. Nous ne soulèverons des remarques qu’à propos des descriptions linguistiques du manuel qui présentent des lacunes, à notre sens. Ces extraits visés par nos critiques seront précédés d’une puce et notés entre guillemets et suivis de nos remarques.

 Dans le domaine des études berbères, le regroupement des constituants de la phrase en classes syntaxiques linguistiquement fondées est relativement récent. Si l’on se base sur la répartition catégorielle des éléments de la langue berbère dégagée par Salem Chaker (1984 : 122-139), nous avons la classification suivante :

  • Les nominaux : les noms (substantifs et adjectifs), les noms de nombre, les pronoms personnels, les pronoms démonstratifs, les pronoms indéfinis.

  • Les verbes

  • Les adverbes

  • Les particules (préposition, conjonction, présentatif, démonstratif, orientation, etc.)

Globalement, le plan du manuel de Mouloud Mammeri suit la catégorisation syntaxique récente de la langue berbère, telle qu’elle est admise par beaucoup de berbérisants. Il ne s’en distingue que par les pronoms et la catégorie très hétérogène de l’adverbe qui sont placés par Mammeri dans la partie réservée aux particules.

Pour une progression cohérente, nous passerons en revue l’organisation de chaque partie du manuel. Nous prendrons appui sur la structuration de chacune d’elles et commencerons par son examen critique à la lumière des apports de la linguistique moderne.

1. Structuration de la première partie 

1.1. Les règles et conventions orthographiques

« Le w, ajouté à certaines consonnes (bw, gw, kw…) en marque une prononciation vélarisé ». (Mammeri 1989 : 17)
 Le son/w/marque plutôt une prononciation labiovélarisée où des labiales et/ou des vélaires sont accompagnées d’une coarticulation semi-vocalique labio-vélaire ([w] [o, u] très discret). Ce phénomène, qui est non ou faiblement distinctif, n’est pas noté dans certaines graphies usuelles à tendance phonologique, même dans de rares contextes où il peut y avoir opposition, comme dans ireggel (du verbe rgel « boucher ») et ireggwel (du verbe rwel « fuir »). « Un même signe rend l’occlusive et la spirante correspondante. Cela tient au fait qu’il n’y a pas de risque de confusion, parce qu’en berbère, l’opposition occlusive-spirant n’est jamais phonologique. Autrement dit, il n’y a pas d’exemple de deux mots distingués uniquement par le caractère occlusif dans l’un et spirant dans l’autre de la même lettre ». (Mammeri 1989 : 17).

 En kabyle, la spirantisation est parfois faiblement distinctive, comme dans le cas du pronom personnel affixe direct de la 2e personne du singulier [k] qui est occlusif et celui de l’affixe indirect de la 2e personne du singulier [k] qui est spirant. Exemple :

a k-yernu « il te surpassera »
a k-yernu « il te donnera davantage ».
« Au voisinage de ɣ et q, le son r est toujours emphatique. On convient de ne pas marquer le point souscrit ». (Mammeri 1989 : 18)

 Dans ce contexte, le son [r] est emphatisé, un son non emphatique qui prend une coloration emphatique en raison de la présence dans l’environnement immédiat d’une consonne emphatique, comme [ḍ], [ṭ], [ẓ] ou [ṣ], ou d’articulation postérieure, telle que des vélaires et uvulaires, comme [ɣ], [x] et [q].

1.2. Quelques règles phonétiques

Cette partie est très peu développée, il y a de nombreux phénomènes d’assimilation qui ne sont pas abordés et qui sont très importants pour ce travail qui a été conçu, selon l’auteur, afin de permettre une notation usuelle rationnelle et correcte. Cette assimilation a pour conséquence de masquer la structure réelle de la phrase puisque les composants syntaxiques ne sont plus immédiatement apparents.

Dans les grandes lignes, l’inventaire de ces phénomènes d’assimilation en kabyle est le suivant :

n + t → tt

n + w → ww, bbW, ppw ou ggW (selon les régions)

n + y → yy/gg (selon les régions)

n + f → ff

n + m → mm

n + r → rr

n + l → ll

m + w → mm

f + w → ff

d + t → tt

i/ y + y → igg

g + w/u → gg

« Certains sons en contact influent les uns sur les autres. En général, le 1er prend le timbre du 2e (phénomène d’assimilation) : ak-k-ẓreɣ : je te verrai (pour ad-k-ẓreɣ) ». (Mammeri 1989 : 20)

Dans l’exemple « ak-k-reɣ : je te verrai (pour ad-k-ẓreɣ) » (cité par Mammeri plus haut), le son/d/n’est pas assimilé par/k/, c’est plutôt la forme courte a de la particule de potentiel qui est employée, soit a k-reɣ « je te verrai » au lieu de la forme étoffée ad. Les deux formes sont des variantes d’une même particule (allomorphes), qui sont en distribution complémentaire. Au sein d’un syntagme verbal, devant un affixe personnel verbal ou un indice de personne la première personne du pluriel, c’est la forme courte a qui est employée. Ailleurs, c’est la forme longue ad.

2. Structuration de la deuxième partie : le nom

2.1. Le genre (chapitre I)

Dans la classe du nom, le genre est une catégorie grammaticale et sémantique importante de la langue berbère : il oppose un masculin (la forme qui est morphologiquement non marquée) à un féminin (la forme marquée).

« En plus de l’opposition de sexe, le féminin sert aussi à marquer le diminutif : amẓẓuɣ/tameẓẓuɣt ». (Mammeri Mouloud, 1989 : 26)

En plus de l’opposition de sexe et de diminutif, le féminin peut également marquer l’unité par rapport au masculin qui marque le collectif.

Exemples :

tazemmurt « un olivier » (féminin = unité)

azemmur « les olives » (masculin = collectif)

taweṭṭuft « une fourmi » (féminin = unité)

aweṭṭuf « les fourmis » (masculin = collectif)

2.2. Le nombre (chapitre II)

Dans la classe du nom, le nombre est également une catégorie grammaticale essentielle de la langue berbère : il oppose un singulier (la forme qui est morphologiquement non marquée) à un pluriel (la forme marquée).

« Pour former le pluriel, la voyelle initiale i, le plus souvent ne change pas : izi/izan «mouche(s)». En de rares cas, il devient a : iccer/accaren « ongle(s) ». (Mammeri 1989 : 27) La voyelle initiale peut également changer en u, par exemple : i/uan « nuit(s) ».
« La voyelle initiale a devient presque toujours i ; elle est très rare qu’elle devient u : as/ussan «jour(s) ». (Mammeri 1989 : 28)

La voyelle initiale peut ne pas varier, par exemple : awal/awalen « parole(s) » aɛrab/aɛraben « arabe(s) ».

2.3. L’état d’annexion (chapitre III)

La majorité des berbérisants sont d’accord sur le fait que l’état d’annexion constitue la marque de dépendance syntaxique et l’état libre constitue la marque de liberté syntaxique.

« Un nom berbère peut être soit à l’état libre, soit à l’état d’annexion. L’état d’annexion peut être simple ou renforcé. On met un nom à l’état d’annexion renforcé quand il est complément déterminatif d’un autre nom ou d’un mot, par exemple : awal bbwergaz « la parole d’un homme ». (Mammeri 1989 : 33)

 Dans l’exemple « awal bbwergaz » cité par Mammeri, le [bbwe] (considéré par Mammeri comme de l’état d’annexion renforcé) n’est que le produit de l’’assimilation phonétique de la préposition n et le w de wergaz « homme (à l’état d’annexion)  ». Donc la notion de l’état d’annexion renforcé n’est pas justifiée. En se passant de l’assimilation, l’exemple doit être noté ainsi : « awal n wergaz ».

«  On met à l’état d’annexion simple le sujet postposé au verbe : ifsi udfel « la neige a fondu » (ou adfel ifsi). (Mammeri 1989 : 34)

 À la place de la notion de sujet postposé, il convient d’employer la notion de complément explicatif qui est plus large que celle de sujet, puisqu’elle couvre également les cas où l’explicitation lexicale concerne les pronoms personnels régime direct, par exemple :

nɣiɣ-t wergaz-nni « je l’ai tué, l’homme en question »
ččiɣ-t weɣrum-nni « je l’ai mangé, le pain en question »

Dans l’exemple plus haut, le complément wergaz explicite le pronom personnel de 3personne t, qui est en fonction de complément d’objet direct.

Dans l’énoncé «adfel ifsi» ci-dessus, adfel est en fonction d’indicateur de thème, un nominal positionné en tête de la phrase et qui est toujours à l’état libre. Cette fonction sert à mettre l’accent sur le thème et attire l’attention sur lui. Donc, l’énoncé «  adfel ifsi  » signifie plutôt : «  la neige, elle a fondu  » au lieu de «  la neige a fondu  ».

3. La troisième partie : le verbe

Le verbe berbère est défini par l’association obligatoire d’une racine lexicale, d’un schème aspectuel et d’un indice de personne.

« Un verbe berbère peut prendre les formes suivantes : le prétérit (ou passé), le prétérit négatif […], l’aoriste (qui sert en particulier à former le futur)… » (Mammeri 1989 : 45)

Le prétérit en berbère n’est pas un passé ; il exprime plutôt un procès réalisé, achevé ou accompli qui peut, dans certains contextes, correspondre au temps du passé. Quant à l’aoriste, c’est un thème neutre ; en lui-même, il n’a pas de valeur. Sa valeur dépend du contexte de la phrase et peut spécifier tous les temps et tous les  » aspects, notamment lorsque le verbe est précédé de la particule du potentiel ad/a.

3.1. La conjugaison (chapitre VI)

Pour M. Mammeri, c’est par l’adjonction de la particule ad au verbe devant l’aoriste que l’on construit le temps futur en tamazight. « On forme le futur en mettant ad devant l’aoriste ». (Mammeri 1989 : 49)

Nonobstant le caractère éminemment juste de cette proposition, il nous faut aussi considérer que la particule ad associée à un verbe à l’aoriste, en plus du futur, peut également exprimer le souhait ou l’hypothèse. Elle est désignée par la particule du potentiel et non par une particule de futur. À l’instar de Mammeri, la tradition berbérisante a longtemps considéré ad comme la marque du futur (Hanoteau 1858/1906 : 101-105, et Vincennes, Dallet 1960 : 29). Les travaux les plus récents hésitent quant à eux entre l’aspect (Penchoen 1973, Chaker 1985) et la modalisation (Bentolila 1981, Galand 1977, Leguil 1987). Selon Salem Chaker (1989 b : 974), il est certain que cette particule ad, en fonction des contextes et des conditions d’énonciation, recouvre des valeurs très diverses : temporelles (futur), aspectuelles (virtuel ou général) ou modales (potentiel, conditionnel, optatif ou injonctif).

3.2. La classification des verbes (chapitre VII)

« Il y a deux groupes de verbes. Dans le premier groupe, le radical du prétérit et le radical de l’aoriste ne sont pas identiques (verbes à radical alternant). Dans le second groupe, ils sont identiques (verbes à radical constant) ». (Mammeri 1989 : 55)

On emploie la notion de verbes forts au lieu de verbes à radical alternant et celle de verbes faibles au lieu de verbes à radical constant, parce que la dénomination « verbe fort » a l’avantage d’indiquer que ces verbes ont gardé leur schème d’origine et que verbes faibles montre que cette homonymie est le résultat d’une évolution qui n’a pas touché tous les types verbaux.

3.3. Les formes dérivées (chapitre VIII)

« Forme à sifflante (factitive) : kcem «entrer»/sekcem «  faire entrer  ». (Mammeri 1989 : 59)

Cette forme causative s — ne marque pas seulement le causatif, c’est-à-dire une forme indiquant que le sujet fait effectuer l’action par un autre agent que lui-même, comme dans l’exemple ci-dessus, cité par Mammeri. Le morphème s — peut aussi exprimer un factitif, introduisant une cause ou un agent qui est l’auteur du procès. Souvent, un verbe primaire intransitif associé à s — donne un dérivé transitif, exemples :

ifsus «être léger»/sefses «rendre léger»,
luɣ «être troublé»/sluɣ «troubler».

Cette dénomination traditionnelle de «factitif» est restrictive, car elle n’inclut pas le causatif, qui est également exprimé par ce morphème.

4. la quatrième partie : les particules

4.1. Les pronoms personnels (chapitre XII)

Les pronoms constituent plusieurs sous-systèmes fermés. Ils assument des fonctions typiquement nominales, y compris celle de prédicat en phrase nominale.

 « Quand l’affixe verbal commence par une voyelle, on intercale souvent devant lui un d (d’origine inexpliquée) : mi d aɣ ẓran « quand ils nous ont vus ». (Mammeri 1989 : 78)

Il existe deux hypothèses qui s’affrontent pour expliquer l’apparition de ce d explétif. La première voit en ce d un élément de rupture de hiatus. Elle est avancée par Dallet (1982 : 125 et 693) et Chaker (2000 : 3457), pour qui : Des séquences kabyles ou rifaines comme : awal i dam-nniɣ «la parole que je t’ai dite» ou acu i das-yenna ? «Que lui a-t-il dit ?» établissent sans discussion possible l’existence en berbère Nord, comme en touareg méridional, d’une variante préverbale du type das, avec consonne dentale de rupture d’hiatus. La deuxième hypothèse attribue ce d à celui du préverbe ad et est suggérée par Prasse (1972 : 177), qui suppose qu’initialement ce d appartenait à la particule ad et que par la suite, il a été détaché et joint au pronom qui suit ce préverbe. Ce phénomène se généralise ensuite aux contextes où cette particule est absente. Galand (2010 : 121-122) trouve aussi la thèse de la fausse coupe plus vraisemblable, car elle expliquerait à la fois la forme réduite a de ad et pourquoi ces pronoms pourvus de ce d ne se trouvent qu’avant le verbe1.

« On emploie les affixes de verbe régime direct avec des mots comme acu «  quoi  », mazal « pas encore’ : acu-t wa ? « Qu’est-ce ceci ?’’. (Mammeri 1989 : 79)

Ce sont plutôt des affixes de verbe régime direct.

4.2. Les démonstratifs (chapitre XIII)

«Les adjectifs démonstratifs sont invariables et suffixés au nom.». (Mammeri 1989 : 84)

La notion de l’adjectif est employée ici par Mammeri dans le sens de la grammaire traditionnelle, c’est-à-dire un élément ajouté au nom, comme d’ailleurs le cas de l’interrogatif anta «quelle ?» qui est désigné par Mammeri comme étant un adjectif dans l’exemple suivant : anta tamurt ? «Quel pays ?» (Mammeri 1989 : 119)

En berbère, l’adjectif (au sens linguistique) est un nominal qui partage tous les traits combinatoires du substantif (genre, nombre et état) et exprime une propriété. Contrairement au substantif, l’adjectif peut fonctionner comme modifieur nominal direct, exemples :

  • ikerri ameqqran « un/le grand mouton »

  • ayefki asemmaḍ « un/le lait froid ».

Il est relativement bien caractérisé au plan morphologique (existence de schèmes spécifiques d’adjectifs) :

  • asemmaḍ «froid» → racine SMḌ + schème ac1C2ac3

  • asemḍan «froid» → racine SMḌ + schème ac1c2c3

  • an uqqin «fermé» → racine QN + schème aC2ic3. Il est identifié au plan syntaxique par la capacité de déterminer un autre nom : Séquence : Nom + Adjectif (+ état libre + accord de genre et nombre avec le nom) :

  • akal «terre» + amellal «blanc» : akal amellal « la terre blanche »

  • tifirest « poire » + taẓidant « doux » :. tifirest taẓidant «une poire savoureuse»

 «Ces démonstratifs situent l’objet par rapport à l’une des trois personnes :
- -a (près de celui qui parle, démonstratif de la 1ère personne) : axxam-a « cette maison-ci ».
— inna (loin de celui qui parle, démonstratif de la 3e personne) :
axxam-inna « cette maison-là ».
— « enni (près de celui qui parle, démonstratif de la 2e personne)». (Mammeri 1989 : 84-85)

Au lieu de la 1ère personne, il est plus juste de mettre : la localisation de proximité ; à la place de 3e personne, il est plus adéquat d’employer : la localisation d’éloignement ; et au lieu de la 2e personne, il est plus correct d’utiliser : la localisation d’absence, qui réfère à l’objet dont on parle (l’anaphoricité), exemple :

  • axxam-nni «la maison en question»

  • iger-nni «le terrain en question»

Comme mentionné par Mammeri plus haut, la particule démonstrative — nni peut également être employée afin d’indiquer un objet qui est situé près de celui qui parle, exemple :

  • axxam-nni «cette maison-ci»

  • iger-nni «ce terrain — ci»

Conclusion

Comme nous l’avons annoncé au début de notre article, notre objectif en effectuant cette analyse critique du manuel de Mammeri réédité en 1989 était de déterminer si Mammeri s’était fondé sur la grammaire traditionnelle ou s’il avait intégré les avancées de la linguistique berbère moderne pour élaborer ce manuel. Après analyse, nous sommes parvenus à la conclusion que, mis à part quelques notions traditionnelles révisées à la lumière des travaux modernes de linguistique berbère — telles que l’état d’annexion renforcé, le sujet postposé, le prétérit qui correspond au passé, le préverbe «ad» comme marque de futur, et l’adjectif démonstratif — que Mammeri a incluses dans son précis de grammaire, il a largement intégré les avancées les plus récentes de la linguistique de son époque, démontrant ainsi une solide connaissance dans ce domaine. Ces notions parfois complexes en linguistique berbère peuvent être mieux appréhendées par les étudiants en se référant à des ouvrages plus récents et approfondis rédigés par des chercheurs universitaires spécialistes de ce domaine.

1 Pour plus de détails, voir Djemai 2017.

Achab, R. (2013). Une présentation de Tajeṛṛumt n tmaziɣt (Grammaire berbère) (1976) de Mouloud Mammeri. Timsal n tamazight, (4), 16-32. URL : https://www.asjp.cerist.dz/en/article/7802

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1 Pour plus de détails, voir Djemai 2017.

Salem Djemai

Université Mouloud Mammeri — Tizi-Ouzou

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