L’impératif entre énonciation et discours phraséologique : production et interactions structurelles

Abdenbi LACHKAR

Citer cet article

Référence électronique

Abdenbi LACHKAR, « L’impératif entre énonciation et discours phraséologique : production et interactions structurelles », Aleph [En ligne], Vol. 4 (1) | 2017, mis en ligne le 22 décembre 2018, consulté le 21 décembre 2024. URL : https://aleph.edinum.org/1025

Ce travail, puisqu’il consiste à établir une description linguistique des expressions ordinaires et des locutions phraséologiques à forme d’un impératif, peut à la fois être vu sous un angle grammatical, étant donné que l’impératif est une phrase comme tout le reste des types de phrases, et sous un autre comme un acte du langage. C’est, d’ailleurs, pour cela que les analyses de cette modalité divergent selon les résultats obtenus. Pour Emile Benveniste, lorsqu’on parle de l’impératif, on a « affaire à une modalité spécifique du discours ; l’impératif n’est pas dénotatif et ne vise pas à communiquer un contenu, mais se caractérise comme pragmatique et vise à agir sur l’auditeur, à lui intimer un comportement. L’impératif n’est pas un temps verbal ; il ne comporte ni marque temporelle ni référence personnelle. C’est le sémantème nu employé comme forme jussive avec une intonation spécifique. On voit donc qu’un impératif n’équivaut pas à un énoncé performatif, pour cette raison qu’il n’est ni énoncé ni performatif. Il n’est pas énoncé, puisqu’il ne sert pas à construire une proposition à verbe personnel »

لأن هذا العمل يمثل وصفا لسانيا للتعابير العادية وللملفوظات الجملية ذات صيغة الإلزام، يمكن النظر إليه، في نفس الوقت، من زاوية نحوية بما أن صيغة الإلزام هو جملة مثل باقي أنماط الجمل، ومن زاوية أخرى على أساس أنها فعل لغوي. حسب بنفنيست، حين نتحدث عن صيغة الإلزام فإنه "لدينا قضية جهة خاصة للخطاب، صيغة الإلزام ليست محددة ولا تستهدف تبليغ محتوى، ولكن تتميز بخاصيتها التداولية، وتهدف إلى التأثير في المستمع وتحثه على سلوك ما. صيغة الإلزام ليست زمن فعل، لا تحمل لا علامة زمنية ولا إحالة شخصية. والسيمونتام المستعمل وحده كصيغة أمرية مع تنغيم خاص". رأينا إذن أن صيغة الإلزام لا تعادل ملفوظا إنجازيا، وهي ليست ملفوظا، لأنها لا تخدم وضع قضية مع فعل شخصي.

Mots-clés

Impératif, proverbe

Le traitement linguistique des pratiques langagières ne doit pas seulement se limiter à l’analyse des constructions syntaxiques, aux types de phrases et leur système verbal, il doit aussi s’intéresser à leur valeur énonciative et leurs modalités de réalisation dans le discours. Cette étape n’est qu’une autre manière de confronter la langue à la réalité sociale afin que locuteur et interlocuteur se comprennent et réussissent leurs actes de communication. Peu d’études ont été réservées à l’impératif en tant que modalité caractérisant à la fois le discours ordinaire et le discours figé et non compositionnel sémantiquement. Pour cette raison, ce travail essaie de situer cette modalité au sein du discours afin de percevoir les interactions possibles entre l’impératif et les autres modalités énonciatives. Il s’agit plutôt d’une entreprise qui entend l’évaluation logico-sémantique des propos contenus dans les énoncés –énoncés ordinaires et phraséologiques- ainsi que leur visée et leur portée communicatives. Cela peut nous informer, en même temps, sur le rapport de l’énonciateur avec l’énoncé qu’il produit et l’objectif voulu ou attendu de ce produit.

Ce travail, puisqu’il consiste à établir une description linguistique des expressions ordinaires et des locutions phraséologiques à forme d’un impératif, peut à la fois être vu sous un angle grammatical, étant donné que l’impératif est une phrase comme tout le reste des types de phrases, et sous un autre comme un acte du langage. C’est, d’ailleurs, pour cela que les analyses de cette modalité divergent selon les résultats obtenus. Pour Emile Benveniste, lorsqu’on parle de l’impératif, on a « affaire à une modalité spécifique du discours ; l’impératif n’est pas dénotatif et ne vise pas à communiquer un contenu, mais se caractérise comme pragmatique et vise à agir sur l’auditeur, à lui intimer un comportement. L’impératif n’est pas un temps verbal ; il ne comporte ni marque temporelle ni référence personnelle. C’est le sémantème nu employé comme forme jussive avec une intonation spécifique. On voit donc qu’un impératif n’équivaut pas à un énoncé performatif, pour cette raison qu’il n’est ni énoncé ni performatif. Il n’est pas énoncé, puisqu’il ne sert pas à construire une proposition à verbe personnel »1

Dans cette perspective, l’impératif se présente comme une conceptualisation du monde qui se reflète dans la langue et par la langue à l’aide de l’utilisation de séquences s’approchant de l’ordre « donner l’ordre de », « il faut (faire) ». Entre les phrases « dites simples » et les autres « dites composées » ou « complexes », l’énonciateur doit utiliser des sources, des logiques, des hypothèses, des déductions et des ordres ; ce qui peut agir sur l’énonciataire et son comportement. Ce dernier est d’une grande importance que son traitement logico-sémantique devient une nécessité pour expliquer le schéma situationnel sur lequel le locuteur s’est basé pour construire son cadre propositionnel et stéréotypique.

1. Caractéristiques grammaticales de l’impératif

Faire une description grammaticale des structures impératives dépend du lien sémantique entre la totalité des composantes lexicales et les propriétés syntaxiques qui les régissent. Cela demande, comme c’est le cas des autres modalités, à vérifier l’ensemble des propriétés du verbe en relation avec son sujet et son complément.

1.1. Les propriétés du sujet de l’énoncé impératif

Afin de pouvoir comprendre le fonctionnement de l’énoncé impératif, considérons d’abord les données suivantes :

  1. Max mange.
    (2) εli ka ybiε l-khubz ( = Ali vend du pain)
    (3)L’arbre fleurit.

Ces propositions, où le sujet disparaît, peuvent devenir à l’impératif :

(4) Mange !
(5) biε l-khubz !

( = Vends du pain !)
(6) *fleuris !
L’emploi de l’impératif ne comprend que les verbes dont les sujets comprennent le trait [+humain] et/ou [+animé] ; c’est pour cette raison qu’il a été refusé dans le cas de fleurir qui a un sujet [-humain], [-animé], ce qui montre qu’il s’agit d’un emploi métaphorique. Cette perspective explique que ces SN sujet doivent être compatibles avec une classe de verbes de champ sémantique proche comme vendre dans le cas de vendre du pain qui nécessite un sujet actif.

1.2. Les classes de verbes

Les verbes de l’impératif n’engendrent pas une classe grammaticale homogène. Ils sont considérés uniquement par rapport à la compatibilité et à la non compatibilité de l’emploi impératif des verbes de base et ceux qui - s’il y a possibilité - peuvent les introduire. La modalité impérative peut avoir les caractéristiques interprétées ci-dessus. Ceci dit, les verbes modaux et aspectuels, comme devoir, vouloir, devoir, venir de, ainsi que le verbe aller dans son emploi d’auxiliaire de futur, n’ont pas d’emploi impératif.

Les propriétés temporelles des constructions impératives font que l’absence de l’impératif avec ces verbes constitue un argument, surtout pour Maurice Gross106, qui justifie que l’impératif a pour origine une complétive :

(7) Je (veux, exige, ordonne,…) que tu viennes.

est à l’origine de :

Viens !

On s’intéresse, ici, aux proverbes impératifs à forme simple et à signification ordinaire, dans le but de parvenir à leur donner une analyse syntaxique plausible. Ainsi, les proverbes impératifs suivants :

(8) ţbəx l-mā t.žbər r-rəġwa

( = Fais bouillir l’eau, tu trouveras l’écume)

(9) đərb-u l fəmm-u ynsa mm-u

(10) ( = Flatte-lui le bec, il oubliera sa mère)

(11) Ecoute les conseils de tous et prends celui qui te convient.

(12) Sois dur à ouïr qui accuse

présentent un sujet [+humain], [+animé]. Ces énoncés peuvent avoir, eux aussi, à l’origine une complétive :

(13) ?[ bġit-ək [ t.đəŗb-u l fəmm-u ħətta ynsa mm-u ] ]

(14) ?( = ( Je veux ) que (tu lui flattes le bec jusqu’à ce qu’il oublie sa mère))

(15) Je (veux + ordonne + demande) que (tu écoutes les conseils de tous et que tu prennes celui qui convient).

On y relève une compatibilité temporelle totale entre le verbe « introducteur » et le verbe de la phrase impérative. Cela prouve que l’origine morphologique du proverbe de base, même s’il devient une phrase ordinaire, est effectivement une complétive. La structure proverbiale est présentée sous forme de deux propositions conjonctives où la subordonnée est reliée à la principale par la conjonction et ; alors qu’en arabe marocain, l’apparition de [ħətta] (jusqu’à) dans P2 exprime le degré et l’intensité de l’événement causatif de P1de P.

Cela n’interdit pas qu’il y ait incompatibilité entre les verbes « opérateurs ou aspectuels » et les verbes modaux dans une structure subordonnée à sens ordinaire « Que P » :

(16) *Je (veux + désire + exige) que tu (dois + puisses + veuilles) V.

Ces verbes ne peuvent pas avoir d’impératif correspondant. A côté de ce trait distinctif, on peut ajouter les verbes qui ont deux valeurs différentes ou opposées ; l’une physique, l’autre psychologique. Ainsi, on peut opposer deux verbes (N. Ruwet)2 :

(17) đəŗbu-h d-drāri

( = Les enfants l’ont frappé)

đəŗbat-u l-ħəzqa

( = La misère l’a frappé)

Le verbe frapper, en arabe marocain, entre dans une structure V N (X) qui devient, en français, N V (X). Il est en combinaison, dans le premier exemple, avec un syntagme nominal humain et animé qui enferme une valeur physique. Or, dans le second exemple, il est en relation avec un syntagme nominal non humain, non animé et abstrait, ce qui le place dans un cadre psychologique. Il reste à démontrer que les verbes à valeur physique permettent l’impératif :

Les enfants, frappez-le !

→ Ne le frappez pas !

Alors que la phrase :

 ?*La misère, frappe-le !

est inacceptable. L’application des règles grammaticales est fortement liée aux exigences lexicales. La distribution lexicale du sujet et du complément de verbes, comme frapper, à valeur physique « ont des restrictions de sélection sur le sujet et l’objet à peu près inverse »3. En ce sens, l’énoncé :

Les enfants frappent Luc

peut prendre la forme inverse :

Luc frappe les enfants

où le sujet et le complément partagent les mêmes propriétés distributionnelles. Cela implique que « Luc a eu le courage de se défendre ». On peut avoir le même comportement syntaxique dans le proverbe :

εţe m dra :t-ək yzid-ək l-lāh f qut-ək

( = Donne de ton maïs, Dieu t’augmentera tes ressources)

Le verbe augmenter peut avoir le sens de recevoir plus, ce qui place les verbes donner et augmenter à valeur référentielle de recevoir dans une relation converse implicite.

1.3. Les caractéristiques de la forme verbale

On a montré les principales classes de verbes à l’impératif qui permettent à l’auditeur de proposer une réalité à l’entreprise linguistique avancée par le locuteur. Cela n’empêche pas que chaque auditeur pourrait interpréter cette réalité d’une façon subjective.

1.3.1. Les formes

Le locuteur utilise, dans sa locution, la forme de l’impératif de plusieurs façons. Dans une structure ordinaire, il oppose à une forme impérative simple une forme composée traduisant un aspect accompli dans le futur :

Aie mangé ton plat dans un quart d’heure !

Il est tout à fait laborieux d’écarter l’aspect du temps puisque, souvent, les énoncés prédicatifs associent à des valeurs aspectuelles des valeurs temporelles. Pour cela, les verbes transitifs ont une forme passive construite sur la forme simple du verbe être :

Sois maudit !

Cette forme se caractérise aussi dans le proverbe :

(26) εānəd la tħāsəd

( = Rivalise, n’envie pas !)

qui peut devenir :

(26a) ( = Sois un rival, non un envieux)

ou bien le proverbe :

(27) şbər tnāl !

( = Patiente, tu gagneras !)

qui devient :

(28) Sois patient, tu gagneras !

où le verbe impératif à forme simple devient un verbe à forme composée de type être + adjectif dans la langue d’accueil.

Le processus de reconstruction de la forme impérative à partir de l’énoncé proverbial initial constitue un inconvénient, en arabe marocain, mais pas en français. Le caractère linéaire et successif de l’ensemble des éléments syntaxiques (forme verbale) s’est effacé pour faire place à un autre de la même valeur sémantique. On note, ainsi, que les formes impératives simples dans la langue de base deviennent des variantes composées dans la langue d’accueil. Le cadre théorique dans lequel elles s’inscrivent doit obligatoirement expliquer que ces formes impératives – simples ou composées - sont des énoncés particuliers et significatifs ; c’est de cette façon qu’ils peuvent conserver leur aspect allusif et figé.

1.3.2. Les personnes

La détermination de la personne dans ce type d’énoncés exige la localisation des points énonciatif et référentiel sur lesquels se fonde la réalité syntaxique de la forme verbale impérative. L’énoncé impératif se restreint forcément à déterminer les personnes qui engagent l’acte énonciatif en tant que locuteur(s) ou auditeur(s), et qui ne peuvent être que :

la deuxième personne du singulier :

(29) εawwəž la tħawwəž !

( = Fais de travers (ton entreprise), et ne demande pas secours !)

(30) Aide-toi, le ciel t’aidera !

la deuxième personne du pluriel :

(31) ţəwwε-u wlād-kum la yxərž-u msāxiţ !

( =Eduquez vos enfants pour qu’ils ne deviennent pas des (enfants) maudits !)

(32) Ne prêtez point votre argent à un grand seigneur !

(33) Craignez la colère de la colombe !

L’absence du sujet place le verbe en tête de la phrase. Cependant, l’absence de la marque de la première personne du pluriel dénote nécessairement que la réalisation du message proverbial relève d’un discours individualisé. Le locuteur ne s’insère pas dans le proverbe émis, mais jouit de la liberté de s’adresser à ses interlocuteurs sans montrer que le contenu de ce proverbe l’intéresse et/ou le concerne. Ce qui explique que l’émetteur et le récepteur du proverbe ne peuvent être, à la fois, acteurs et témoins de sa production et de sa formulation.

La compréhension de l’impératif dans ces exemples relève de l’attitude de l’énonciateur vis-à-vis de son énoncé. Seul lui peut dire si le contenu de l’énoncé est vrai ou faux, ou comporte un certain doute à propos de sa véracité, voire s’il exprime un ordre ou autre. L’expression de l’ordre implique sûrement l’existence et la présence d’un émetteur et d’un récepteur direct.

2. La combinaison : impératif + négation

Une construction phraséologique - surtout proverbiale – arrive, souvent, à constituer un ensemble polylexical construit autour d’un noyau verbal. A ce propos, le cas de la combinaison de l’impératif avec la négation est significatif dans les proverbes suivants :

(34) la txāləţ l-mqəlləq w la tεabbi l-mţəll∂q w la tħrət l-mεalləq !

( = Ne fréquente pas une personne pressée, ne te marie pas avec une divorcée, et ne laboure pas des terres en pente !)

(35) la thrəq mā ħətta tşib xŗin !

( = Ne verse pas d’eau avant d’en avoir d’autres !)

(36) N’élève pas un corbeau, il te crèvera les yeux

(37) N’attends jamais d’autrui ce que tu peux toi-même faire

L’impératif se montre sous sa forme simple. Il en suit qu’il se combine avec une négation totale, où l’adverbe de négation /la/ne/ marquant l’interdiction en arabe marocain, occupe sa tête. Cela n’empêche pas que l’ordre de la structure proverbiale soit fixe et que le verbe de la seconde partie soit au futur ou à l’indicatif présent. Cela justifie la forme composite du proverbe qui présente souvent des cas de subordination implicite. L’impératif accompagné d’une négation ne constitue pas un jugement sur la réalité existentielle actuelle de l’énonciateur. Cependant, il exprime la volonté d’accomplir une action qui s’inscrit dans la pratique linguistique comme un acte de discours dénotant dans les pratiques socioculturelles un ordre, un conseil ou une interdiction.

3. Typologie des proverbes impératifs

L’impératif comme modalité énonciative constitue un moyen linguistique capable de définir la réalité sémantique des proverbes comme produits langagières oraux. Or, chercher à décrire les actes de paroles constitue une étape primordiale dans la compréhension du discours, de ses composantes ainsi que les marques linguistiques qui les caractérisent.

Du point de vue de sa manifestation linguistique, l’énoncé proverbial à l’impératif contient des indices très divergents, relevant du contenu sémantique. Cette modalisation appelée aussi modalité « injonctive » engage locuteur et interlocuteur. Elle explique comment le locuteur arrive à imposer un propos à l’interlocuteur.

3.1. Les proverbes dans lesquels le locuteur propose un cadre stéréotypique où l’interlocuteur est supposé exécuter une action

Le caractère générique de ces proverbes morphologiquement injonctifs peut se réaliser sous une forme positive :

(38) tub ytub εli-k l-lāh

( = Repens-toi, Dieu te pardonneras)

(39) səbbəq l-mim tərtāħ

( = Avance (le) non, tu seras tranquille)

(40) Chante à ton baudet, il te fera des pets

Comme il peut se réaliser sous une forme négative :

(41) la tεin s-sār∂q wa law ykun ġārəq

( = N’aide pas le voleur même s’il se noie)

(42) Ne prêtez point votre argent à un grand seigneur

Le propos de l’énonciateur touche essentiellement le contenu de son cadre stéréotypique pour caractériser le contexte impératif. Ainsi, E1 impose un cadre pour exécuter une action X. E2, qui implique même le locuteur, peut effectuer comme ne pas effectuer cette action. La paraphrase à l'aide dans l'interprétation des énoncés : paraphrase à l’aide de /yla/si/… /idan/alors/

(43) yla tub-t ytub εli-k l-lāh

( = Si tu te repens, (alors) Dieu te pardonneras)

(44) yla ħəlli-t εin-ək šədd yədd-ək

( = Si tu ouvres l’œil, (alors) ferme la main).

La relation entre les faits indiqués par les parties (propositions) du proverbe se présente comme étant intrinsèque :

(45) Chante à ton baudet, il *ne te fera pas /te fera des pets

(46) ħəll εin-ək, *ma tšədd-š / šədd yədd-ək

( = Ouvre ton œil, *ne ferme pas / ferme ta main).

La vérification exhaustive de ces proverbes démontre que les faits exprimés par les deux parties sont incompatibles ; autrement dit, ils ne peuvent se réaliser simultanément.

L’argumentation explicite ou implicite des caractéristiques de l’impératif implique, dans tous les cas, que l’interlocuteur reçoit l’ordre d’accomplir (dire ou faire) un acte auquel il est obligé de se soumettre. De toute façon, cela constitue une stratégie forte pour tester les suites discursives et actantielles possibles de l’interlocuteur. Celui-ci n’a aucune alternative. Tout refus, quel que soit son degré, implique un risque de sanction.

3.2. Les proverbes dans lesquels le locuteur propose un cadre où l’interlocuteur est censé ne pas exécuter l’action

Dans ce cas, la modalité garde les mêmes traits distinctifs que le point précédent. Cependant, il faut noter que les proverbes demeurent toujours des phrases typifiantes à priori. Cela réduit toute élaboration de nouvelles suites discursives loin de la réalité linguistique du proverbe. Cette dernière se trouve, dans la plupart des cas, différente des phrases proverbiales de base.

En fait, le caractère figé et métaphorique des proverbes ainsi que leur rôle argumentatif font qu’ils peuvent constituer des syllogismes admissibles :

(47) Ne parle pas trop !

Ecoute beaucoup, et parle peu.

Donc, parle peu.

Or, en arabe marocain, l’identification n’est pas facile :

(48) ma t.εţe-š n-nəεma

( = ne donne pas de nourriture)

- εţe l-mā la t.εţe n-nəεma

( = Donne de l’eau, ne donne pas de nourriture)

( = ?donc, ne donne pas de nourriture).

Il s’agit donc d’un ordre à exécuter imposé à l’interlocuteur dans la première partie (P1 de P), et d’une non exécution dans la deuxième partie du proverbe (P2 de P). Pour cela, il est possible d’avoir :

(49a) ? εţe l-mā wa lakin ma xəşş-ək-š tεţe n-nəεma

 ?( =Donne de l’eau, mais tu ne dois pas donner de la nourriture)

qui transforme le proverbe en une phrase ordinaire. La combinaison [wa lakin + xəşş+ nég.] ( =mais + devoir.impér + nég) implique une interdiction accompagnée d’un ordre. Elle peut se réaliser à l’aide de [mamnuε] ( = il est interdit) :

(49b)  ? εţe l-mā wa lakin mamnuε t.εţe n-nəεma

 ?( = Donne de l’eau mais il est interdit de donner de la nourriture)

La configuration linguistique se réalise à l’aide de mots impliquant un ordre suivi d’une interdiction totale comprise par le sémantisme du mot [mamnuε] ( = il/c’est interdit de). La notion d’ordre peut être accompagnée d’une négation totale :

(50) Ecoutez beaucoup, et ne parlez pas trop.

Le sens est considéré, ici, à partir du rôle argumentatif du proverbe dans le discours. Cela facilite la constitution d’un autre argument issu de mots exprimant une autorisation niée :

(50a) Vous devez écouter beaucoup, mais vous ne pouvez pas parler trop/ *peu.

C’est l’opposition entre les deux adverbes peu / trop+ nég qui met en valeur cette notion et la valide. Ces énoncés ne constituent pas des arguments forts. Pour cela, on précise que les paraphrases ne sont pas des phrases naturelles. Cela permet d’expliciter un autre proverbe ayant la même valeur énonciative et le même effet sémantique :

(50 b) Il faut tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler.

ce qui n’empêche pas le proverbe :

(51) N’élève pas un corbeau, il te crèvera les yeux

de devenir :

(52a) ? Je t’interdis d’élever un corbeau afin qu’il ne te crève pas les yeux.

L’interdiction implique que le locuteur connaît bien les corbeaux et les conséquences qui en résultent. Cela fait passer l’énoncé du stade d’un simple conseil au stade d’une interdiction totale.

Le rôle énonciatif des énoncés phraséologiques peut les présenter comme des phrases incidentes. Ils peuvent apparaître sous d’autres formes :

une phrase exprimant une condition réalisable :

(52b) Si tu élèves un corbeau, il te crèvera les yeux.

où la conjonction de subordination si justifie cette expression.

une phrase exprimant une déduction :

(52c) Si tu élèves un corbeau, alors il te crèvera les yeux.

où la combinaison avec « si …alors » dénote un schéma conditionnel.

3.3. Les proverbes dans lesquels le locuteur autorise la réalisation de l’action

Le locuteur pose, dans son énoncé, une attitude, une action à réaliser en les comparant à d’autres essentielles, évidentes et plus importantes. Le locuteur suppose que l’interlocuteur peut et même veut accomplir cette action, surtout si elle est d’ordre éthique :

(53) xalli lqħub w ssərqa w εməl šnu bqā

( = Laisse la prostitution et le vol, et fais tout le reste)

Parfois, l’attitude est grotesque :

(54) žib lmŗā b ddi :n w qul məlεuqa

( = Prends la femme sans lui payer sa dot, et dis qu’elle porte malheur)

Cette attitude paraît même raisonnée :

(55) şbəŗ tnāl

( = Sois patient, tu réussiras)

zəyyən lsān-ək tnāl murād-ək

(56) ( = Orne ta langue, tu obtiendras ce que tu désires).

đŗəb f l-bərdεa yfiq l-ħmāŗ

(57) = Frappe le bât, l’âne se réveillera)

Le locuteur, en s’arrêtant sur l’action de la première partie du proverbe, prévoit une autre, plus logique, dans la deuxième partie. Celle-ci peut constituer une fin (à sens de conclusion et de but) à atteindre.

L’interlocuteur, faisant cette remarque qui lui apprend son droit d’exécuter l’action, peut se servir de ce droit comme il peut ne pas le faire. Le seul moyen qui le fait entrer dans le raisonnement du locuteur, en tant que garant de ce droit, c’est le fait d’utiliser ce droit ou non.

La proposition de faire, d’agir et même d’accomplir l’action à réaliser paraît, dans la plupart des cas, sous une forme impérative positive. Elle peut avoir besoin, dans de nombreux cas, d’autres expressions telles que : il faut / il ne faut pas :

(58) Il faut tondre les brebis et non pas les écorcher

(59) Il faut se dire beaucoup d’amis et s’en croire peu.

(60) Il faut avaler les pilules sans les mâcher.

La complexité de la modalisation impérative ou injonctive est exprimée par de nombreuses marques linguistiques. Les particularités de la situation ainsi que celles de l’action témoignent des particularités contextuelles. Les paraphrases :

(61a) xalli lqħub w ssərqa w εand-∂k lħaqq tεm∂l šnu bqā

( = Laisse la prostitution et le vol et tu as le droit à faire tout le reste)

et même :

?(62) yla xalli-t -qħub w ssərqa ka n.smaħ l-∂k t.εməl šnu bqā

? ( = Si tu laisses la prostitution et le vol, je t’autorise à faire tout ce qui reste)

montrent que la séquence [εand-ək l-ħaqq] ( = tu as le droit de) et le verbe [smaħ] ( =autoriser + permettre. acc) impliquent une autorisation explicite et solennelle. Ainsi, la forme impérative dans :

(63) zţəm şħiħ təmši εāni

( = Marche d’un pas ferme, tu avanceras le front élevé)

constitue une incitation à agir. Cela justifie le cas de (55) qui, en s’intéressant à la manière de dire et de présenter la vérité ironique du propos (la façon de juger la femme), correspond à une réponse à une demande ayant la valeur d’une accusation.

De plus, en utilisant le verbe [ka yqədd] ( =inacc. pouvoir), la forme de l’énoncé impératif peut se transformer en une forme déclarative :

(64) kun şmut w skun l-qnut

( =Sois réservé, et habite au coin de la rue)

qui devient :

?(64b) kun şmut w tqədd tskun l-qnut

?( = Sois réservé et tu pourras habiter les (bons) coins (de la maison))

La notion de l’autorisation peut s’expliquer par :

 ?(64c) kun şmut yla bġit tskun l-qnut

?( = Sois réservé si tu veux habiter les (bons) coins (de la maison))

où l’introduction de la conjonction de subordination si implique que l’autorisation nécessite une condition.

Tous ces éléments discursifs décrivent véritablement une autorisation implicite. Cependant, les paraphrases qui permettent à la notion de l’autorisation de se manifester dans le discours ne constituent pas vraiment des phrases naturelles. Les différentes configurations linguistiques – qu’elles soient explicites ou implicites – montrent qu’il n’y a pas de correspondance totale entre les énoncés proverbiaux de base et leurs paraphrases.

Or, la réalisation de l’action, dans ce cas, dépend de la réaction de l’interlocuteur. Il est normal que les proverbes impératifs signalent que l’interlocuteur s’impose dans son propos ; il bénéficie directement du droit d’agir dans l’acte discursif sans aucune attente d’ordre ni d’autorisation, c’est le cas dans le proverbe :

(65) ħrəq qabr-ək ynəšhar xabr-ək

( = Brûle ton tombeau, tu deviendras célèbre)

L’interlocuteur se trouve en position de s’autoriser la réalisation de cette action. Cela signifie que, par ironie, cette modalité va au-delà de l’acte autorisé lui-même.

CONCLUSION

Les différents cas énonciatif étudiés dépendent de l’implication du locuteur et de l’interlocuteur, en relation avec ce qui est dit et ce qui doit être dit, dans l’acte de parole. On aura remarqué que, dans les proverbes, l’impératif est souvent employé pour exprimer un ordre, un conseil, une interdiction et, de moins en moins, une autorisation. Ainsi, l’impératif implique l’imposition d’une attitude, d’une action à réaliser et à exécuter. Cela explique pourquoi l’énoncé phraséologique (proverbe, dicton, expression figée), en tant qu’énoncé d’origine et véridique, admet des transformations caractérisées dans les paraphrases pour interpréter ce qui n’a pas été dit explicitement. Entre l’acceptabilité et l’inacceptabilité, les notions d’exhaustivité et de généralité influencent la prédication proverbiale dont la flexibilité morphologique se trouve atteinte. Le proverbe, en tant que phrase typifiante à priori, admet des exceptions selon la position discursive de l’énonciateurs et celle du locuteur.

Cette approche apprend qu’il existe des énoncés qui constituent des arguments forts et d’autres qui sont faibles. De là, le sens des énoncés est évalué selon leur degré descriptif, explicatif et argumentatif dans le discours et non pas par rapport à leur réalité linguistique ou extralinguistique.

1 Emile Benveniste. Problèmes de linguistique générale, I, 1966, p. 274.

1 06 Maurice Gross. Grammaire transformationnelle du français, p. 164.

2 Nicolas Ruwet. Théorie syntaxique et syntaxe du français. Paris : Le Seuil, 1972, pp. 225- 226.

3 N. Ruwet. Idem, 1972, p. 181.

ANSCOMBRE, J-Cl. 2000. « La parole proverbiale », Langages139, Paris : Larousse, pp. 6-26.

……………….,1994. « Proverbes et formes proverbiales : valeur évidentielle et argumentative », Langue française 102, pp. 95- 107.

BENVENISTE, E. 1966. Problèmes de Linguistique Générale 1, Paris : Gallimar.

BOONS Jean-Paul, GUILLET Alain, LECLERE Christian., 1976a. La structure des phrases simples en français : constructions intransitives, Genève, Droz.

……………., 1976b. La structure des phrases simples en français : classes de constructions transitives. Rapport de recherches du LADL, n° 6, Paris, Université Paris7.

DANLOS, L. 1981. « La morphosyntaxe des expressions figées », Langages 73, pp. 53-74.

GREIMAS, A.J. 1970 . « Les Proverbes et les dictons.», Du sens, Paris : Editions du Seuil, pp. 309-314.

GRESILLON, A et MAINGUENEAU, (D)., 1984. « Polyphonie, proverbe et détournement ou un proverbe peut en cacher un autre. », Langages n° 7, pp112-125.

GROSS, G. 1997. « Du bon usage de la notion de locution », in Martin-Baltar (M ) (textes réunis par), La locution entre langue et usage, ENS Editions Fontenay/ Saint-Cloud, Diffusion Ophrys, Paris.

GROSS, M. 1988. « Les limites de la phrase figée. » Langages 90, pp :7-22.

GUIRAUD, P. 1962. Les locutions françaises, Coll. « Que sais-je ? », Paris : PUF.

LACHKAR, A. 2004. Lexiques-grammaires comparés : Etude lexicale des proverbes en arabe marocain (parlers de Fès, Taounate et les environs) et en français, Thèse de doctorat, Montpellier 3.

MILNER, J-C. 1982. Ordres et raisons de langue, Paris : Seuil.

REY, A. 1997. « Phraséologie et pragmatique. » M. Martins-Baltar (coord.), La Locution entre langue et usages, Fontenay saint-Cloud : ENS Editions, pp. 333-346.

SCHAPIRA, C. 1999. Les stéréotypes en français. Proverbes et autres formules, Paris/ Gap : Ophrys.

YOUSSI, A. 1992. Grammaire et lexique de l’arabe marocain, Casablanca : Wallada.

1 Emile Benveniste. Problèmes de linguistique générale, I, 1966, p. 274.

1 06 Maurice Gross. Grammaire transformationnelle du français, p. 164.

2 Nicolas Ruwet. Théorie syntaxique et syntaxe du français. Paris : Le Seuil, 1972, pp. 225- 226.

3 N. Ruwet. Idem, 1972, p. 181.

Abdenbi LACHKAR

Université Ibn Zohr-Agadir et Université Paris-8

© Tous droits réservés à l'auteur de l'article