L’espoir au mépris du désespoir post-indépendant dans Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma

الأمل في تحدي اليأس ما بعد الاستقلال في الله ليس ملزما لأحمدو كوروما

Hope in defiance of the post-indépendant disappointment in Ahmadou Kourouma´s Allah nest pas obligé

Feriel Lamri et Aziza Benzid

p. 733-743

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Feriel Lamri et Aziza Benzid, « L’espoir au mépris du désespoir post-indépendant dans Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma », Aleph, Vol 10 (3) | 2023, 733-743.

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Feriel Lamri et Aziza Benzid, « L’espoir au mépris du désespoir post-indépendant dans Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma », Aleph [En ligne], Vol 10 (3) | 2023, mis en ligne le 24 mai 2023, consulté le 27 avril 2024. URL : https://aleph.edinum.org/9076

De nombreuses études se sont particulièrement intéressées à l’afropessimisme et à la déception qui caractérisent l’écriture d’Ahmadou Kourouma. Or, le présent article aura pour objectif de révéler les nombreuses facettes de l’espoir qui se manifeste à travers un enfant qui traîne dans les guerres civiles. Nous verrons à quel point la résilience qui revient souvent dans le roman le pousse à rester en vie. À travers une méthode d’analyse qui s’appuiera sur une approche thématique et symbolique, nous pourrons observer comment l’image de l’enfant pourrait être un vecteur d’espoir dans un monde détruit.

اهتمت العديد من الدراسات بشكل خاص بالتشاؤم الأفريقي وخيبة الأمل التي ميزت كتابات أحمدو كوروما. على عكس هذا المقال الذي سيهدف إلى الكشف عن جوانب عديدة للأمل الذي يتجلى من خلال صورة طفل يتسكع في ضلال الحروب الأهلية. سنرى إلى أي مدى يدفعه الصمود الذي غالبًا ما يعود في الرواية إلى البقاء على قيد الحياة. من خلال طريقة تحليلية تعتمد على نهج موضوعي ورمزي، سنتمكن من ملاحظة كيف يمكن لصورة الطفل أن تكون ناقلة للأمل في عالم مدمر.

Many studies have been particularly interested in the Afropessimism and disappointment that characterised Ahmadou Kourouma’s writing. However, this article will aims to reveal many facets of the hope which is manifested through a child who hangs around civil wars. We will see what degree the resilience that often returns in the novel pushes him to remain alive. Through an analytical method that will be based on a thematic and symbolic approach, we will be able to observe how the image of the child could be a vector of the hope in a destroyed world.

Introduction

La littérature subsaharienne d’expression française est un lieu où s’entremêlent des thématiques diverses et variées liées à la situation du continent africain. Elle doit une grande part de son originalité à l’utilisation d’une écriture subversive, tant sur la forme que sur le fond. Une subversion qui s’explique essentiellement par le mécontentement des écrivains face à la situation dramatique de l’Afrique post-indépendante. En effet, au lendemain des indépendances, la littérature africaine annonce le « seuil de changements » (Harrow, Kennith. 1995 : 209) et l’apparition d’une littérature lourde de désillusion face au despotisme, à la tyrannie du régime et à beaucoup d’autres maux qui caractérisent la classe au pouvoir. Les écrivains de cette période s’engagent dans leurs écrits à travers une plume ambivalente, ou, pour se rapporter à l’expression qu’a employée David Ndachi-Tagne, une plume « de l’oxymore » (Ndachi Tagne, David. 1986 : 194) : ils passent du sacré au profane, dépeignent le conflit puis adoucissent la colère non point accompagnée d’espoir. Ahmadou Kourouma, l’une des figures les plus importantes de cette littérature, a marqué son entrée dans le monde littéraire, selon de nombreuses études, à travers de longues tirades pessimistes. Toute son œuvre est ainsi considérée comme une série de malheurs et de violence dans laquelle l’écrivain se trouve figé et en proie d’une asphyxie morale perdant toute espérance de changement et de développement. Or, Birahima, l’enfant soldat dans Allah n’est pas obligé, arrive à nous éclairer sur la manière dont est possible de garder espoir dans un monde en destruction. Son itinéraire douloureux met particulièrement en scène la lutte grandiose qu’il mène contre toutes les atrocités de la guerre pour assurer sa survie. Dans ce cadre, nous essayerons de nous interroger sur les différentes formes d’espoir qui se manifestent à travers le personnage de Birahima. Autrement dit : dans quelle mesure ce roman de Kourouma reflète-t-il l’espoir par rapport au monde africain ainsi que l’espérance qui marque le protagoniste?

1. La résilience, l’élément quintessentiel de l’espoir

La mort de Fama, le prince déchu dans Le Soleil des Indépendances qui devrait rétablir l’ordre chaotique mis en place, a bien incarné le pessimisme qui a frappé l’Afrique devenue le reflet d’un monde marqué par la cruauté. En effet, cet afropessimisme des années précédant les indépendances a laissé place à une thématique de l’espoir qui met en avant la possibilité d’envisager, malgré tout, un avenir meilleur plein de promesses. Garder espoir au milieu de la guerre était la condition sine qua non pour résister face à l’absurdité de tout un continent, l’Afrique, qui est au cœur de toute l’œuvre kouroumienne. Essayons d’abord de cerner le concept d’espoir. Définir l’espoir est d’emblée difficile à entreprendre tant les interprétations, qui émanent de différents domaines, sont multiples et variées. Le mot espoir, du verbe espérer, provient du latin « sperare » qui signifie attendre, envisager, avoir confiance dans l’avenir et vouloir que demain soit meilleur qu’aujourd’hui. L’objet de l’espoir peut être donc tout bien qui concerne l’individu dans des conditions précises. Ce bien doit être, selon les prémisses méthodologiques de saint — Tomas d’Aquin, un bien sensible, futur, ardu et possible. (Bernard. Charles André. 1961 : 30). Il mérite, d’après lui, qu’on le convoite malgré les malheurs qu’il doit nous coûter. Le concept d’espoir se distingue bien de celui d’espérance dans leur contexte d’usage. L’espérance, ayant une connotation religieuse, désigne, plus particulièrement, un sentiment diffus et prolongé de confiance et de sérénité par rapport à l’avenir grâce à l’intervention de l’Être premier, considéré comme le guide du futur. Quant à l’espoir se veut un terme généraliste qui s’emploie notamment en littérature.

Ces observations à l’égard de l’attente confiante d’un salut à l’avenir, d’un bien désiré dans un futur rapproché, s’appliquent allusivement au monde romanesque de Kourouma notamment à travers Birahima dans Allah n’est pas obligé. Kourouma met en scène un orphelin de 12 ans, un « enfant de la rue sans peur ni reproche ». (Kourouma, Ahmadou. 2000 : 63), qui part sur les traces du seul membre vivant de sa famille, sa tante Mahan. Devenant enfant-soldat, il retrace son itinéraire tragique à travers la Côte d’Ivoire, la Sierra Leone et le Liberia, pays qui sont les plus enflammés par les guerres tribales. Après être entré dans le jeu de massacre sans fin, et sans avoir trouvé sa tutrice, il retourne à son pays natal disposé de quatre dictionnaires avec l’ambition de raconter son expérience traumatisante. En effet, Birahima, un enfant peu déterminé, ne croit en rien et ne comprend rien. Son refus de comprendre prend la forme de la désinvolture « Je refuse de […] décrire [la guerre] parce que je suis un enfant de la rue et je fais ce que je veux, je m’en fous de tout le monde » (Allah n’est pas obligé : 52). Cette désinvolture met particulièrement en relief l’inexpérience de l’enfant qui fait perdre le sens de difficulté. Il ne connait pas ses propres forces, n’est pas en mesure de discerner ce qui est possible de ce qu’il ne l’est pas. Ayant peu vécu, peu de passé et beaucoup d’avenir, l’énergie vitale qui l’habite lui accorde davantage de force. L’inexpérience peut ainsi être source d’espoir nourri par le dynamisme d’une action.

C’est d’ailleurs dans la ligne de cette perspective qu’on peut dire que l’espoir favorise la lutte avec fermeté et endurance. En effet, Birahima se lance impunément dans de longs itinéraires dans des pays rongés par les guerres civiles en se faisant enrôler dans une bande de sanguinaires. Il s’est mis en marche, sans trêve, dans la ferme résolution de trouver sa tante :

« Nous avons poursuivi cette gymnastique tous les jours durant trois mois. Nous n’avons pourtant pas oublié la tante. Non. Nous continuions à la rechercher activement, mais en catimini […], car, si on était arrivé à savoir que nous étions là à la recherche de la tante, nous allions perdre nos galons » (Allah n’est pas obligé : 104).

Il change de camp, recommence, n’arrête pas, et de là, se construit effectivement l’hypothèse d’un regain perpétuel éternel. En outre, à travers Allah n’est pas obligé, une longue tirade dénonciatrice de la situation politique, sociale et culturelle, Ahmadou Kourouma met en évidence une écriture subversive qui s’explique, en partie, par l’insolence et l’agressivité de Birahima. En effet, Birahima, un rhapsode grossier, transmetteur des scènes abominables, celui qui fut entrainé dans les guerres tribales les plus virulentes, est amené à voir, sans désespoir, son sort et celui des africains tel qu’il l’affirme lorsqu’il revient dans Quand on refuse on dit non : « Un jour, je serai peinard comme un enfant de développé […]. Un pays du Nord où il fait froid, où il y a de la neige, et tous les enfants d’Afrique avec moi. Allah l’omniprésent qui est au ciel n’est pas pressé, mais il n’oublierait jamais aucune de ses créatures sur terre » (Kourouma, Ahmadou. 2005 : 14). L’enfant présente toute une série d’images qui mettent en relief la similitude entre la réalité en Afrique post-indépendante et l’enfer. Son discours était donc visiblement un discours gouverné par l’agressivité relevant de son traumatisme causé par la cruauté. Victime, mais aussi bourreau, auteur de crime et acteur de cette même agressivité, Birahima s’en sert et y trouve un moyen ultime de combat et d’acharnement. Le caractère puissant et dynamique de l’agressivité met essentiellement en évidence l’endurance de Birahima à atteindre son objet ardu, la tante Mahan « qui devait [le] nourrir et [l’] habiller et avait seule le droit de [le] frapper [l’] injurier et bien [l’] éduquer » (Allah n’est pas obligé : 36), et de là s’évoque une possibilité de rétablir l’ordre et la paix et donc pouvoir espérer un avenir prometteur. « L’acte d’espérer comporte essentiellement un mouvement premier qui porte l’âme vers l’objet difficile et suscite immédiatement une réaction d’agressivité » (Bernard. Charles André. 1961. p. 36), ce qui prouve, en réalité, la série de violence sans fin dans laquelle se lance le protagoniste dans le but d’entrevoir une issue favorable à la situation infernale. C’est particulièrement cette agressivité qui le conduit à la conquête du bien, condition majeure qui fait naitre l’espoir qui est vital pour la continuité de la vie. Dans cette optique, nous pourrons considérer Birahima comme le prototype de résilience. Il incarne cette capacité de surmonter les chaos traumatiques provoqués par les scènes d’anthropophagie les plus inhumaines qu’elles soient : « On enleva le cœur de Samuel Doe. Pour paraître plus cruel, plus féroce, plus barbare et inhumain, un des officiers de Johnson mangeait la chair humaine, oui, de la vraie chair humaine. Le cœur de Samuel Doe fut réservé à cet officier qui en fit une brochette délicate et délicieuse ». (Allah n’est pas obligé : 106)

Comment retrouver sa force devant un tel spectacle, une telle agonie psychique? Il se remet quand même à vivre, avance avec optimisme en s’octroyant un degré de liberté qui s’incarne dans son errance : « Et nous avons continué notre bon pied la route […] sans parler, parce que nous étions très forts et rassurés […] sans nous soucier parce que nous étions vraiment contents et fiers […] sans beaucoup penser, tellement nous étions heureux et rassurés » (Allah n’est pas obligé : 22).

2. De la dédramatisation au soulagement

On note chez Kourouma, notamment dans Allah n’est pas obligé, une esthétique de distanciation et de dédramatisation par le biais d’un langage enfantin et simpliste, dans un style réaliste et anticonformiste. Birahima arrive, en effet, à éloigner le lecteur du choc mental que pourrait provoquer la cruauté des guerres en Afrique. Il cherche à instaurer une certaine distance et à écarter toute forme de dramatisation à fin d’apaiser la gêne du lecteur et ne pas heurter sa sensibilité par des images atroces. Étienne Marie Lassi affirme, à ce propos, que le « lecteur d’Allah n’est pas obligé est tout aussi loin d’éprouver de la pitié pour le narrateur à la fin du récit. Au plus pourrait-on parler de soulagement en voyant Birahima sortir vivant de nombreuses situations périlleuses où il s’est souvent trouvé. » (LASSI. Étienne-Marie. 2006 : 115). L’apaisement ressenti par le lecteur est dû principalement au statut du narrateur présenté par Kourouma, l’enfant, qui est considéré comme l’allégorie traditionnelle de l’espoir et de l’avenir prometteur. Cette sensation de délivrance se ressent davantage notamment à la fin du récit lorsque Birahima se trouve enfin en sécurité avec son cousin, Mamadou Doumbia, ne courant plus le risque de trainer dans des guerres violentes. Ce n’est qu’à ce moment précis qu’il décide de raconter son expérience traumatisante. Il a pu se permettre d’écrire l’Afrique ravagée non seulement par la corruption des dictateurs, mais aussi par l’indifférence du reste du monde. Birahima n’a quand même pas coupé le cordon ombilical avec cette Afrique dont les illusions et les rêves sont fortement sollicités, n’a pas choisi de tourner le dos au soleil pour se diluer dans l’obscurité, mais décide plutôt de confier ses clés à la parole, à l’espoir. Il s’engage dans l’écriture sous le conseil de son Cousin Mamadou Doumbia « C’est en ce moment qu’a choisi le cousin, le docteur Mamadou, pour me demander : “Petit Birahima, dis-moi tout, dis-moi tout ce que tu as vu et fait; dis-moi comment tout ça s’est passé” » (Allah n’est pas obligé : 106). Ce dernier a, lui aussi, un rôle crucial à jouer par rapport à la résurrection de l’espoir chez l’enfant. Car c’est grâce à lui que Birahima a pu retourner en Côte d’Ivoire, son pays natal, perçu comme havre de paix, un refuge physique et psychologique tel qu’il l’exprime dans le début de Quand on refuse on dit non : « Je commençais à savoir bien aboyer les destinations des gbagas, à bien réciter les versets du Coran, et la clinique de mon cousin Mamadou Doumbia marchait à merveille » (Kourouma, Ahmadou. 2005. p. 19,20.)

Le récit s’achève sur une note d’espoir : le petit Birahima est à l’abri de danger de la jungle infernale et acquiert quatre dictionnaires pour conter ses « salades » :

« Je feuilletais les quatre dictionnaires que je venais d’hériter […] À savoir le dictionnaire Larousse et le Petit Robert, l’inventaire des particularités lexicales du français d’Afrique noire et le dictionnaire Harrap’s. C’est alors qu’a germé dans ma caboche (ma tête) cette idée mirifique de raconter mes aventures de A à Z. De les conter avec les mots savants français de français, toubab, colon, colonialiste et raciste, les gros mots d’Africain noir, nègre, sauvage, et les mots de nègre de salopard de pidgin. […] Je me suis bien calé, bien assis […]. J’ai continué à conter mes salades pendant plusieurs jours » (Allah n’est pas obligé : 106).

Le seul fait qu’il ait décidé de prendre des dictionnaires pour écrire, dénoncer et décrier son désenchantement est une preuve d’espoir. Pourquoi l’on dénonce si ce n’est pas en espérant ce que l’on dénonce change? Il dénonce la dictature au nom de la démocratie et la guerre au nom de la paix. Au cours de la narration, il ne cesse de s’interroger dans le but de mener de longues réflexions sur tout ce qui l’entoure. Il nous livre l’hypothèse d’apporter un nouveau regard sur les choses; un regard à travers lequel se construit son engagement au monde. Le petit Birahima mène donc une révolte par le biais d’une remise en question qui a pour effet de montrer en quoi les choses devraient être changées : « Moi alors j’ai commencé à ne rien comprendre à ce foutu univers. À ne rien piger à ce bordel de monde. Rien saisir de cette saloperie de société humaine. Tête brûlée avec les fétiches venait de conquérir Niangbo! » (Allah n’est pas obligé : 59) C’est en l’occurrence l’espoir qu’il invoque, son ultime refuge relevant visiblement de la volonté de voir son Afrique sortir de l’ornière et se libérer du joug des tyrans. Il garde ainsi son optimisme quant à l’avenir : « Nous étions optimistes et forts (optimiste signifie confiant en l’avenir d’après Larousse). Nous étions optimistes et forts parce que Allah dans son immense bonté ne laisse jamais une bouche qu’il a créée » (Allah n’est pas obligé : 23).

3. L’humour corrosif, signe d’espoir

Le pouvoir qui régnait en Afrique dans la période postcoloniale était imprégné par des éléments d’hypocrisie, de despotisme, d’intimidation et de violence. L’autoritaire se positionne en tant que maitre suprême se permettant d’étendre son pouvoir abusif de manière à ce que l’Africain y soit soumis avec fatalisme absolu. Cependant, la conduite anticonformiste du narrateur dans Allah n’est pas obligé vis-à-vis de l’absurdité du monde africain laisse voir sa dimension subversive. Il se révolte non seulement contre le régime arbitraire et coercitif du continent, mais aussi contre la résignation atavique des Africains aux abus des politiciens au nom du fatalisme. L’aspect révolutionnaire de l’œuvre se véhicule visiblement à travers de nombreuses stratégies narratives notamment l’humour, un élément très apparent dans le roman kouroumien. En effet, faire rire son destinataire est un procédé rhétorique connu et valorisé chez Kourouma par le biais duquel il cherche non seulement à divertir son lecteur, mais aussi à effectuer une critique sociale et politique de l’Afrique moderne. L’usage de l’humour, dans Allah n’est pas obligé, est concrètement en décalage avec le contexte dans lequel il se manifeste. C’est un humour déplacé, acerbe, voire noir, qui souligne l’absurdité du monde africain. Autrement dit, l’univers auquel appartient Birahima est un univers chaotique enflammé par les guerres, mais le désarroi de l’enfant ne l’empêche en aucun cas d’embrasser une écriture narrative ludique, humoristique et surtout injurieuse. Par ailleurs, ce processus installe une certaine convivialité avec le lecteur. Il lui accorde la possibilité de ressusciter l’espoir qui porte sur un regard amusé envers le tragique des situations et le sérieux des hommes et des évènements comme le confirme Lassi : « le rire […] donne au lecteur l’illusion apaisante de prendre sa revanche contre les personnages détestable ». (Lassi. Étienne-Marie. 2006 : 120)

On distingue, selon la notion du rire carnavalesque de Mikhaïl Bakhtine (Bakhtine 1970 : 20), un rire libérateur qui s’appuie sur diverses formes de la satire et de la parodie, mais qui s’en distingue par son aspect « positif ». Birahima, le narrateur qui ne peut rester indifférent devant le monde de violence extrême qui l’entoure, décrit généralement son mécontentement avec un ton humoristique : « J’étais rouge de colère. Non… un noir comme moi ne devient jamais rouge de colère : Ça se réserve au blanc. Le noir devient crispé. J’étais crispé de colère. » (Allah n’est pas obligé : 62) Le rire n’est pas un geste gratuit, mais il fonde, en l’occurrence, une réponse aussi efficiente et équitable par rapport aux nombreux questionnements que suscite l’aberration de la situation tragique. Faire de ces situations cibles de rire « permet [certes] à [l’écrivain] de l’abattre, mais aussi de renforcer sa propre position en manifestant sa vivacité d’esprit et son raffinement » (Guerin Charles 2008 : 109). Il dénigre certes, mais dans le but de renouveler et vivifier.

Ainsi, sur le plan énonciatif, la prise de parole, dans un contexte de témoignage, s’effectue par le moyen de l’humour qui résulte du sentiment de devoir changer se manifestant distinctement dans la subversion. Dans ce projet subversif, le narrateur, à travers sa technique bouffonne, et le lecteur, à travers son rire qui semble être une réaction automatique aux situations décrites, participent fortement à cette volonté de pouvoir changer les conditions de vie en Afrique. L’humour est donc intrinsèquement lié à la récrimination qui s’avère vecteur d’espoir. À ce titre, Bakhtine, qui s’intéresse dans son étude au Moyen âge, considère l’humour comme un moyen qui ouvre « les yeux sur le neuf et le futur. Par conséquent, non seulement il [aide à] exprimer la vérité populaire antiféodale, mais encore il [contribue] à la découvrir et la formuler intérieurement ». (Bakhtine 1970 : 101)

L’humour est donc ici comme un exutoire, une thérapeutique de groupe pour une société déboussolée. Birahima compose, à travers un langage métaphorique et simpliste, la réalité dramatique. Le texte est, par conséquent, le lieu où s’entremêlent le ton joyeux et le tragique du récit. Une composition osée qui appelle fortement l’avenir. L’enfant est littéralement en expédition à la recherche de verts pâturages.

4. La sexualité et l’espoir

La sexualité est une thématique qui revient outre mesure dans Allah n’est pas obligé. Une thématique qui a été, depuis longtemps, réduite au silence en se cachant sous l’étiquette du ‘tabou’. Néanmoins, Ahmadou Kourouma n’hésite en aucun cas de l’aborder d’une manière ostensible dans un contexte de guerre dans le but de lutter contre une société débauchée par les abus sexuels, la pédophilie ainsi que le principe phallocratique qui réduit la femme en un esclave sexuel. C’est inéluctablement un champ de bataille à travers lequel Kourouma peint son mécontentement par rapport à la déchéance de la vie et la décadence des valeurs en Afrique. Cependant, le recourt constant à l’évocation sexuelle par le narrateur peut se lire comme une sorte de défoulement après s’être anéanti par la déception. Dans cette perspective, l’utilisation outrageuse du mot ‘sexe’vient dans la plupart du temps après les impressions insufflées par les évènements dont Birahima avait espéré mieux :

Avec l’indépendance […] les noirs nègres indigènes sauvages eurent le droit de vote. Et depuis, dans la Sierra Leone, il n’y a que coups d’État, assassinats, pendaisons, exécutions et toute sorte de désordres, le bordel au carré. Parce que le pays est riche en diamants, en or, en toutes sources de corruption. Faforo (sexe de mon père) (Allah n’est pas obligé : 78).

L’évocation du sexe lui permet, effectivement, de se libérer des tensions causées par les traumatismes de guerre. Elle devient ainsi un germe de plaisir et de satisfaction, un exercice de pulsion désinhibé lié à la volonté de tout changer. Par ailleurs, l’acte sexuel lui-même présente un remède qui semble venir rassurer et rendre la tranquillité d’esprit chez le protagoniste « Elle faisait plein de baisers à mon bangala et à la fin l’avalait comme un serpent avale un rat. Elle faisait de mon bangala un petit cure-dent. […] Je quittais sa maison en sifflotant, gonflé et content » (Allah n’est pas obligé : 52). Ce moment de pur bonheur et l’état de satisfaction ressenti par le narrateur laissent des traces puissantes et stimulantes. Il est considéré comme l’élément magique qui fait agir pour aspirer de meilleures choses dans la détresse totale. C’est le noyau vivant; un facteur d’espoir. L’espoir invoqué se conjugue, en l’occurrence, au temps d’un plaisir qui ne saurait lanterner. Dans Parlons travail, Milan Kundera affirme à ce propos : « J’ai le sentiment qu’une scène d’amour physique répand une lumière très forte qui révèle d’emblée l’essence des personnages […] » (Roth, Philippe. 2004 : 51). Il ne faut pas nier non plus que Kourouma traite l’amour avec une sensibilité extrême. Une tentation au désir qui dépend de l’angoisse d’être abattu et inassouvi; qui se lit à travers des scènes brisées et éperdues. Or, l’hédonisme du protagoniste, à travers le partage sexuel, met en relief une conception optimiste où la sexualité se fait le signe d’une volonté d’un monde humain et paisible.

Conclusion

Par voie de conclusion, il nous parait que l’expérience traumatisante qu’a vécue l’enfant Birahima se manifeste comme un essai d’explication de la présence du mal, sous toutes ses formes, qui ronge tout un continent. Cependant, même étant consumé par les guerres les plus virulentes qui sclérosent tout développement social, culturel et économique, Birahima croit à une nouvelle ère qui va s’ouvrir pour l’avenir du continent prenant de l’espoir un guide ultime vers le progrès. Cette lueur d’espoir se nourrit effectivement par : la subversion qui s’avère un vecteur déterminant de dénonciation et de volonté de changement; le recours à un humour libérateur dans le but de renouveler et vivifier ansi que l’hédonisme du protagonsite à travers la sexualité qui traduit une certaine conception optimiste. Dans une interview à Jeune Afrique Kourouma affirme : « Il y a cent ans, c’était l’esclavage. Il y a cinquante ans, la colonisation et les travaux forcés. Il y a vingt-cinq ans, la dictature. Aujourd’hui, la situation s’est nettement améliorée, et nous allons dans le sens de la liberté » (Mataillet, Dominique. 2003.). C’est effectivement un espoir qui s’aperçoit au plus profond du désenchantement. Cela crée, en d’autre terme, une forme de vie qui prend appui sur ‘l’espoir malgré tout’. Ainsi, la lueur d’espoir qui se laisse entrevoir dans un univers cruel fait de la plume d’Ahmadou Kourouma le réservoir par excellence d’états émotionnels caractérisés par des troubles divers.

Bakhtine, Mikhaïl. 1970. L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance. Paris. Gallimard.

Bernard. Charles André. 1961. Théologie de l’espérance selon Saint Thomas d’Aquin. Paris. Librairie philosophique.

Guerin Charles. 2008. « Convicium est, non accusatio : invective, rire et agression dans le Pro Caelio ». [En ligne]. Dans Vita Latina, N° 178. p. 104-115.P.109. URL : www.persee.fr/doc/vita_0042-7306_2008_num_178_1_1260

Harrow, Kennith. 1995. « Thresholds of Change in African Literature. The Emergence of a Tradition». Dans Cahiers d’études africaines vol. 35, n° 140N. Sous la direction de Martin-Granel et Bernard Mouralis.

Kourouma, Ahmadou. 2000. Allah n’est pas obligé. Paris. Seuil.

Kourouma, Ahmadou. 2005. Quand on refuse on dit non. Paris. Seuil.

Lassi. Étienne-Marie. 2006. « Récit et catharsis : La Conjuration de la malédiction postcoloniale dans En attendant le vote des bêtes sauvages et Allah n’est pas obligé. ». Dans Nouvelles Études Francophones. Université de Nebraska Press. vol. 21, n° 1. p. 109-127

Mataillet, Dominique. 2003. « Ahmadou Kourouma, un baobab de la littérature universelle ». [En ligne]. Jeune Afrique. URL : https://colibris.link/DKFCP

Ndachi Tagne, David. 1986. Roman et réalités camerounaises. Paris. l’Harmattan.

Roth, Philippe. 2004. Parlons travail, Josée, KAMOUN (trad.). Paris. Gallimard.

Feriel Lamri

Université Mohamed Khider — Biskra

Aziza Benzid

Université Mohamed Khider — Biskra

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