Introduction
Les travaux sur le patrimoine 1matériel et/ou immatériel intéressent les chercheurs et les penseurs depuis les humanistes du XIXe et XXe siècle parce que « La connaissance de ces patrimoines et de ces marqueurs culturels permettrait tout à la fois de fixer des repères et de reconfigurer les continuums culturels » (Miliani, 2018 : 13). Cet intérêt dépasse l’ordre scientifique arrivant à un esprit de conservation et de collecte en voie de disparition dont les chansons et les comptines sont des exemples.
Les chansons ont toujours été un puissant marqueur de l’histoire humaine, et un révélateur indéniable sur la culture, et le mode de vie des populations. Ainsi, c’est à travers la musique et surtout les paroles qu’on arrive à en savoir plus sur une population. Car souvent, les paroles des chansons sont un reflet des émotions vécues, et surtout de la mémoire collective d’une société. Et principalement, des chansons nées de la rue, qui ont pour seul compositeur le peuple lui-même, et qui se transmettent de bouche à oreille comme le précieux héritage d’un patrimoine immatériel à travers les générations. Il s’agira dans cette étude de comptines populaires algériennes transmises oralement. Toutefois, il faut préciser que les comptines que nous allons analyser dans cette étude ne sont pas les comptines scolaires connues et officielles, mais plutôt, de petites chansons rimées que chantent les enfants algériens dans la rue, en jouant. Ces comptines sont dans un caractère non officiel et sont nées par la simple tradition populaire. Pour ce fait, nous les appellerons « les comptines populaires ».
Ce qui nous a motivés à faire cette analyse est la constatation de la manifestation de la violence dans ces comptines populaires chantées par les enfants algériens. Cette constatation a été faite suite à nos observations dans les différentes écoles primaires, et à travers les jeux et les interactions des enfants dans la rue. En effet, nous avons remarqué que ces comptines populaires contiennent des passages témoignent d’une certaine violence. Ce qui nous pousse à poser les questions suivantes : qu’est-ce que le folk linguistique? Les comptines populaires? Existe-t-il véritablement une violence dans ces dernières? Quelles en sont les manifestations et ses formes? Quelles sont les représentations sociales de ces chants? Quelle est l’origine de cette violence? Dans une démarche et une perspective sociolinguistique et folk linguistique, notre étude portera sur les comptines populaires que nous avons collectées pour servir l’objectif de cette étude.
1. Le patrimoine immatériel : une brève présentation
Le patrimoine culturel immatériel représente un ensemble de pratiques de connaissances de savoir-faire et d’expressions, propres à une communauté. Il s’agit d’un héritage culturel représentatif du mode de vie, et des mœurs d’une petite communauté ou d’une société, qui se transmet et se renouvèle par la tradition orale. Ainsi, le patrimoine culturel immatériel est une représentation identitaire qui permet de lier les membres d’une communauté. Il est en évolution continu, du fait de son oralité, il ne reste pas figé dans le temps, mais il évolue selon le contexte social et historique les membres qui le créent et le partagent :
« Le patrimoine culturel immatériel, transmis de génération en génération, est recréé en permanence par les communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire, et leur procure un sentiment d’identité et de continuité, contribuant ainsi à promouvoir le respect de la diversité culturelle et la créativité humaine. » (UNESCO, 2003 : 1)
De ce fait, il se manifeste sous différents domaines : les arts du spectacle; les pratiques sociales, rituels et événements festifs; les connaissances et pratiques concernant la nature et dans le cadre de notre étude en linguistique nous nous intéresserons de manière plus approfondie aux traditions et expressions orales, qui sont vectrices d’une mémoire collective qui se manifeste à travers la langue. Autrement dit, cette identité sociale s’exprime à travers la littérature orale qui englobe des formes très variées : les dictons, les proverbes, les chansons, et les comptines, etc. que nous définirons plus bas.
En raison de leur oralité2, elles connaissent d’importantes variations : selon le genre, le contexte, la région. Ainsi la survie des traditions orales dépend de leur transmission aux générations futures. De la même manière, l’extinction d’une langue engage inévitablement la mort des traditions et expressions orales qui l’accompagnent. Et inversement, ce sont ces mêmes traditions et expressions orales qui contribuent à la sauvegarde et l’évolution de la langue. Par conséquent, les traditions orales constituent un terrain de recherche incontournable pour la linguistique. Dans ce qui suit une présentation des chansons et des comptines. Le choix de la présentation est en lien avec le genre chanté par rapport aux dictions et aux proverbes dont la finalité est autre que divertir.
1.1. Les chansons
La chanson ou le chant fait partie du patrimoine de l’humanité depuis la nuit des temps. Il s’agit d’une œuvre musicale interprétée sous une intonation mélodieuse. La chanson peut être accompagnée par des instruments musicaux, ou chantée de vive voix seulement. La création d’une chanson nécessite généralement l’intervention de deux artistes, un compositeur pour la musique et un autre pour les paroles. Une chanson est généralement composée d’une introduction, d’un couplet, d’un refrain, d’un pont et d’une fin;
Pour Faure (2008 : 230) : « […] les poètes et les compositeurs aiment ce mot de chanson parce qu’il est modeste, presque enfantin. Il les rapproche du peuple. D’ailleurs, le folklore nourrit toujours l’inspiration savante ». Ainsi la chanson est désignée comme le moyen d’expression du peuple, et constitue un puissant marqueur culturel et social.
1.2. Les comptines
Les comptines sont de petites chansons rimées destinées aux enfants, elles sont de composition simple et peuvent avoir une visée didactique. Les comptines, tout comme les proverbes et les dictions, sont transmises par la tradition orale. Elles sont très variées d’où la difficulté de leur donner une définition universelle. Si on prend la définition de Bustarret, il désigne dans les comptines la fonction de : « désigner un joueur pour un rôle particulier » (Bustarret, 1975 : 250) à l’exemple de la célèbre comptine « am stram gram ». Mais les comptines ne s’arrêtent pas à cela : « la pratique de la comptine, liée au contexte vivant du jeu, favorise chez l’enfant la prévision, l’anticipation, l’intériorisation et le traitement des données. » (Larousse, 1993 : 452)
Les comptines, bien que diverses, ont toutes des caractéristiques communes désignées par Quentin-Maurer comme :
Les folkloristes distinguent, par commodité, plusieurs catégories de comptines. Comptines numériques, utilisant des chiffres allant jusqu’à quatre ou jusqu’à douze (« Une, c’est pour toi la prune/deux, c’est pour toi les œufs/trois, c’est pour toi la noix/quatre, c’est pour toi la claque! » ou bien : « Une, deux, trois, de bois/quatre, cinq, six, de buis », etc.); comptines qui comportent une injonction de sortie : la comptine se termine par un ordre comme : « Va-t’en » ou « Sors dehors »; comptines au texte altéré par des jeux phonétiques, des allitérations, au point d’en être presque incompréhensible, comme le très célèbre « Am-stram-gram… »; Comptines narratives où réapparaissent, au fil d’une histoire cocasse, des éléments historiques (permettant alors de les dater) ou religieux; mise en scène à la fois poétique et absurde d’animaux, qui deviennent tout naïvement fantastiques, comme cette souris verte qui courait dans l’herbe (Quentin-Maurer, 1984 : 70)
Ainsi l’une des caractéristiques désignées est la numéralité, la rime et la sonorité. Les comptines sont souvent soutenues par une mélodie très simple, faite à base de rimes, qui aident à la mémorisation, et la répétition des rituelles de connaissances de base. Les comptines sont aussi imprégnées d’une importante charge culturelle, qui plonge l’enfant dans son univers social, et lui permet de s’intégrer aux valeurs identitaires de sa communauté. Ainsi les comptines sont généralement liées au contexte du jeu tout en stimulant les capacités cognitives de l’enfant. Les comptines ont un intérêt pédagogique de plus en plus croissant et sont utilisées dans un but spécifiquement éducatif permettant aux enfants de jouer, avec les nombres, les mots et d’apprendre des concepts, etc. Les comptines ont également un rôle important dans l’apprentissage du langage chez les enfants en bas âge celles-ci permettent, en effet, de favoriser l’apprentissage de la langue chez les enfants qui restent sensibles aux rythmes et aux sons de leur langue maternelle.
Les comptines populaires sont de petites chansons rimées destinées aux enfants. Mais à l’image de la langue populaire, leur particularité est qu’elles sont créées et chantées dans la rue, contrairement aux comptines officielles, qui sont « académisées » et sujettes à une révision et une surveillance constante. En effet, la locution « populaire » désigne le caractère non officiel de ces comptines. À l’exemple des dictons et des proverbes, les comptines populaires ne sont pas scolarisées, et donc non surveillées, elles se transmettent de bouche à oreille par la tradition orale et ceci de génération en génération.
Dans le même sillage, les comptines populaires s’inscrivent dans le caractère social dans lequel les dépose la langue par laquelle elles sont chantées. Comme l’explique Bourdieu (1983 : 98) :
Il en est ainsi de la notion de « langage populaire » qui à la façon de toutes les locutions de la même famille (« culture populaire », « art populaire », « religion populaire », etc.) est défini comme l’ensemble de ce qui est exclu de la langue légitime, entre autres choses par l’action durable d’inculcation et d’imposition assortie de sanctions qu’exerce le système scolaire.
Ainsi, par définition les comptines populaires appartiennent au peuple, et sont un héritage culturel qui se transmet de génération en génération. Aussi, les comptines populaires algériennes, font partie de la tradition orale, et elles sont le reflet de l’identité et de la mémoire collective de chaque société.
2. Sociolinguistique et folk linguistique
Le cadre de cette étude convoque deux disciplines connexes et complémentaires à savoir la folklinguistique3 et la sociolinguistique. Si cette dernière est dans le cénacle de la recherche, la première reste un domaine non ou peu investi par la recherche universitaire francophone4. On doit son introduction à la traduction des œuvres du linguiste Brekle intitulé la linguistique populaire où il y explique que le savoir des pratiques langagières spontanées des locuteurs se manifeste par sa naturalité :
De façon provisoire on peut dire que le domaine de la linguistique populaire comprend tous les énoncés qu’on peut qualifier d’expressions naturelles (c’est-à-dire qui ne viennent pas des représentants de la linguistique comme discipline établie) désignant ou se référant à des phénomènes langagiers ou fonctionnant au niveau de la métacommunication. Il faut y ajouter les énoncés dans lesquels on utilise de façon explicite ou implicite les qualités phonétiques, sémantiques, etc. des unités d’une langue afin de produire des résultats pertinents pour la régulation du comportement social d’un individu ou d’un groupe social (Brekle, 1989 : 39)
Loin de contonner le langage à un objet d'étude isolément des licuteurs , la folk-linguistique envisage sa perception dans une communauté et les réactions du des interlocuteurs face à lui. Elle met à nu les perceptions et les représentations des locuteurs sur les langues et le langage :
[…] Nous devons nous intéresser non seulement à ce qui se passe (le langage), mais aussi à la façon dont les gens réagissent à ce qui se passe (avec le langage : ils sont persuadés, ou dissuadés, etc.), et) à ce que les gens disent (concernant le langage). Je n’écarterai surtout pas les deuxièmes et troisièmes types de comportements sous prétexte qu’ils seraient source d’erreur. (Hoenigswald, 1966 : 20)
La folk linguistique démontre déjà la pertinence de sa démarche dans l'observation des pratiques langagières sociales les entendant aussi bien sur le plan sociolinguistique que sur le plan psycholinguistique et didactique. Ainsi, elle acquiert une notoriété qui lui permet de s’intégrer dans l’analyse linguistique, comme le souligne :
[…] l’étude des savoirs populaires est une tâche pour la linguistique, que ce soit dans une perspective purement linguistique ou plus largement sociale, et c’est bien à cette tâche qu’ils s’attellent dans leur ouvrage qui apporte des éléments d’analyse et de réflexion à plusieurs domaines de la recherche linguistique américaine : ethnographie du langage, psychologie sociale du langage, linguistique générale et descriptive, variationnisme et linguistique appliquée. On comprend donc que, dans le domaine américain en tout cas, la folk linguistics constitue à la fois un champ d’investigation et un enjeu important pour les sciences du langage. (Paveau 2005 : 95)
Et bien que la linguistique populaire a bien évolué en contexte anglo-saxon, elle reste encore à,la marge dans les études francophones qui s’attachent aux conceptions puristes et normatives de la langue comme le précise Paveau (2005 : 93) :
On peut donner deux explications à la quasi-absence de la linguistique populaire comme domaine de recherche en France : d’une part la vénération française des savoirs « sûrs » (domaine de la science dite dure ou exacte) et le mépris des savoirs approximatifs (domaine dit de l’opinion commune ou de la relativité), hérités des conceptions platoniciennes et de la tradition cartésienne; d’autre part l’occupation de ce qui pourrait être le champ de la linguistique populaire par l’étude des discours puristes.
La question du folk linguistique, en intégrant la perception dans sa démarche entraine une réforme de l’approche classique binaire qui engage la norme « descriptive » et « prescriptive ». Elle oblige en conséquence à combiner au savoir scientifique, la perception des informations sociales et culturelles, qui englobent l’étude de la mémoire collective et des représentations sociales d’une communauté, pour avoir une vision plus complète sur l’objet d’étude.
3. Présentation du corpus et distribution léxicométrique
3.1 Les conditions de la collecte
Notre travail d’exploitation porte sur un ensemble de dix comptines populaires que nous avons collecté en situation réelle leur langue d’origine : de dialecte algérien. Le travail est une collecte sur le terrain où nous avons interrogé plusieurs groupes d’enfants, mais aussi, sollicité la mémoire d’adultes de différentes tranches d’âge, afin de situer les comptines dans le temps.
Au vu de l’étude, nous étions amenées à traduire ce corpus en langue française pour servir les besoins de l’analyse. À noter que ces comptines sont majoritairement en dialectes algériens avec quelques passages en langue française reflétant le métissage linguistique des pratiques langagières dans ce contexte. L’étude du corpus est faite avec le logiciel Tropes5 en vue d’étudier le lexique et les occurrences relatifs aux termes comportant une forme de violence de manières explicite ou implicite. Le cadre de notre recherche s’inscrit dans une logique empirique et associe deux domaines à savoir la folk linguistique et la sociolinguistique.
Le tableau suivant constitue les comptines avec les intitulés :
N° de la comptines |
Intitulée en français et transcription de l’oral |
N° 1 |
Assia est allée en visite ([Ūsāyā rahatū tūzīr]) |
N° 2 |
Leila a ouvert le réfrigérateur ([Fatahat layalā tālājā tālājā]) |
N° 3 |
Demain c’est l’Aïd ([Rūdwa lعūd]) |
N° 4 |
Oh pluie tombe tombe ([Yā nī sībū sībū]) |
N° 5 |
Oh mon oncle Saleh ([Yā عamū Salah]) |
N° 6 |
Jelly ya Jelly hé ([Jūlū yā jūlū]) |
N° 7 |
Mon père a frappé ma mère ([Būyā dūrab mā]) |
N° 8 |
D’Oran à Tegnif ( [Man waharan lū tūrūnūf]) |
N° 9 |
Naima vient ouvrir ([Naعima nīdū halū]) |
N° 10 |
Un jour dans la gare ([Wahad nahar fū larūr]) |
3.2. Présentation lexicométrique de la violence dans les comptines
Basée sur le logiciel Tropes, la présentation de notre corpus montre la répartition des différentes occurrences du champ onomasiologique de la violence. Le premier graphique fournit une Vue d’ensemble sur la présence du lexème « frapper » dans le corpus
La récurrence du mot « frapper » revint avec une redondance de treize fois dans notre corpus, dans une échelle de six comptines sur dix.
-
Exemple : « Un argenté et un doré frappe frappe oh couteau ne frappe pas la Palestine ».
Comme on le remarque sur le graphique, la première colonne représente la première comptine de notre corpus qui affiche une redondance du verbe « frapper » occurrent trois fois. Dans la deuxième comptine, le verbe « frapper » est également présent, dans l’exemple suivant : « Le chien a dit : Je ne suis pas un chien parce que le bâton me frappe ».
On observe également la présence du verbe « frapper » dans la sixième comptine, toujours avec une seule occurrence comme on peut le voir sur cet exemple illustratif :
-
Exemple : « Le gardien m’a frappé avec une pelle et une pioche »
Puis, nous enchainons avec la quatrième colonne, qui est la colonne la plus élevée de notre graphique. Elle représente la septième comptine qui est celle qui affiche le plus de redondance avec le terme « frapper » avec un nombre de six répétitions, comme nous pouvons le voir dans cet extrait de la comptine :
« Mon père a frappé ma
mère. Ma mère a frappé
mon frère.Mon frère a
frappé ma Sœur. Ma sœur a
frappé le chien. Le chien a frappé le chat.
Le chat a frappé la souris
Il en est de même pour la dernière colonne, qui représente la dixième comptine qui affiche une seule redondance du verbe « frapper » comme il est illustré plus haut sur le graphique, et comme on peut le voir dans l’exemple suivant : « Je la frappe d’un coup de poing ».
Un autre lexème comporte une violence dans son usage « égorger » qui affiche également une présence dans les comptines populaires algériennes. Le graphique suivant nous renseigne sur son apparition dans notre corpus :
Le lexème « égorger » revient avec une récurrence de trois fois, dans des comptines différentes. Nous l’observons dans cet extrait : « Mon frère me détestait, il a pris le couteau et m’a égorgé ». Puis, dans une autre comptine dont voici un extrait : « Demain, c’est l’Aïd, on égorge Aïcha et Saïd » dont la référence explicite est le rituel sacrificiel de l’Aïd.
Cette réapparition du mot « égorger » qui possède une énorme charge sémantique reflétant les degrés les plus élevés de la violence ne devrait pas en temps normal marquer de présence dans des comptines destinées à un public d’enfants, or on le trouve trois fois dans notre corpus dans des comptines distinctes, sur une échelle de trois comptines sur onze. Bien que la redondance de ce terme ne soit pas très élevée, sa présence constitue néanmoins une anomalie, en vue de la lourde charge sémantique qu’il comporte. Comme on peut également observer que le mot « égorger » est toujours utilisé dans les trois récurrences, dans son sens littéral et non figuré, c’est-à-dire tuer un animal ou un être humain en lui coupant la gorge de manière sanglante.
En somme, nous pouvons établir en illustration avec ce graphique (Fig. 3) que sur les onze comptines que nous avons collectées, six d’entre elles renvoient à la violence avec l’occurrence du verbe « frapper » qui est omniprésent et se répète de manière significative dans chacune des six comptines, comme nous le remarquons avec le graphique plus haut.
Figure 3 : synthèse des lexèmes de violence
Il est à noter que nous avons constaté l’occurrence du verbe « égorger » qui se retrouve dans la première comptine, mais également dans deux autres comptines. On ajoute à cela le cas de la quatrième comptine, qui fait également l’objet d’une marque de violence, ou vers la fin de la comptine, des enfants se font écraser par un train, comme on le remarque dans cet extrait : « Pour s’acheter une orange, ils se font écraser par un train ». Bien qu’il ne s’agit pas d’une redondance, l’expression « se faire écraser par un train » désigne bien une image de violence, ce qui nous fait un total de neuf comptines sur onze.
4. Typologie de la violence dans les camptines
Cette section est un complément à l’analyse quantitative à travers la lexicométrie où nous proposons une approche qualitative de l’exploitation de notre corpus afin de déterminer les différents types de violences contenus dans ces comptines populaires. Le corpus a permis de dégager deux types de violence réparti dans deux aires différentes.
4.1. La violence physique et la violence psychologique
4.1.1.La violence physique
Le premier type de violence est la violence physique. Elle peut être dirigée contre une personne, mais également manifestée envers un groupe, ou des objets, et même des animaux. Cette forme de violence traduit un fort déversement d’agressivité. Cette forme de violence marque sa présence dans notre corpus avec les passages suivants : « Frappe frappe oh couteau ». Dans cet exemple la violence physique se manifeste, à travers l’utilisation d’une arme, en l’occurrence, un couteau, pour infliger des blessures à une personne. Nous observons également sa présence dans le passage suivant : « Le gardien m’a frappé. Avec une pelle et une pioche »; où il s’agit d’un cas de violence physique armée, contre un enfant, ce qui est la forme de violence la plus dévastatrice, du fait que les enfants sont les plus démunis face à la violence.
La violence physique est également présente dans les deux passages suivants : « Ils m’ont frappé avec un seau au nez »; « Je la frappe d’un coup de poing, je la fais signer du nez ». Elle se manifeste encore une fois sous forme de coups violents infligés à une personne. Ainsi, tous ces passages montrent la forte présence de l’expression de la violence physique dans les comptines populaires chantées par enfants algériens.
4.1.2. La violence psychologique
La violence psychologique est souvent la conséquence d’autres types de violences, et, le plus fréquemment, celle de la violence physique. Elle implique « les menaces le chantage, l’isolement, toute forme de manipulations visant à rabaisser l’estime d’une personne ». Elle est souvent utilisée pour obtenir ou garder le contrôle sur une personne. Elle se manifeste par un irrespect de l’individu visé et l’absence totale de considération de son consentement ou non, il s’agit alors d’agir d’une façon inconsidérée envers l’autre. Nous retrouvons cette forme de violence, fortement exprimée dans l’une des comptines de notre corpus, avec à titre d’exemple le passage suivant : « Le chat a dit : je ne suis pas un chat parce que le chien me mange ».
Comme nous pouvons l’observer dans cet exemple, le chat étant brutalisé par le chien, qui représente son prédateur naturel, il exprime un sentiment d’infériorité à travers le passage « je ne suis pas un chat » qui désigne la perte de l’estime de soi face à l’agression, et c’est ce qui comme nous l’avons vu précédemment, représente une caractéristique apparente à la violence psychologique.
4.2. La violence intrafamiliale et la violence sociale
4.2.1. La violence intrafamiliale
La violence familiale se définit par un comportement violent dans le but de contrôler ou de faire du mal à un membre de la famille. Elle peut prendre différentes formes. Elle inclut la violence physique et les abus psychologiques qui se passent dans un cadre familial, mais également la négligence constatée quand les parents ou les tuteurs manquent intentionnellement ou non de s’occuper des besoins fondamentaux d’un enfant ou d’un jeune.
« Et l’homme mange mange
Il ne laisse rien pour ses enfants
Il leur donne une pièce chacun
Pour s’acheter une orange
Ils se font écraser par un train »
Dans cet exemple, le père néglige les besoins fondamentaux de ces enfants, qui finissent par en mourir livrés à eux-mêmes. Nous retrouvons également la manifestation de la violence familiale à travers les actes d’agression phtisique dans notre corpus, avec l’exemple suivant : « Mon frère me détestait, il a pris le couteau et il m’a égorgé ». Cet exemple montre une maltraitance physique entre frère et sœur, qui représente fidèlement le tableau d’une violence domestique poussé jusqu’au meurtre.
4.2.2. La violence sociale
L’une des particularités de la violence sociale est qu’elle affecte fortement les jeunes enfants qui y sont confrontés, ou qui en sont témoins, que ce soit de manière directe, ou indirectement, à travers son impact sur leur environnement. La présence de la violence sociale dans notre corpus est dans plusieurs passages, et notamment dans l’exemple suivant :
« Ils ont bu mon sang dans les verres
Ils ont accroché ma peau sur les portes
Ils ont écrit mon nom sur les murs »
Cet exemple représente une image de terrorisme, en exposant des actes de violence traumatisants devant un large public. Cette forme de violence se manifeste également dans le passage suivant : « Demain c’est l’aïd. On égorge Aïcha et Saïd »; dans lequel elle est représentative d’un rituel sacrificiel religieux, propre à une communauté, qui est le rituel sacrificiel de l’Aïd, où on présente un sacrifice animal, mais dans cette comptine, le sacrifice animal, a été remplacé par des êtres humains « Aïcha et Saïd » ce qui donne à ce passage un aspect de terrorisme.
Dans ce qui suit, nous porterons une analyse de contenu, qui se déroulera au niveau contextuel des comptines. Autrement dit, le contexte représentatif de l’ensemble des conditions naturelles, sociales, culturelles représentées préalablement dans notre corpus. Cette analyse se réalisera sous forme d’un examen systématique et méthodique, où nous observerons le contexte dans lequel est produite et évolue cette violence. Nous suivrons le cheminement narratif, l’évolution du récit, la présentation et le rôle des personnages, afin de caractériser et interpréter le contexte de la violence qui s’y trouve.
5. Contexte historique et sociologique des comptines
La mémoire collective regroupe les représentations d’un même groupe d’individus qui partagent une communauté de destin. Elle est « le souvenir ou l’ensemble de souvenirs, conscients ou non, d’une expérience vécue et/ou mythifiée par une collectivité vivante de l’identité dans laquelle le sentiment du passé fait partie intégrante » (1978 : 398). Ainsi, la mémoire collective se rapporte à la mémoire du vécu d’une société, une accumulation des facteurs historiques et culturels qui témoignent de l’identité sociale.
L’étude de la mémoire collective s’intéresse à la manière dont le contexte social et le groupe d’individus structurent la mémorisation et la remémoration des évènements. Autrement dit, la mémoire collective façonne la mémoire individuelle en rattachant des évènements historiques ou culturels qui ont une valeur émotionnelle, a des symboles matériels à l’exemple des monuments commémoratifs ou immatériels comme les hymnes nationaux :
Les « souvenirs », stricto sensu de l’expérience vécue, importent moins que l’enseignement de l’histoire, les monuments, les commémorations et les usages politiques du passé dont on suppose l’influence sur les représentations partagées du passé. La « mémoire », le plus souvent pensée à l’échelle de la nation, est objet de l’histoire comme savoir ou discipline régie par les règles du métier, en ce sens que celle-ci peut produire la critique des mythes, légendes, anachronismes, intérêts (notamment politiques) qui en constituent la marque. (Lavabre, 2016 : 44)
Les représentations sociales, selon Durkheim, sont à la base de ce qui constitue la mémoire collective. Pour Jodelet, elles sont : « une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » (2015 : 120). En effet, les représentations sociales sont ce qui permet de mieux analyser les groupes sociaux, en étudiant la perception de leur réalité et sa définition.
Aujourd’hui la notion de représentation sociale se retrouve abordée dans toutes les sciences humaines et sociales, y compris la linguistique, ou elle est abordée dans de multiples approches, notamment et surtout à travers l’analyse de discours et des interactions verbales comme le précise Py (2004 : 59) : « Le terme de représentation est ainsi devenu fortement polysémique, la linguistique est concernée par cette évolution, en particulier à travers les notions de (discours) et (d’interaction verbale) ».
La mémoire collective d’un pays est toujours influencée par les facteurs sociologiques et historiques qu’il a vécus, et cette même mémoire collective façonne le patrimoine oral, du fait qu’elle est un puissant marqueur culturel et identitaire. Ainsi du fait que les comptines représentent un élément de ce patrimoine oral, elles se retrouvent fortement marquées par le vécu historique et social de la communauté. En conséquence, si nous voulons remonter à l’origine de cette violence, nous devons retracer le cheminement historique et les facteurs sociologiques qui lui ont donné naissance.
5.1. Contexte historique
L’Algérie est un pays riche en histoire, son vécu remonte à des millénaires, ainsi, son histoire s’inscrit dans l’histoire plus large du Maghreb. Mais, dans le cadre de notre étude, nous ne pouvons couvrir tout ce large éventail historique. Pour ce fait, nous allons restreindre notre analyse à l’époque poste coloniale jusqu’à l’Algérie contemporaine.
Nous nous intéresserons plus précisément dans cette analyse à la période de la guerre civile en 1991, qui a marqué une époque sanglante dans l’histoire de l’Algérie. À la suite d’une longue crise économique qui a ravagé le pays, le front islamique du salut (FIS) remporte les élections municipales en juin 1990, il remporte également le premier tour des élections législatives de décembre 1991, bien qu’en réalité, ils ne doivent cette élection qu’au taux singulièrement élevé de l’abstention. En janvier 1992, le président Chadli Bendjedid démissionne et il est remplacé par un Haut Comité d’État. Le FIS est dissous la même année.
Ces évènements marquent le début de la décennie noire qu’a connue le pays où plusieurs intellectuelles, des écrivains, des journalistes, des enseignants, mais également des fonctionnaires et spécialement les policiers ont été assassinés. On assiste également à des attaques organisées contre les femmes non voilées. Les statistiques officielles comptent plus de 200 000 morts et des milliers de disparus, dans les massacres.6
Il n’est pas étonnant que ces évènements tragiques restent longtemps présents dans la mémoire collective de tous les Algériens, il serait donc impossible de ne pas voir leurs impacts dans les traditions orales. Ainsi, à la suite de notre enquête durant la collecte du corpus, nous avons établi que la comptine N° 1 est apparue avec la génération qui a connu les évènements de la guerre civile, et nous constatons que les passages de violence dans cette comptine renvoient aux évènements vécus à cette époque, avec les passages suivants : « Assia est allée en visite. Elle a été attrapée par deux Espagnoles ». Ce passage renvoie à l’insécurité qu’il y avait dans les rues algériennes à l’époque, où les femmes étaient souvent agressées.
Mais, c’est surtout vers la fin de la comptine que l’impact des violences dont témoigne cette époque est les plus présents, dans le passage suivant : « Ils ont bu mon sang dans les verres. Ils ont accroché ma peau sur les portes. Ils ont écrit mon nom sur les murs ». Cette image de terrorisme est très similaire, aux témoignages des scènes de violence qui circulaient de bouche à oreille à cette époque. Nous pouvons ainsi établir qu’une partie de la violence contenue dans cette comptine est un héritage laissé par les évènements sanglants de la guerre civile d’Algérie.
Nous passons maintenant un autre évènement historique qui marque la mémoire collective des Algériens, et qui est la cause palestinienne. Nous l’observons dans le troisième et le quatrième passage de la même comptine : « Frappe frappe oh couteau. Ne frappe pas la Palestine » la cause palestinienne est grandement présente dans la mémoire collective du peuple algérien, du fait de la grande compassion qui existe entre les deux peuples, mais aussi la position de l’état l’algérien qui revendique son indépendance.
5.2. Le contexte social
Le contexte social fait référence à l’ensemble des évènements, et des phénomènes sociaux, qui se rapportent à une communauté et sa culture. Il englobe les traditions, les conceptions culturelles, les religions, etc. Ainsi, comprendre l’environnement social dans lequel évoluent les comptines nous permet de mieux cerner l’origine de la violence qu’elles comportent. L’élément pertinent que nous avons détecté, au cours de l’analyse réalisée sur les comptines populaires, est l’émergence de la culture patriarcale, qui est par définition une organisation sociale et juridique ou la détention de l’autorité est consacrée aux hommes. En effet, le concept mythique du « père fondateur » est utilisé pour légitimer une autorité du patriarche sur les autres membres de la famille, qui dépendent de lui. Ce terme est également utilisé par les mouvements féministes de la deuxième génération, pour désigner l’oppression masculine, exercée contre les femmes. Ainsi, le système patriarcal désigne de manière générale les sociétés, où l’organisation du pouvoir et de l’autorité est entre les mains du genre masculin, entrainant de ce fait, une soumission de sexe féminin.
Nous observons cette caractéristique dans la comptine N° 4 dans le passage suivant : « Et la femme cuisine cuisine. Et l’homme mange mange. Il ne laisse rien pour ses enfants ». Ce passage montre la domination masculine sur la famille, où l’homme se fait servir indéfiniment, même aux dépens de ses enfants. Dans la comptine N° 7 nous remarquons également un abus du pouvoir patriarcal, qui conduit à une violence domestique, dans le passage suivant : « Mon père a frappé ma mère » le père, est au centre du pouvoir familial, alors il bat la mère, qui a moins d’autorité que lui. Ensuite dans la même comptine, on retrouve la succession de ce passage : « Mon frère a frappé ma sœur » où le frère qui représente l’élément masculin, bat sa sœur, qui a moins de pouvoir au sein de la famille.
En sommes, les passages de ces deux comptines montrent clairement l’impact des conceptions patriarcales présentes dans la société algérienne, dans la violence domestique présente dans les comptines populaires.
Conclusion
Les comptines populaires comme nous l’avons vu lors de cette étude constituent un élément du patrimoine immatériel oral algérien, de ce fait elles sont représentatives d’une culture populaire, qui se transmet de génération en génération. Cet héritage est enrichi par la mémoire collective des Algériens, qui ne manque pas d’y déposer sa marque. L’étude du corpus des comptines populaires, nous a permis de mettre deux approches : à la fois quantitative et qualitative en vue de répondre à notre problématique. À travers une approche lexicométrique, nous avons étudié la violence à travers des lexèmes dont la référence est explicite ou implicite à un acte de violence langagière. Ensuite, nous avons proposé une classification de quatre types de violences : physique, familiale, psychologique et sociale. Grâce à ce classement, nous avons pu déterminer ses manifestations.
Au terme de cette recherche, nous avons pu établir qu’il existe véritablement une violence dans les comptines populaires chantées par les enfants algériens, et que cette violence présente dans ce patrimoine oral est le reflet d’une mémoire collective chargée par un vécu alourdi par les évènements historiques et sociologiques qui y ont laissé leur marque.