Introduction
Dire presque la même chose1 est un ouvrage théorique dans lequel Umberto Eco s’attarde sur les écueils et les pièges à traducteur. Ainsi que l’indique le titre, traduire consiste à dire presque la même chose. Cette définition, pour simple qu’elle paraisse, suscite en filigrane une problématique sans cesse à l’ordre du jour dans les débats traductologiques, celle de la fidélité. Comme dit le proverbe italien, « traduttore, traditore » (traduire, c’est trahir). Toujours est-il que chaque langue est pourvue d’un système interne qui lui est propre. Par conséquent, le passage d’une langue à une autre entraîne inévitablement l’altération, sinon la perte, si l’on peut dire, de l’âme du texte source. Sémioticien, romancier et théoricien littéraire, orfèvre en la matière, Umberto Eco s’attelle à montrer, à l’aide de moult exemples, que la traduction est une négociation qui doit produire chez le lecteur presque les mêmes effets que dans le texte source tant sur le plan sémantique et syntaxique que sur le plan stylistique, métrique et phonosymbolique. Dans les lignes qui suivent, il s’agira de rappeler, de manière synthétique, les principales idées mises en avant par l’auteur dans le but d’expliquer ce que négocier peut être en traduction.
1. Contexte et mondes possibles
Définir le contexte et dégager les mondes possibles que le texte décrit ou suppose sont un passage obligé dans la traduction. Le traducteur choisit les mots adéquats en fonction du contexte et des mondes possibles dans lesquels ils sont insérés. Une opération que les logiciels ne peuvent pas faire. À plusieurs reprises, Umberto Eco fait appel à « Altavista » qui s’est avéré incapable de bonne traduction en se limitant au sens littéral. C’est parce que, explique l’auteur, le logiciel ne dispose que des définitions du dictionnaire. Or, la signification des mots, dès lors qu’ils sont insérés dans un contexte, ne cesse de se ramifier. Le traducteur, lui, est à même de définir ce contexte et d’émettre les conjectures nécessaires sur le texte. Ainsi arrive-t-il à reproduire, peu ou prou, l’effet du texte premier. Dans cette optique, l’auteur cite de nombreuses traductions qui ont produit des effets non voulus par les auteurs. La première traduction de La Poétique et de La Rhétorique d’Aristote par Averroès en est un exemple notoire. La traduction fut si bourrée de contresens à telle enseigne que Borges rédigea un scénario intitulé La Recherche d’Averroès dans lequel il tenta d’imaginer les difficultés que ce dernier a eues ou aurait pu avoir. Ignorant le contexte et, de surcroît, le grec2, Averroès traduisit incorrectement « comédie » et « tragédie » qui, quoiqu’elles occupent une place importante dans la culture grecque, restaient des genres inconnus alors dans le milieu culturel arabo-musulman. Averroès, ainsi, a induit en erreur ses lecteurs, y inclut les traducteurs.
Un autre exemple cité par l’auteur pour faire valoir le rôle joué par le contexte dans la traduction est celui du sonnet de Dante. En voici les vers :
« Tanto gentile e tanto onesta pare
la donna mia, quand’ella altrui saluta, ch’ogne lingua deven tremando muta, e li occhi no l’ardiscon di guardare.
Ella si va, sentendosi laudare, benignamente d’umiltà vestuta ; e par che sia una cosa venuta da cielo in terra a miracol mostrare »3 (115).
L’auteur explique qu’à l’origine le poème parle de l’amour. Mais avec le glissement de sens qu’ont connu les mots soulignés, les lecteurs pourraient croire qu’il est question des bonnes manières. C’est ce qui est arrivé à un bon nombre de traducteurs. Faute de connaître le contexte, ils ont fait dire au poème ce qu’il ne dit pas.
2. Pertes et compensations
La traduction ne va pas sans pertes sémantiques et phonétiques dans le mot original. Cela ne doit pas inquiéter puisque traduire consiste inéluctablement à dire presque la même chose, jamais tout à fait la même chose. Aussi Umberto Eco appelle-t-il le traducteur à négocier les pertes avant de passer à l’acte :
Traduire, dit-il, signifie toujours « raboter » quelques-unes des conséquences que le terme original impliquait. En ce sens, en traduisant, on ne dit jamais la même chose. L’interprétation, qui précède toute traduction, doit établir combien et lesquelles des conséquences illatives suggérées par le terme peuvent être rabotées. (65)
L’auteur cite, à titre illustratif, sa propre traduction de Sylvie de Gérard de Nerval, traduction qui lui a posé d’énormes difficultés, entre autres le mot « chaumière » qui ne possède pas un équivalent adéquat en italien parce qu’il désigne une architecture typiquement française et d’une certaine époque. Plutôt que de remplacer un mot unique par une longue définition qui aurait altéré le rythme d’une prose poétique, Umberto Eco traduit le mot en gardant les sens essentiels définis par le contexte. Le mot « chaumière » renferme au moins cinq propriétés : une petite habitation, une maison de paysans, généralement en pierre, au toit de chaume et humble. Il laisse donc tomber les propriétés accessoires et, afin de faire comprendre au lecteur italien qu’il est question d’une habitation en pierre petite et modeste, il opte pour casupole in pietra (maisonnette en pierre).
Il cite encore la traduction de son roman Le Nom de la rose qui met dans la bouche de l’ecclésiastique Salvator une langue faite de différents bribes et idiomes en usage à l’ère médiévale. Comment peut-on rendre cet effet de défamiliarisation dans une autre langue ? Dans ce cas, le traducteur se voit obligé de compenser en émaillant son texte de bribes et d’idiomes d’origines différentes, dégageant l’aura d’un autre temps. Ainsi, le lecteur va-t-il sentir l’étranger4 quand il remarque l’usage d’un parler d’une autre époque. Le traducteur procédera de la même manière face à un texte impliquant une chanson populaire que peuvent comprendre uniquement les lecteurs du texte de départ. Il va la remplacer par une autre tirée de la culture des futurs lecteurs.
Ce nonobstant, il arrive que le traducteur soit dans de beaux draps lorsqu’il est impossible pour lui de compenser les pertes absolues ayant souvent pour effet le recours à la note en bas de page qui, selon Umberto Eco, ratifie son échec. L’exemple du jeu de mots est à cet égard révélateur. L’auteur cite une blague italienne intraduisible dans les langues exprimant la formule de politesse à la deuxième personne du pluriel : étant donné que « votre femme » et « sa femme » se disent de la même manière en italien, Bianchi avait du mal à expliquer au directeur que Rossi entretient d’affectueux rapports avec sa femme :
Le directeur d’une entreprise découvre que son employé Rossi s’absente depuis quelques mois tous les jours de trois à quatre. Il appelle l’employé Bianchi et lui demande de le suivre discrètement, pour comprendre où il va et pour quelles raisons. Bianchi suit Rossi pendant quelques jours, puis il fait son rapport au directeur : « Ogni giorno Rossi esce di qui e compera una bottiglia di spumante, va a casa sua e si intrattiene in affettuosi rapporti con sua moglie. Poi torna qui. » [Chaque jour, Rossi sort d’ici et achète une bouteille de champagne, il va a casa sua, et entretient d’affectueux rapports avec sua femme.] Le directeur ne comprend pas pourquoi Rossi ferait l’après-midi ce qu’il pourrait faire le soir, toujours chez lui. Bianchi essaie de s’expliquer, mais il ne peut que répéter son rapport, en insistant sur sua. À la fin, devant l’impossibilité de mettre au clair cette histoire, il lui dit : « Scusi, posso darle del tu ? » [Pardon, puis-je vous tutoyer ?] (66).
Le comique de la blague tient au jeu de mots qu’il est impossible de reproduire, par exemple, dans la langue française qui, elle, dispose du couple sa/votre. La compensation, par n’importe quel moyen, aura pour corollaire la perte de l’effet comique.
Certaines compensations sont à éviter dans la mesure où elles enrichissent le texte. En effet, Umberto Eco met en garde les traducteurs contre la tentation d’enrichir le lexique de l’auteur. Si un auteur use d’un nombre limité de mots, c’est parce qu’il a ses raisons, nous dit-il. La répétition du même mot n’est pas fortuite. Elle peut avoir un sens. C’est le cas de Sylvie où une légion de mots sont répétés plusieurs fois tels que : « halée » pour désigner la peau de Sylvie et « bouquet ». Le traducteur ne doit donc pas, par exemple, substituer à « halée » les mots « bronzé » et « basané » sauf si le contexte le permet. Rajouter des mots sans justification aucune risque de faire du texte cible une adaptation et non une traduction.
3. Domestication et défamiliarisation
Dans le cas des textes anciens, le traducteur hésite entre domestiquer et défamiliariser, autrement dit entre localiser et produire un effet d’éloignement ou d’étranger. Umberto Eco évoque à ce propos le problème qui s’est posé à sa traductrice russe du Nom de la rose. Le roman, ayant pour point d’ancrage le Moyen Âge et étant truffé des mots aux accents médiévaux qui se rapprochent du latin, crée chez le lecteur italien un effet de défamiliarisation. Il est difficile de reproduire le même effet dans la langue russe qui, contrairement à l’italien, ne s’est pas formée sur le latin. Ainsi, il y a deux possibilités qui s’offrent au traducteur : ou bien qu’il conserve les mots avec leurs accents médiévaux, quitte à éloigner les nouveaux lecteurs de l’atmosphère religieuse du texte, ou bien qu’il utilise des mots qu’il puise dans les dialectes anciens de sa propre langue. La traductrice du Nom de la rose a opté pour la seconde possibilité. Elle a puisé dans l’ancien slavon parlé par les ecclésiastiques orthodoxes de l’époque médiévale. Ce faisant, elle ne s’est pas limitée à la simple et pure domestication, mais elle a domestiqué tout en créant le même effet défamiliarisant, d’éloignement temporel, du texte italien.
4. Types cognitifs et contenus nucléaires
Umberto Eco désigne par le type cognitif le schéma mental à partir duquel nous sommes en mesure de reconnaître l’occurrence d’un objet quelconque. Ainsi, nous possédons un schéma mental de la souris qui nous permet de la distinguer du rat. L’auteur distingue dans le type cognitif entre le contenu nucléaire et le contenu molaire. Le contenu nucléaire se rapporte aux connaissances dont tout le monde dispose sur un objet. Il s’agit des connaissances élémentaires pour la reconnaissance perceptive d’un objet. Car, comme l’indique l’auteur, « Le Contenu Nucléaire est visible, tangible, confrontable intersubjectivement parce qu’il est physiquement exprimé par des sons, et, si nécessaire, des images, des gestes, voire des sculptures en bronze » (62). Ainsi, tout le monde sait qu’un rat est un petit rongeur qui diffère de la souris par sa taille et par sa forme. Mais rares sont ceux qui savent qu’il est originaire d’Asie, qu’il a envahi l’Europe au XIIIe siècle, qu’il est porteur de telle ou telle maladie, etc. Ces connaissances constituent le contenu molaire d’un zoologue ou d’une personne érudite :
En effet, un zoologue sait, sur les rats, une foule de choses qu’un locuteur normal ignore. Il s’agit d’une « connaissance élargie », qui comprend des notions non indispensables à la reconnaissance perceptive (par exemple, que les rats sont utilisés comme cobayes ou qu’ils sont porteurs de telle ou telle maladie, outre le fait que, zoologiquement parlant, ce sont des mus). Nous parlerons, pour cette compétence élargie, de Contenu Molaire. (63)
Dans la traduction, le traducteur est appelé à avoir un contenu molaire assez proche de celui de l’auteur. Pour ce faire, il doit se renseigner sur les recherches que l’auteur a faites avant de rédiger son texte. Il doit également tenir compte du contenu nucléaire des mots. Pour traduire le mot « chaumière », on a vu qu’Umberto Eco a dû tenir compte de son contenu nucléaire et, eu égard à la richesse de ce contenu, il a dû négocier quelques pertes.
5. Les renvois intertextuels
Dans le passage d’une culture à une autre, les renvois intertextuels constituent un grand achoppement pour le traducteur. Suggérer au lecteur les renvois intertextuels, les clins d’œil est d’autant plus fondamental que ces renvois font accroître significativement le texte. Un texte, on le sait, ne s’écrit jamais ex nihilo, il s’écrit toujours dans l’ombre des textes précédents. Que les textes soient marqués, à des degrés divers, par d’autres textes, qu’ils se renvoient, se répondent et dialoguent entre eux, est une constante de la littérature. Mais comment rendre cette constante dans le texte cible ?
Étant lui-même un auteur qui aime multiplier les renvois intertextuels dans ses écrits, Umberto Eco insiste sur le fait que les auteurs doivent, autant que possible, informer leurs traducteurs sur les allusions qui peuvent leur échapper. Chose qu’il faisait lui-même de son vivant. Il envoyait à ses traducteurs des pages entières de notes explicitant les renvois utilisés et, parfois même, il leur suggérait la façon dont ils peuvent les rendre dans leur langue.
Dans le cas où le contact entre l’auteur et ses traducteurs serait impossible, Umberto Eco propose au traducteur de puiser dans sa culture. Pour rendre l’effet des renvois du texte source, le traducteur peut, suivant le contexte, faire référence à des textes dans sa langue. L’auteur souligne que le renvoi intertextuel est, par définition, non explicite. On ne saurait, par exemple, parler de renvoi intertextuel dans le cas d’un texte qui abonde en références accompagnées des notes qui les explicitent. Selon Umberto Eco, un texte qui ne donne pas à voir ses renvois s’adresse au lecteur cultivé et compétent et pas au lecteur naïf qui cherche uniquement à savoir de quoi parle le texte :
[…] le lecteur naïf, qui ne reconnaît pas la citation, suit quand même le déroulement du discours et de l’intrigue comme si tout était nouveau et inattendu (donc, si on lui dit qu’un personnage transperce une tapisserie en s’écriant un rat ! Il peut, même sans avoir identifié le renvoi shakespearien, jouir d’une situation dramatique et exceptionnelle) ; (ii) le lecteur cultivé et compétent reconnaît le renvoi, et le sent comme une citation malicieuse. (149)
Pour saisir les renvois non explicites, le traducteur doit donc être un lecteur cultivé et compétent. Il doit posséder une large encyclopédie. On a déjà souligné l’importance de s’informer sur le contenu molaire de l’auteur. Ce contenu permet au traducteur d’avoir une idée sur les textes lus par l’auteur, qui continuent de résonner dans ce qu’il a écrit.
6. La réversibilité
La tâche du traducteur ne s’en tient pas à ce qu’on vient de dire. Umberto Eco estime encore primordial que le traducteur retraduise le texte dans la langue du texte source. C’est ce qu’il appelle la réversibilité moyennant laquelle le traducteur détecte les failles et les carences de sa traduction, mesure et juge à quel point elle est restée fidèle au texte original. La réversibilité concerne tous les niveaux, tant du contenu que de la forme. Elle est dite optimale quand le plus grand nombre des niveaux du texte sont réversibles :
En proposant pour l’instant un critère d’optimalité plutôt prudent, affirme l’auteur, on dira qu’est optimale la traduction qui permet de garder comme réversibles le plus grand nombre de niveaux du texte traduit, et pas forcément le seul niveau lexical de la Manifestation Linéaire. (48)
La réversibilité demeure imparfaite parce qu’il s’agit toujours de négocier en traduisant un texte. Il y va à la fois de gain et de perte. Il y a des mots, des effets, des sons et des sens qui se gagnent par rapport au texte source tandis que d’autres se perdent.
Conclusion
Dire presque la même chose peut être considéré comme un manuel d’initiation à la traduction étant données la précision de ses analyses et la pertinence des exemples qui y foisonnent. En fondant la traduction sur le concept de négociation, Umberto Eco bat en brèche l’idée reçue qui fait croire à l’impossibilité de la traduction et à l’intraduisibilté de certains textes. Il vrai qu’il existe une hétérogénéité non négligeable entre les systèmes linguistiques et culturels, pour autant la traduction n’en reste pas moins une opération possible qui peut être menée à bien pour peu que le traducteur soit un fin connaisseur des langues et des cultures, et aussi un rat de bibliothèque, comme c’était le cas de notre auteur.