La construction du patrimoine identitaire national dans Les agneaux du seigneur, Ce que le jour doit à la nuit et L’équation africaine de Yasmina Khadra

بناء تراث الهوية الوطنية في حملان الرب، ما هو اليوم الذي يدين به لليل والمعادلة الأفريقية بقلم ياسمينة خضرة

The construction of the national identity patrimony in The Lambs of the Lord, What the Day Owes the Night and The African Equation by Yasmina Khadra

Djarmouni Fateh

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Référence électronique

Djarmouni Fateh, « La construction du patrimoine identitaire national dans Les agneaux du seigneur, Ce que le jour doit à la nuit et L’équation africaine de Yasmina Khadra », Aleph [En ligne], 9 (2) | 2022, mis en ligne le 13 mai 2022, consulté le 31 octobre 2024. URL : https://aleph.edinum.org/6074

Ce présent article se veut un éclairage sur les stratégies scripturaires de Yasmina Khadra dans la construction et la promotion du patrimoine identitaire national. Il est dès lors impératif de revenir sur les notions de patrimoine, de folklore, d’algérianité et d’identité individuelle et/ou collective. Cette étude concernera principalement trois romans : Les agneaux du seigneur, Ce que le jour doit à la nuit et L’équation africaine.

نسعى من خلال هذه الورقة إلى تسليط الضوء على استراتيجيات فعل الكتابة عند ياسمينة خضرة ودورها في بناء وتعزيز التراث الهووّي الوطني. لهذا كان لزاما علينا التطرق إلى مفاهيم التراث، الفلكلور، الجزائريانية والهويّة الفردية و/أو الجماعية. اشتغلنا أساسا على ثلاث روايات هي: خرفان الآلهة، فضل الليل على النهار والمعادلة الإفريقية.

This article aims to shed light on YasminaKhadras scriptural strategies in the construction and promotion of the national identity patrimony. It is, therefore, imperative to speak about the concepts of patrimony, folklore, Algerianity and individual and/or collective identity. This study will mainly concern three novels: The Lambs of the Lord, What the Day Owes to the Night and The African Equation.

Les hommes oublient plus facilement la mort de leur père que la perte de leur patrimoine1

Introduction

Le patrimoine est constitué de l’ensemble des biens que nous possédons suite à de longs moments d’efforts intellectuels et physiques. Il désigne également, ce que nous avons hérité de plus précieux de nos ancêtres. Il nous est tellement cher que nous voudrions le défendre si nous le jugeons menacé et le transmettre à nos enfants.

Mais avant de se lancer dans pareille œuvre, faut-il d’abord prendre conscience que le patrimoine est un bien collectif ; qu’il est ressenti équitablement comme une richesse par l’ensemble d’une communauté ou d’une nation. Ce qui en fait un vecteur d’unité puisqu’il sert d’une certaine façon à conserver et à transmettre la mémoire collective.

Bien qu’il ne soit pas au départ considéré comme l’expression de l’identité nationale, mais plutôt comme l’ensemble des éléments ayant de la valeur aux yeux des individus d’un groupe et un héritage à transmettre ; il est vite exploité par les politiques pour renforcer le sentiment d’unité. Il n’est pas non plus donné et immuable. Tout comme l’identité, il est toujours en construction. Le patrimoine a donc besoin d’acteur pour le valoriser et le défendre. Qu’il soit matériel ou non, il a tendance à se perdre et à s’effriter à travers le temps s’il n’est pas préservé.

Les écrivains peuvent être des acteurs non négligeables dans cette mission et Khadra ne peut que faire partie de cette dynamique. Il serait dès lors légitime de se poser la question suivante : comment Khadra procède-t-il pour construire et promouvoir ce patrimoine identitaire national ?

Le concept de l’identité et de ses avatars est donc au centre de notre réflexion. Il nous semble, dès lors, important de comprendre comment se construit l’identité de l’individu et comment il se met à développer un sentiment d’appartenance collective. Nous analyserons, dans un second temps, le processus par lequel se forme le « nous » et nous délimiterons ses frontières. En dernier lieu, nous analyserons la démarche de Khadra dans la construction du patrimoine identitaire national.

1. Qui suis-je ?

L’homme est un animal social disait Aristote. Son identité comprendrait donc une dimension individuelle et collective.

L’identité personnelle serait liée à une perception ou une représentation de soi ; une image que l’individu a de lui-même. On parlera dès lors de déni ou d’estime de soi selon la nature des sentiments qu’il a à l’égard de sa propre personne. L’individu c’est aussi la somme de ses expériences et de ses projets d’avenir. En somme l’identité serait comme l’affirme si bien G. Vinsonneau :

« l’ensemble des mécanismes par lesquels les individus (ou les groupes) projettent un sens sur leur être, en reliant leur passé, leur présent et leur avenir, les images de leurs actions réelles, celles des actions qui leur sont recommandées et celles par lesquelles ils souhaiteraient se caractériser. » (Vinsonneau 1997 : 129)

Paul Ricœur est sans doute l’un des philosophes les plus en vue de son époque et cela en partie grâce à ses travaux sur la notion d’identité personnelle. Il est arrivé à concilier permanence et changement à travers ce qu’il a appelé l’ipséité.

1.1. Identité Idem/Identité Ipse

L’identité idem ou répétée repose sur le caractère que Paul Ricœur définit comme suit : « J’entends ici par caractère l’ensemble des marques distinctives qui permettent de ré identifier un individu humain comme étant le même. » (Ricœur 1990 : 144) C’est par les habitudes que se manifestent les traits distinctifs de l’individu. Augustin d’Hippone disait à juste titre que l’habitude est une seconde nature.

Il est à noter aussi que dès son jeune âge l’individu va s’identifier à des valeurs, des normes, des idéaux et des héros. Ils constitueront son essence axiologique. Mais est-ce suffisant pour assurer la permanence de son identité à travers le temps ?

Pour Ricœur, l’être humain n’existe pas à la manière d’un objet qui traverserait le temps sans que sa forme ou sa substance soit altérée. Une sculpture de Rodin est toujours reconnue comme étant la même, en tout point de ce qu’elle a été le jour de sa création. C’est-à-dire possèderait une identité-mêmeté (toujours la même) qui se répète et se superpose à travers le temps. L’identité de l’être telle qu’elle est proposée par Ricœur, renvoie plutôt à la dimension de l’ipséité qui se manifeste concrètement par le maintien volontaire de soi devant autrui, par la manière qu’a une personne de se comporter tel qu’autrui puisse compter sur elle.

Il introduit donc une seconde forme d’identité qu’il nomme identité Ipse pour concilier identité à soi et changement. Dans Soi-même comme un autre (1990), il va opposer l’idée d’une permanence dans le temps qui sous-tend les pensées de l’identité et celle d’un maintien de soi qui revêt la forme d’un engagement vis-à-vis d’autrui et qui est la prérogative d’une pensée de l’ipséité.

« Le maintien de soi, c’est pour la personne la manière telle de se comporter qu’autrui peut compter sur elle. Parce que quelqu’un compte sur moi, je suis comptable de mes actions devant un autre. Le terme de responsabilité réunit les deux significations : compter sur…, être comptable de… Elle les réunit, en y ajoutant l’idée d’une réponse à la question : “Où es-tu ? posée par l’autre qui me requiert. Cette réponse est “Me voici ! Réponse qui dit le maintien de soi » (Ricœur 1990 : 195).

1.2. L’identité narrative/le récit de soi

La réponse à la question de l’identité selon Ricœur ne peut se faire qu’à travers le récit. Il nous donne, en effet la possibilité de prendre du recul sur notre vie, de trouver une vue d’ensemble sur les choses qui nous composent, de voir les différents chemins que l’on a empruntés, de constater les dégâts dus aux multiples tempêtes que l’on aura traversées ou au contraire revenir sur des moments plus cléments où l’on a vu la vie nous sourire. Il nous offre, enfin, la possibilité de donner forme à cette nébuleuse du moi.

En nous intéressant de plus près au récit de notre existence et en utilisant le jargon de Ricœur nous remarquons aussitôt qu’il réconcilie la mêmeté et l’ipséité. Il est certain que le récit reprend les différentes phases de notre évolution et atteste des changements qui s’opèrent en nous, mais il démontre aussi un sentiment d’unité, de continuité et de permanence de soi. L’individu se reconnaît le même, à travers le récit où il intègre des épisodes fictifs ou factuels de sa vie, qu’il aura lui-même composés ou alors empruntés à d’autres.

2. Construction du patrimoine identitaire national chez Khadra

Certaines caractéristiques identitaires peuvent être partagées par plusieurs individus appartenant à une même société ou à des sociétés différentes. On parle dès lors d’identité collective.

Yasmina Khadra utilise la notion d’identité collective avec beaucoup d’habileté, car il sait qu’elle est porteuse d’illusions et de pièges et qu’elle peut être instrumentalisée. En effet, après les désillusions de l’indépendance et la faillite du régime militaire, les Algériens pensaient que le salut pouvait leur venir des prédicateurs de Dieu. Grande illusion, selon l’auteur qui démystifie leurs actions. Dans Les agneaux du seigneur (Khadra, 1998), les intégristes utilisent le discours religieux comme levier pour construire une identité collective. Seulement, ils tiennent un discours basé sur l’exclusion et la haine de l’autre. Ghachimat2 en a fait les frais.

Il est vrai que chaque pays, aujourd’hui, se voit développer son sentiment identitaire par la mise en exergue d’un certain nombre d’éléments qu’il juge indispensables. Il va puiser dans son histoire, dans sa culture, dans son folklore et même dans sa cuisine, pour en rester là, tout ce qui pourrait accroître un sentiment de fierté et d’unité chez les gens ou leur donner l’impression de partager des valeurs communes tout en veillant à passer sous silence les parties sombres de leur histoire où ils n’ont pas été dignes ou assez vaillants. Héloïse De Visscher dans son analyse de l’identité collective parle de l’effort déployé pour construire une identité collective. Elle affirme qu’« il faut une littérature, des ancêtres communs. Cette identité se construit par des choix effectués, comme le choix des ancêtres gaulois pour les Français, plus politiquement correct que celui des Francs, associés à des êtres plus rustres » (De Visscher 2011 : 12).

De plus, « Chaque peuple se construit une âme qui lui est propre. Celle-ci se lie avec le territoire, l’histoire, le caractère et les actions des ancêtres » (Ollivier 2007 : 53). Ce processus de construction du patrimoine identitaire nationale est étroitement lié à trois éléments essentiels qu’Héloïse De Visscher développe ainsi :

« Pour créer le patrimoine identitaire national, il faut ajouter le folklore, des lieux spécifiques, représentatifs du pays. À cela s’ajoute l’hymne, le drapeau, les costumes traditionnels, le type de cuisine… Il y a donc des éléments en lien avec la continuité (histoire, ancêtres), des éléments de communication (hymne, drapeau), des éléments qui spécifient le style de vie (costume, cuisine) » (De Visscher 2011 : 13).

Khadra fera appel donc à ces trois éléments pour valoriser les Algériens et leur mode de vie en espérant que cela génère chez eux un sentiment de fierté et d’attachement à certaines valeurs nationales.

2.1. Folklore et Histoire : ciment de l’identité collective

Le jour de souk, dans Ce que le jour doit à la nuit (Khadra, 2008), est l’occasion à Younes3 de renforcer son appartenance au groupe. Tout le monde œuvre à maintenir ce moment de joie en retrait de la communauté européenne. « Le jour de souk, à Jnane Jato, c’était une sorte de fête foraine, chacun y mettait du sien pour en entretenir l’illusion » (p. 53).

Le personnage Younes qui est le narrateur, même s’il décrit des expériences personnelles « j’avais appris, par exemple, que l’eau de mer avait été douce avant que les veuves des marins n’y déversent leurs larmes » (p. 53) se sent dans certains passages du récit faire partie intégrante d’un collectif à la culture purement arabe. Il fait corps avec les individus de ce groupe au point de pouvoir exprimer leur sentiment profond sur la vie. « Ils se savaient mal barrés, mais ils n’avaient pas renoncé à la manne céleste, persuadés qu’un jour ou l’autre la déconvenue qui leur collait au train allait finir par s’essouffler, et l’espoir par renaître de ses cendres » (p. 53).

La description passe dès lors à la première personne du pluriel. Le narrateur s’identifie aux personnes qui assistent à l’évènement. « Après les Gouals, venaient les charmeurs de serpents. Ils nous effrayaient en nous balançant leurs reptiles dans les pattes » (p. 54). Mais il se distingue aussi de l’autre communauté présente dans la société de l’époque, à savoir la communauté européenne. Cette idée est développée par Deschamps et Devos lorsqu’ils affirment que « … l’individu se perçoit comme semblable aux autres de même appartenance (le nous), mais aussi a une différence, à une spécificité de ce nous par rapport aux membres d’autres groupes ou catégories (le eux) » (Deschamps, Devos 1999 : 151).

Le narrateur fera par la suite, lorsque le récit avancera, sans cesse des comparaisons entre sa communauté musulmane et la communauté européenne. « Des enfants gambadaient dans les squares. Ils ne portaient pas les guenilles des gosses de Jenane Jato, ni de signes fatidiques sur leurs minois, et semblaient pomper la vie à pleins poumons avec une franche délectation » (p. 76). Il signalera aussi son appartenance à travers des adjectifs possessifs ou des pronoms possessifs comme lorsqu’il dit « mon peuple ou les miens » (p. 95).

L’Histoire est un ciment fort de l’appartenance collective. Yasmina Khadra puisera donc dans le passé afin de montrer que les identités collectives se construisent lorsque des groupes ou des sociétés se retrouvent menacés. Elles naissent souvent en réaction à d’autres identités collectives dominatrices et aliénantes.

Dans Ce que le jour doit à la nuit, l’auteur joue sur le rapport de force entre la communauté européenne et la communauté arabe, des années trente jusqu’à l’indépendance. D’emblée, il plonge les personnages indigènes dans une misère noire et désigne les Français comme les responsables directs à cela. Le père de Younes cédera ses terres à un « français émacié et livide » (p. 18). On notera le caractère vampirique du personnage. Jelloul est le souffre-douleur d’André. Mahi, le père adoptif de Younes va sombrer dans une longue dépression suite aux tortures de la police française. Younes ne vivra jamais pleinement son amour, car Émilie qui représente l’objet valeur si on devait utiliser le jargon de la sémiotique narrative de Greimas, lui restera inaccessible jusqu’à sa mort. Jean-Christophe puis Simon, tous deux européens, lui barreront tour à tour la route vers Émilie.

La communauté européenne profite pleinement de la vie. Des fêtes grandioses et joyeuses sont organisées, on pensera notamment au mariage de Fabrice Scamaroni avec Hélène Lefèvre alors que les indigènes sont donnés comme des êtres démunis, misérables et piteux. Ils sont traités comme des sous-hommes ou des subalternes. Leur seule raison d’être est de servir leurs maîtres Français.

« Au beau milieu de la cour, on érigea une immense guitoune jonchée de tapis et de coussins. La valetaille, à base d’Arabes et de jeunes éphèbes noirs, portait des costumes d’eunuques, avec des gilets brodés, des sarouals bouffants qui s’arrêtaient à hauteur des mollets, et des turbans safran étincelants d’apprêt » (p. 286).

On a tendance à penser qu’à travers les différentes histoires vécues par les personnages indigènes, il y a une conscience collective qui s’est formée sur leur particularisme. Ils se sentent différents. Ce sentiment est essentiel, voire capitale pour l’émergence d’une identité collective comme tient à le signaler Freund lorsqu’il dit : « il n’y a d’identité collective que sur la base de la conscience de particularismes » (Freund 1975 : 76). Ici le particularisme est en rapport avec la condition de ces hommes. Il est solidement rattaché à leur quotidien. Younes dira dès son jeune âge : « Je compris alors que les saints patrons venaient de nous renier jusqu’au jugement dernier et que désormais le malheur était devenu notre destinée (CQJN : 16).

Le rapport de force est donc présent dès l’incipit et continuera jusqu’à la fin du récit. Les deux communautés vivront l’une à côté de l’autre et finiront l’une contre l’autre. C’est dans cet esprit que le récit avance.

L’auteur soulignera aussi la grandeur d’âme des Algériens dans les moments les plus pénibles de leur existence. Ils cherchent toujours le bon côté des choses. Nous pensons notamment aux femmes de Jenane Jato qui trouvaient toujours la force de sourire face à l’adversité.

« (…) de leurs vergers confisqués, de leurs tendres collines à jamais perdues, des proches laissés là-bas, au pays de toutes les infortunes, et qu’elles n’étaient pas près de revoir un jour. Leur visage alors se flétrissait de chagrin et leur voix se lézardait. Quand le chagrin menaçait de les emporter, Badra rebondissait sur les délirants cafouillages coïtaux de son premier époux et, comme sous l’effet d’une formule magique, les tristes souvenirs desserraient leur morsure et les femmes se répandaient par terre en tressautant de rire » (CQJN : 39).

Ce qu’il y a à retenir, c’est que l’auteur rappelle indirectement que l’identité d’un peuple est liée à son Histoire. Le sentiment d’appartenance partagé par les indigènes est une réaction pure et simple à une discrimination et/ou à une négation. Le discours de M. Sosa4 qu’il a tenu face à Jonas rappelle curieusement les propos d’un certain Louis Bertrand5. Ce dernier insistait sur l’hétérogénéité ethnique des indigènes, leur manque de génie et leur nonchalance naturelle d’un côté et sur la vigueur du colon européen, son amour pour le travail et son sacrifice pour cette terre, de l’autre.

De nombreuses expressions exprimant l’exclusion sont contenues dans ses propos. Le Nous relatif à sa communauté est opposé à l’Autre indigène toujours dénigré. Il dira : « Personne Monsieur Jonas, je dis bien personne, ni sur cette planète ni ailleurs, ne pourrait nous dénier le droit de continuer de la servir jusqu’à la fin des temps… surtout pas ces pouilleux de fainéants… ». (CQJN : 326)

Ce discours générera un contre-discours en lien avec l’histoire. « Il y a longtemps, Monsieur Sosa, bien avant vous et votre arrière-arrière-grand-père, un homme se tenait à l’endroit où vous êtes. (…) cette terre ne vous appartient pas. (…) prenez vos vergers et vos ponts, vos asphaltes et vos rails, vos villes et vos jardins, et restituez le reste à qui de droit » (CQJN : 328). On notera l’inversion de la dialectique du Même et de l’Autre.

Par ailleurs, Yasmina Khadra insistera sur le fait que l’identité collective se construit de façon inconsciente et incontrôlée puisqu’elle émane d’un sentiment d’appartenance à un groupe ou à une ethnie. Younes après qu’il se soit retrouvé seul, suite à l’explosion de son groupe (Jean Christophe est parti s’installer à Oran avec Isabelle ; Simon épousa Émilie ; Fabrice épousa à son tour Hélène, André est assassiné) se verra de lui-même fréquenter les espaces réservés à la communauté musulmane.

« À mon insu je me surprenais, les jours vacants, à errer dans les quartiers musulmans d’Oran, à m’attabler avec des gens que je ne connaissais pas (…) je me mis à retenir des noms jusque-là inconnus et qui résonnaient dans la bouche des miens comme l’appel du muezzin : Ben M’hidi, Zabana, Boudiaf, Abane Ramdane, Hamou Boutlilis, la Soummam, l’Ouarsenis, Djebel Llouh, Ali la Pointe, noms de héros et noms de lieux indissociables d’une adhésion populaire que j’étais à mille lieues d’imaginer aussi concrète, aussi déterminée… » (CQJN : 336).

L’identité collective est à comprendre comme étant à la fois un sentiment d’appartenance à un collectif, mais aussi et surtout sa reconnaissance par ce même collectif. Elle « s’inscrit dans un certain rapport à l’autre, il faut que ma différence soit reconnue, insiste Charles Taylor, c’est dans le dialogue avec l’autre qu’elle va acquérir son sens humain6 » (Ditchev 2001 : 113). Après l’assassinat de Simon, Younes est exclu de la communauté européenne. Il est renié par tout le monde, en commençant par Émilie qui chargea Krimo de le chasser.

« - Va-t’en… Chasse-le hors de ma vue, Krimo.
(…) Je me tenais au fond du cimetière, derrière tout le monde, comme si déjà j’en étais exclu (…) je me rendis compte qu’il n y avait plus que moi parmi les morts » (CQJN : 345-346).

Dans les agneaux du seigneur (1998), Rabah le frère aîné de Belkacem le boulanger se verra quitter son village natal sous la pression terroriste. Il est désormais dans une situation d’altérité totale. Sa reconnaissance par tous les habitants du village comme étant un élément des leurs et comme faisant partie de leur groupe s’est effritée avec l’avènement du fondamentalisme religieux. De ce fait un rejet violent de la personne s’est opéré.

Rabah « a échappé miraculeusement à un attentat. Maintenant qu’on a poussé la lâcheté jusqu’à lui adresser des lettres de menaces, il a décidé de s’en aller et de ne plus remettre les pieds dans le village qui l’a vu naître et vieillir et dans lequel il ne se reconnaît plus » (p. 150).

L’Histoire, au même titre que la langue ou la culture est à jamais liée à l’identité collective. Elle permet d’exprimer la continuité. En effet, les personnages qui sévissent à Ghachimat7 sont les descendants directs des anciens serviteurs de la France coloniale. Tej Osmane est le fils d’Issa la Honte qui « a collaboré avec la SAS pendant la guerre » (p. 21). Par ce procédé, Khadra manipule ses lecteurs et affirme de façon subtile que ceux qui ont trahi le pays dans le passé continuent à le faire aujourd’hui. L’auteur rejoint ainsi la position du régime et de l’institution militaire dont il faisait partie.

Sa lecture de l’histoire et son analyse des faits sont données comme seule vérité. Il explique que les groupes islamistes au fond n’obéissent qu’à leur soif de pouvoir et que pour bon nombre d’entre eux ce n’est qu’une occasion rêvée pour prendre leur revanche sur la société qui les a marginalisés.

Tej Osmane nourrit une haine démesurée pour les gens de son village à cause de son père. Kada en veut au monde entier après que Sarah lui ait préféré Allal. Zane a toujours été la bête immonde, un être complètement insignifiant. Cheikh Abbas le guide spirituel des jeunes du village sort de prison, il personnifie la soif au pouvoir. Il se conduit en véritable gourou. Cheikh Redouane « s’avère aussi incendiaire qu’un pyromane » (AS : 73). Smail Ich cherche à tout prix le poste de magistrat communal. Tous sont épris d’un désir enfoui de vengeance et de domination. « À Ghachimat, la rancune est la principale pourvoyeuse de la mémoire collective » (AS. : 21). C’est une appartenance collective autour de laquelle vont graviter tous ces personnages.

Notons encore qu’un autre élément clé de l’identité collective est la projection des éléments du groupe dans l’avenir. La citation suivante de Freund explique très bien comment cette projection participe à la formation d’un groupe.

« Ce qui cimente une identité collective c’est à la fois la représentation commune que les membres se font des objectifs ou des raisons constitutives d’un groupement et la reconnaissance mutuelle de tous dans cette représentation, sinon l’identité ne peut se former ou, si elle existait déjà, il se produit une crise de l’identité ». (Freund 1979 : 78)

À ce groupe d’islamistes qui se forme et qui s’impose tantôt par un verbe séduisant celui de Hadj Abbas lors de ses prêches tantôt par la violence sans limites, des Samail Ich, Tedj Osmane et autre Zane, va se construire et s’opposer à eux un groupe à l’identité menacée. C’est celui des résistants à l’obscurantisme religieux. Ce sont les esprits éclairés et les intellectuels à l’image de Dactylo ou de Dahou le boutiquier. L’auteur donne à ces personnages le même rôle qui fut celui des Malek Benabi et des Ali el Hammamy, ceux-là mêmes qui ont participé à l’éveil nationaliste. Dactylo était le premier à voir venir l’Ogre terroriste sur Ghachimat. Il disait : « Les loups sont lâchés, l’agneau ferait mieux de regagner sa bergerie (AS : 78).

C’est ce même personnage qui participera à démystifier les actions des islamistes. Le narrateur nous en fait part à travers l’échange qu’a tenu Zane avec le ferronnier lorsque ce dernier lui dit :

« Ces types n’ont rien à voir avec l’islam. Dactylo dit que ce sont des déviationnistes. Ils font de la religion leur cheval de Troie… Il a dit aussi qu’ils veulent instaurer l’intégrisme international sous l’égide des Iraniens. Tu n’as jamais entendu parler du Vieux de la montagne ?
… (…) dactylo raconte qu’à la fin du XIe siècle, un dingue persan s’est installé sur la montagne d’Alamut pour fonder la secte des Assassins… afin de s’offrir du bon temps » (AS : 102-103).

La narration que fait le personnage Dactylo va assurer pleinement la fonction idéologique. En effet, à travers le récit du vieux de la montagne il donne une orientation aux évènements narrés et du coup pousse le ferronnier à faire rapidement le parallèle avec les évènements que vit Ghachimat. En discréditant l’action du vieux de la montagne et en montrant les dessous de cette action qui en apparence était noble et avait une visée très saine, il dénonce avec beaucoup de subtilités et de façon catégorique tout le travail des islamistes dans la région. Plus encore, il va même pousser le lecteur à prendre ses distances avec toute légitimité de la cause islamiste. Le lecteur est poussé donc à la réflexion sur des évènements historiques qui ont traversé le pays.

Yasmina Khadra concède aux islamistes la mauvaise gouvernance du régime, ce qui pourrait donner raison à leur action armée, avant de révéler leurs pratiques sournoises pour leur retirer toute forme de légitimité aux yeux des lecteurs. L’affaire Guemmar8 en est la parfaite illustration.

Le retour sur cet épisode sombre de l’Algérie est repris par Khadra, car il représente non seulement l’entrée en guerre civile du pays, mais un désir délibéré à prendre position contre les islamistes et à les discréditer.

Comment Khadra s’en est-il pris ? L’affaire Guemmar est citée par Tej Osmane qui stipule : « elle est montée de toutes pièces pour nous discréditer aux yeux de l’opinion » (p. 13). Mais ce qui pousse le lecteur à ne pas adhérer à cette position c’est que ce même personnage reconnaîtra par la suite son attachement aux groupes islamistes armés lorsqu’il affirme : « Des policiers, des mécréants et des collaborateurs tombent tous les jours sous nos balles » (p. 123). Il participera, plus tard, en tant que chef du GIA aux massacres de Ghchimat.

Dans l’équation africaine, Khadra s’appuie, cette fois-ci, sur l’identité territoriale pour distinguer les différentes identités collectives. Il oppose une Afrique noire sous-développée et rongée par les guerres fratricides à une Europe blanche, moderne, dominatrice au passé coloniale. Chaque continent possèderait des caractéristiques qui lui sont propres et qui font que les individus qui y vivent au-delà de la couleur de leur peau se sentent appartenir à des ethnies différentes. Il rejoint ainsi Yves Guermond lorsqu’il affirme :

« La mise en évidence d’une différenciation des espaces terrestres conduit à la définition d’ensembles régionaux, ou locaux, que l’on est vite tenté de lier avec des caractéristiques de la population » (Guermond, 2006 : p 291-297).

Rappelons que L’identité territoriale est :

« … à l’origine un sentiment individuel, très souvent limité au coin de terre, au quartier de son enfance (le Vendômois de Du Bellay), ou encore au lieu des vacances, idéalisés dans un souvenir confus, mais permanent. La Jacqueline d’Armand Frémont (1988) garde en mémoire la vieille croix de pierre au bord du chemin de son enfance, tandis que Pierre et Emma sont attachés, eux, à leur maison de vacances de Hendaye, achetée dans l’euphorie des Trente Glorieuses. L’attachement peut être lié aussi au territoire urbain de la vie active, au club des supporters de l’équipe de foot, etc. » (Guermond 2006 : 291 -297)

Ainsi les Africains ne peuvent s’empêcher de convoquer l’Histoire dans leurs rapports aux Européens. Esclavage, colonisation, racisme et apartheid reviennent souvent lorsqu’on se tourne vers le passé. Le personnage Joma est donné comme un être qui incarne toute la rancœur d’une communauté, voire de la race noire à l’égard de l’occident. « Il feint de quitter la grotte, revient sur ses pas en frémissant d’une rage hypertrophiée comme si une rancœur ancienne, tue depuis des siècles, le rattrapait et le dépassait » (EA : 65). Il voit dans les touristes européens d’aujourd’hui les colons impérialistes d’autrefois. Il dira à Kurt et à Hans : « C’est ce qui vous amène par ici, n’est-ce pas ? L’exotisme, les espaces sauvages et la nostalgie des empires perdus… » (EA. 61).

De ces rapports violents et historiques entre les deux communautés naîtront des clichés qui seront relayés de génération en génération. La méfiance est le maître mot. Il y a rejet systématique de l’Autre. Le jeune Blackmoon est mis en garde par Joma contre ces blancs qui viennent d’ailleurs.

« (…) la croix rouge est une version moderne des missionnaires, tu sais ? Ces types en soutane qui propageaient la bonne parole dans les tribus, autrefois. Joma est persuadé que c’est le même nid d’espion, sauf que les pères blancs, ils avaient la Bible, et les toubibs, ils ont des vaccins » (EA : 68).

Khadra utilisera donc tour à tour, le folklore et l’histoire pour raviver la mémoire collective et préserver le patrimoine identitaire national.

2.2. Les éléments de communication

Les membres d’une communauté ou d’un groupe social utilisent pour se reconnaître et se faire connaître des symboles, des signes, des hymnes et/ou des drapeaux qui les représentent et avec lesquels ils marquent leur attachement à des valeurs, à un territoire, à une sexualité, à une religion ou encore à des métiers.

Une identité collective a besoin de ces éléments pour être en vue, se démarquer et communiquer sa mission. Jan Berting, de l’université de Rotterdam, explique que « toute identité collective suppose une conscience collective, un sentiment d’appartenance et parfois l’idée d’une mission à accomplir9. Celle des Algériens est de s’affirmer face à l’Autre qu’il soit colonisateur dans ce que le jour doit à la nuit ou islamiste intégriste dans les agneaux du seigneur.

C’est ainsi que l’on peut trouver dans le premier roman une allusion directe à des héros nationaux, des lieux symboliques et historiques. Ils sont employés pour renforcer ce sentiment d’unité nationale. L’énumération de ces personnages et de ces lieux historiques n’est pas faite dans le but de chercher une quelconque exhaustivité, mais plutôt pour souligner le fait que cette liste pourrait s’allonger indéfiniment. Cela fera naître et accroître le sentiment de fierté chez le lecteur algérien.

« Je me mis à retenir des noms jusque-là inconnus et qui résonnaient dans la bouche des miens comme l’appel du muezzin. Ben M’hidi, Zabana, Boudiaf, Abane Ramdane, Hamou Boutlilis, la Soummam, l’Ouarsenis, Djebel Lloh, Ali la Pointe, noms de héros et noms de lieux indissociables d’une adhésion populaire que j’étais à mille lieues d’imaginer aussi concrète, aussi déterminée » (2008 : 336).

Des symboles comme l’OAS ou le « FLN » sont employés pour permettre aux individus ayant les mêmes valeurs et le même idéal de se reconnaître et de s’afficher avec force. On parlera dès lors de revendication identitaire exacerbée. « Le lendemain, sur la façade d’une cave viticole, une main triomphante traça, à la peinture rouge, un immense FLN » (CQJN : 383). D’autres éléments comme les drapeaux, les chansons patriotiques et/ou les poèmes seront employés dans la communication des identités collectives.

« J’avais marché dans les rues en liesse, au milieu des chants et des youyous, sous les drapeaux vert et blanc et dans le chahut des trolleys en fête. Demain, le 5 juillet, l’Algérie aurait une carte d’identité, un emblème et un hymne nationaux, et des milliers de repères à réinventer » (CQJN : 395).

2.3. Vivre à l’algérienne

Le mode de vie désigne la façon dont un individu ou un groupe d’individus utilisent, consomment, organisent leur temps, gèrent leurs moyens de subsistance et entretiennent des relations avec les autres. Il reflète la manière d’être, de vivre, de consommer, de s’habiller, de se divertir et de se comporter en société selon certaines valeurs. Bruno Maresca le désignera comme « l’architecture du vivre-ensemble et (…) une référence que l’on brandit pour défendre notre identité nationale » (Maresca 217 : 233).

Yasmina Khadra dans son effort de préserver et de renforcer le patrimoine identitaire national va, à travers ses personnages, valoriser le mode de vie des Algériens. Il rendra compte de cette algérianité qui a été mise à mal, sans toutefois être éradiquée, par une culture française dominatrice et une culture islamiste, durant deux périodes majeures et pénibles de l’histoire de ce pays : la période coloniale et la décennie noire. Aussi, un vocabulaire mélioratif est omniprésent lorsque la vie d’antan est évoquée.

Les Algériens sont dépeints comme des êtres que la modernité n’a pas réussi à transformer entièrement. Le monde ne s’est pas complètement démystifié pour eux. Il continue à les émerveiller et à les charmer. Certes, leurs moyens sont modestes, mais leur rêve est sans limites. Nous ne sommes pas encore dans le crépuscule des Idoles qui frappe les sociétés modernes. Cultiver l’espoir, n’est-ce pas là, le charme de la vie ?

L’auteur rappellera avec nostalgie certaines valeurs sociales, aujourd’hui en voie de disparition, comme l’hospitalité et l’honneur de ce berger malgré sa précarité. « Le berger insista - ses voisins ne lui pardonneraient pas de laisser une famille dormir dehors, à proximité de son gourbi » (CQJN : 24) ; ou encore la solidarité des femmes dans les patios. Les femmes s’entendaient bien entre elles, se serraient les coudes. (CQJN : 37)

2.3.1. La femme algérienne dans toute sa grandeur

On a tendance à penser que les sociétés traditionnelles où les hommes détiennent les premiers rôles considèrent la femme comme un objet de plaisir et un moyen d’assurer la descendance. Mais à y regarder de plus près, on se rend compte que son rôle n’est pas des moindres.

Il est vrai que Khadra ne lui attribue pas d’actions déterminantes qui font avancer le récit, mais il la présente comme une force tranquille qui motive l’action des personnages masculins. Younes gravitera autour d’Émilie jusqu’à la fin du récit ; Sarah est la convoitise de tous les garçons de Ghachimat.

De plus, la femme reste un élément important grâce auquel l’auteur titille la sensibilité et l’émotivité du lecteur. Pour cela, il sacrifie symboliquement la mère, pour reprendre l’expression de Charles Bonn. En effet, le sacré est profané, son intimité est dévoilée au grand jour.

« J’avais honte de sa fébrilité, honte de ses cheveux hirsutes qui, de toute évidence, n’avaient pas connu un peigne depuis des lustres, honte de son haik usé jusqu’à la trame qui pendouillait sur ses frêles épaules telle une vieille tenture, honte de la famine et des affres qui la défiguraient, elle qui fut belle comme le lever du jour » (CQJN : 148).

Le personnage féminin chez Khadra renvoie aussi à l’image de la femme idéale dans la culture collective algérienne. Elle est soumise soit à l’autorité du père soit à celle du mari et cela en toutes circonstances. Elle ne doit en aucun cas contester ses décisions. La mère de Younes avait pressenti le crime qu’allait commettre son mari, mais elle n’a rien dit. « Ce genre d’histoire ne concerne pas les femmes » (CQJN : 74).

Elle se doit également de supporter stoïquement les affres de la vie. Nous pensons aux femmes du patio à Jnane Jato, ou à Yezza qui « endurait les lâchetés de son mari avec dignité » (p. 48). C’est de cette façon et uniquement de cette façon qu’elle est aimée. Elle se doit de rester derrière l’homme et de le soutenir. Germaine n’a jamais contesté l’autorité de son mari, bien qu’elle soit française. Après la mort de Mahi, elle vivra sous la coupe de Younes.

2.3.2. Les Algériens et le sacré

Autres particularismes chez les Algériens, leur rapport au sacré. L’islam est brandi comme étendard de leur identité. Nul doute que cette religion est leur dénominateur commun. Elle est évoquée sous des formes multiples et variées, que ce soit à travers des symboles (mosquées, imams, enfer, paradis) ou des pratiques (prières, prêches, hadj, aumône, etc.). L’auteur insiste sur l’attachement viscéral des Algériens à l’islam. Étant enfant, Younes n’a pu trouver le sommeil dans une chambre où il y avait des symboles du christianisme (statue d’enfant ailé, crucifix et icônes) (CQJN : 84). La dialectique du Même et de l’Autre est engagée. Il y a effectivement refus catégorique de la religion de l’Autre. Comme si cela était ancré dans les gênes de tout algérien.

Paradoxalement, cela ne les empêche pas de s’adonner également à des pratiques animistes. Dans la chambre nuptiale de Sarah, Ghalia va placer une amulette sous le matelas pour la protéger du mauvais œil ou de la magie noire. Sa sœur va invoquer, quant à elle, Sidi Yacoub pour accroître la fertilité de sa bru. L’animisme est signalé aussi par « l’arbre-marabout bigarré de rubans talismaniques et de coulées de cierges » (AS : 200) qui témoignent de la fréquence des visiteurs à ce lieu sacré. La mère de Younes « se signait en évoquant un à un, les noms des marabouts de la région » (CQJN : 18).

Par ailleurs, vivre à l’algérienne suppose aussi un rapport étroit avec la superstition. Khadra nous en fait part dans ses textes. Comme s’il développait une obsession particulière à ce phénomène social. La superstition prend place et se développe lorsque le rationalisme moderne est absent. Les gens ont peur de l’inconnu, ils font alors appel à la superstition pour expliquer le monde qui les entoure et se rassurer. Les explications sont relayées de génération en génération jusqu’à ce que vienne la science les balayer d’un revers de la main.

Depuis l’antiquité, le regard des gens était craint. Il pourrait, pour les plus nocifs, attirer la maladie, la misère ou tout simplement la mort. Cette superstition liée au mauvais œil est une réalité sociale que reprennent les textes de Khadra. On se presse de cacher ce qu’on a de plus cher au regard des autres. « Les amours se cachent pour mûrir » (AS : 33) et on évite certainement d’en parler, car « le mauvais œil ne pardonne pas aux bavards » (CQJN : 78). Il nous faut donc éviter de trop nous attarder par le regard sur les êtres ou les choses qui nous semblent beaux. « Arrête, tu vas attirer le mauvais œil sur lui » (CQJN 79).

Pour s’en préserver, on fait appel à deux éléments antinomiques : récitation de versets coraniques (AS : 24), incantation et amulette (AS : 86). Si le premier fait référence à l’islam, le second est une pratique purement animiste. Le plus sage des hommes y verrait un paradoxe. Mais n’est-ce pas là une façon particulière de montrer le rapport des Algériens au sacré ?

Autres signes de la superstition qui sont repris par l’auteur : les mauvais présages. Depuis l’antiquité romaine, certains oiseaux sont mal considérés. Ils véhiculeraient des images négatives et annonceraient de mauvaises nouvelles. C’est le cas des corbeaux. « Dehors, un corbeau traverse le ciel en croassant » (AS : 29). Cette diabolisation est raccordée au retour du Cheikh Abbas de prison et le commencement du terrorisme en Algérie. Le rire d’un fou est très mal perçu dans la société. Il pourrait annoncer la mort. Quand Jelloul lance son rire de bon matin, les aubades ne suivent pas (…). Ceux qui reviennent de la mosquée s’arrêtent en chemin (…) cherchant de quel côté va ululer la douleur (AS. 57). L’insinuation vénéneuse dans les propos de quelqu’un fait toujours peur. Le père de Younes « avait dû lire dans la réplique du boutiquier un mauvais présage » (CQJN. 15).

La représentation sociale de la superstition est selon Khadra toujours négative. Elle est liée souvent aux situations d’incertitudes et d’inquiétudes.

2.3.3. Les vêtements comme signe identitaire

Yasmina Khadra a exploité le vêtement dans toutes ses dimensions. Outre le fait qu’il sert à se protéger contre les inconforts de la nature ; il est signalé comme une marque de pudeur ; ou l’élément indispensable pour paraître sous son meilleur jour.

L’auteur ne s’arrête pas là. Il appréhende le vêtement de la même manière qu’un Alain Pousson. Ce dernier affirme :

« Le vêtement est un marqueur social, un révélateur, un moyen de communication des valeurs, du statut social et de l’identité du porteur. Étudié comme langage, l’acte d’habillement est comparé à l’acte de parole. Il reflète l’identité profonde de l’individu et participe à sa construction. »10

Il est donc naturel de voir l’auteur l’utiliser pour distinguer les individus ou les différents groupes sociaux. Ainsi, la qualification différentielle selon le jargon de Philippe Hamon est assurée en partie par des particularismes vestimentaires. On citera gandoura, voile, burnous, saroual turc, savates en cuir, turban, chemise et gilet pour spécifier la communauté arabe et robe, pantalons, shorts, chemises, foulard, costumes, pour la communauté européenne.

L’habit est donc considéré comme un moyen d’expression qui permet une auto-catégorisation et une identification rapide dans l’espace public. « Des musulmans en costume européen, le fez sur l’oreille » (CQJN : 143). La dialectique du Même et de l’autre passe désormais par le langage du vêtement.

Chaque style vestimentaire permet de saisir un univers axiologique particulier. Le fez associé au costume renvoie, de façon très explicite, à la culture arabe. Cette appartenance est affichée, revendiquée et assumée. Mais elle a besoin de la reconnaissance des membres de cette communauté pour qu’elle soit effective. Mahi en est conscient et en parle à Younes :

« Il me méprise. Pour lui, j’ai vendu mon âme au diable. J’ai renié les miens, épousé une mécréante, bradé mes terres pour une maison de la ville, troqué ma gandoura contre un costume européen et même si j’ai un fez sur la tête, il me reproche d’avoir jeté mon turban aux orties. » (CQJN : 90).

Khadra revalorise donc le style vestimentaire algérien et en fait un élément important du patrimoine identitaire national.

Conclusion

Au terme de cette étude, nous pensons avoir donné un éclairage assez conséquent sur l’apport de Yasmina Khadra dans la construction et la promotion du patrimoine identitaire national. Ainsi, nous avons défini la notion de patrimoine, développé la dimension personnelle et collective de l’identité avant de mettre en lumière la stratégie scripturaire de Khadra dans la construction du patrimoine identitaire national.

Somme toute, l’auteur s’est appuyé essentiellement sur trois éléments fondamentaux qui constituent l’algérianité. Le premier est relatif à l’histoire particulière de ce pays et à son folklore riche et varié. Le deuxième à la communication, c’est-à-dire les moyens par lesquels les Algériens s’affichent aux autres et sont reconnus comme tels. Le dernier a trait à leur mode de vie. L’auteur insistera, en effet, sur le statut de la femme et sur son rôle au sein de la famille. Il mettra, également, en valeur cette crédulité qu’ont les Algériens dans leurs rapports au sacré. L’auteur soulignera aussi le particularisme vestimentaire des Algériens. Le vêtement est alors utilisé comme signe identitaire.

Il serait prétentieux d’affirmer que nous avons développé toutes les facettes de la stratégie scripturale de Khadra quant à la construction et la promotion du patrimoine identitaire national. Mais nous nourrissons l’espoir d’avoir répondu à une grande partie de la question et de voir d’autres travaux venir la compléter.

1 Nicholas Machiavel, Le Prince, In https://www.lalanguefrancaise.com/dictionnaire/definition-machiavelisme/ consulté le 16/03/2020

2 Village cité dans Les agneaux du seigneur.

3 Personnage de Ce que le jour doit à la nuit.

4 Personnage de Ce que le jour doit à la nuit

5 Figure de proue du mouvement algérianiste.

6 Ivaylo Ditchev, 2001. De l’appartenance vers l’identité. La culturalisation de soi. In Ligne 2001/3 (n° 6), p. 113.

7 Village où se déroulent les évènements du récit.

8 Rappelons que cette affaire remonte au 29 novembre 1991 lorsqu’un groupe armé attaqua le post-frontière de Guemmar et causa la mort d’une dizaine de

9 Cité par Bruno Ollivier, Les Identités collectives à l’heure de la mondialisation, https://books.openedition.org/editionscnrs/13977 ?lang =fr

10 Alain Pousson, le vêtement saisi par le droit, Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, inhttps://books.openedition.org/putc/1475 ?lang =fr

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1 Nicholas Machiavel, Le Prince, In https://www.lalanguefrancaise.com/dictionnaire/definition-machiavelisme/ consulté le 16/03/2020

2 Village cité dans Les agneaux du seigneur.

3 Personnage de Ce que le jour doit à la nuit.

4 Personnage de Ce que le jour doit à la nuit

5 Figure de proue du mouvement algérianiste.

6 Ivaylo Ditchev, 2001. De l’appartenance vers l’identité. La culturalisation de soi. In Ligne 2001/3 (n° 6), p. 113.

7 Village où se déroulent les évènements du récit.

8 Rappelons que cette affaire remonte au 29 novembre 1991 lorsqu’un groupe armé attaqua le post-frontière de Guemmar et causa la mort d’une dizaine de militaires. Le pouvoir accusa ouvertement les Djihadistes d’être à l’origine de ce massacre. Le front islamique du salut, parti islamique encore agréé à l’époque nia tout lien avec les évènements.

9 Cité par Bruno Ollivier, Les Identités collectives à l’heure de la mondialisation, https://books.openedition.org/editionscnrs/13977 ?lang =fr, consulté le 06/05/2020.

10 Alain Pousson, le vêtement saisi par le droit, Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, inhttps://books.openedition.org/putc/1475 ?lang =fr

Djarmouni Fateh

Maître assistant à l’université Sétif2

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