Introduction
Écrire, c'est assurer à son nom propre une pérenne inscription qui le projettera dans l'universel ; c'est conférer un lieu pour l'expression de ses multiples identités en crise. Ainsi, à l’instar de l’écriture francophone contemporaine qui se caractérise, de plus en plus, par un retour à la réflexion sur la crise identitaire, le dernier roman d’Assia Djebar, Nulle part dans la maison de mon père1 (2007), ne déroge pas à la règle. Il déploie, loin de tout manichéisme, cette question en mettant en œuvre des procédés littéraires pour représenter une réalité hybride et complexe.
La thématique de la rencontre de cultures qui génèrent parfois des ruptures provoquées par le choc des civilisations n’est, toutefois, pas une thématique nouvelle chez Djebar. En effet, le déracinement et l’entre-deux transparaissent aisément à la lecture des œuvres djebariennes, puisqu’étant une écrivaine bercée par une double culture algérienne et française, cette réalité métissée marque visiblement sa production littéraire.
Dans Nulle part dans la maison de mon père paru en 2007, il s’agit d’un ensemble de souvenirs d’une narratrice Fatima (du vrai nom de l’autrice Fatima‐Zohra Imalayène), qui nous fait découvrir une Algérie coloniale au travers du regard d’une petite fille, puis d’une adolescente, un âge où l’innocence et la naïveté sont heurtées à la cruauté d’un monde divisé en deux. Le père de Fatima, instituteur sévère et rigoriste impose à sa fille une éducation puritaine et pleine d’interdits ; mais l’héroïne du récit parvient à se libérer de cette atmosphère pesante en étant admise dans un internat. Elle se lie alors d’amitié avec Mag, Jacqueline et Farida, et goûte au plaisir de la lecture et à l’évasion intellectuelle. Très jeune, la narratrice n’admet pas les normes de sa société patriarcale qui imposent aux femmes des conditions de vie inégales et injustes, mais auxquelles elles doivent pourtant se soumettre. La narratrice nous relate comment elle arrive, avec de profondes blessures, à s’insurger contre ce poids social grâce à la lecture et à l’écriture et en sortir fière comme l’écrit Kateb : « une femme qui écrit vaut son pesant de poudre ». Fatima nous dévoile tout au long du roman ses questionnements, ses peurs et ses incompréhensions en nous faisant découvrir différents espaces : son village, l’antique ville de Césarée d’où sa mère est originaire, Blida, ville où elle était scolarisée au collège et Alger où elle était étudiante.
Nulle part dans la maison de mon père est une autofiction où l’autrice procède à une écriture analytique ou, comme elle préfère la nommer, un « autodévoilement » :
« Dans ce long tunnel de cinquante ans d’écriture se cherche, se cache et se voile un corps de fillette, puis de jeune fille, mais c’est cette dernière, devenue femme mûre qui, en ce jour, esquisse le premier pas de l’autodévoilement » (Djebar, 2007 : 402).
Nous tenterons par la présente étude de mettre l’accent sur les différents rapports interculturels qui se présentent dans l’œuvre et d’élucider leurs répercussions sur l’acte créatif de l’autrice. Pour ce faire, nous avons opté pour une lecture analytique basée sur une approche immanente du texte ; de plus, l’approche intertextuelle sera également privilégiée pour étudier l’aspect dialogique du texte afin de mettre en exergue les espaces de rencontres et de ruptures engendrés par la réalité interculturelle.
1. Colonisateurs et autochtones : regards croisés
Dans ce roman, la narratrice vit au sein d’une Algérie coloniale qui est à la veille de la déclaration de la guerre de libération. Le personnage Fatima se soucie surtout de mettre en exergue l’aspect hybride d’un peuple où le contact de langues et de cultures est très mal vécu sous l’égide de l’oppresseur.
Elle évoque alors différentes scènes où colonisateurs et indigènes sont souvent opposés : à Césarée, elle rapporte un épisode où son père, air fier, arrache une pancarte plantée par les Français où est portée l’inscription « Interdit aux Arabes ». (NP 47) La réaction du père s’assimile à une sorte d’affirmation identitaire et constitue un symbole de réappropriation du territoire. Cette scène est à l’image du peuple algérien qui s’apprêtait à s’insurger contre l’oppresseur en déclenchant une guerre de libération. En outre, le contraste se manifeste dans la répartition des espaces entre les deux groupes : lors de ses voyages par train, Fatima remarque au sein des villages une nette séparation entre d’un côté « les cafés maures surpeuplés et bruyants » (NP 131) et « de l’autre, sur l’autre trottoir, parfois au centre du bourg, devant la place avec son kiosque, plusieurs brasseries européennes avec de très hautes glaces du début du siècle, des miroirs, des lustres qui m’impressionnent » (NP 131).
Les espaces sont ainsi révélateurs de valeurs péjoratives/valorisantes : les indigènes sont voués à se mouvoir dans des territoires serrés, surpeuplés et sales tandis que les Européens bénéficient de territoires spacieux, bien entretenus et garnis.
Ce découpage territorial valorisant le colon et, en même temps, dévalorisant l’autochtone se fait sentir davantage lors des fêtes au sein du village de la narratrice où les Européens dans une atmosphère de luxe savourent le bonheur sous le regard des autochtones accablés par la pauvreté et le déshonneur de « pouilleux, des dépossédés de la terre ancestrale » (NP 287). Les gens du village rongés par la misère sont mis à l’écart et méprisés par les colons qui s’arrogent le droit de fêter leur différence privilégiée par un système pillant. Convaincus par leur situation d’indigènes dépourvus d’espoir et de dons de la vie, ils n’ont que les yeux pour apprécier et rêver d’un spectacle qui s’offre à eux sur leur terre où ils se sentent étrangers, ils le fixent alors « pareils à des troupeaux de renards à l’affût » (NP 287).
L’opposition entre les deux cultures est également mise en avant en évoquant la scène des retrouvailles entre la narratrice et son père qui lui défendait de l’embrasser sur les deux joues devant les autres, car, selon lui, cela serait une manière de « singer l’autre clan » (NP 34). Le père opte, certes, pour le français en parlant avec sa fille, mais il refuse que cette dernière adopte des comportements imitant les Français. C'est donc un père gardeur de traditions soucieux de sauvegarder l’identité propre à son peuple.
La séparation entre ces deux mondes est également remarquée par la narratrice au sein de son collège, dans la cour ou dans le réfectoire, où collégiennes arabes et européennes sont regroupées selon leur appartenance. Or, au sein de cet « univers coupé en deux, plus profondément que la société du dehors » (NP 150), l’amitié née entre la narratrice et Mag, une collégienne européenne lui confère un élan de libération notamment vis-à-vis de ses congénères arabes dont le comportement d’émerveillement face aux Européennes l’irritait. Toutefois, Fatima constate que cette amitié ne pourra malheureusement pas effacer les frontières entre leurs deux univers :
Ainsi la partition coloniale restait-elle pérenne : monde coupé en deux parties étrangères l’une à l’autre, comme une orange pas encore épluchée que l’on tranche n’importe où, sans raison ! Je ne me vois donc jamais franchir le seuil familial d’une de mes condisciples européennes, même si, comme avec la jolie Jacqueline du dortoir, les chuchotements échangés entre nous se prolongeaient tard, souvent dans la nuit. (NP 152)
Collégienne, la narratrice fait aussi face à une discrimination en constatant le traitement de faveur accordé aux Européennes au détriment des Arabes qui y sont souvent humiliées. Elle raconte alors comment sa directrice a sèchement refusé de lui désigner un professeur d’arabe, étant donné que l’arabe constitue sa première langue étrangère. Exaspérée par une telle revendication faite par une élève musulmane, étant la seule à vouloir étudier l’arabe comme première langue, la directrice lui propose de quitter la section classique et d’aller vers la section moderne si elle souhaitait étudier « l’arabe… littéraire » (NP 122) ; elle l’exprime ainsi avec un ton de mépris et en détachant sciemment l’adjectif du nom pour exprimer hautainement son doute sur la possibilité de l’existence d’une pareille « variante » (NP 122). Déçue par un tel comportement, Fatima exprime également son étonnement face au choix de ses camarades européennes qui préfèrent étudier des langues mortes comme le latin ou le grec au lieu de l’arabe qui représente la langue parlée par les neuf dixièmes de la population.
2. Les femmes face aux regards
Dans Nulle part dans la maison de mon père, la narratrice décrit également les conditions dans lesquelles vivent les femmes au sein d’une société patriarcale et colonisée, le regard de l’Autre est, à cet effet, doublement pesant. Elle raconte alors comment sa mère et elle (enfant de cinq ans), pour se déplacer dans le village, devaient emprunter les chemins et les rues les moins fréquentés pour éviter le regard de ceux qui « nous jugent et nous guetteront, méfiants et circonspects » (NP 16) ; elles sortent ainsi « du vestibule à la lumière ensoleillée des premières rues - pas celles du centre - ville, non, le trajet codé, toujours en lisière, le long des ruines romaines » (NP 17). Les hommes sont ainsi décrits avec un vocabulaire acerbe à l’image de la souffrance des femmes qui fuient leurs regards :
Les multiples yeux de voyeurs, des indigènes pouilleux (…) regards lubriques et désirs barbares (…) ces villageois interdits d’avancer sous les lumières aveuglantes, pareils à des troupeaux de renards à l’affût dont je devinais l’éclat des prunelles en dépit de l’obscurité. (NP 287)
C’est justement ce regard odieux que la narratrice souhaitera plus tard « braver - pour elle, pour nous deux (sa mère et elle) ! » (NP 16). En outre, les jeunes collégiennes externes sont aussi obligées d’emprunter des chemins en marge des rues fréquentées ; d’ailleurs, leur déplacement à Blida devient risqué puisqu’il les expose aux regards des militaires habitant les casernes et autres passagers. L’exposition au regard masculin (celui du colon ou de l’autochtone) mettrait ces jeunes filles au centre de commérages capables de nuire à leur liberté, celle de poursuivre leurs études. Par conséquent, le pensionnat entraînant l’enfermement est vu, a contrario, comme un espace de libération voire de délivrance : « la blouse obligatoire (…) le signe prometteur d’un futur dévoilement » (NP 162). Les études sont ainsi, pour ces collégiennes arabes, le garant d’un futur travail et d’une indépendance tant espérée.
La narratrice évoque également les sacrifices que font ces jeunes filles pour faire face à cette restriction sociale, en affichant d’abord une soumission totale aux normes dictées par les traditions afin de ne pas rompre avec les études. Le personnage Farida en est un exemple : elle accepte, sous la pression de son père, un officier dans l’armée, de porter un déguisement avec un seul œil découvert lui permettant d’identifier le chemin entre la maison et le lycée, ce dernier devient alors un espace de liberté où elle se débarrasse de son accoutrement et étend ses ailes : « elle retrouvait là une vraie respiration (et) savourait la sensation aiguë, acérée d’une victoire intérieure » (NP 173).
Dans Nulle part dans la maison de mon père, le dehors est ainsi une source de danger et un espace d’interdits, mais tant convoité par les femmes contrariées à l’enfermement : « ces médinas d’autrefois (où) il y a trop de corps de femmes entassées, elles qui ne sont assoiffées que du dehors, de cet espace qui leur demeure interdit » (NP 30).
3. Choc de civilisations : incompréhension et malaise
Le titre de fille d’instituteur permet à la narratrice, Fatima, de fréquenter l’école des maîtres français et d’être ainsi en contact permanent avec les enfants européens, avec lesquels elle joue. Enfant, elle a appris à vivre à la lisière de deux cultures : à la maison, elle parle français avec ses parents, mais elle est ancrée pleinement dans un univers culturel arabe : sa mère qui porte le Haïk, voile blanc dont se couvraient les Algériennes de l’époque, les femmes voilées qu’elle croise dans la rue et au hammam et tant d’autres traditions liées aux mariages et aux circoncisions, etc. Cependant, un épisode marquera son enfance et sa vie à jamais, c’est dans le cinquième chapitre intitulé « La Bicyclette » (NP 53) que la narratrice raconte :
Une scène, dans la cour de l’immeuble pour instituteurs me reste toutefois comme une brûlure, un accroc dans l’image idéale du père… nous, enfants d’instituteurs, jouions là, dans l’ignorance provisoire de nos différences. (NP 53)
C’est dans cette insouciance, à l’âge de cinq ans, que Fatima en pleine tentative pour apprendre à faire du vélo, en compagnie d’un garçon européen, son père la surprend et la gronde avec un ton sévère en la faisant rentrer immédiatement à la maison :
Je voulus à mon tour – à quatre ou cinq ans, je ne sais plus – apprendre à monter à vélo, de ce passé quelque chose vrille dans ma mémoire, devient blessure, griffure […] j’ai […] enfourché une bicyclette et après quelques tentatives timides, je me suis sentie prête à garder seule l’équilibre […]. Sur ce, mon père apparaît, revenant du village ; je le vois, je continue à braquer la roue, à… Il a fait comme s’il ne me regardait pas ; il a marché d’un pas vif jusqu’à l’escalier qui conduit aux appartements. De là, il s’est retourné à peine et, d’une voix métallique, il m’a appelée par mon prénom. Sans plus. (NP 54)
Il lui explique alors qu’il ne voudra pas que sa « fille montre ses jambes » (NP 54). Face à la colère du père, l’insouciance de la fille disparaît en laissant place à la crainte et à l’incompréhension :
Non, pas exactement honte, plutôt en moi une sensation informe, l’intrusion chez mon père d’une nature pas tout à fait humaine, pas exactement bestiale ; plutôt une sorte de matière brute entrevue, une boue jaillie d’un sol inconnu… Et cette soudaine hostilité que je ne lui avais jamais connue, qui n’était pas dans sa nature, même quand sa sévérité de maître intimidait tant ses élèves ? Je n’y comprenais rien. (NP 56)
La narratrice ne réplique pas et un sentiment de honte et de déshonneur s’empare d’elle, ce sentiment est surtout intensifié par l’attitude de la mère qui restait, elle aussi, silencieuse. La mère ne tente pas de protester face au patriarche et ne défend pas son enfant puisque son mari lui fait sentir qu’elle en est aussi responsable. Et c’est avec une profonde innocence que la narratrice s’étonne : « mon père est‐il le même ? Peut-être devient-il soudain un autre ? » (NP 55), ou encore : « je crois même avoir supposé que mon père avait été en contact avec quelque microbe, un mal sans nom – parce que laid, parce que noir. Une tourbe, une immondice ! » (NP 56). L’image du père installant un « état d’ahurissement » (NP 56) avec « sa phrase vibrante, comme une flèche d’acier qui résonne entre nous » (NP 55) anéantit celle du père affectueux. La narratrice ne parlera jamais de cet évènement, et seule l’écriture lui permettra, à l’âge adulte, d’entamer une analyse thérapeutique et mettre des mots sur cette douleur. Elle emploie alors des termes tels que « m’écorche » (NP 55), « malaise » (NP 66), « indécent » (NP 66), « révulsée » (NP 66), « griffure […] paralyser à jamais » (NP 59) ou encore le mot « honte » (NP 57) qu’elle répète plusieurs fois.
L’incompréhension est surtout due au mode de vie de la narratrice et de sa famille, puisque son père ne s’est jamais montré rigoriste ou traditionnel. En effet, Fatima jouissait d’une liberté d’enfant européenne, elle sortait sans voile, pouvait porter des jupes et se rendait à son pensionnat sans chaperon. Toutefois, il n’était pas question qu’elle porte des tenues laissant épaules ou dos découverts. Le clivage culturel se manifeste surtout au niveau du raisonnement du père adulte et non pas au niveau de celui de la fillette. La réaction du père s’explique par les interdits liés à la religion musulmane qui préfère que la femme se couvre et qu’elle ne montre pas ses jambes. De plus, le fait que le petit garçon qui guide la fillette soit un Français accentue ce dérapage culturel et cache tacitement le conflit des deux pôles.
Des questionnements commenceront alors à hanter la narratrice qui vit à la croisée de deux cultures : pourquoi les femmes algériennes acceptent-elles de se soumettre aux traditions rigides ? Pourquoi l’émancipation de la femme et les traditions ne sont-elles pas compatibles ?
L’incompréhension de la narratrice l’accompagna jusqu’à l’âge adulte. À Alger où les femmes musulmanes émancipées et européennes ne peuvent être distinguées sur le plan vestimentaire, ayant toutes la liberté de sortir sans voile, elle constate l’hypocrisie des hommes algériens qui respectent les Françaises et méprisent leurs compatriotes qui se comportent comme elles, parce qu’être « chez eux et libérée, c’est impossible » (NP 356). Pendant longtemps, Fatima s’abstenait de parler sa langue maternelle, l’arabe, pour pouvoir enfin « savourer ce luxe : marcher en silence, et anonyme, des heures entières ! » (NP 358), mais au fond d’elle, elle voudra crier tout haut : « je suis de chez vous ! Je suis comme vous ! » (NP 362). Toutefois, la joie entraînée par ce mutisme lui offrant un air de liberté est souvent accompagnée d’amertume à l’idée que les siens ne l’acceptent pas, car selon eux c’est un signe d’assimilation qui ne sera jamais toléré. La narratrice se sent alors étrangère au sein de sa communauté : « Je retournais aux rues dites « européennes » comme si je suis devenue une véritable étrangère, partout dans cette capitale ! » (NP 367). Cette étrangeté est également celle de se retrouver dans l’entre-deux et être rejetée par les deux rives :
« et moi, dans cette classe de collège, j’oublie que, pour mes camarades, je suis différente, avec le nom si long de mon père et ce prénom de Fatima qui m’ennoblissait chez les miens, mais m’amoindrit là, en territoire des “Autres” » (NP 72).
Le clivage entre les deux cultures marquera à jamais l’autrice et imprégnera fermement son écriture.
4. Écriture et poésie : espace d’évasion
La découverte juvénile de la poésie, notamment celle de Baudelaire éveille l’esprit de la narratrice et l’enchante, elle lui permet aussi et surtout de transcender toute sorte de différenciation ou de supériorité que lui faisaient sentir les Européennes. La lecture des poèmes et des livres transporte ainsi Fatima dans un éther où l’âme savoure le bonheur du Verbe, s’enivre des sonorités, et atteint une sérénité et un confort apaisant. S’adonner également à l’écriture est, pour la narratrice, une ligne de fuite2 (Deleuze et Guattari, 1980) tracée afin de se délivrer du poids accablant des normes sociales rigides « Longtemps, j’ai cru qu’écrire c’était s’enfuir » (Djebar, 1995 : 11) ; l’écriture et la lecture seront donc ses seuls moyens de plaisir et surtout d’évasion : « La lecture sera mon ivresse ! La seule… » (NP 89) La littérature a donc un effet cathartique sur le lecteur, c’est dans ce sens Norman N. Holland écrit : « un ouvrage de littérature, car celui-ci lui permet de surmonter des anxiétés et des désirs d’une façon qui reste socialement acceptable » (Holland, 1986 : 16), il explique davantage que l’univers littéraire « permet un compromis qui apaise les normes sociales et esthétiques tout en permettant la réalisation de ce qui resterait normalement réprimé » (Holland, 1986 : 23 ).
En outre, l’amitié avec Mag n’a pas seulement permis à la narratrice de quitter l’univers absurde des conversations futiles avec ses congénères arabes, mais il la « fit (aussi et surtout) sortir de l’étroitesse intellectuelle » (NP 152) dans laquelle s’enfermait l’esprit de la majorité de ses compères même les plus âgés. Son amie l’encourage alors à s’intéresser aux écrivains contemporains comme Alain-Fournier, Jacques Rivière, Claudel, Gide, et l’encouragea à opérer, en elle, une vraie « mutation ». À ses côtés, elle a pu transgresser les interdits fixés par son père et casser toute sorte de tabous : les séances de cinéma le samedi après-midi, et la consommation de babas au rhum. Toutefois, les remords qui la rongent sont seulement dus à l’idée d’avoir trompé la confiance du père, et l’interdit religieux lui semblait tout simplement une « broutille ». Ainsi, l’amitié avec Mag ou encore Jacqueline, une autre amie dont les confidences stupéfiaient la narratrice « qu’on dirait se déroulant sur une autre planète » (NP 204), la transporte dans un nouvel espace de liberté ; Bourneuf évoque justement à ce sujet l’impact d’ouverture sur un nouvel univers que peut produire l’introduction d’un nouveau personnage dans le récit : « Le personnage étranger apporte avec lui un parfum d’aventure, un insolite qui ouvre la porte à la rêverie des personnages “enfermés” et du lecteur » (Bourneuf, 1970 : 86-87).
La claustration du pensionnat semble alors prendre, pour la narratrice, des dimensions magiques et hors temps. Mais le retour au village où habitent les deux amies fait subitement disparaître les liens de cette amitié tant valorisée :
Je ne suis jamais entrée chez elle (dit la narratrice) ni elle chez nous (…) Ainsi la partition coloniale restait elle pérenne : monde coupé en deux parties étrangères l’une à l’autre, comme une orange (…) Mieux vaudrait en dédaigner les morceaux. Coupé ainsi, ce fruit serait bon à jeter. (NP 208)
L’omniprésence de cette dichotomie entre les deux mondes semble pourtant ne susciter, chez la narratrice, que de l’indifférence puisque cet ordre établi par cette ségrégation altérerait les esprits et figerait à jamais les représentations que font les uns des autres.
5. Intertextualité et bruissement3 de cultures
J’ai découvert ainsi ce que les écrivains ont toujours su (et que tant de fois ils nous ont dit) : les livres parlent toujours d’autres livres, et chaque histoire raconte une histoire déjà racontée. (Eco, 1980 : 5)
Nulle part dans la maison de mon père est un texte où l’autrice ne dresse pas seulement un espace où les regards sur cultures et langues se chevauchent, mais c’est également un texte purement polyphonique où voix du passé et du présent viennent secouer, interroger et surtout éclairer le monde dichotomique dans lequel vit la narratrice. Les intertextes dans ce roman sont donc abondants et riches d’apports suggestifs pour la thématique traitée, ils se manifestent notamment par le biais de la pratique de la citation et de la référence qui désigne « le fait de donner le titre d’une œuvre et/ou le nom d’un auteur auxquels on renvoie, qui accompagnent, ou non une citation ». (Compagnon, 2005 : 59)
On découvre d’abord la voix de la poésie avec le vers de Baudelaire « Mon enfant, ma sœur, songe à la douceur… » (NP 72), un vers que la narratrice cite en parlant d’un « choc esthétique » (NP 120) ; elle explique surtout que la découverte de la poésie fut pour elle un refuge apaisant face à l’antagonisme vécu, à la fois, au sein de son village et au lycée ; sa frustration disparaît ainsi en s’immergeant dans « un autre univers » (NP 134) où elle se sent « protégée comme autrefois la nuit » (NP 125) quand sa grand-mère venait dans son lit pour la réchauffer, ce fut une personne affectueuse qu’elle décrit ainsi : « la revenante dont je n’oubliais pas la tendresse des mains palpant à nouveau entre les draps, mes pieds refroidis » (NP 125). Le vers de Baudelaire est mentionné dans le texte en caractère italique pour accrocher le lecteur et attirer son attention sur l’importance de son effet sur la vie personnelle et professionnelle de la narratrice, il semble également affecter visiblement la forme du texte.
La narratrice insiste sur l’effet de bonheur que lui apporte ce poète français en déconstruisant son nom pour en créer un nouveau sens : « Dire aussi, maintenant, tant de décennies après, ces trois mots : BEAU DE L’AIR » (NP 71). L’autrice se sert de cette technique pour montrer à la fois le pouvoir de la lecture et de l’écriture qui sont pour elle des moyens de déterritorialisation (Westphal, 2007) esthétique entre différentes cultures et différents espaces, car « écrire, c’est vivre doublement ».
De plus, l’autrice fait référence au texte sacré, le Coran, quand elle évoque la scène où la narratrice fait face à la directrice qui refuse de lui désigner un enseignant arabe en répliquant :
Je voudrais apprendre littérairement la langue de ma mère, celle de mes aïeux — par ses poètes et ses textes anciens, et non comme au village où j’allais à l’école coranique et où le Coran s’apprend par cœur, donc sans vraiment comprendre ! (NP 121)
L’intérêt que manifeste la narratrice pour la langue arabe émane de son désir d’accéder au patrimoine très riche de sa culture et de pouvoir opérer des connexions avec ses origines et avec l’univers littéraire féerique que seule cette langue lui permettra de découvrir et de savourer. La référence au coran est plus claire avec la citation d’un verset de la sourate l’Étoile : « Nul ne peut porter la charge de l’autre » (NP 423), la narratrice raconte qu’au cours d’un moment difficile de sa vie, lors de son deuxième mariage, désespérée, elle ouvre le texte sacré et elle tombe sur ce verset, ce fut pour elle un signe de Dieu lui indiquant le chemin à suivre et aussi une manière de la réconforter ; son esprit s’illuminait à l’idée que Gabriel dictait cette « sentence au prophète » (NP 424). La parole divine est ainsi, pour la narratrice croyante, une échappatoire et un refuge qui lui permet de garder espoir et s’accrocher à la vie, il s’agit donc d’une lumière que tous ses personnages, dans ses fictions, cherchent avec ardeur comme elle l’explique :
Tout personnage entravé finit par chercher aveuglément, obstinément, une échappée, comme sans doute je le fis moi-même dans mon passé juvénile. Comment s’en sortir ? Comment s’élancer ? Comment retrouver essor et légèreté, et ivresse de vivre — même en sanglotant (NP 424).
L’intertexte coranique vient donc rassurer la narratrice et la réintègre dans son univers culturel, celui des croyances et de la foi.
Un autre intertexte reflétant l’intérêt que l’autrice accorde à sa culture arabe se manifeste à travers un poème de l’un des célèbres poètes de l’époque antéislamique, Imru al-Quays dont les poèmes ont tant fasciné la narratrice au lycée et qu’elle en réclamera, plus tard, impérieusement à son fiancé :
L’Euphrate quand sur lui, soufflent les vents,
Que ses vagues projettent leur écume sur les rives !
Que les fleurs du pavot s’amoncellent avec les branches cassées !
Et que le marin, dans le deuil, l’épuisement, l’épouvante,
Demande une sauvegarde au mât,
Oh, que plus impétueusement, encore, un jour Tes bienfaits se déversent !
Et que donner aujourd’hui ne t’empêche pas, demain de donner ! (NP 336)
C’est le dernier vers de ce poème, tiré des Mo’allaquats (poèmes accrochés pour qu’ils soient lus par le public à l’époque antéislamique), qui retient l’attention de la narratrice et qu’elle reprendra deux fois dans le texte du roman. La première fois, c’est dans le salon de sa tante morte où elle se répète secrètement les vers de Imru al-Quays et se demande après : « Mais de qui, à mon tour, serais-je orpheline ? » (NP 339). Ensuite, c’est au pensionnat que ce dernier vers surgit quand elle tenta de répondre aux questionnements qui la hantaient : « Que donner aujourd’hui, ne t’empêche pas, demain de donner ! » (NP 340). Ce vers qui l’a marquée prendra sens quand elle découvrira, face à son drame, que l’image du père protecteur pourrait se métamorphoser, elle s’en est sortie alors orpheline. Ce père généreux lui accordant la liberté d’étudier, lui dresse en contrepartie des règles très rigoureuses qui en fin de compte la poussent au drame, celui d’une tentative de suicide4. L’image du père, chez la narratrice, véhicule à cet effet des valeurs contradictoires : « Il me sait loyale, mais à quoi donc, au fait : à lui le père-gardien, le père-censeur, le père intransigeant ? Non le père qui m’a résolument accordé ma liberté ! » (NP 206).
L’autrice intègre aussi dans son texte un autre poème, tiré de Kitab El Aghani, le livre des chansons, offert lui aussi par son fiancé, un poème qui l’attendrit au plus profond de son âme :
Ceux qui sont partis au petit matin enlevant ton cœur,
Ont laissé dans tes yeux un filet de larmes
Qui coule toujours, essuyant leurs pleurs, elles médirent :
Que n’as-tu rencontré l’amour, et que ne l’avons-nous rencontré ! (NP 342)
Ces vers suscitent chez la narratrice une profonde mélancolie et, telle la madeleine de Proust, font surgir en elle des souvenirs de la photo que Mounira a prise d’elle avec Tarik, son fiancé qui, malgré le mal qu’il lui a causé, deviendra son mari, mais dont elle divorcera plus tard. La narratrice se livre alors à une autoanalyse faite d’elle-même sur la photo, elle remarqua son regard « absent », son « demi-sourire distrait » (Ibid., p. 345) et constate qu’elle aussi, comme le poète le soupirait, n’était pas heureuse et qu’elle n’avait pas connu l’amour : « la photographie de ce couple d’autrefois, je la déchirerai ; sans état d’âme » (NP 345).
En outre, la référence aux auteurs de l’Antiquité est bien explicite dans le roman puisque la narratrice cite d’abord la célèbre phrase de Socrate, rapportée par Platon : « Gnôthiseauton (…) Connais-toi, toi-même » (NP 396), pour expliquer que le choix d’une écriture auto-analytique émane de son désir d’expliquer les motifs qui l’ont poussée vers son drame, un acte dont les répercussions l’ont emprisonnée pendant longtemps dans « une sorte de pétrification » (NP 396).
Une autre citation de Lucrèce vient éclairer le raisonnement de la narratrice au moment où elle décide de se suicider, les vers de ce poète résonnent ainsi dans son âme :
Puisque nous sentons que tout notre corps est le siège de la sensibilité vitale,
Puisque partout l’âme y est répandue,
Si d’un coup rapide, une force soudaine vient à le trancher par le milieu,
L’âme elle-même sera tranchée, fendue et comme le corps tombera en deux moitiés.
Mais ce qui se fend et se divise… ne peut prétendre à l’immortalité. (NP 382)
La réflexion de Lucrèce, étalée dans son ouvrage De naturarerrum, défend l’idée que l’âme périra avec son enveloppe corporelle et que l’idée de son immortalité est absurde et il l’explique ainsi :
Que peut-on imaginer en effet de plus contradictoire, de plus disparate, de plus incohérent qu’une substance mortelle unie à une autre qui n’aurait ni commencement ni fin, pour subir ensemble l’assaut des mêmes tempêtes ? (Lucrèce)
La narratrice, probablement convaincue par cette démonstration de Lucrèce, même si cela se contredit avec ses croyances religieuses, tentera de mettre fin à son âme sous les roues de la motrice, en ayant la tête « pleine du texte de Lucrèce » (NP 382) ; son âme trouvera alors la paix et fuira à jamais la douleur et la souffrance. La citation de Lucrèce résume pleinement l’état d’âme de la narratrice au moment du drame, une pensée qu’elle n’a pas osé exprimer pleinement en raison de son caractère blasphématoire, sa foi lui révélera, toutefois, le chemin à suivre avec le verset coranique qu’elle citera plus tard.
Par ailleurs, la narratrice de Nulle part dans la maison de mon père n’était pas seulement fascinée par les poèmes des Mo’allaquats, mais dès son adolescence ces derniers ainsi que la littérature française contemporaine étaient pour elle « deux mamelles (…) une dichotomie à tâtons sur un possible sillon unitaire : d’unité dans la beauté et dans le ressourcement » (NP 429). Elle s’intéressera d’abord aux classiques tels que Dostoïevski, Tolstoï, Stendhal et Balzac, mais ses lectures s’arrêteront longtemps sur les auteurs contemporains du début du siècle, car « toute la littérature était d’abord vivante et se faisait au présent » (NP 152). Elle s’émerveille alors à la lecture des œuvres de Jacques Rivière et Alain Fournier dont elle cite d’ailleurs la Correspondance ; et intègre également au champ de ses lectures les œuvres de Péguy, Claudel, Gide et Rimbaud. Cette richesse littéraire lui permet de s’ouvrir sur le monde et d’interroger son univers socioculturel avec un nouveau regard.
L’intertextualité dans Nulle part dans la maison de mon père oriente ainsi la lecture au sein d’une écriture autofictionnelle et autoanalytique ; le sens n’est, cependant, pas facilement décrypté puisque les citations ne sont souvent accompagnées d’aucun commentaire et c’est au lecteur de faire les connexions entre les fragments d’intertextes et les idées développées par l’autrice. Les intertextes rompent la linéarité du récit de vie de l’autrice pour marquer des pauses où l’autrice effectue un voyage entre son présent et son passé. La pluralité des fragments intertextuels intégrés dans son texte est à l’image de sa personnalité forgée au croisement de deux cultures différentes enracinées dans un monde dichotomique. Il s’agit donc d’une écriture embryonnaire et hybride puisque tout en s’inspirant du vécu vrai de l’autrice, l’espace du texte cède sciemment place à d’autres textes et d’autres voix. C’est dans ce sens que l’écriture djebarienne, purement polyphonique, permet à l’autrice d’installer soigneusement un third space (Westphal, 2007 : 120) où passé et présent coexistent et où les cultures se dévisagent pour mieux s’entrelacer.
Conclusion
Le sentiment de l’identité fragmentée, longuement développé dans Nulle part dans la maison de mon père, a poussé l’autrice-narratrice à entamer une exploration de soi ayant pour seul objectif « de comprendre, de me comprendre » (NP 391), « de m’expliquer à moi-même — moi, ici personnage et auteur à la fois » (NP 379). L’écriture analytique, que favorise l’autofiction, a permis ainsi à Assia Djebar de mener un combat à l’encontre d’un système archaïque et machiste et cela au nom de toutes les femmes opprimées dans son beau pays, l’Algérie : « N’est-ce pas, à la fin, nous découvrir… libérées ? De quoi, sinon de l’ombre même du passé muet, immobile (…) » (NP 129). C’est dans ce sens que l’autrice a tenté d’explorer la relation père‐fille, la situation culturelle hybride, à la fois, de son pays et de sa famille, les répercussions des interdits imposés par le patriarche sur sa personnalité et sur son écriture et aussi et surtout l’amour de la littérature constituant son ultime refuge, le lieu de son salut. En effet, la lecture et l’écriture l’ont motivée à déclencher un processus de thérapie afin d’estomper la peur et de combattre les normes rigides en se débarrassant du sentiment de honte et de malaise : « Renoncer à quoi ? À défier le père, à dire désormais à son fantôme : J’ai raison, j’ai vaincu, je peux pédaler, montrer mes jambes, mes pieds nus, mes mollets, mes genoux, et même mes cuisses aussi ! » (NP 38).
La marche de l’autrice-narratrice vers la liberté et l’émancipation est ainsi magistralement orchestrée et, en concluant son roman, elle lance un appel à toutes les femmes de son pays les priant expressément de sortir de leur exil :
Pourquoi ne pas te dire, dans un semblant de sérénité, une douce ou indifférente acceptation : ne serait-ce pas enfin le moment de tuer, même à petit feu, ces menues braises jamais éteintes ? Interrogation qui ne serait pas seulement la tienne, mais celle de toutes les femmes de là-bas, sur la rive sud de la Méditerranée… Pourquoi, mais pourquoi, je me retrouve, moi et toutes les autres : nulle part dans la maison de mon père ? (NP 407)
Grâce à une écriture sulfureuse, Assia Djebar décrit ainsi le vécu d’une narratrice prise dans un espace d’entre-deux et criant le malaise des antagonismes identitaires qui en génèrent. Elle donne dans Nulle part dans la maison de mon père le ton à ses voix qui l’assiègent et qui la tourmentent et réussit à montrer que le regard croisé entre écriture et cultures pourrait donner vie à une réalité autofictionnelle mise à nu d’une façon spectaculaire.
Holland, Norman N., The dynamics of literary, 1986, cité in CARTER, D., Literary Theory, Harpenden, Pockets Essentials, Trad. N.B.B, 2006.