Introduction
La langue est toujours appelée à évoluer pour nommer de nouvelles réalités, son évolution atteste de son efficacité « une langue change parce qu'elle fonctionne » (Martinet, 1990 :13). Et pour évoluer, la langue utilise l'un des deux processus linguistiques suivants : la néologie interne ou l'emprunt linguistique.
C'est le deuxième processus, à savoir les emprunts lexicaux à l'espagnol, qui fera l'objet de cet article. Cet intérêt particulier pour les mots d'origine espagnole est dû non seulement au grand nombre de ces mots utilisés sur le territoire marocain, notamment dans le nord du pays, mais aussi à la proximité géographique (contact linguistique permanent) et aux liens historiques entre les deux pays.1
L’emprunt linguistique est un phénomène universel2. Toutes les langues ont emprunté ou prêté des mots, des phonèmes ou des tournures syntaxiques à un moment de leurs histoires. Rares sont les langues qui ont pu échapper à ce processus linguistique3. l’emprunt est donc un « facteur constitutif de la vie des langues, laquelle est liée à celle des populations mêmes (sic) qui les parlent, et il n’existe pas de langue qui n’ait à tel ou tel moment, fait des emprunts à d’autres ». C. Hagège (2006, p. 42)
Les linguistes sont en désaccord sur le sujet de l'emprunt, alors que les optimistes y voient une évolution naturelle de la langue, voire un outil d'enrichissement linguistique, les pessimistes voient l'emprunt comme un facteur d'appauvrissement et d'altération de la langue d'emprunt (Deroy, 1956, p. 232). A ce dernier clan appartient, par exemple, De Gourmont qui soutient que :
« c‘est (…) du dehors que sont venues nécessairement toutes les atteintes portées à la beauté et à l‘intégrité de la langue française. Elles sont venues de l‘anglais : après avoir souillé notre vocabulaire usuel, il va, si l‘on n‘y prend garde, influencer la syntaxe, qui est comme l‘épine dorsale du langage. » (De Gourmont, 1988, p. 86).
Plusieurs linguistes ont étudié l'arabe marocain, mais peu ont été intéressés par l'emprunt en arabe marocain, et moins encore par l'emprunt à l'espagnol. Le premier à remarquer l’abondance des termes espagnols surtout ceux relevant du lexique maritime a été le vice-consul danois George Host au XVIII siècle (L Chenier, 1943 :238). D’autres études ont suivi, dont les plus notables sont « Influence des langues berbère et espagnole sur le dialecte arabe marocain » de Louis Mercier (1906) et les « notes lexicologiques sur le vocabulaire maritime de Rabat et Salé » de Louis Brunot (1920). Mais tous ces ouvrages se présentent sous la forme de glossaires avec quelques clarifications légères d’ordre sémantique. C'est cette carence qui nous a motivé à réaliser cette étude, dans l'espoir qu'elle puisse combler quelque peu ce manque.
Pour qu'un emprunt soit, selon les études classiques en matière d'emprunt4 , totalement assimilé dans une langue quelconque, il doit parfaitement obéir aux règles phonétiques et grammaticales (attribution du genre, suffixes nominaux et verbaux, etc.) de cette dernière (Fries et Pike (1949 :39) (voir aussi Haugen 1950 ; Bloomfield 1933 ; Hyman 1970, Lovins 1974). Selon la majorité des linguistes, le critère phonétique reste le plusdéterminant (Ernout, 1909 :36/37)
Dans la présente étude, nous analyserons, sur la base d'une linguistique formelle et descriptive, les différentes adaptations phonétiques des emprunts de l'espagnol à l'arabe marocain, en nous appuyant sur une base théorique solide5 et en partant d'un corpus rassemblé à cet effet. Outre la description, nous tenterons d'expliquer les différentes modifications apportées à ces emprunts en donnant les raisons linguistiques probables du comportement phonétique de ces emprunts.
Nous n'avons pas la prétention de couvrir tous les ajustements phonétiques de ces emprunts. Nous nous limiterons à l'analyse des modifications apportées aux unités constitutives de ces emprunts, c'est-à-dire les consonnes, les semi-consonnes et les voyelles.
Les deux principales questions auxquelles nous tenterons de répondre dans cet article sont les suivantes :
-
Quelles sont les modifications phonétiques que subissent les emprunts lexicaux à l’espagnol pour s’adapter à la langue marocaine ?
-
Quelles justifications linguistiques peuvent être données à ces modifications ?
Les emprunts utilisés dans cette étude sont tirés d’un corpus oral (entretiens en face à face) et autre écrit (puisé dans des ouvrages lexicographiques)6. Ces emprunts recouvrent tous les domaines (restauration, habits, alimentation, mécanique, poste, mer, jeux…). Concernant les informateurs, nous avons privilégié les locuteurs monolingues pour éviter l’interférence linguistique. Ces informateurs sont tous originaires de la région du Nord du pays, où les emprunts à l’espagnol sont largement répandus.
Table N° 1. les emprunts retenu pour l‘étude7
Emprunts tirés du corpus oral 8 |
Emprunts tirés du corpus écrit |
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L’emprunt |
L’origine espagnole |
La traduction française |
L’emprunt |
L’origine espagnole |
Traduction française |
[bolˁa] [bumba] [kabal] [qemrun] [kabbutˁ] [sanida] [garru] [sinko] [kuzina] [kutərbond] [dˁadˁos] [dˁama] [dˁos] [ʃbadˁa] [fa :ltˁa] [fitʃa] [sbetˁa :r] [ʃrən] [ʃuklatˁ] [lamanija] [monadˁ] [luiza] [lmutʃu] [munika] [bəstˁela] [batˁatˁa] [kwa :tru] rasjun [sˁa :kka] [sˁa :lˁa] [sappo] [so :ppa] [tˁarifa] [tringa] |
Bola Bomba Caballo Camaron Capote Cernida Cigarru Cinco Cocena Contrabando Dados Dama Dos Espada Falta Ficha Hospital Cherna Chocolate Manilla Limonada Luisa Muchacho Muñeca Pastillo Patata Quatro Ración Saca Sala Sapo Sopa Tarifa Tringa |
Ampoule Bombe Carte à jouer qui représente un cheval avec un avec son cavalier et qui a le numéro 11 Crevette Manteau Sucre en poudre Cigarette Cinq Cuisine Contrebane Dés Dame Deux Epée Faute Fiche Hôpital Saurel Chocolat Taloche Limonade Verveine Garçon Poupée Pâte Patate Quatre Ration Bureau de Tabac Salon crapaud de mer Soupe Tarif Réunion de trois cartes de jeu semblabes |
[bugadˁo] [diwana] [basˁena] [banju] [bərkasˁa] [batˁajju] [bərrima] [bordo] [kanarju] [kərrosˁa] [kutʃi] [kolonja] [kubbanija] [qonsˁol] [kurda] [kwlatˁa] [tˁəzena] [səkwila] [fənta :ze :jja] [fiʒtˁa] [fo :ndo] [labjasju] [la :tˁa] [midaja] [baki :jja] [bəsˁsˁetˁ] [blanʃa] [bolbo] [polˁo] [boppa] [bunja] [bunt] [risibbu] [rəzzina] [rˁwida] [semana] [ʃilja] [sˁo :lde] [swi :rti] [tirra] [tifus] [tunja] [tˁolantˁe] |
Abogao aduana Bacina Baño Barcaza Batallon berrena bordón canaria Carroza coche colonia Compaía Cónsul Cuerda Culata Docena Escuela Fiesta Fondo la aviación Lata Medalla Paquete Peseta Plancha Plovos Polo Popa Puño Punto Recibo Resina Rueda Semana Silla Sueldo Suerte Tierra Tifus Tiña Tunante |
Avocat Douane Bassin Cuve Barge Bataillon Tarière Canne |
1. Adaptation des voyelles
Compte tenu de la simplicité du vocalisme espagnol, qui ne comporte que cinq voyelles : /a/, /e/, /i/, /o/, /u/ (un système vocal sans voyelles nasales), l'intégration des mots espagnols dans l'arabe marocain se fait facilement, du moins d'un point de vue vocal. Cependant, l'analyse du corpus a révélé que des changements étaient survenus au niveau des voyelles.
-
la première affecte l’aperture vocalique.
-
la seconde concerne la chute des voyelles faibles.
1.1. Le changement d’aperture vocalique
L'introduction d'un emprunt dans la langue emprunteuse affecte nécessairement la structure phonique de celle-ci. Dans notre cas, les modifications articulatoires observées en termes d'aperture sont :
- l’ouverture des voyelles fermées
- la fermeture des voyelles mi- ouvertes
2.1.1- L’ouverture des voyelles fermées
Les voyelles à fermeture maximale [i], [u] des mots espagnols se transforment en [e], [o]9(Harris, 1949 : 309 ; Heath, 1989 :75) dans les emprunts marocains au contact des phonèmes emphatiques.
ES |
AM |
[i] → |
[e] |
Bacina → |
[basˁena] « bassin » |
Hospital → |
[sbetˁar] « hopital » |
[u] → |
[o] |
Consul → |
[qonsˁol]« consul » |
Tunante → |
[tˁola :ntˁe] « personne habile » |
[u] → [o]
Consul → [qonsˁol]« consul »
Tunante → [tˁola :ntˁe] « personne habile »
C’est une modification moins courante, l’explication qu’on peut lui donner est que le contexte emphatique influence l’aperture des voyelles dans les lexies empruntées. Ces allophones n’apparaissent pas en dehors du contexte emphatique dans la langue maternelle (M. Kenstowicz et N. Louriz, 2009 :50)
2.1.2 La fermeture des voyelles mi- ouvertes
En arabe marocain, les allophones [e], [o] correspondant successivement aux phonèmes /i/ et /u/ apparaissent seulement au contact des consonnes emphatiques naturelles10 /dˁ, tˁ, sˁ/11 hérédité de l’arabe classique et aussi au contact des consonnes emphatisées de l’arabe marocain [bˁ, mˁ,lˁ, rˁ, zˁ]12 (Kenstowicz et al. 2009). Ailleurs, ils se réalisent, respectivement, [i] et [u]. C’est pour cette raison que les voyelles mi- ouvertes /e/ et /o/ des mots espagnols non adjacents à des emphatiques ont été fermés en passant à l’arabe marocain.
Ce changement d’aperture est attesté par les exemples suivants :
ES AM
[e] → [i]
Semana → [simana] (semaine)
Coche → [kutʃi] (calèche)
ES AM
[o] → [u]
Bomba → [bumba] (pompe)
Baño → [banju] (baignoire)
Vapor → [babur] (bateau à vapeur)
Comme expliqué ci-dessus, l'aperture de [e] et [o] dans les mots espagnols est maintenue dans les emprunts marocains lorsque ces segments phoniques sont précédés ou suivis d'une consonne emphatique13.
ES AM
[e] → [e]
Tunante → [tˁolˁantˁe] (personne habile)
Peseta → [bəsˁsˁetˁa] (unité de monnaie espagnole)
ES AM
[o] → [o]
Bola → [bˁolˁa] (ampoule)
Bordo → [bˁordˁo] (canne)
Un autre changement d’aperture est à remarquer, c’est de fermeture de la voyelle maximale [a] en [ə] en position prétonique.
ES AM
[a] → [ə]
Barrena → [bərrima] (tarière)
Fantasia → [fənta :ze :jja] (fantaisie)
Cette adaptation peut être expliqué par l’évolution des voyelles bréves, à l’image de de celles héritées de l’arabe classique, vers le schwa [ə].14 ( ; Laabi-Zemmama, 1975 ; Angoujard, 1990 ; Rhardisse, 1995 ; Benkirane, 1982, 2000 ; Dell & Elmedlaoui, 2002 ; etc)
1.2. La chute des voyelles
Ce changement de structure syllabique est constaté dans toutes les langues naturelles. Il s’agit de la perte d’un élément phonique du lexème, cet élément peut être dans l’une des trois positions de l’unité lexicale : position initiale, position médiane ou position finale. Ces trois amputations ont chacune un nom donné par la linguistique traditionnelle.
-
Aphérèse : retranchement au début du mot.
-
Syncope : retranchement au milieu du mot.
-
Apocope : retranchement à la fin du mot.
2.2.1- L’aphérèse
Les emprunts à l’espagnol à voyelle initiale perdent automatiquement cette voyelle. les exemples suivants montrent la disparition de cette voyelle :
ES AM
Abogado → [bugadˁo] (avocat)
Aduana → [diwana](douane)
Escuela → [səkwila] (école)
Espada → [ʃbadˁa] (épée)
Cette aphérèse s'explique par la structure phonétique de l'arabe marocain qui n'admet pas d'unités voyelles au début des mots. La deuxième cause qui pourrait être à l'origine de cette amputation est la structure même des unités lexicales de l'arabe marocain, qui est principalement trisyllabique ou bisyllabique (Brunot, 1949 :421), cette structure faisant perdre aux mots de plus de trois syllabes la voyelle initiale afin de conserver la forme naturelle des mots en arabe marocain.
Dans d'autres cas, ce n'est pas seulement la voyelle initiale qui est supprimée, mais la syllabe entière (CV). Comme dans les exemples suivants :
ES → AM
Cigarru → [garru] (cigarette)
Limonada → [monada] (limonade)
Contrabando → [tˁrabandˁo] (contrebande)
La troncation peut être expliquée également dans ces cas de figure par la lourdeur que trouvent les locuteurs dans leur prononciation de ce type de mots, surtout quand ils sont précédés par l’article indéfini « [ʃi] »
Waš ɛandk ši siga :rru ? « As-tu une cigarette ? » → Waš ɛandk ši ga :rru ? « As-tu une cigarette ? »
2.2.2- La syncope :
C’est le retranchement d’une voyelle en position médiane du mot. Ce procédé affecte surtout les voyelles faibles :
ES AM
[a] → ϕ
Camaron → [qemrun] (crevettes)
[e] → ϕ
resina → [rəzzina]15 (résine)
[o] → ϕ
Chocolate → [ʃuklatˁ] (chocolat)
[u] → ϕ
culata → [kw16latˁa] (fusil)
Non seulement les voyelles qui sont concernées par cette suppression, mais cette dernière affecte également certaines consonnes surtout les vibrantes.
ES AM
[r] → ϕ
Cernida → [sanida] (sucre en poudre)
2.2.3- L’apocope
C’est la chute d’un ou de plusieurs phonèmes en position finale du mot. Cette forme se trouve abondamment en arabe marocain à tel point que plusieurs lexies sont totalement marocanisées. Cette perte de la voyelle finale se trouve aussi bien dans les mots à deux syllabes que dans les lexies trisyllabiques.
- les mots bisyllabiques :
ES AM
Micho → [məʃʃ] (chat)
Punto → [bunt] (point)
- les mots trisyllabiques
ES → AM
Capote → [kabbutˁ] (manteau)
Paquete → [baket] (paquet)
Parfois l’apocope n’affecte que la marge consonantique de la syllabe finale :
ES AM
Bordon → [bo :rdo] (canne)
Jusqu’ici nous avons analysé les règles qui régissent les modifications phonétiques des hispanismes marocains, en effet, nous avons examiné les changements qui affectent l’aperture vocalique et ceux qui touchent la forme des mots en particulier les troncations des voyelles et parfois des syllabes dans les trois positions possibles dans le mot.
2.2.4 l’allongement
Il arrive dans certains cas que le locuteur marocain allonge le mot emprunté, cela se produit le plus souvent au début ou à la fin des mots, au milieu l'allongement se réalise le plus généralement en dédoublant la consonne.
L'allongement au début des mots empruntés est habituellement obtenu par agglutination de l'article, comme le montrent les exemples suivants :
Banda → [labanda] « bande »
Malla → [lmajja] « maille »
Marea → [lmarijja] « marée »
Au milieu des mots, comme mentionné ci-dessus, l'allongement se fait en dédoublant les consonnes :
Copas « cartes avec les coupes dorés » → [kubba :s]
Capa « cape » → [kappa]
Mesa « aucune carte n’est Sur la table » → [missa]
Bien que le redoublement de consonnes soit le processus d'allongement le plus courant, il existe des cas où l'allongement est obtenu en insérant une autre consonne ou même une syllabe entière.
Trica → [tringa] « trio »
Silla → [ʃilja] « chaise »
Melva → [minirva] « espèce de bonite »
En ce qui concerne l'allongement à la fin des mots, il se produit par l'ajout d'une syllabe entière. Le corpus nous a donné l'exemple suivant :
Trombo → [trumbijja] « toupie »
2. ADAPTATION DES SEMI-CONSONNES
En arabe marocain, il y a deux sortes d’assimilation des diphtongues : le maintien des diphtongues dans certains emprunts avec une légère modification articulatoire au niveau des voyelles, ou la monophtongaison des diphtongues dans d’autres emprunts.
-
-
La conservation des semi-consonnes
-
Le maintien des diphtongues espagnoles en arabe marocain n’est pas étonnant vue la ressemblance vocalique entre les deux systèmes linguistiques marocains et espagnols. S’il y a une différence, c’est seulement au niveau de l’aperture.
En voici des exemples qui attestent de la conservation des diphtongues espagnoles dans l’arabe marocain.
2.1.1- La semi-consonne palatale[j]+voyelle
ES AM
[ja] → [ja]
Colonia → [kolonja] (eau de cologne)
La aviación → [labjasjun] (aéroport)
[jo] → [ju]
Canario → [kanarju] (canari)
Ración → [rasjun] (ration)
Une légère modification est survenue en passant de [jo] a [ju] en raison de la particularité phonologique de l’arabe marocain, qui n’admet que trois voyelles brèves /a/, /o/, /i/.
2.1.2- La semi-consonne postérieure [w] + voyelle
ES AM
[wa] → [wa]
Quatro [kwa :tru] (quatre)
[we] → [wa]
Rueda [rwajdˁa] (roue)
[we] → [wi]
Cuerda [kwirdˁa] (corde)
[wi] → [wi]
Luisa [lwiza] (verveine)
Comme nous l’avons constaté à travers les exemples ci-dessus, les diphtongues des emprunts espagnols sont maintenues en intégrant l’arabe marocain à l’exception près d’un léger changement articulatoire requis par la particularité phonologique de l’AM.
-
-
Monophtongaison
-
C’est la conversion d’une diphtongue en une voyelle, cette réduction vocalique est constatée également en passant de l’arabe classique à l’arabe marocain.
Exemples :
AC AM
[baydˁ] → [bedˁ] (oeufs)
[ʒajʃ] → [ʒiʃ] (armée)
Pour ce qui est des emprunts à l’espagnol les mêmes changements ont eu lieu, il en témoigne les exemples suivants :
ES AM
Fiesta → [fiʒtˁa] (fȇte)
Tierra → [tirra] (terrain)
Cuerda → [kurda] (corde)
Sueldo → [sˁolde] (sou)
Le remplacement des diphtongues [je], [we] par une voyelle [i], [o/u] peut être expliqué par le fait que l’arabe marocain de nature n’accepte les diphtongues que dans des cas très réduits tel le cas où elles sont précédées par des phonèmes laryngales fricative [ʕ]et [ħ].
Ce rejet automatique des diphtongues de la part de l’arabe marocain trouve son essence dans l’une des caractéristiques de ses locuteurs qui recourent souvent au principe du moindre effort articulatoire. La monophtongaison est l’une des procédés de ce principe qui rend la prononciation encore plus facile.
3- L’ADAPTATION DES CONSONNES
Vu les disparités consonantiques entre les deux systèmes linguistiques marocain et espagnol, plusieurs modifications sont à prévoir au niveau des emprunts à l’espagnol pour s’accommoder à l’arabe marocain. Ces adaptations s’effectuent de deux manières :
-
Le remplacement des consonnes espagnoles inexistantes en arabe marocain par leurs correspondantes marocaines les plus proches.
-
La transposition des caractéristiques phonétiques des consonnes marocaines aux consonnes des emprunts espagnols.
3.1 La substitution des consonnes espagnoles par leurs équivalents marocains les plus proches
5.1.1- La labiale sourde[p]
Il faut signaler d’abord que le système phonique de l’arabe marocain ne comportait pas cette consonne occlusive sourde avant l’introduction des langus étrangères, en particulier, l’espagnol et le français au Maroc. Pour les bilabiales sourdes contenues dans les emprunts à l’espagnol, on remarque qu’elles se transforment en sonores en passant à l’arabe marocain.
En voici quelques exemples qui témoignent de ce changement :
ES AM
[p] → [b]
Patata → [batˁatˁa] (pomme de terre)
Plovos → [bolbo] (tale pour bébé)
Puño → [bunja] (coup de poing)
Sopa → [sˁobba] (soupe)
Cette règle n’est pas toujours vraie, il y a certains cas qui s’y échappent. En effet, il y a des mots qui maintiennent leurs propriétés phoniques du phonème /p/ aussi bien dans la langue cible que dans la langue source.
ES AM
Polo → [polˁo] (esquimau)
Popa → [boppa] (partie postérieure d’une embarcation)
Sapo → [sappo] (crapaud de mer)
Le maintien du son [p] dans les cas ci-dessus est dû principalement au contact des locuteurs marocains avec la langue française dans les établissements scolaires ou par les médias. Cette pénétration de ce sont dans le langage des marocains va affecter par la suite les emprunts espagnols qui vont le récupérer, c’est pourquoi nous remarquons que des mots espagnols dont le son [p] est réalisé au début [b], va plus tard revenir à son état initial. Le mot espagnol lápiz représente un exemple clair de ce cas. Il se prononce aujourd’hui [lapis] (crayon) alors qu’auparavant il se prononçait avec [b] [labis].
5.1.2- L’interdentale sourde [θ]
Cette consonne est substituée dans les emprunts à l’espagnol par le phonème le plus proche du point de vue articulatoire, il s’agit de l’alvéolaire [s].
Les exemples suivants illustrent cette réalisation :
ES AM
Cinco → [sinko] (cinq)
Cinta → [sinta] (ruban)
Cernida → [sanida] (sucre en poudre)
Recibo → [risibbu] (reçu)
Ce même phonème /θ/se réalise dans d’autres emprunts [z] :
Exemples :
ES AM
Cocena → [kuzina] (cuisine)
Docena → [tˁəzena] (douzaine)
La réalisation du phonème epagnol en alvéolaire sonore [z] est favorisée par le contexte vocalique dans lequel elle se trouve.
5.1.3- L’affriquée palatale [tʃ]
C’est une consonne coarticulée, elle est prononcée en deux phases (occlusive puis fricative) en l’espace d’un temps très court.
Dans les emprunts à l’espagnol ces consonnes subissent deux sorts, elles sont soit conservées telles qu’elles étaient dans la langue d’origine, soit elles perdent l’occlusive [t] et devient [ʃ] tout court.
Exemples illustrant le maintien de l’affriquée :
ES AM
Coche → [kutʃi] (voiture)
Ficha → [fitʃa] (fiche)
Muchocho → [lmutʃu] (apprenti)
La séparation phonétique de cette affriquée est nette en arabe marocain, elle est prononcée par les locuteurs marocains comme deux sons à part entière.
Cette même affriquée connait la chute du premier son [t] dans d’autres mots comme :
ES AM
cherna → [ʃərna] (saurel)
Micho → [məʃʃ] (chat)
Plancha → [blanʃa] (fer à repasser)
5.1.4 La nasal palatal [ɲ]
L’arabe marocain ne dispose pas de cette articulation, de ce fait les locuteurs marocains tendent à la prononcer comme s’il s’agit d’une suite de deux sons [n] et [j].
Ces lexies relevées dans le corpus affirment ce constat :
ES AM
Baño → [banju] (cuvette)
Tiña → [tunja] (teigne)
Dans d’autres cas, seul le son [n] est conservé comme dans les deux exemples suivants :
ES AM
Compañía → [kubbanija] (compagnie)
Muñeca → [munika] (poupée)
La conversion du nasal palatal en [n] s’explique par la présence de la voyelle [i], si on maintenait le phonème nasal tel qu’il est articulé dans la langue source, la prononciation des mots ci-dessus serait lourde : [kubba :njijja], [munji :ka].
5.1.5 La latérale palatale [ʎ]
Cette consonne n’a également pas de correspondante en arabe marocain, ce fait donne lieu à trois probabilités :
- la substitution de cette consonne au son le plus proche dans la langue cible c'est-à-dire /j/, ce procédé est le plus répandu dans les emprunts à l’espagnol contenant ce phonème.
En voici quelques exemples :
ES AM
Batallon → [batˁajjun] (bataillon)
La manilla → [lamanijja] (taloche)
- le remplacement de cette consonne par l’une de ces deux combinaisons /lj/ ou /jl/.
Ci-après des exemples illustrant cette transformation :
ES AM
Caballa → [kabajla] (maquereau)
Silla → [ʃilja] (chaise)
- La simple conversion en [l]
ES AM
Caballo → [kabal]( Carte à jouer qui représente un cheval avec un avec son cavalier et qui porte le numéro onze)
Pastillo → [bəstˁela]
5.1.6 - L’apico-alvéolaire /s/
Ce phonème a connu, dans les mots d’emprunts à l’espagnol, trois réalisations : [s], [sˁ], [ʃ].
- l’identification du /s/ espagnol à [s] prédorso-alvéolaire sourde.
ES AM
/s/ → [s]
suerte [swirti] « chance »
escuela [skwila] « école »
semana [simæna] « semaine »
Il est à noter que ces emprunts se retrouvent sous d'autres formes. J. Heath (1989 : 306) a relevé une forme emphatisée [sˁwirti] du mot SUERTE à Tétouan. Concernant le second emprunt ESCUELA, Marcel Cohen (1912) a trouvé deux formes attestées : [sku :la] et [skwi :la]. Quant à [simæna], comme l'a souligné R. S. Harrel (1966), cité par Heath (1989 :308), c'est un emprunt qui coexiste avec une autre variante emphatisée [sˁemˁana].
- l’identification du /s/ espagnol à [sˁ] emphatique arabe (prédorso-alvèolaire sourde pharyngalisé)
ES AM
/s/ → [sˁ]
Sopa → [sˁobˁbˁa] « soupe à base de céréale »17
Sala → [sˁalˁa]
Nous avons attribué l'origine de ces deux mots à la langue espagnole et non au français, malgré la ressemblance mophologique et sémantique de leurs équivalents français SOUPE et SALLE et ce, pour la seule raison que les emprunts /sopa/ et [sˁalˁa] sont attestés avant l'arrivée massive des Français à peine signataires de l'accord du Protectorat. L'attestation de ces emprunts est confirmée par Kampffmeyer (1912) cité par Heath (1989 : 312/310).
- l’identification du /s/ espagnol à [ʃ] arabe (une chuintante post-alvéolaire)
ES AM
/s/ → [ʃ]
Ensalada → [ʃlˁadˁa]
Espada → [ʃbˁadˁa]
L’emprunt [ʃlada]18 est attesté en 1908 par Destaing Edmond (1937 : 5) ce qui confirme l’origine espagnol du mot. Heath (1989 : 314) relève dans la communauté juive de Casa l’emprunt [sˁaladˁa], qui est assez proche du terme français SALADE. Marcel Cohen fournit le mot [ʃladˁa]
3.2 L’altération due à l’acquisition des propriétés articulatoires caractéristiques du système marocain
Deux propriétés phoniques de l’arabe marocain influencent les emprunts à l’espagnol, ceux-ci doivent s’adapter à ces deux caractéristiques propres à l’arabe marocain pour l’intégrer. Il est question de l’emphatisation et la gémination.
5.2.1- l’emphatisation
Les segments des emprunts les plus exposés à ces phénomènes sont les liquides dont L’emphatisation est dans la plupart des cas conditionnée par leur présence dans un contexte emphatique, c’est une sorte de contagion phonique.
Illustrons ce fait par les exemples suivant :
ES AM
[l] → [lˁ]
Lata → [lˁatˁa] (boite)
Bola → [bolˁa] (ampoule)
[r] → [rˁ]
Rueda → [rˁwida] (roue)
Bordon → [borˁdo] (canne)
5.2.3- La gémination
La gémination dans les emprunts à l’espagnol s’effectue soit par le moyen de la détermination solaire arabe, soit par l’articulation inhérente aux sons.
Le premier type de gémination est favorisé par l’adjonction des consonnes solaires.
Considérons les exemples suivants :
[Swirti] (Une chance) → [sswiti] (la chance)
[turnu] (Un tour) → [tturnu] (le tour)
Ce dédoublement consonantique arrive aussi aux consonnes [b] issues de la consonne sourde [p] quand elle est placée entre deux voyelles comme dans les exemples ci-après :
ES AM
Capote → [kabbot] (capote)
Sopa → [sobba] (soupe)
Compania → [kubba :nijja](compagnie)
Il faut signaler que [b] et [bb] constituent une paire minimale, c'est-à-dire que la gémination de la consonne [b] lui confère un trait distinctif, les oppositions suivantes illustrent ce phénomène :
[tˁoba] (morceau de sucre/motte) ~ [tˁobba] (rat)
Conclusion
Dans cette étude nous avons abordé la question de l’adaptation phonologique des emprunts à l’espagnol à partir d’un corpus rassemblé à cet égard. Nous avons focalisé notre attention surtout sur le comportement des voyelles et des consonnes sans oublier les diphtongues des lexèmes aspagnols lors de leur tranfert à l’arabe marocain. L’analyse du corpus nous a permis de relever les adaptations suivantes :
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Au niveau des voyelles : nous avons relevé seulement deux modifications, la première concerne l’aperture et la seconde affecte les voyelles faibles (chute de certaines voyelles : aphérèse, syncope et apocope)
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Au niveau des diphtongues : deux sortes d’assimilation des diphtongues sont constatées : le maintien de ces dernières dans certains emprunts avec une légère modification articulatoire au niveau des voyelles, ou la monophtongaison des diphtongues dans d’autres emprunts.
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Au niveau des consonnes : nous avons trouvé deux sortes d’adaptation à savoir le remplacement des consonnes espagnoles inexistantes en arabe marocain par leurs correspondantes marocaines les plus proches et la transposition des caractéristiques phonétiques des consonnes marocaines aux consonnes des emprunts espagnols.
Au terme de cette contribution, je tiens à signaler que cette recherche reste insuffisante pour cerner toutes les ramifications de ce sujet. Néanmoins, ce modeste travail peut s’adjoindre à d’autres pour constituer une base linguistique importante pour les travaux futurs concernant l’arabe marocain.