Introduction
À partir de l’analyse d’un corpus composé de commentaires de visiteurs du site web de la chaîne d’information arabe « Alarabiya », nous avons essayé de comprendre le fonctionnement du phénomène de la violence verbale, à travers certains de ses aspects, que nous avons envisagés dans une dimension pragmatique. Les commentaires appartiennent à des visiteurs du site internet commentant les articles d’information publiés dans le site portant sur les actualités marocaine et algérienne, un choix motivé par le nombre explosant de commentaires dont la virulence est très marquante. Notre recherche vise non seulement à comprendre le fonctionnement de la violence verbale et les rapports de pouvoir entre les inter-actants, mais aussi une tentative de comprendre comment les espaces commentaires qui sont des espaces de libre expression changent de nature en se transformant en espaces de confrontation violente. Ainsi, saisirons-nous la portée de l’insulte utilisée régulièrement dans les commentaires pour dévaloriser l’autre et le déstabiliser.
Cadrage théorique et méthodologique
Dans cette étude, nous présenterons le fonctionnement de la violence verbale dans les commentaires des internautes visiteurs du site internet www.alarabiya.net. Nous mettrons en exergue les rapports de pouvoir qui se font jour et nous passerons en revue les mécanismes qui concourent à l’émergence de la violence dans un discours médiatique indirectement orienté. Mais saisir la violence verbale ne peut se réaliser qu’en l’envisageant à travers les actes de langage présents. Nous nous sommes intéressés aussi, aux différentes disqualifications entre les visiteurs du site web et les atteintes portées à leurs faces et aux normes et valeurs des uns et des autres. Pour mener à bien notre mission, il a fallu s’appuyer sur la théorie des actes de langage. Une théorie de la pragmatique du langage définie par Austin (1962) et Searle (1962). Une théorie apparue pour mettre fin à la suprématie de la fonction descriptive du langage, comme qui « constitue un dépassement de la conception classique du langage, John L.Austin conteste en effet le primat de la phrase affirmative, érigée par la conception représentationaliste, en prototype de la verbalisation. L’illusion descriptive, attachée à cette conception, naît de la méconnaissance des autres valeurs linguistiques. » (Paveau et Sarfati 2010 : 209.)
En effet, Austin distingue entre deux types d’énoncés « les énoncés constatifs qui décrivent un état de choses et les énoncés performatifs qui permettent d’accomplir un certain type d’action. » (Paveau et Sarfati 2010 : 209.) Certaines expressions ont pour but d’induire une action sur le destinataire. Cette théorie s’intéresse à toutes les paroles qui n’ont pour but de décrire le monde ni de transmettre un message, mais constituent en elles-mêmes une action, un acte. « On est venu à penser communément qu’un grand nombre d’énonciations [uterances] qui ressemblent à des affirmations ne sont pas du tout destinées à rapporter ou à communiquer quelque information pure et simple sur les faits ou encore, ne le sont que partiellement. » (J Austin 1970 : 38.)
Cette approche s’intéresse aux nombreux énoncés qui échappent à la problématique du vrai ou faux, tel que les questions et les ordres. Austin s’est intéressé au début, aux énoncés performatifs définis par l’encyclopédie Uiversalis ainsi : « Un énoncé performatif, par le seul fait de son énonciation, permet d’accomplir l’action concernée. » (Austin 1970 : 38.)
Autrement dit, par phrase performative, il entend une phrase qui, par sa simple énonciation, exécute une action « Il semble clair qu’énoncer la phrase (dans les circonstances appropriées, évidemment), ce n’est ni décrire ce qu’il faut bien reconnaître que je suis en train de faire en parlant ainsi ni affirmer que je le fais : c’est le faire. » (Austin 1970 : 41.) Nous nous appuierons aussi sur les travaux de Benveniste qui définit l’énonciation comme : « la mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation. » (Benveniste 1974 : 80.) Comme nous définirons la situation d’énonciation pour comprendre le fonctionnement discursif dans les échanges langagiers étudiés. Faut-il le rappeler, la situation d’énonciation est constituée par « l’ensemble des paramètres qui permettent la communication : le locuteur, l’interlocuteur, le lieu et le moment de leur échange ». (Paveau et Sarfati 2010 : 172.) Perret Michèle considère, quant à elle, l’acte d’énonciation comme un événement analogue à une scène inscrite dans un lieu et un temps donnés les acteurs qui l’exécutent sont des actants que configurent les agents de l’interlocution. Le temps, le lieu et les actants sont les éléments essentiels de la scène énonciative. En plus de ces éléments qu’il faut considérer dans une pratique analytique, « il existe d’autres éléments qui interviennent dans la situation d’énonciation : ce qui a été dit antérieurement par les actants, leurs relations, leur humeur, les circonstances générales, politiques ou atmosphériques ces éléments sont souvent importants pour la bonne compréhension d’un énoncé : ce sont eux qui permettent de comprendre les sous-entendus. » (1994 : 9.)
L’espace commentaires : un espace d’expression ou un exutoire de violence verbale
L’espace commentaire a marqué l’évolution de la presse. Avec la généralisation de l’utilisation d’internet, de plus en plus de médias diffusent leurs contenus sur la toile en créant des sites dédiés ou en ouvrant des pages dans les réseaux sociaux. Sur les sites internet d’information, on y consacre même des espaces pour le public pour créer un lien direct et fidéliser le lecteur et assurer par ricochet sa pérennité.
Se référant à la typologie classique des médias, chaque média a ses spécificités. La télévision qui associe l’image et la parole. « Pas seulement l’image comme on le dit parfois lorsqu’il s’agit d’en dénoncer les effets manipulateurs, mais image et parole dans une solidarité telle qu’on ne saurait dire de laquelle des deux dépendent la construction du sens. » (Chareaudeau 2011 : 90.) La radio, même si certaines disposent d’enregistrements vidéos diffusés sur le Net, se base essentiellement sur la voix, la musique, les bruits, etc. De cet ensemble, il ressort « une magie particulière due à cette absence d’incarnation, et cette omniprésence d’une pure voix dont on va jusqu’à entendre le grain par lequel passe le mystère de séduction. » (Chareaudeau 2011 : 87.) La presse écrite quant à elle s’inscrit dans une aire scripturale, caractérisée surtout par l’absence physique du journaliste ou de l’instance d’émission en général : il y a une distance entre celui qui écrit et celui qui lit. Cette absence physique et cette distance entre l’instance d’émission et celle de réception engendrent une dynamique de « conceptualisation [...] beaucoup plus analytique que dans l’oralité ou l’iconicité. Ces caractéristiques propres au dispositif de la presse permettent de comprendre pourquoi ce média, univers par excellence du lisible est particulièrement performant ». (Charaudeau 2011 : 93.)
L’apparition des espaces commentaires et de sites d’information spécialisés a considérablement changé la nature du lien qui unit le lecteur à son journal. Les réactions des lecteurs à une information occurrente dans une livraison apparaissent, d’une façon différée, dans une rubrique dédiée : « le courrier des lecteurs ». Cette distance qui influe sur la qualité de la réaction souvent introduite sous forme d’une parole réfléchie dans les limites qu’impose un discours laissant une place réduite à l’expression du pathos lui fait aussi perdre le caractère intime qui la lie à l’événement informationnel qui l’a suscitée.
Les espaces de commentaires en ligne, en revanche, conservent un lien direct entre l’information et la réaction du lecteur : le fil n’est pas rompu. Cependant, l’anonymat ou l’usage des pseudonymes ouvre la voie à la production d’un discours spontané faisant une large place, sans distance et sans filtre, à l’expression du pathos, à l’intrusion du sensationnel. D’espaces conçus pour servir l’interaction et l’élaboration d’une pensée en production, ces lieux sont devenus des espaces de confrontation où se déchaîne aussi la violence.
Si l’espace de commentaires garantit une information horizontale, une diversité de points de vue et nourrit les débats en permettant aux lecteurs d’interagir entre eux d’une part et d’interagir avec les journalistes des articles d’autre part, ils sont de plus en plus pollués : par des critiques, des insultes, des invectives, des propos haineux, des attaques, des diffamations, des propos homophobes et racistes, etc. La démesure des propos a conduit beaucoup de sites à suspendre les espaces de commentaires ou encore à créer un filtre qui a pour vocation de contenir l’outrance. Limiter l’outrage peut conduire quelquefois à construire un système de censure. Le modèle d’une expression libre et directe rencontre ici ses propres limites. Il ne peut s’accomplir que dans le cadre d’une citoyenneté assumée et partagée. Cette limite « [...] marque, peut-être, la fin d’une utopie. Celle d’une information en ligne interactive où les commentaires sont censés enrichir, contester ou compléter le contenu des articles. Celle d’une information partagée qui ne serait plus le privilège des seuls professionnels. Mais voilà, ce monde idéal n’existe pas, et les commentaires en bas d’articles ont fini par déraper, dans l’incivilité, la vacuité ou l’invective. D’où la décision de plusieurs sites américains de renoncer à cet espace dédié », écrit Marie-Claude, dans un journal suisse, Le temps.
Ainsi, beaucoup de sites dont celui où est extrait notre corpus, le site www.alarabiya.net, réduisent cet espace de liberté en annonçant comme « aux États-Unis de ne plus laisser de place aux commentaires de lecteurs. Parce qu’ils sont insultants, diffamatoires, complotistes ou hors sujet » écrit Isabelle Hanne, dans le journal Libération.
Le contexte et sa relation avec la violence verbale
Le contexte occupe une place privilégiée dans l’analyse du discours, quoique son importance et son degré d’influence sur l’interprétation, la compréhension et la description des éléments du corpus soient déterminés, par le type et la nature du discours à analyser. Toutefois, son apport dans notre travail de recherche reste incontournable.
« Le contexte d’un élément X quelconque, c’est en principe tout ce qui entoure cet élément. Lorsque X est une unité linguistique de nature et de dimension variables : phonème, morphème, mot, phrase, énoncé) l’entourage de X est à la fois de nature linguistique (environnement verbal) et non-linguistique (contexte situationnel, social, culturel) ». (Charaudeau et Maingueneau 2002 : 134.)
La notion de contexte varie, mais elle dépend du besoin de comprendre un discours, ainsi tout élément susceptible d’assurer une bonne interprétation du discours produit lors de sa réception en fera partie. Elle « [...] est comprise comme l’ensemble des éléments nécessaires à la production/réception du discours (oral et écrit). » (Sandré Marion : 2007.)
Cette définition permet d’envisager le contexte dans des dimensions variées, qu’il s’agisse – de façon non exclusive – du contexte (environnement discursif), de la situation de communication externe cadre participatif, cadre spatio-temporel et finalité(s) du discours, des connaissances encyclopédiques, culturelles et discursives ». (Sandré Marion : 2007) :
Nous ferons également nôtre l’acception de Kerbrat- Orecchioni pour qui « Le contexte d’un item quelconque (quelles que soient sa nature et sa dimension) c’est l’ensemble de ce qui accompagne, entoure, environne l’item en question ». (Kerbrat- Orecchioni 207 : 13-32.) Elle distingue ainsi deux grands types de contextes correspondant aux deux sens du mot « contexte » le contexte linguistique et le contexte extralinguistique : « le contexte discursif ou “endogène” dit aussi “cotexte” est intrinsèquement de même nature que le texte lui-même. » (Kerbrat- Orecchioni 207 : 13-32.)
Cette acception posée, il est nécessaire de distinguer entre « texte » et « cotexte » et entre le contexte endogène et le contexte exogène. Quand l’analyste se concentre sur un segment quelconque, ce dernier acquiert le statut d’un texte et le reste devient « cotexte », donc la relation entre les deux est flexible le texte peut devenir cotexte et le cotexte peut devenir texte à un moment de l’analyse.
En effet, les propos et les mots jugés violents et agressifs dans les exemples de notre corpus sont toujours enchâssés dans des informations que les locuteurs présentent pour donner une bonne impression et travailler leurs faces positives, montrer leur maîtrise du sujet. Ils adoptent des stratégies pour persuader les autres visiteurs du site web « www.alarabiya.net » au point d’exhiber leurs connaissances et faire étalage de leur érudition. Flatter ainsi sa face positive et construire un système de valorisation de soi en mobilisant aussi bien un savoir et un savoir-faire constituent le contexte exogène dont il faut tenir compte dans l’analyse pour dévoiler les intentions du locuteur et les visées de son propos.
Le contexte externe « exogène » dit aussi situationnel peut être lui aussi varié et flexible. Il peut être : « plus au moins étroit ou large : cela va de la situation immédiate (niveau “micro”) à la société dans son entier (niveau “macro”), en passant par le niveau de portée intermédiaire (ou “méso”) qui est le contexte institutionnel (politique, juridique, académique, médical, etc.) » (Kerbrat-Orecchioni 2007 : 13-32.)
Ainsi, les commentaires des visiteurs du site web de la chaîne d’information arabe « Alarabiya », essentiellement Algériens et Marocains figurent dans un contexte un peu particulier qui dépasse un simple malentendu ou différend entre deux individus. Il s’agit d’un contexte de guerre froide entre deux états voisins que tout rassemble, mais que la politique, l’idéologie et probablement les velléités des responsables politiques séparent. Ainsi, comprendre la complexité des rapports entre le Maroc et l’Algérie peut être d’une grande utilité pour comprendre la virulence des propos échangés entre ces interlocuteurs à identité virtuelle.
Géographiquement, le Maroc et l’Algérie sont deux pays frontaliers voisins de langue et de culture. De religion musulmane, la majeure partie de la population des deux pays est arabophone et / ou amazighophone et pratique le français comme langue seconde ou étrangère.
Le différend entre les deux pays trouve ses causes ailleurs que dans le culturel ou le cultuel. Nous retenons les plus importants :
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Territoires politiques artificiels, les deux pays s’affrontent sur des espaces de territoires dessinés par des frontières héritées de la colonisation.
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La volonté des deux états de se constituer comme chef de file dans les espaces politiques régionaux (Maghreb, Afrique, Méditerranée).
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Et bien entendu, le conflit du Sahara occidental.
Les tensions ont conduit à la fermeture des frontières entre les deux pays depuis déjà plus de vingt. Les justifications officielles et diplomatiques se résument en la lutte contre le terrorisme pour l’un et la lutte contre la contrebande pour l’autre.
L’affrontement idéologique est tellement fort que les deux pays proposent, peut-être par simple adversité, des lectures radicalement différentes sinon opposées sur les changements connus dans le Monde arabe, sur les questions régionales et notamment arabes les interventions militaires en Libye, en Syrie et au Yémen.
Il va donc de soi que ce contexte externe va considérablement transpirer dans les productions discursives des internautes d’une façon implicite ou explicite. Il peut même être intégrant à l’égard de beaucoup d’échanges, dans notre corpus.
La violence verbale
Même s’il est en circulation et qu’il se donne comme une évidence, le concept de violence verbale est complexe et sa structuration reste difficile à déterminer.
Nous retiendrons pour les commodités de nos analyses le fait qu’il revoie à délitement des pratiques langagières aboutissant à la production de fragments linguistiques non attendus dans l’espace énonciatif où ils sont occurrents.
Il n’est donc possible d’appréhender la violence verbale qu’en résonnance avec le contexte de production des échanges concourant à la déstabilisation des faces des interlocuteurs. S’occuper du fragment lui-même, c’est se préoccuper du produit isolément des conditions de sa production c’est donc procéder par essentialisation du sens en le considérant en dehors de la valeur d’échange qu’il acquiert dans une interaction. Ainsi posée, « la violence verbale est un terme connoté, à saisir uniquement dans son sens situé, c’est-à-dire dans le contexte de la question à savoir ce qui compte comme violence. » (Heller Monica 2008 : 5-8.). Limiter ses observations aux différentes formes de constructions linguistiques et discursives et se contenter du sens littéral des mots revient à occulter la dimension interactionnelle le caractère institutionnel et social de l’exercice de la violence verbale. En conséquence une analyse rigoureuse ne doit pas « [...] se limiter à l’ordre linguistique et son lien avec l’ordre interactionnel. Ces formes d’ordre linguistique sont profondément imbriquées dans des formes qui dépassent le ici et le maintenant. Ainsi donc, la compréhension du phénomène de la violence verbale nécessite une prise en charge de l’ordre linguistique, interactionnel, mais aussi institutionnel et social. » (Heller Monica 2008 : 5-8.) La violence verbale est donc un « processus de “montée en tension interactionnelle” marquée par des “déclencheurs” et des “étapes séquentielles” spécifiques, processus qui s’inscrit dans des actes de parole repérables (malentendu, mépris, menace, insulte), des rapports de domination entre les locuteurs, des télescopages de normes, des ruptures dans les rituels conversationnels et des phénomènes de construction identitaires. » (Moïse et Auger 2008 : 9-11.)
Cette acception de la violence verbale prend en charge la relation interpersonnelle, dans la montée en tension, et souligne la présence d’éléments déclencheurs qui basculent le déroulement de l’échange langagier vers la violence où se configurent des rapports de domination repérables à travers l’analyse des actes de langage et de procédés langagiers répétés. La complexité du phénomène postule que « l’identification de la violence verbale ne repose pas sur l’occurrence d’un acte (de langage) isolé ni sur une liste de formes linguistiques frappées d’interdit, mais sur une configuration d’actes et de procédés langagiers répétés. Contrairement à la violence physique, qui peut être destructrice d’un seul coup, la violence verbale est sournoise. » (Vincent Diane et al cité par Moise Claudine2008 : 81-108.)
La violence verbale est donc un phénomène global intégrant qui nécessite pour sa compréhension l’identification de la norme linguistique et culturelle. Il n’y a de violence langagière qu’impliquée dans un contexte.
Construction de l’éthos et de l’identité dans l’espace commentaires :
L’éthos
Terme emprunté à la rhétorique antique, l’éthos désigne « l’image de soi que le locuteur construit dans son discours pour exercer une influence sur son allocutaire. Cette notion a été reprise dans les sciences du langage, et principalement en analyse du discours, où elle se réfère aux modalités verbales de la présentation de soi dans l’interaction verbale. » (Charaudeau et Mainguneau 2002 : 238.) « Il s’agit de l’image de soi que l’orateur produit dans son discours, et non de sa personne réelle. » (Charaudeau et Maingueneau 2002 : 238.)
La notion d’éthos reprise par Ducrot concerne le locuteur L qui est impliqué dans l’énonciation et non pas cet individu pris séparément de l’acte d’énonciation appelé locuteur λ. Dans la littérature linguistique, il est tantôt désigné par la « présentation de soi » ou de « gestion de l’identité » chez E. Goffman (1973).
Ruth Amossy, quant à elle, se demande comment envisager l’éthos dans une perspective de l’analyse argumentative et cherche à savoir si la force de persuasion est en dehors ou dans l’image que le locuteur produit de lui-même dans son discours. Elle explique que l’image construite par un locuteur est une composante essentielle de la force illocutoire, mais il y’a aussi d’autres composantes qui précèdent cette image. « L’image élaborée par le locuteur s’appuie sur des éléments préexistants, comme l’idée que le public se fait du locuteur avant sa prise de parole, ou l’autorité que lui confèrent sa position ou son statut. » (Ruth Amossy 2012 : 94.) Elle distingue ainsi l’éthos préétabli de celle de l’éthos « On appellera donc éthos ou image préétablie, par opposition à l’éthos tout court (ou éthos oratoire, qui est pleinement discursif), l’image que l’auditoire peut se faire du locuteur avant sa prise de parole ». (Ruth Amossy 2012 : 94.)
L’éthos préétabli dépend généralement du rôle que l’orateur assume ou accomplit dans l’espace social (son statut, ses fonctions institutionnelles, les services qu’il rend aux autres, etc.) et l’idée qu’ont les autres sur lui ou les représentations collectives des gens sur lui qui circulent dans la société. L’éthos l’intervention ou la prise de parole du locuteur. Ducrot favorise l’énonciation et lui accorde une place prépondérante dans la construction de l’image de soi et explique que le plus important réside dans la production du discours dans la façon de l’énoncer et non dans son contenu informationnel. « O. Ducrot insiste sur la centralité de l’énonciation dans l’élaboration d’une image de soi, car les modalités de son dire permettent de connaître le locuteur bien mieux que ce qu’il peut affirmer sur lui-même ». (Charaudeau et Maingueneau 2002 : 238.) Ce n’est pas le fait de dire « je suis sincère » qui affirme la sincérité du locuteur, mais la façon de le dire et l’acte qui l’accompagne.
Ainsi pensée, la notion d’éthos et celle de la scène d’énonciation où un locuteur assume un rôle qui lui procure une certaine liberté dans le choix de sa ligne de conduite, dans ses comportements langagiers et adopter la posture qui lui convient. « L’ethos se développe en relation avec la notion de scène d’énonciation. Chaque genre de discours comporte une distribution préétablie des rôles qui détermine en partie l’image de soi du locuteur .» (Charaudeau et Maingueneau 2002 : 239.)
Là aussi, l’éthos tisse des liens avec l’ensemble des représentations collectives circulant sur chaque locuteur puisque l’efficacité de l’éthos dans une société ou une culture donnée dépend en grande partie de ces dernières. En effet, le locuteur a une certaine liberté dans le choix des outils verbaux et non verbaux et les stratégies de communication nécessaires et qui correspondent avec ses intentions communicatives. Des choix qui doivent lui garantir une certaine crédibilité auprès du public.
L’identité
Considérée dans le cadre de l’analyse de discours, l’identité « [...] d’un locuteur X peut être définie comme l’ensemble des attributs qui le caractérisent, attributs stables ou passagers, qui sont en nombre infini et de nature extrêmement diverse (état civil, caractéristiques psychologiques et socioculturelles, goûts et croyances, statut et rôle dans l’interaction, etc.) » (Kerbrat- Orecchioni 2005 :157.)
Diverses et incommensurables, les identités d’un locuteur ne sont pas toutes mobilisées dans une seule et même situation de communication ou interaction. Il effectue une sélection et n’actualise que certains traits au point d’affirmer que « [...] ce qui se trouve investi dans une interaction donnée, ce n’est évidemment pas l’identité globale de X, mais certaines composantes seulement de cette identité, qui sont seules pertinentes dans le contexte interlocutif. » (Kerbrat-Orecchioni 2005 : 157.)
Étant dépendante du contexte et des conditions dans lesquelles se déploie l’échange ou l’interaction la notion d’identité chez Orecchioni se rapproche de l’identité contextuelle définie comme « l’ensemble structuré des éléments identitaires qui permettent à l’individu de se définir dans une situation d’interaction et d’agir en tant qu’acteur social ». (Giacomi 1995 : 303-314. Cité par Kerbrat-Orecchioni 2005 : 157.)
Charaudeau, pour sa part, associe l’identité à la prise de conscience dans une définition proche de l’approche phénoménologique des fondements de l’être. Elle « est ce qui permet au sujet de prendre conscience de son existence qui se constitue à travers la prise de conscience de son corps (un être – là dans l’espace et le temps), de son savoir (ses connaissances sur le monde), de ses jugements (ses croyances), de ses actions (son pouvoir de faire). » (Charaudeau : 2006. 339-354.) Plus loin, Patrick Charaudeau relie la conscience identitaire de soi avec la conscience de l’autre et « plus cette conscience de l’autre est forte, plus fortement se construit la conscience identitaire de soi ». (Charaudeau 2006 : 339-354.) C'est ce que l'on désigne par
« [...l]e principe d’altérité. Cette relation à l’autre s’institue à travers des échanges qui font que chacun des partenaires se reconnaît semblable et différent de l’autre. Semblable en ce que pour qu’une relation existe entre les êtres humains il faut que, ceux-ci partagent, du moins en partie, des mêmes motivations, des mêmes finalités, des mêmes intentions. Différent en ce que chacun joue des rôles qui lui sont propres et que, dans sa singularité, il a des visées et des intentions qui sont distinctes de celles de l’autre ». (Charaudeau 2006 : 339-354.)
Partant de cette conception chaque partenaire dans un échange langagier tente de reconnaître l’autre et de se différencier de lui, c’est ainsi qu’il construit sa propre identité et assigne à l’autre une identité tout en s’offrant un cadre légitime.
L’identité contient deux composantes différentes et complémentaires à la fois. D’une part, il y a l’identité psycho-sociale du sujet (sexe, âge, statut, place hiérarchique, légitimité de prise de parole, etc.) « Elle est ce qui donne au sujet son “droit à la parole”. Ce qui le fonde en légitimité. » (Charaudeau 2006 : 339-354.) D’autre part, il y a l’identité discursive se rapportant aux rôles énonciatifs, aux modes de prise de parole, aux modes d’intervention. « L’identité discursive a la particularité d’être construite par le sujet parlant en répondant à la question : “je suis là pour comment parler ” (Charaudeau 2006 : 339-354.) Elle correspond donc à un double enjeu de crédibilité et de captation » entre lesquelles s’institue une relation de complémentarité. Cette identité sociale « [...] a besoin d’être confortée, renforcée, recréée ou au contraire occultée par le comportement langagier du sujet parlant, et l’identité discursive pour se construire a besoin d’un socle d’identité sociale. » (Charaudeau 2006 : 339-354.) Mais saisir une identité dans sa globalité et la cerner n’est pas une tâche facile. « On n’est jamais sûr de pouvoir saisir la totalité d’une identité et donc la prudence voudrait que l’on parle de « traits identitaires » les uns psycho-sociaux, les autres discursifs, pour éviter de tomber dans le piège de l’« essentialisation. » (Charaudeau 2006 : 339-354.)
Corpus et analyse
Dans cet extrait, le visiteur se présentant comme étant de sexe masculin comme l’atteste son pseudonyme a certainement une identité sociale, hormis le fait qu’il est de sexe masculin d’après son pseudonyme et qu’il est d’origine marocaine et parlant l’arabe classique, nous n’avons pas d’indice suffisant sur son identité sociale par contre, il s’est construit plusieurs identités à travers ses propos langagiers. Celle d’un internaute intellectuel usant d’un vocabulaire savant comme les mots « clonage » et « droit au veto » qui sont des mots qui montrent un certain niveau d’instruction et qui donnent une idée sur la culture générale de l’internaute. Ironique, en formulant des propos moqueurs sous forme d’un conseil. Conseilleur, en se hissant à une position supérieure qui lui donne le droit de prodiguer des conseils. Dans ce, le locuteur se donne une image valorisante d’un homme cultivé et décontracté.
Dans cet exemple, le locuteur, de sexe masculin est marocain. Quelque peu ironique, il reprend dans son intervention, pour se moquer des interactants algériens, le discours politique véhiculé et souvent répété par les médias publics algériens. Épurant son discours de tout vocable risquant de froisser les interactants algériens qu’il désigne dans une apostrophe par « mes frères ». S’instituant dans une position haute, il prodigue des conseils dans un vocabulaire pacifique. Même si l’apostrophe « mes frères » installe une proximité, elle n’implique pas une symétrie de niveau. Son propos invitant les interactants algériens à sortir de la défiance qui ne grandit personne l’installe dans un rôle de prédicateur donnant la bénédiction. En dépit des apparences, ce discours entretient une violence dans la circulation de l’information.
Appelant les siens au clame et à la sagesse, ce locuteur construit une posture qui l’autorise à produire un jugement moral sur ses « misérables voisins »
La montée en tension dans le corpus d’analyse est caractérisée par une forte présence d’actes de langage qui peuvent être analysés linguistiquement comme des menaces ou des insultes que sont « [...] les formes typiquement linguistiques de l’injure (laquelle possède également des formes gestiques, mimiques ou d’indifférence méprisante) mettant nominalement en cause l’individu dans son appartenance décrétée (insulte essentialiste : pédale !) ou dans son être supposé révélé par une situation déterminée (insulte situationnelle : feignasse !) » (Ernotte et Rosier 2000 : 35-36.)
L’insulte est selon Moise « un acte de langage interlocutif et porte en elle une force émotionnelle, voire pulsionnelle qui vise l’autre dans la volonté de le rabaisser. Elle joue un rôle éminemment perlocutoire. » (Moise 2011 : 29-36.) Ainsi traiter quelqu’un de « malade » c’est dans le but qu’il se sente comme tel. « Pour que l’insulte fonctionne pleinement, encore faut-il que l’interlocuteur la perçoive comme telle, en bref, qu’elle touche, qu’elle déstabilise et non qu’elle conforte l’autre dans ses croyances. L’insulte existe quand on se sent insulté » (Laforest et Moise 2010.)
Ainsi, ce sont le statut des participants, l’intention de l’insulteur, les circonstances et l’effet produit qui déterminent l'existence de l'insulte et sa réussite. « L’insulte est identifiable linguistiquement dans sa forme et vise l’autre dans un effet illocutoire voire perlocutoire dégradant et à travers une subjectivité partagée ». (Moise et al 2008 : 631-643.) Derive Jean dit : « pour qu’il y ait insulte selon notre point de vue, il faut qu’il y ait insulte selon notre point de vue, il faut qu’il y ait adresse directe à un allocutaire, c’est-à-dire que l’énoncé qualifié comme insulte doit se présenter sous forme d’apostrophe, soit avec les marques grammaticales de la deuxième personne (pronoms, formes conjuguées, impératifs).» (Derive Jean (2004 : 13-34. ) Il ajoute juste après : « pour devenir insulte, l’énoncé doit avoir pour fonction d’attribuer à l’allocutaire une nature (ou simplement une propriété) identifiable comme dévalorisante ».
Dans ce commentaire, le locuteur se moque de ses allocutaires algériens qu’il désigne par « الخسائريين » un néologisme invectivant formé à partir du mot « الخسائر » signifiant « les pertes » auquel il a ajouté une désinence du masculin pluriel « يين » pour obtenir un nouveau mot formé par analogie avec le mot « الجزائريين ». L’insulte est accentuée par des onomatopées « هههههههه » qui expriment le rire et la moquerie. Considérant les Algériens comme atteints de folie « الجنون » (la folie), il se demande comment sont-ils arrivés à ce stade.
Cet interactant dans le discours colporte la propagande en usage construit une double distance : hautain pour invectiver et proche pour poser son admiration pour le passé glorieux des Algériens désormais polué.
L’insulte apparaît généralement en situation dissymétrique comme ultime recours avant d’arriver à la violence physique. Mais, dans les espaces commentaires, la situation est symétrique et il n’y a pas de hiérarchie dans les rapports. Les internautes sous couvert de l’anonymat interviennent en recourant à des pseudonymes pour justement leur statut social et leur identité en dehors de l’espace des commentaires où ils interviennent. L’anonymat autorise l’outrance, car les interlocuteurs, sur la scène virtuelle de la toile, construisent un personnage qu’ils agitent telle une marionnette. Mais la marionnette se confond avec son créateur à son insu.
Un locuteur trouve légitime d’insulter, de disqualifier, de donner des directives, voire même d’outrager un autre locuteur en l’espace d’un commentaire qu’il adresse à un interlocuteur déterminé et désigné par les pronoms « tu » et « vous », mais tout en sachant qu’il sera lu par d’autres visiteurs qu’il prend à témoins ou encore pour cibles potentielles susceptibles d’être persuadés ou convaincues pour adhérer à son opinion et admettre la disqualification destinée à son adversaire. L’insulteur insulte un autre utilisateur tout en sachant que ce dernier peut répliquer et répondre, car « dans sa réception par l’allocutaire, l’insulte dialogale offre in situ une marge de manœuvre discursive : la possibilité de répliquer (par riposte équivalente ou par crescendo : sémantique, phonétique, ou proxémique), mais aussi la liberté de tenter de désamorcer l’insulte, soit en l’ignorant, soit en renouant le dialogue en déviant le contenu polémique ou en le justifiant ». (Ernotte Philippe, Rosier Laurence 2004 : 35-48.)
Une parole publique comporte donc des risques. Insulter l’autre, c’est risquer son propre statut et sa propre face. Il accentue ainsi le trait pour anticiper la réplique qu’il sait tout aussi violente que l’invective qu’il profère. Il a conscience qu’il s’expose à une riposte épousant des formes identiques à son propos en vertu même de la virtualité du mode de communication et de la linéarité des commentaires. D’un tour de parole à l’autre, l’interactant change de statut et de stature.
Conclusion
La violence verbale dans l’espace commentaires de la chaîne d’information arabe alarabiya entre les internautes marocains et algériens est une partie intégrante des comportements langagiers des internautes sur les réseaux sociaux, les chats et les forums de discussions. Cependant, la particularité réside dans l’influence directe du contexte idéologique qui développe une propagande omniprésente sur les comportements langagiers des internautes.
En effet, se trouvant dans un site d’information attirant des lecteurs maîtrisant le code écrit et généralement souhaitant se hisser à un haut niveau dans des postures didactisantes, l’insulté renvoyant à la sexualité es quasiment absente.
Aussi, les intervenants ne se contentent pas de puiser des expressions péjoratives dans la nomenclature d’insultes essentialistes, mais ils montrent un certain sens de créativité dans l’activation des insultes et recourent à différents moyens pour accentuer les propos agressifs. Puisque, les interlocuteurs interviennent sous couvert d’anonymat, l’aspect social est difficilement identifiable et la co-construction des identités des internautes intervient essentiellement sur le plan discursif où la lutte de places et les rapports de pouvoir sont sans cesse contestés non parce que les relations entre les internautes sont symétriques, mais parce qu’ils se dotent tous d’un même statut loin de toute considération extradiscursive.