25 juin 2020
« Le mythe s’avère […] le symbole d’une vérité que l’imagination se plaît à mettre en énigmes, parce qu’elle touche un domaine que le raisonnement ne peut cerner.» (Carlier et Griton-Rotterdam, 1994 : .91.)
Introduction
Le mythe est un ensemble de croyances, de représentations idéalisées autour d'un personnage, d'un phénomène, d'un événement historique, d'une technique et qui leur donnent une force, une importance particulière (www.larousse.fr/dictionnaires/francais/mythe/53630). Mircea Eliade souligne qu’« Il serait difficile de trouver une définition du mythe qui soit acceptée par tous les savants et soit en même temps accessible aux non-spécialistes. » Il se demande s « il est même possible de trouver une seule définition susceptible de couvrir tous les types et toutes les fonctions des mythes, dans toutes les sociétés archaïques et traditionnelles ? Le mythe est une réalité culturelle extrêmement complexe, qui peut être abordée et interprétée dans les perspectives multiples et complémentaires » (Eliade, 1963 : 16.). Frédéric Monneyron et Joël Thomas considèrent le mythe « comme le lieu instable et magique d’une rencontre entre la mémoire d’un discours construit dans la longue durée, et la respiration d’un discours en prise sur son temps » (Monneyron et Thomas, 2002 : 121). La romancière algérienne d’expression française Maïssa Bey s’approprie le mythe de Hizya, La princesse des sables, dans son roman qui porte le même titre de l’héroïne Hilalya. Hizya est le nom du roman de Maïssa Bey sujet de mon étude. Le roman narre l’histoire d’une jeune fille Hizya qui rêve de vivre une histoire d’amour romantique à l’instar des couples Roméo et Juliette, Antar et Abla, Hizya et Said. L’histoire du roman se déroule à Alger où l’héroïne Hizya vit au sein d’une famille réservée sous l’œil attentif de ses frères. Elle se sent opprimée par une société masculinisée qui interdit à la femme de jouir de son droit à la liberté. Elle rêve de vivre une histoire d’amour comme celle de l’héroïne légendaire Hizya. Elle lutte en vue de réaliser ce rêve. Elle s’efforce de se libérer du joug de la famille qui la conçoit en tant qu’un être à protéger et à surveiller. Harcèlement sexuel, minimisation, persécution et tant d’autres preuves de l’injustice sociale à l’égard de la femme sont critiquées par la romancière féministe Maïssa Bey. Maïssa Bay en s’inspirant de l’héritage populaire dans sa production romanesque fait du patrimoine algérien un prétexte pour prouver le droit des femmes à la liberté. Des rapprochements sont faits par l’auteur entre l’héroïne du roman et celle de la légende dont la première prête le nom. L’héroïne légendaire projette son image de soi sur le discours de son analogue romanesque qui à son tour s’identifie à Hizya Al Hilalia. L’héroïne légendaire a réussi à conquérir sa liberté il y a deux siècles et vivre une grande histoire d’amour. Hizya ou la princesse Hilalia d’Algérie est une véritable légende populaire de la merveilleuse beauté de la femme de Bouakaz, qui est tombée amoureuse de son cousin Saïd ibn al-Saghir. Les événements de l'histoire se sont déroulés dans la région de Zeban, dans le Sud-Est algérien, et exactement dans le village de Sidi Khaled Biskra vers la deuxième moitié du dix-neuvième siècle. L'histoire s'est terminée avec la mort de la bien-aimée, ce qui a été une tragédie douloureuse pour l'amant qui a demandé au poète Ben Quiton de composer un poème élégiaque pour se lamenter sur la mort de Hizya. Cette figure légendaire qui a inspiré la romancière algérienne Maissa Bey est en fait un symbole qui porte en soi une signification. Hizya est non seulement l’idéal de la femme amoureuse, elle se présente comme un personnage tridimensionnel : elle est à la fois le symbole de la femme amoureuse fidèle à son amant pour lequel elle est prête à tout sacrifier, de la femme rebelle qui se révolte contre son sort et les traditions de sa tribu, et enfin de la beauté féminine vu qu’elle possède des traits de charme exceptionnel qui fait d’elle une figure mythique.
Le mythe de Hizya bint Ahmed Bouakaz du village de Bani Hilal est ancré dans la culture populaire algérienne. Il occupe une part de la mémoire culturelle du peuple algérien. Le recyclage de ce mythe par la romancière Maissa Bey exige une interaction entre les termes du duo texte mythique-discours romanesque. Bakhtine a traité de cet interactionnisme, de ce dialogisme intertextuel. Il a parlé du contexte enchâssant le discours représenté :
Le rôle du contexte qui enchâsse le discours représenté a une signification primordiale pour la création d'une image du langage. Le contexte enchâssant, tel le ciseau du sculpteur, dégrossit les contours du discours d'autrui et taille une image du langage dans l'empirisme fruste de la vie du discours : il confond et allie l'aspiration intérieure du langage représenté avec ses définitions extérieures objectivées. Le discours de l'auteur représente et enchâsse le discours d'autrui, crée pour lui une perspective, distribue ses ombres et ses lumières, crée sa situation et toutes les conditions de sa résonance, enfin, y pénétrant de l'intérieur, y introduit ses accents et ses expressions, crée pour lui un fond dialogique. (Bakhtine, 1978 : 75.)
Le contexte mythique qui enchâsse le discours représenté dans le roman de Hizya s’entrecoupe avec son analogue socio-historique. Ils constituent toute une sorte de modules cloisonnés, ils s’enchevêtrent et se rencontrent. Le génie de la romancière réside dans son pouvoir d’utiliser des repères patrimoniaux et culturels dans un texte moderne ancré dans l’histoire de son temps. Le texte de Maissa Bey est le témoin de la rencontre de la mémoire culturelle et du discours.
Dans cette perspective interactionnelle, s’articulent des représentations du moi, des images de soi ou des éthos qui se clivent et qui exercent des influences mutuelles l’un sur l’autre. Dans ce dialogue intérieur entre les différentes figures du moi, l’éthos de l’être empirique du discours l’auteur est présent.
La figure de l'auteur, telle que je viens de la définir (c'est-à-dire l'auteur reconstruit comme principal sujet énonciatif du texte dans l'acte même de lecture) est inextricablement liée à la censure. C'est parce que l'auteur éprouve le besoin de promouvoir son moi-idéal au rang de surmoi face au lecteur et s'efface au maximum de son texte en donnant l'illusion que les désirs coupables de ses personnages n'ont rien à voir avec les siens propres que surgit dans l'imaginaire du lecteur la figure auctoriale comme détentrice d'un secret. (Couturier, 1995 : 22)
1. Ethos et stéréotypage
Hizya est un roman moderne d’une structure scindée, des bribes de textes discursifs sont insérées au corps du récit du je. Ces bribes de discours sont écrites en italique. Ces fragments de discours sont dominés par un tu qui se charge d’attaquer sévèrement l’héroïne Hizya. La structure du roman incarne la déchirure de l’héroïne qui est tiraillée entre le mythe et la réalité. Sur l’emploi de l'italique, Maurice Grevisse et André Goosse soulignent que les caractères italiques servent à attirer l’attention sur leur importance, ce sont des mots employés par autonomie. Donc l’italique sert à les différencier du reste du texte, à les considérer comme extérieurs à ce texte (Grevisse, Goosse, 2008). Ces fragments discursifs pourraient être considérés comme un métatexte où l’auteur incarne le dilemme et la lutte intérieure de l’héroïne qui cherche à vivre son rêve de s’identifier au mythe. Lors de cette lutte où Hizya s’engage en vue d’acquérir sa liberté, tous les maux de la société sont dévoilés. Le roman en recyclant le mythe de la reine des sables Hizya El Hilalia se charge de mettre à nu une société victime de problèmes économiques, idéologiques et religieux. Le fondamentalisme religieux, le chômage, le mépris de la femme et tant d’autres problèmes qui retracent une image noire de la société algérienne. Maissa Bey en situant l’histoire de son roman à Alger a fait preuve de l’audace et du courage d’un auteur qui croît à l’importance de l’écriture romanesque et de la littérature et leurs rôles dans la réforme des sociétés. Il s’agit de mettre le point sur les méfaits de la société en vue de les traiter, en guérir le corps social et réaliser le progrès.
Mais, est-ce par pur esprit de nostalgie et de nationalisme que la romancière algérienne mène-t-elle cette critique acerbe contre le monolithisme de la société algérienne ?
Dans une interview tenue par Christine Détrez et publié dans « Travail, genre et sociétés »1, qui est une revue qui s’intéresse à Poser la question de la différence des sexes dans les sciences sociales du travail, Maissa Bey avoue qu’en publiant dans des maisons d’édition françaises, elle avait l’impression qu’il y avait des stéréotypes, un horizon d'attentes, sur l’Algérie ou sur la femme algérienne.
(…) une fois que j’avais été publiée, il y avait d’autres attentes, d’un public français, des éditeurs français aussi, qui auraient voulu que je sois un peu plus… que je ressemble un peu plus au truc « brûlée, voilée, opprimée, » ( Détrez, 2014)
Ruth Amossy parle de l’indexation de l’ethos à un stock d’images préexistantes et de représentations collectives figées (Amossy, 2010 : 45).
Est-ce que l’éthos de l’héroïne Hizya est indexé à des stéréotypes, à des images figées ?
Hizya représente l’image type de la femme arabe opprimée et marginalisée par une société dominée par un fondamentalisme sombre et une inégalité perturbante. Cette image répond à l’horizon d’attente du public français qui garde dans son esprit une image déformée de la femme au sein de la société arabe. Cette représentation figée et stéréotype de la femme arabe conçue comme un être minoré et persécuté dans une société masculinisée comble l’attente immédiate d’un public hanté par une image orientaliste de la femme arabe traitée en tant qu’un être minoritaire. En fait, je pourrais dire que le roman de Maissa Bey n’a pas provoqué une rupture avec le public français et qu’elle n’a pas ainsi entraîné ni un rejet ni une incompréhension lors de sa réception. Je pourrais même dire que cette image stéréotype et occidentalisée de la femme arabe infériorisée et négligée par sa société constitue une représentation mentale de la Femme dans le roman de Bey. La grande mère, la mère et les collègues de Hizya subissent toutes le même sort pénible. La femme dans le roman de Bey navigue dans l’orbite de l’homme qui est au centre de son univers.
Dans la figure (1), se montre l’homme au centre des univers de références du texte du roman. Ce graphe incarne la métaphore du système planétaire, autour de la planète centrale (la classe d’équivalents2 « homme ») gravitent d’autres planètes (classes d’équivalents qui ont des relations avec la classe centrale). Nous remarquons que la classe d’équivalents « femme » est la plus proche de la classe centrale, ce qui veut dire qu’elles sont fréquemment utilisées ensemble : le taux de cooccurrence de ces deux classes est élevé c’est pourquoi elles sont toutes deux proches l’une de l’autre.
La cooccurrence est la co-présence ou présence simultanée de deux unités linguistiques (deux mots par exemple ou deux codes grammaticaux) au sein d’un même contexte linguistique (le paragraphe ou la phrase par exemple, ou encore une fenêtre arbitraire). Cette cooccurrence peut être grossièrement constatée, puis vainement exprimée, en fréquence absolue. Mais plus pertinemment, la lexicométrie la constate et l’exprime grâce à des coefficients statistiques à même de mesurer le degré de significativité des co-présences ou attractions trouvées. ( Mayaffre, 2008 : 55)
Ce graphe affiche la relation entre une catégorie de mots et les différents univers de sens du texte de Hizya. Les nombres qui apparaissent sur le graphe indiquent le taux de la fréquence de cooccurrence existant entre les références. Nous remarquons que la référence « homme » et la référence « femme » sont fréquemment liées. La fréquence de cooccurrence des deux références atteint 10 fréquences, ce qui est significatif à comparer aux taux de cooccurrence de la référence « homme » et les autres catégories de mots qui constituent en quelque sorte son environnement sémantique.
Nous remarquons en examinant l’ordre de l’apparition de la référence « femme » avec son cooccurrent « homme », qu’elle le succède _nous notons que les références affichées à droite de la classe centrale du graphe (figure 2) sont ses successeurs, tandis que celles qui sont affichées à sa gauche sont ses prédécesseurs _ Cela est connotatif car cette idée que la femme succède l’homme, vient après lui dévoile l’image stéréotype de la femme en tant qu’ ombre de l’homme dont elle ne pourrait pas s’abstenir. Cette image stéréotype est implicitement dévoilée à travers l’écriture de Bey. L’analyse lexicométrique du texte de Hizya nous a permis d’identifier les traits de cette image stéréotype de la femme dans le roman de Bey, et à laquelle l’héroïne du roman s’identifie. Maingueneau parle d’un « ton » du livre, d’une « source énonciative » qui joue le rôle de « garant » dans tout texte oral ou écrit.
Tout discours écrit, même s'il le dénie, possède une vocalité spécifique qui permet de le rapporter à une source énonciative, à travers un ton qui atteste ce qui est dit ; le terme "ton" présente l'avantage de valoir aussi bien à l'écrit qu'à l'oral : on peut parler du "ton" d'un livre. Cette détermination de la vocalité implique une détermination du corps de l'énonciateur (et non, bien entendu, du corps de l'auteur effectif). La lecture fait ainsi émerger une origine énonciative, une instance subjective incarnée qui joue le rôle de garant. (Maingueneau, 1999 : 78-79.)
Pourrions-nous dire que le « ton » de Hizya de Maissa Bey répond à l’horizon d’attente du lectorat français ?
Jauss définit « l’écart esthétique » comme étant « la distance entre l’horizon d’attente préexistant et l’œuvre nouvelle dont la réception peut entraîner un « changement d’horizon » » (Jauss, 1978 : 58). Selon lui, lorsque l’écart diminue entre l’œuvre et l’horizon d’attente, cette œuvre se transformerait en un art « culinaire » (Jauss, 1978 : 58.).
L’œuvre de Maissa Bey n’a-t-elle pas entraîné un changement d’horizon chez le public français ? Suit-elle la lignée des œuvres antérieures stigmatisant la femme arabe dans une image stéréotype figée ? Maissa Bey répond :
« J’avais essayé de me conformer aux attentes, en écrivant tout d'abord un roman très structuré que j'ai totalement déconstruit ensuite. » ( Détrez, 2014 : 18)
2. La déconstruction du mythe et la reconstruction du sens
Éprise par l’idylle de Hizya et Said, les deux cousins dont l’amour a transgressé les traditions sclérosées de leur tribu, L’héroïne du roman de Maissa Bey s’engage dans une quête d’un amour mythique qui envahit son âme angoissée, d’un amour qui l’aide à s’identifier à Hizya Al hilalia. Elle vit alors dans une attente impatiente de cet amour merveilleux qui métamorphosera son existence et changera son sort. Braver les interdits et se révolter contre son sort poussaient Hizya l’héroïne romanesque de revivre le mythe légendaire et à dénoncer un destin déplorable. Hizya incarne l’image tragique de la jeunesse éreintée par une société qui suffoque de pauvreté et de corruption. Elle représente l’éthos de la jeune femme algérienne qui a étudié d’arrache-pied et a réussi à avoir son diplôme universitaire en traduction mais n’a pu trouver enfin qu’un emploi dans un salon de coiffure. C’est l’éthos d’une femme qui vit dans l’attente et la négation : la négation d’un réel, d’un état de fait inconcevable et l’attente d’une reconstruction d’un nouvel univers de sens de l’existence. En soumettant le texte romanesque de Hizya à un traitement statistique occurrentiel d’essence lexicographique en vue d’une étude quantitative des catégories fréquentes3 du texte étudié, Nous avons remarqué que les modalisateurs de l’intensité et ceux de la négation sont les plus fréquents.
Les modalisateurs de la négation et de l’intensité servent à dramatiser le discours. Commençons par la négation qui est une stratégie discursive du rejet. Oswald Ducrot définit la négation comme le choc de deux attitudes opposées à l’intérieur d’un même énoncé produit par un même locuteur.
La plupart des énoncés négatifs [...] font apparaître leur énonciation comme le choc de deux attitudes antagonistes, l’une, positive, imputée à un énonciateur E1, l’autre, qui est un refus de la première, imputée à E2. (Ducrot, 1984 : 215.)
La négation traduit le déchirement de l’héroïne qui est tiraillée entre le mythe et le réel. La fréquence des modalisateurs de la négation dans le texte de Hizya est connotative car elle reflète le rejet éprouvé par l’héroïne vis-à-vis de toute tradition lui imposant un comportement d’aliénation et d’esclavage. Elle refuse toute addiction à un passé prêchant une discrimination en fonction du genre. S’identifier au mythe semble à Hizya l’unique voie vers la libération du joug des traditions, vers le bonheur. L’héroïne se fie à une recherche sérieuse d’un amant, vivre une histoire d’amour légendaire l’aiderait à déconstruire l’image figée de la femme soumise et obéissante qui joue le rôle d’acté et non plus d’actant.
Nous/ femmes/ sommes venues au monde/ pour consacrer notre vie tout entière aux autres/ Obéir/ Servir/ Subir/ Accepter d’être/ et de faire /ce que les autres/en premier lieu/ les parents/ décident pour nous/ Et puis/ une fois mariées/donner la vie/
C’est notre fonction/ C’est notre seule raison d’être/ C’est notre mission sur terre/
Malheur à celles qui veulent briser le cercle, à celles qui veulent forcer le destin ! (Bey, 2015 : 37, 38.)
Maissa Bey, la féministe, remet en cause le fixisme de l’image de la femme dans la société algérienne pour transgresser le sens univoque auquel elle se réfère. L’éthos de la femme humble et soumise s’effrite, se déconstruit pour céder la place à l’éthos indépendant et rebelle d’une femme qui revendique l’égalité avec l’homme. Il s’agit d’une sorte de reconstruction du sens référentiel du mot « femme » dans le roman. Et en déconstruisant l’image stigmatisée de la femme algérienne, Maissa Bey rompt avec l’horizon d’attente du lecteur qui s’attendait à l’histoire d’une femme opprimée et infériorisée, d’une femme forcée à suivre la lignée de sa mère et de sa grand-mère. Mais Hizya brise le cercle et se révolte contre son sort. Elle choisit son amant Riyad et s’engage dans la quête de son identité dans le cadre d’un amour rebelle. La transformation de l’actant Hizya s’opère quand l’héroïne découvre l’aspect mensonger de presque tous les mythes légendaires d’amour qui constituent notre patrimoine arabe et forment notre « perception guidée »4. Elle se demande si Hizya n’était pas morte jeune et qu’elle a vécu avec son amant sayed lui obéir et se soumettre à ses exigences, si elle a eu des enfants et a perdu sa beauté, l’amour du couple aurait dû continuer. Elle se charge de déconstruire les mythes des couples amoureux tels que’Antar Ibn Cheddada et Abla. Elle a lu l’histoire de ce couple amoureux. Antar a beaucoup sacrifié pour sa bien-aimée, il a écrit de très beaux et poétiques vers pour chanter cet amour légendaire. L’héroïne-narrateur souligne qu’en lisant la suite de l’histoire, elle a découvert qu’i est tombé amoureux plusieurs fois et il a épousé plusieurs femmes lors de ses aventures.
Comment ? Les grandes histoires d’amour ne sont pas éternelles ? Un homme ayant aimé aussi passionnément, au point de mettre sans cesse sa vie en danger, peut ensuite, une fois son désir assouvi, reléguer l’objet de cet amour dans le dossier affaires réglées ? N’aurait-il pour dessein, en poursuivant la belle de ses larmes, de ses prières et de ses lamentations, que le moment de la possession ? (Bey, 2015 : 203.)
En s’engageant dans une sorte de déconstruction des mythes d’amour légendaires, Maissa Bey pousse le lecteur à reconstruire le sens, elle épouse la conception derridéenne du signe5. Les mythes d’amour légendaire tels que celui de Hizya et Sayed, d’Antar et Abla, etc.. ne doivent pas renvoyer à des représentations universelles. Il s’agit de revoir les univers de références auxquels renvoient ces mythes. Ils ne sont pas toujours le symbole de fidélité et de sincérité, ils ne sont pas censés incarner l’image de l’amour éternel et invincible. L’univers de référence de l’amour a changé avec la déconstruction du mythe de Hizya, il n’est plus devenu une source de bonheur.
Dans la figure ci-dessus, la référence « poésie » est associée aux références « amour », « chagrin » et « regret ». Ces associations de références sémantiques sont les preuves de la déconstruction du mythe de l’amour de Hizya et Sayed : cette histoire d’amour héroïque que l’héroïne du roman de Maissa Bey aspirait revivre dans le réel en vue d’accéder à son bonheur, est devenue source de chagrin et de regret.
Le fantôme de Hizya erre dans les ruelles désertes du vieux ksar désaffecté.
Ce n’est qu’un fantôme. (Bey, 2015 : 247.)
Hizya, la reine des sables, n’est enfin qu’un fantôme. Elle ne pourrait point se réincarner dans la personne de l’héroïne du roman. Hizya, l’héroïne du roman de Bey découvre à la fin de l’œuvre que le mythe ne pourrait point se métamorphoser en un réel vécu. Elle révèle son doute de la sincérité de Sayed si sa bien-aimée avait vécu plus longtemps, s’il continuait à l’aimer si elle avait perdu sa beauté et son charme avec l’âge. Tout est sujet de doute, rien n’est confirmé. Maissa Bey a déconstruit Le mythe de Hizya et Sayed à la manière postmoderne. Elle a déstabilisé, fissuré, déplacé le texte mythique et a provoqué une rupture avec l’horizon d’attente du lecteur qui s’attendrait à une clôture différente de celle du roman de Bey6.
Nous aurons une vie ordinaire. Nous formerons une famille identique en tout point à des milliers d’autres familles.
Nous.
Je
Je finirais bien par oublier le poème. (Bey, 2015 : 249.)
L’oubli du poème, la soumission au sort, l’obéissance aux traditions, constituent des faits qui brouillent le lecteur qui aspirait à une fin qui va de pair avec l’aspect rebelle et révolutionnaire dominant le roman dès le début. C’est la transformation que l’héroïne a subie et en fonction de laquelle elle a épousé une nouvelle vision de la vie. Maintenant, elle conçoit la vie indépendamment du cadre légendaire et mythique de l’histoire du couple amoureux Hizya et Said. La poésie ne devient guère la source du bonheur, elle n’est plus un idéal de vie à reproduire dans le monde réel. La déconstruction du mythe a mené ainsi une reconstruction du sens de la vie, de l’amour et du bonheur. Le bonheur d’une femme ne se réalise que dans le cadre du mariage, donc dans le cadre de la société : telle est la synthèse de l’expérience vécue par Hizya l’héroïne du roman. Elle doit donc entrer dans le moule, elle n’a pas le choix. Elle ne pourrait point mener une vie transgressive à jamais. La femme-mère retrouvera son bonheur incarné dans celui de sa famille. Elle reprendra la vie de sa mère, elle sera une femme aliénée. Elle s’identifiera à l’éthos de la femme-mère-épouse, elle aura « une vie ordinaire » comme « des milliers d’autres familles ». Dominique Maingueneau a parlé d’un univers de sens imposé par l’éthos, des idées qui renvoient à une manière d’être donc qui désignent l’image projetée par le locuteur.
L’univers de sens que délivre le discours s’impose par l’éthos comme par les « idées » qu’il transmet ; en fait, ces idées se présentent à travers une manière de dire qui renvoie à une manière d’être, à la participation imaginaire à un vécu. Le texte n’est pas destiné à être contemplé, il est énonciation tendue vers un co-énonciateur qu’il faut mobiliser, faire adhérer « physiquement » à un certain univers de sens. Le pouvoir de persuasion d’un discours tient pour une part au fait qu’il amène le lecteur à s’identifier à la mise en mouvement d’un corps investi de valeurs socialement spécifiées. (Maingueneau, 2000 : 81.)
Le récit de Hizya est un récit du Je, l’instance narrative est assumée par l’héroïne-narratrice Hizya. Le roman est scindé par des bribes discursives où un locuteur s’adresse incognito à l’héroïne du roman. À l’aide d’une analyse quantitative de ce texte discursif, nous avons remarqué que le taux élevé de la fréquence des connecteurs marquant l’opposition, ce qui est significatif.
La fréquence des connecteurs de l’opposition dans le texte de Hizya traduit la fissure et la déchirure. L’éthos de Hizya souffre d’une scissure intérieure, c’est un éthos en métamorphose, en transformation, en déconstruction. Le roman est formé d’un récit narré à la première personne, ce récit est traversé par des discours qui le déconstruisent. Au Je il y a un Tu qui le met en une accusation perpétuelle, qui le déconstruit.
Tu veux donc te fabriquer un destin sur mesure ! Un destin aux mesures de quoi ? De ton monde étriqué et sombre, oui sombre, c’est bien ce que tu dis tout le temps, même si le soleil se déverse sur nous presque tous les jours. En pure perte.
Se sentir exister ! Tu te repais de ces grands mots, trop grands pour toi, tu le sais, hors d’atteinte et inconfortables, comme quand tu enfiles des vêtements qui ne sont pas faits pour toi.
Et puis Hizya… ton homonyme. Celle dont tu veux faire un modèle. Que sais-tu vraiment d’elle ? Ce que rapporte la légende ? Allez, tu le sais bien ! Une légende c’est 90 % de fabulation et 10 % de réalité, dans le meilleur des cas. (Bey, 2015 : 10.)
Le Tu se dresse contre le Je du récit, l’accuse d’être hallucinogène et le culpabilise. Il lui avoue que la légende n’est que de fabulation, qu’elle ne pourrait point être recyclée au monde du réel. Le texte discursif du locuteur en incognito a pour fonction de déconstruire le récit et le mythe. Et c’est ainsi qu’un éthos s’effrite et un autre se forme et s’impose. L’éthos de la femme rebelle, de la femme romantique et amoureuse se construit et finit par se déconstruire. Il est substitué par l’éthos de la femme docile, soumise, navigant dans l’orbite de la famille, des enfants, de l’homme et enfin de la société.
Conclusion
Par le détour de la fiction, [le mythe] exprime une vérité profonde. Mais la vérité change à travers le temps. C’est pourquoi à chaque âge, sur des modèles anciens, la société réécrit ses mythes. (Carlier et Griton-Rotterdam, 1994 : 91.)
Maissa Bey, inspirée d’une histoire légendaire du patrimoine culturel de son pays l’Algérie, a réussi à présenter une critique vive de sa société contemporaine. L’histoire de la révolte de la femme rebelle Hizya contre les traditions de sa tribu était la pierre de base de son roman. Hizya de Maissa Bey représente un tableau représentatif de la réalité sociale d’un pays, l’Algérie, qui suffoque de traumatismes sociaux, économique et idéologique. À travers ce roman où se clivent mythe et réalité, Maissa Bey réécrit le mythe. Elle le déconstruit et en reconstruit le sens. Son roman féministe est un appel lancé à la société : toute femme a le droit de revendiquer sa liberté, elle a le droit à une inégalité avec l’homme. Il est aussi un appel à la femme : on ne doit pas croire à la poésie, aux histoires légendaires d’amour mythique. Le roman de Bey du point de vue structural est un texte schizophrénique scindé en deux : un récit homodiégétique et un texte discursif écrit en italique comme pour l’isoler de l’ensemble du roman. Cette structure reflète la scission intérieure du moi de la femme déchirée entre ses rêves et ses responsabilités familiales. Le texte en italique est comme une voix interne, un autre moi qui se charge de déconstruire le récit et le mythe. Le roman de Maissa Bey a déconstruit l’image stéréotype inhérente à la femme algérienne au sein de sa société. Hizya l’héroïne du roman de Bey représente l’image-type de la femme révolutionnaire qui malgré la dureté de sa vie quotidienne revendique son droit à l’amour, à la vie. Le roman de Bey est une métaphore à la capacité évocatrice très forte, c’est un symbole de la lutte de la Femme en quête de sa liberté, de son identité.