Introduction
Mouvantes sont les frontières entre le conte et le mythe. Deux genres distincts de par leurs structures, leurs fins et la manière dont ils sont communiqués, mais qui se rejoignent de par leur essence narrative. En effet, le mythe abrite en son sein des dieux et des déesses, des cieux et des enfers. Il s’agit, tel que postulé par le spécialiste des religions et des mythes Mircea Eliade (1988), de récits fabuleux qui se rapportent à la fondation et à l’origine des principes et des valeurs respectives des sociétés. Les contes, quant à eux, sont des récits imaginaires dont les péripéties gravitent autour de rois et de reines, de princes et de princesses, d’hommes et de monstres. Certes, il y a des différences inhérentes entre les mythes et les contes, mais il existe des ressemblances importantes entre les deux genres. Des ponts à l’aide desquels mythes et contes se rapprochent, confluent et s’embrouillent.
Selon certains chercheurs, notamment Nicole Belmont (1999) et Bruno Bettelheim (1976), le conte est né de la perte progressive de l’aspect sacré du récit mythique. Le conte est à considérer comme mythe ayant subi une dégénérescence ou « un mythe désacralisé ». (Elliade 1988 : 239).
Sous cet angle, nous proposons d’examiner, dans cette contribution, les formes des fragments mythiques insérés dans les Contes du terroir Algérien de l’écrivaine algérienne Zoubeida Mameria, paru chez Dalimen (Alger, 2013). Il s’agit également de voir comment ils s’insèrent dans la structure du conte algérien et comment ils la servent. D’emblée, nous pouvons dire que cette présence des mythes peut être attestée sous diverses formes : mise en scène de situations miraculeuses, bestiaire et personnages.
Pour ce faire, l’analyse est conduite à partir principalement des outils conceptuels et méthodologiques proposés Pierre Brunel (1992) dans Mythocritique. Théorie et parcours (1992) et ceux de Gilbert Durand dans Les structures anthropologiques de l’imaginaire : Introduction à l’archétypologie générale (1963), notamment pour l’identification des mythes présents dans notre corpus.
En effet, P. Brunel (1992 : 72) avance que le repérage du mythe dans le texte littéraire se fait à travers trois phénomènes : l’émergence, la flexibilité et l’irradiation qui seraient les fondements de la mythocritique, tout en rappelant « (…) qu’il est vain de vouloir capturer dans les filets de règles générales » ces phénomènes. S’agissant de l’émergence, elle implique un travail de repérage de l’élément étranger dans le texte. Cette « loi » examine de près « les occurrences mythiques dans le texte. » : présence qui peut être patente ou latente. Pour ce qui est de la flexibilité, elle consiste à montrer « la souplesse et en même temps la résistance de l’élément étranger dans le texte ». Cette « loi » s’intéresse aux modifications ou adaptations que subit le texte source. Enfin, la « loi » de l’irradiation considère l’élément étranger dans le texte comme présence « essentiellement signifiant » à partir duquel s’organisera l’analyse du texte. Il s’agit d’en dégager la signification et les effets. Ainsi, les trois « lois » montrent que la référence aux mythes dans le texte littéraire se fait selon différents degrés. Des degrés qui vont de l’explicite vers l’implicite. Du limpide vers l’ambigu.
Nous considérerons dans ce qui suit d’abord certaines situations qui renvoient à des scènes de l’Odyssée d’Ulysse. Ensuite, la renaissance des monstres mythologiques à travers le personnage de l’Ogresse du conte algérien. Enfin, nous évoquerons les similitudes apparentes entre le bestiaire des contes algériens et certains animaux mythologiques.
1. Le périple odysséen de Mehend : les épreuves herculiènnes
Nous nous sommes d’abord penchés sur des récits contiques renvoyant à des scènes mythologiques. Un des contes les plus connus de la tradition orale algérienne est « Le voyage de Mehend » (Mameria 2013 : 451). Un récit narrant le fabuleux destin de Mehend qui, à l’âge adulte, quitte ses parents et son frère qui l’ont élevé avec tant d’amour et de tendresse, pour tenter l’aventure, se frotter au danger d’une nouvelle vie. Des aventures qui mènent notre héros à devoir affronter toutes sortes de créatures surnaturelles et maléfiques. Grâce à son intelligence et son habileté, il parvient à leur échapper pour enfin revenir chez lui, parmi les siens, conquérant.
Le conte de Mehend nous renvoie à Ulysse et à son odyssée mythologique. Il est vrai que Mehend n’est pas accompagné comme l’est Ulysse dans le mythe de l’Odyssée (Migé 2010 : 90). Néanmoins, l’enchaînement des aventures invraisemblables de Mehend à travers un long voyage impliquant rupture avec les proches, promesse de revenir, errance et dangers, font que la trame de ce conte s’apparente à celle du récit mythique de l’Odyssée. Le schéma suivant montre les affinités que nous avons repérées entre les deux récits.
Le voyage de Mehend |
L’Odyssée |
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Conte algérien |
Mythe grec |
Genre et provenance |
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Mehend |
Ulysse |
Héros |
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Braves – habiles – honnêtes – ayant le sens de l’honneur |
Caractéristiques des personnages centraux |
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Village, montagnes, fleuves, (espaces non-définis) |
Ithaque, Océans, mers |
Lieu de l’intrigue |
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Tyrannie du roi, Ogresse, dragon, hydre, lion |
Colère des dieux, cyclopes, sirènes, magiciens … |
opposants et obstacles |
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Ahmed (Le frère) |
Nausicaa et son père Alcinoos |
Adjuvants et aides |
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Mariage avec la femme qu’il aime et retour du fils prodigue |
Retour chez lui et retrouvailles avec son épouse Pénélope et son fils Télémaque |
Récompenses |
Le tableau comparatif met en évidence deux récits, bien qu’issus de deux cultures et de deux aires géographiques différentes, ils mettent en scène un portrait moral identique des deux héros, des similitudes au niveau des entraves subies et des situations finales. Cela indique que les deux récits arborent le même itinéraire de deux héros aventuriers du mystère et explorateurs de l’inconnu.
Ainsi, tous ces éléments indiquent l’origine mythologique de ce conte et que les deux récits se sont abreuvés de la même source : l’esprit humain. Cela montre également que ce conte a éventuellement été un mythe ayant perdu son aspect sacré et est devenu ce qu’il est : un conte.
En référence aux 12 travaux (exploits) d’Hercule, l’accomplissement d’épreuves – a priori irréalisables – est une thématique que l’on retrouve souvent dans le conte algérien. « Les monstres des sept rivières » (Mameria 2013 : 341) est le récit d’un héros qui, faisant face à des épreuves des plus laborieuses, armé par le courage et aidé par les conseils d’un vieux sage, parvient à braver les nombreux dangers, à triompher sur ses adversaires et, pareillement à Hercule, à réaliser l’irréalisable.
L’analogie entre Hercule et le héros du conte réside dans la nature des épreuves auxquelles ils doivent faire face :
« Le jeune homme prit le sabre de mille ans aux pouvoirs magiques. Complimenta son bienfaiteur et s’en alla fièrement, défier son destin. Le cœur empli d’ambition et d’enthousiasme, il traversa plusieurs plaines et forets. Il emprunta des chemins inconnus et rencontra de bien étranges créatures. Il apprivoisa les uns et se méfia des autres. Il suivit les indications du vieux sage et supporta le voyage qui dura longtemps. Quand enfin, se dessina à l’horizon, la frontière du pays recherché, le découvrit une montagne si haute que son sommet se perdait dans le ciel. À ses pieds, s’étalaient les sept rivières aux noms étranges […] Quand la première pieuvre, Toufen, sortait de la rivière, elle déplaçait tant d’eau qu’elle créait un véritable déluge, la seconde, Gehen, transformait l’espace en enfer en crachant du feu […] Vaillamment, le jeune homme suivit le rivage de la rivière, puis provoqua Toufen […] Trancha la tête de la pieuvre avec le sabre magique ». (Mameria 2013 : 341-342)
Il est à signaler que c’est le principe de flexibilité qui nous a permis de retracer le mythe d’Hercule dans la mesure où ce dernier est dilué dans Les monstres des sept mers de manière implicite. Sans citer dans le conte le nom d’Hercule, ni que les travaux soient au nombre de douze, ni encore que l’espoir d’expier ses crimes et le repentir ne motivent la trame narrative, le héros contique est plutôt motivé par l’aventure et l’amour et un nombre de mythèmes1, récapitulé dans le tableau suivant, permet de repérer le mythe tel qu’il est réanimé dans le conte.
Les monstres des sept mers |
Les douze travaux d’Hercule |
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Le jeune homme (Personnage sans dénomination particulière) |
Hercule |
Héros. |
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Montagnes, rivières, enfers et cieux |
Espaces de l’intrigue. |
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Créatures surnaturelles |
Opposants et entraves. |
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êtres dotés d’une grande sagesse |
Adjuvants et aides. |
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Le vieux sage |
Athéna (Déesse de la sagesse) |
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Armes de guerre extraordinaires |
Objets merveilleux ayant aidé les héros à atteindre leur quête. |
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Épe |
Arc |
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Liberté |
Récompenses |
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Libérer la bien-amée du maléfice |
Se libérer du poids des crimes commis |
En effet, le schéma ci-dessus révèle le rapprochement frappant entre les récits, mythique et contique. D’abord, concernant l’examen du cadre spatial, il importe de signaler que l’espace du mythe diffère de celui du conte dans le sens où l’espace mythique est toponymique : Némée, Lerne, Érymanthe. Tandis que les récits contiques ne sont pas situés géographiquement. Cela est dû à la nécessité imposée au conte de ne pas se murer dans un contour spatial précis pour pouvoir être diffusé dans des aires géographiques et culturelles larges, comme le précise Baumgardt (2009) :
« Le traitement hyperbolique et l’identification réciproque de l’espace et du héros épique occupant un territoire politique bien défini se distinguent clairement de la façon dont l’espace est abordé dans d’autres genres littéraires. Ainsi, dans le conte, l’espace est nettement moins marqué, ce qui est probablement lié au fait que ce genre est appelé à circuler dans plusieurs aires culturelles plus ou moins proches, d’où un ancrage géographique peu explicite ».
Cependant il est à noter que les différents espaces où se déroule l’intrigue du conte Les monstres des sept mers sont de nature similaire à ceux du mythe d’Hercule :
« Némée – la région de Lerne, près d’Argos – le mont Érymanthe – le mont Ménale (puis le détroit de Corinthe, la Béotie, près du mont Olympe, la Macédoine, Hyperborée) – le lac de Stymphale, au centre de l’Arcadie – l’île de Crète – la Thrace (en naviguant le long des côtes de macédoine, puis par le détroit des Dardanelles et la mer de Marmara) – l’Élide (le fleuve Alphée et la rivière Pénée) – le domaine des Amazones (il passe la Thrace, la Lydie, la Phrygie, le fleuve Thermodon et Thémiscyra) – l’île d’Érythie, domaine de Geryon (il passe la Sicile, la Libye, le domaine d’Atlas : Gibraltar, la péninsule ibérique, l’île d’Érythie. Il rentre en franchissant les Alpes et en passant sur le site de la future Rome) – le jardin des Hespérides, près des îles Canaries (le long du Pô, il franchit le Caucase, il traverse l’Ia Sirie, atteint les rives d’Afrique du Nord), le Tartare et les Enfers (la Laconie, le cap Ténare en mer de Crète) ». (Grenier 2012 : 6)
Le héros du conte Les monstres des sept mers, accomplit ses travaux dans des lieux particulièrement « mythologiques » identiques à ceux du mythe d’Hercule :
« Quand enfin, se dessina à l’horizon, la frontière du pays recherché, il découvrit une montagne si haute que son sommet se perdait dans le ciel. À ses pieds, s’étalaient les sept rivières aux noms étranges tels que Toufen (déluge), Gehen (enfer), Ghorben (étrange), Ghiren (caverne), Kifen (falaise), Zelzel (tremblement), Bolken (volcan), où sommeillaient les sept monstrueuses pieuvres de mêmes noms ». (MAMERIA 2013 : 341.)
Outre le contour spatial qui, comme nous l’avons vu, constitue un point en commun entre nos deux récits, les entraves auxquelles les deux héros font face, les objets merveilleux auxquels ils ont recourt, ainsi que la récompense à laquelle Héraclès et le Héros de Les monstres des sept mers ont droit sont autant de points de convergences indiquant la source mythique de ce conte. La dissipation du décor divin, des dieux et des déesses dans le conte est, à notre sens, à l’origine de la perte de l’aspect sacré de ce récit – du récit mythique de manière générale – et la raison de sa conversion en conte.
2. Personnages surnaturels
Le surnaturel se manifeste dans le conte à travers des situations invraisemblables, des objets magiques et des personnages surnaturels. En effet, le conte met en scène des créatures fantastiques : immenses, extraordinairement puissantes et dotées de facultés anormalement développées, en somme, des créatures mythologiques.
Chaque tradition orale dans le monde a ses propres personnages populaires : le dragon dans la culture chinoise, le Loup-garou dans le folklore du Nouveau Monde et le Yeti dans celui des Himalaya. Dans l’imaginaire populaire algérien, c’est plutôt le personnage de l’Ogresse qui prévaut et qui hérite de maintes propriétés des personnages mythologiques. Il importe d’abord de signaler que même si les contes algériens mettent en scène l’Ogresse beaucoup plus fréquemment que l’ogre il n’en demeure pas moins que celui-ci est présent dans quelques contes de notre corpus.
Nous avons repéré dans Contes du terroir Algérien plusieurs références mythiques liant le personnage contique de l’Ogresse à diverses créatures mythologiques. Ces références revoient explicitement au personnage de Cronos. À l’instar d’autres cultures, les personnages de l’Ogre et l’Ogresse sont présentés dans Contes du terroir Algérien comme des créatures anthropomorphes dont les particularités communes sont : la monstruosité, la démesure et l’appétit des êtres vivants. Dans ce contexte, Arlette Bouloumié (1988 : 1102) les définit comme :
« […] un monstre aux pouvoirs surnaturels, un être fée, qui parcourt les règnes et appartient à chacun d’entre eux sans qu’on sache très bien s’il est de nature humaine, animale ou divine. Son pouvoir de métamorphose montre qu’il est hasardeux de vouloir trop le définir même s’il apparaît le plus souvent sous les traits d’un géant, vivant au fond des forêts, grands chasseurs, jouissant de grandes richesses et possédant des objets magiques ».
L’ogre d’après Henry Dentenville vient de Orcus, divinité latine des enfers. Une autre hypothèse stipule qu’ « au Xe siècle, les incursions hongroises des Oïghours qui avaient l’habitude de boire le sang de leurs ennemis et de manger la chair humaine, donnèrent le nom Ogre et réactualisèrent les superstitions liées à l’Orcus qui pourrait être synonyme d’Hadès » (Dentenville, 1973 : 53).
Divers sont les mythèmes liant le personnage de l’Ogresse à Cronos. Ce dernier est d’abord associé à la thématique de la dévoration. En fait, il est considéré comme le seul personnage de l’univers mythologique gréco-romain à avoir commis les pires atrocités contre sa progéniture et les avoir dévorés.
« Cronos représente la préfiguration de l’ogre primaire, étant le principal type d’ogre au cœur de la mythologie grecque, par ses penchants cannibales envers ses enfants. (…) Il épouse sa sœur Rhéa, mais craint la prédiction de ses parents, selon laquelle il sera détrôné par un de ses enfants (ayant le même sort que son père). Pour cela, il les dévore tous à leur naissance, l’un après l’autre. Le dernier né, Zeus, est remplacé grâce à une ruse de sa mère par une pierre enveloppée de langes que Cronos avale. Zeus est celui qui détrône son père à l’aide d’une drogue qui le force à restituer vivants tous les enfants qu’il avait dévorés ». (Grimal 2002 : 104)
L’acte de dévoration constitue une référence qui relève du principe d’Émergence qui, rappelons-le, s’opère lorsque les allusions présentes dans le texte littéraire à un mythe sont explicites : ici, l’Ogresse renvoie à Cronos.
« Le soir venu, l’ogresse […] donna le dernier assaut en criant de son horrible voix : Sebaâ sbaya fi gasbaya, itih ellil ou noukoulhoum.(Sept filles de la tour, tombe la nuit, et je les mangerai ! ) […] L’ogresse qui connaissant bien les lieux, entra et commença par l’ainée en lui disant : Par où dois-je te commencer O la grosse ! […] Et l’ogresse se régala comme elle le souhaitait, avant de passer à la cadette ». (Mameria 2013 : 153)
Ou encore le passage :
« Je vais te dévorer ! Je te laisse le temps de choisir l’endroit par lequel je dois commencer. […] L’ogresse dévora le voisin […] ». (Mameria 2013 : 353)
D’autre part, nous pensons que la dévoration pour l’Ogresse, comme pour Cronos, renvoie aussi bien à l’alimentation et à l’ingestion, qu’à la destruction, à l’anéantissement et à la pulvérisation. De fait, Cronos dévore ses enfants dans le but de préserver son trône. L’Ogresse, elle, dévore les autres personnages et les anéantit pour préserver son emprise sur son domaine. Ainsi dau-delà de l’aspect physique et moral, l’Ogresse du conte algérien se met dans la peau du mythique Cronos en symbolisant fureur, déchaînement, destruction et insoumission.
3. Bestiaire mythique
Le conte est un genre littéraire peuplé de personnages animaux. Ces derniers occupent une place de choix dans les contes algériens. Le lion, le chacal et la perdrix sont les plus familiers. Ils apparaissent dans Contes du terroir Algérien comme des personnages à part entière : ils parlent et raisonnent. Les personnages-animaux sont dotés de valeurs morales déterminées. Des valeurs positives incarnées dans le personnage du Lion et celui de la perdrix en guise d’exemple, et des valeurs négatives qui se cristallisent dans le personnage du chacal.
Ces personnages-animaux sont investis de pouvoirs qui rappellent ceux des animaux mythologiques et qui, de par leur symbolique, renvoient au Lion de Némée de la mythologie grecque, à Anubis, figure de la mythologie égyptienne et divinité de la mort, quant au chacal, à Talios concernant la perdrix.
Dans Contes du Terroir Algérien, la force, la puissance et la souveraineté sont des traits personnifiés par le Lion. Nous citons à titre d’exemple : Habet elfraj, Le lion et Sabra la gazelle, et bien d’autres récits contiques où cette figure prend part.
Qualifié d’animal mythique, le Lion apparaît comme symbole de pouvoir que le héros doit défier et vaincre pour prouver sa bravoure. Nous pensons particulièrement au Lion de Némée, l’une des épreuves qu’Héraclès doit surmonter.
« Puissant, souverain, symbole solaire et lumineux à l’extrême, le lion roi des animaux est chargé des qualitéest défauts inhérents à son rang. S’il est l’incarnation même du Pouvoir, de la Sagesse, de la Justice, en revanche, l’excès de son orgueil ou de son assurance en font le symbole du Père, de u Mtîe, du Souverain, ébloui par sa propre puissance, aveuglé par sa propre lumière, et qui devient tyran, en se croyant protecteur. Il peut donc être admirable autant qu’insupportable : entre ces deux pôles oscillent ses nombreuses acceptions symboliques […] La théologie donne à certains anges l’aspect du lion : la forme du lion fait entendre l’autorité et la force invincible des saintes intelligences, cet effort souverain, véhément, indomptable pour imiter la majesté divine, et le secret tout divin qui est donné aux anges d’envelopper le mystère de Dieu d’une obscurité majestueuse ». (Chavalier et Gheerbrant 1990 : 557)
Dans le conte Le faucon, la fourmi et le lion, un homme est désigné juge pour faire en sorte qu’un gibier soit partagé équitablement entre une fourmi, un faucon et un lion. C’est celui-ci qui assigne cette tâche au jeune homme. Ce qui montre le sens de la justice du lion.
« Le garçon prit peur à la vue du lion et voulut se cacher. Mais le lion qui l’avait vu, et qui retrouva le sens de la justice qu’il devait en tant que roi, rendre sans partialité, l’appela et lui demanda de les aider à régler leur différend […] Je sais que tu es le fils de l’homme, […] tu dédaignes la chair non licite. Tu n’es donc pas intéressé et tu pourras partager équitablement ce butin de guerre entre nous trois […] Le garçon s’approcha pour étudier la situation […] Le garçon commence le partage entre les plaignants. […] Le lion a droit à la plus grosse part parce que c’est lui le plus grand et le plus puissant. N’est-il pas roi ? » (Mameria 2013 : 365-366)
D’autre part, d’autres passages révèlent l’esprit belliqueux du lion et son intrépidité face aux dangers
« Le garçon devient un énorme lion rugissant. Le félin prit son élan et sauta sur le dragon en enfonçant ses crocs à l’endroit où pointait une tête. Il recommença l’opération plusieurs fois et réussit à arracher six têtes au ‘afrit […] Il cherchait à préserver sa dernière tête […] Le dragon fouetta l’air de sa queue d’acier et fit un bond pour retomber sur le lion. […] avec une agilité féline, celui-ci esquiva le coup et en profita pour sauter sur le dos du monstre. Avec ses griffes et ses puissantes dents, il arracha la dernière tête du ‘afrit ». (Mameria 2013 : 370-371)
Un passage qui montre le rapport émergent entre le lion contique et celui des mythes, dans la mesure où le premier se substitue à Sekhmet, divinité de la guerre dans la mythologie égyptienne qui, rappelons-le, est l’instrument de guerre de Rê et sa vengeance contre ses ennemis. Pareillement, le héros du conte Habet elfraj se sert du lion pour défier puis vaincre le dragon, l’ennemi de son sultan.
Force est de constater, enfin, que le personnage du lion dans les contes algériens, fait souvent les frais des ruses et de la malice du chacal. Ce dernier, dupe souvent les animaux les plus forts. La force de ceux-ci n’étant pas de taille face à la malice du chacal. Quel lien y-a-t-il donc entre le personnage du chacal et les figures mythologiques ?
Rusé, malicieux, voleur et menteur, il est pour l’imaginaire populaire algérien ce que le renard est pour celui de l’occident. En effet, dans l’imaginaire populaire nord-africain, le chacal est le symbole de la ruse, de la fourberie et de l’hypocrisie. Dans ce sens, le Dictionnaire des symboles et des mythes décrit le chacal en ces termes :
« Parce qu’il hurle à la mort, rôde autour des cimetières et ses nourrit de cadavres, le chacal et un animal de mauvais augure, au même titre que le loup […] Certains textes en font un symbole du désir, de l’avidité, de la cruauté, de la sensualité. En somme des sentiments et des sensations exacerbés ». (Chevalier et Gheerbrant 1990 : 199)
Dans Contes du terroir Algérien, le personnage du chacal est construit autour des attributs précités. Le passage ci-après montre la malice et la perfidie dont il fait preuve : « Le berger brandit son bâton en direction du chacal en lui disant en ces mots : Que me veux-tu sale bête ? Gare à toi si tu touches à une de mes brebis. […] Aurais tu oublié ce que tu m’as fait par le passé toi et tous ceux de ton espèce ? » ( Mameria 2013 : 526).
Par ailleurs, il est à retenir que par bien des caractéristiques, le chacal est proche d’Anubis, personnage phare de la mythologie égyptienne et divinité de la mort.
« Le chacal a été considéré comme symbole du dieu égyptien Anubis qui est représenté d’habitude avec une tête de chacal. […] Les chacals étaient réputés pour leur vélocité agressive er rôdaient dans les montagnes et les cimetières. Anubis, dieu destiné aux soins des morts […] on le nommait le seigneur de la nécropole. » (Chevalier et Gheerbrant 1990 : 199)
Anibus, symbole de « la mort et [des] errances du défunt. » (Chevalier et Gheerbrant 1990 : 200), fait écho au chacal dans Contes du terroir Algérien, qui, dès qu’on le mentionne, on invoque la formule « Que dieu le maudisse » (MAMERIA 2013 : 452), redoutant ses méfaits : présager un mauvais avenir, une fourberie, un vol, la disparition d’un être.
À l’instar de ces personnages occupant la fonction de « l’opposant », caractérisés par leur ruse, leur traitrise et la laideur de leurs actes, le conte algérien met en scène des personnages-animaux qui se particularisent par leur bonté, leur naïveté et la sincérité de leurs actions. Il en est ainsi de la perdrix.
« Dans l’iconographie de l’Inde, la perdrix sert de référence pour la beauté des yeux. En Iran, on compare l’allure de la perdrix à la démarche d’une femme élégante et hautaine. Dans la poésie et les traditions populaires kabyles, la perdrix est le symbole de la grâce et de la beauté féminine. […] Manger sa chair, c’est comme absorber un philtre d’amour ». (Chevalier et Gheerbrant 1990 : 740)
La perdrix, personnage récurrent dans le conte algérien, y joue un rôle des plus importants du fait qu’il occupe tantôt le rôle du héros comme dans le conte La perdrix qui parle, tantôt de l’adjuvant comme le montre le passage : « Tiens ! Voilà deux fois sept perdrix. Tu découvriras, au bord des océans un aigle géant qui te les fera franchir sans se poser. Pour qu’il accomplisse la traversée, tu lui offriras à manger une perdrix à chaque étape. » (Mameria 2013 : 408) Elle est adjuvante lorsqu’elle délivre le personnage principal de l’emprise de l’Ogresse. Elle passe du rôle d’adjuvant pour occuper celui de l’objet de la quête lorsque le personnage principal aspire l’épouser en faisant rompre un sort que la marâtre lui a jeté.
En référence au mythe d’Icare et Dédale (Grenier 2012 : 134), cet animal figure aussi dans le répertoire des grands mythes de la mythologie grecque : « Un neveu de Dédale que son oncle précipitait par jalousie, du haut d’un rocher d’Acropole, fut sauvé par la pitié d’Athéna, qui le transforma au cours de sa chute en perdrix. » (Chevalier et Gheerbrant 1990 : 740)
L’analogie entre la perdrix des contes algériens et Talios semble d’abord résider dans leur caractère bienveillant. Il est sans rappeler que la perdrix est souvent l’adjuvant qui s’allie au héros et l’aide à accomplir sa quête. « Petite perdrix, j’ai besoin d’ouvrir cette cage et les clés sont pendues au cou de l’ogresse. Veux-tu essayer de les décrocher pour moi ? - Bien sûr répondit l’oiseau, qui s’exécuta sur le champ » (Mameria 2013 : 334). Cela, à l’instar d’Icare qui bénéficie de l’assistance de Talios dans construction du labyrinthe du Minotaure. Le rapprochement est confirmé par ailleurs par le biais du motif de la métamorphose :
Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour toi ? Hélas ! Tu ne peux rien pour moi, répondit tristement, l’oiseau. Quatre-vingt-dix-neuf nobles princes et vaillants chevaliers ont essayé de briser le maléfice qui m’accable, mais tous ont péri. Je me suis résignée à accepter mon sort et j’ai à me contenter de M. vie de perdrix. […] Le maléfice se brisera et la perdrix redeviendra princesse comme avant. (Mameria 2013 : 337-338)
Le divin mythique comme le merveilleux contique autorisent la métamorphose : « O noble roi ! Je ne suis qu’un humble voyageur. Je souhaite m’acquitter d’une grande dette envers ta fille, la princesse Dhay elkmar. Elle m’a sauvé de la mort et je sais qu’elle a besoin de toi. Ta femme l’a injustement condamnée à prendre l’apparence d’une perdrix. » (Mameria 2013 : 342) Dans le conte, la marâtre-sorcière jette un sort pour transformer la princesse en perdrix, tandis que dans le mythe Talios est sauvé, dans sa chute, par Athéna en le transformant en perdrix.
Conclusion
En conclusion, nous pouvons dire que l’examen de Contes du terroir algérien et confronter certains contes à des récits mythologiques nous a permis de confirmer l’hypothèse selon laquelle le conte est né de la perte progressive de l’aspect sacré du récit mythique.
Les points que nous avons abordés nous ont révélé que le conte algérien est, effectivement, un mythe ayant subi une dégénérescence. En effet, en nous appuyant essentiellement sur la mythocritique de Pierre Brunel comme approche, nous avons pu montrer qu’il y a mythe dans l’environnement textuel contique de notre corpus à travers de nombreuses occurrences mythiques.
La présence du mythe à l’intérieur du conte se fait d’abord à travers des situations faisant référence à des scènes foncièrement mythiques et à un bestiaire proprement mythologique. Cependant, le mythe ne fait pas qu’exister dans le texte contique, il s’y dissout. C’est pourquoi le caractère sacré du mythe tend à s’atténuer. Notre analyse nous a permis de constater en ce sens que l’évaporation du mythe dans le conte s’effectue également à travers la démythification des personnages surnaturels et la disparition du décor divin. Ce décor disparaît dans le conte et c’est l’humain et le fantastique qui le remplacent. De ce fait, la vérité mythique laisse place au merveilleux contique.