Introduction
Situé au carrefour de l’Orient et de l’Occident, le Liban est un petit pays du Moyen-Orient, connu pour sa richesse historique, sa diversité culturelle et ses paysages mêlant mer et montagnes. Malgré sa superficie réduite de 10 452 km², il a été le berceau de grandes civilisations, comme les Phéniciens, et demeure aujourd’hui un point de rencontre entre différentes religions, langues et traditions.
Mais derrière cette richesse culturelle se cache une réalité plus complexe. Le Liban traverse depuis des années de nombreuses crises politiques, économiques et sociales. Un événement marquant de cette instabilité a été l’explosion dévastatrice du port de Beyrouth, le 4 août 2020. Cet événement a marqué un tournant tragique dans l’histoire du Liban, exacerbant une crise déjà profonde sur les plans socioéconomique et politique. Il a non seulement causé des pertes humaines tragiques et des destructions matérielles considérables, mais il a également agi comme un catalyseur, révélant et intensifiant les tensions existantes entre le peuple libanais et son État. Dans ce contexte, il est impératif de comprendre les dynamiques de communication qui ont émergé après l’explosion, car elles reflètent non seulement le sentiment collectif de frustration et d’indignation, mais aussi les aspirations et les demandes visant à connaître les causes de la tragédie.
La communication entre les citoyens et l’État a pris des formes variées, allant de la communication violente, souvent marquée par des manifestations et des actes de colère face à l’inaction gouvernementale, à des formes de communication non violente, où des mouvements pacifiques, des campagnes de sensibilisation et des initiatives citoyennes ont vu le jour pour appeler à des réformes et à la justice. Cet événement reste sans réponse à ce jour ; c’est pourquoi cet article propose une analyse approfondie des interactions entre les citoyens et les institutions étatiques, tout en tenant compte des défis historiques et contemporains qui ont façonné le paysage libanais. Au niveau sociolinguistique, l’étude actuelle s’est posé plusieurs questions : quelles langues les Libanais, héritiers du plurilinguisme et du multiculturalisme, utilisent-ils pour s’exprimer suite à l’explosion du port ? Quels types de communication violente/non violente entre les citoyens libanais et leur État sont révélés à travers les formes expressives et narratives ?
En examinant les expressions visuelles et textuelles qui ont fleuri dans l’espace public, ainsi que les réponses des autorités, nous visons à offrir un aperçu des réalités complexes qui caractérisent la communication violente et/ou non violente entre le peuple libanais et son gouvernement dans cette période critique, en mettant en lumière les tensions entre l’expression de la colère légitime et les efforts pour promouvoir un dialogue constructif.
Un an après les événements tragiques qui ont secoué le Liban, les murs du port de Beyrouth sont devenus une toile vivante d’expressions artistiques et de revendications sociales. À travers les graffitis, les affiches et les fresques, la population libanaise a cherché à communiquer des sentiments complexes, à revendiquer des droits et à dénoncer l’injustice. Ces formes d’expression, souvent impulsées par la colère et la douleur, offrent un terrain fertile pour une analyse sémiolinguistique. Celle-ci révèle également un aspect temporel : ces œuvres sont souvent le reflet d’un moment précis, capturant l’urgence d’une situation. Cependant, elles ont aussi le potentiel de devenir des archives vivantes de l’histoire contemporaine du Liban, témoignant d’un mouvement populaire qui aspire à un avenir meilleur. Dans ce contexte de crise, nous nous demandons quelle est l’influence de la violence « physique », incarnée par l’explosion du port, sur la forme de communication entre les Libanais et leur gouvernement. En d’autres termes, la violence « physique » engendre-t-elle la violence verbale ?
1. Aperçu de la situation socioéconomique et politique du Liban et du port ruiné en 2021
En 2021, le Liban a connu une profonde crise socioéconomique et politique, largement enracinée dans un régime confessionnel et communautaire qui a favorisé le clientélisme et une corruption endémique parmi ses dirigeants politiques. Ce système, qui attribue le pouvoir selon l’appartenance aux communautés, a exacerbé les disparités économiques et affaibli la gouvernance, provoquant une désillusion généralisée au sein de la population. La situation s’est aggravée de façon spectaculaire avec le début des manifestations de masse, le 17 octobre 2019, marquant le début d’une vague révolutionnaire contre la classe politique bien ancrée. La démission du Premier ministre Saad Hariri, le 30 octobre 2019, a constitué un moment charnière, car elle a mis en lumière la demande du public en faveur d’un changement systémique. En réponse, un gouvernement de technocrates a été formé sous la direction de Hassan Diab en décembre 2019, mais cela n’a guère contribué à atténuer les crises croissantes.
L’explosion catastrophique survenue dans le port de Beyrouth, le 4 août 2020, a encore intensifié les troubles, tuant plus de 200 personnes, en blessant des milliers et en déplaçant des centaines de milliers d’autres. Cette catastrophe a non seulement décimé de vastes zones de la capitale, mais elle a également symbolisé les échecs du système politique, suscitant un nouvel appel à la responsabilisation et à la réforme. La démission du gouvernement de Hassan Diab, peu après l’explosion, a mis en lumière la fragilité du paysage politique libanais. La formation ultérieure d’un nouveau gouvernement par Najib Mikati, en septembre 2021, est intervenue dans un contexte d’effondrement économique et de troubles publics persistants, reflétant les défis profonds qui continuent de peser sur le Liban. L’anniversaire de l’explosion, en août 2021, a été un rappel poignant de la tragédie, alors que les citoyens ont commémoré les victimes et ont réitéré leurs demandes de justice et de changement, soulignant le besoin urgent de réévaluer la structure politique du Liban.
2. Méthodologie : analyse sémique et analyse de contenu sémiolinguistique
Un an après l’explosion du port, nous avons pris des photos de toutes les formes d’expression qui ont figuré sur le mur du port, le 14 juillet 2021, afin de constituer notre corpus. Afin de répondre à notre problématique, nous avons adopté la méthodologie suivante : l’analyse sémique, à travers une grille qui nous a servi de point de départ pour définir les stades de la communication entre les citoyens et l’État libanais ; puis viennent l’analyse de contenu et l’analyse sémiolinguistique.
Née dans le contexte de l’analyse structurale des années 60, l’analyse sémique, ou componentielle (terme anglo-saxon), est considérée comme l’une des premières tentatives systématiques de décomposition du sens d’un mot en unités de sens élémentaires.
Pour analyser notre corpus, nous avons constitué une grille comportant des sèmes dénotatifs et connotatifs liés à la violence. Cette grille regroupe tous les messages pris en photo ; elle guidera l’étape suivante de l’analyse, celle de l’analyse de contenu.
Tableau 1. Grille sémique des énoncés du corpus et indicateurs de communication (violence / non-violence)
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Énoncé |
Menace implicite |
Menace explicite |
Accusation |
Intensité |
Union |
Justice |
Questionnement |
Appel à la responsabilité |
Réclamation |
Verbalisation de la violence |
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Victimes de l’explosion du port de Beyrouth : 70 femmes, 144 hommes |
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Mon gouvernement a fait cela. |
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Mon gouvernement a fait cela. |
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Mon gouvernement a fait cela. |
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Peu importe la gravité des calamités, nous resterons unis. |
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Quoi que fassent les mains de la trahison, le Liban est inébranlable et uni. |
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Pourquoi ? |
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Pour combien de temps ? ? ? |
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Qui ? |
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Comment ? |
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La justice est un droit. |
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La justice est la base du pouvoir. |
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Nous soutenons Beyrouth. |
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Nous soutenons Beyrouth. |
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Cette fois-ci est différente. |
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Vous avez détruit notre pays et l’avenir de nos enfants. |
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Que ton appartenance soit uniquement pour le Liban. |
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Vous avez tué notre fille, mais vous avez réveillé tout un peuple : nous n’oublierons pas, nous ne nous arrêterons pas. |
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Que le 4 août soit un jour de deuil national (familles des victimes de l’explosion du port de Beyrouth). |
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18 h 07 |
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Entrepôt n° 12, porte 11 — Dessin de pompiers essayant d’ouvrir la porte du hangar. |
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Les sèmes obtenus dans cette grille vont inspirer les différents stades par lesquels passe la communication entre les citoyens et l’État libanais, dans un mouvement ascendant vers la violence. Ces messages seront classés en six stades, selon l’intensité de la violence exprimée. Ensuite vient l’analyse de contenu, qui a le même objet que la linguistique — le langage — et qui vient compléter le rôle de cette dernière en travaillant sur « de la parole, c’est-à-dire sur la pratique réalisée, par des émetteurs identifiables, de la langue. […] L’analyse de contenu prend en compte les significations (contenu) et éventuellement leur forme et la distribution de ces contenus et formes (indices formels, analyse de co-occurrence) » (Bardin, 2013, p. 48). D’un point de vue méthodologique, nous avons appliqué les quatre moments d’une analyse de contenu tels que définis par Robert et Bouillaguet : « pré-analyse, catégorisation, codage et comptage, interprétation » (2007, p. 26). Nous rappelons que notre objectif ici est qualitatif ; c’est pourquoi nous avons classé les messages par thème — celui de la violence — sans passer par des unités de numération.
D’un côté, nous allons analyser sémiotiquement le contenu de 23 messages-photos afin de déchiffrer les codes qui y sont imbriqués et d’en déduire l’effet de street art, qui participe au soft power du pays, c’est-à-dire à son rayonnement culturel et symbolique, et représente le passage de « la contestation de l’ordre établi à son illustration » (Genin, 2013, p. 20). D’un autre côté, l’analyse linguistique de ces formes d’expression permet de repérer le caractère violent et/ou non violent des messages. Ces derniers seront enfin analysés et classés par registre de langue et par contenu, ce qui nous amène à comprendre le type de communication qui a lieu entre les citoyens libanais et leur État à l’époque.
D’un point de vue linguistique, les langues utilisées dans les messages se répartissent comme suit :
Figure : pourcentage de l’emploi des langues
La majorité des messages sont écrits en arabe, représentant 83 %, répartis entre l’arabe littéral (58 %) et l’arabe dialectal libanais (25 %). Cette domination de l’arabe est en lien étroit avec son statut : l’arabe est la seule langue officielle au Liban. Ce statut remonte à l’histoire du pays, et plus précisément à son indépendance en 1943 : « seul l’arabe littéraire est considéré comme langue officielle du Liban » (Hafez, 2006, p. 16). Cela manifeste, d’un côté, une marque d’identité linguistique et, d’un autre côté, un choix de communication avec l’État, par le recours à sa langue officielle afin de garantir une meilleure réception du/des message(s). Par ailleurs, l’arabe dialectal familier représente l’expression authentique des sentiments violents des victimes et de leurs témoins (proches ou citoyens en général).
Outre l’arabe, deux langues étrangères — le français et l’anglais — sont utilisées quotidiennement au Liban, puisque l’État libanais a instauré le trilinguisme dans l’éducation ; c’est pourquoi la présente étude a pris en considération toutes les langues employées au Liban. En effet, aux côtés de l’arabe, langue officielle, l’enseignement se fait soit en français, soit en anglais. Cela renvoie à la diglossie ou à la pluriglossie, présente non seulement au Liban, mais aussi dans le monde arabe (Gumperz, 1989 ; Dichy, 1994, 2007 ; Ferguson, 1959 ; Lachkar, 2013, 2014, 2021 ; Marçais, 1930 ; Calvet, 2006, etc.). Ainsi, dans l’introduction générale du curriculum : « le citoyen libanais devra respecter la langue arabe, langue nationale et officielle, et saura la maîtriser. Mais il devra également maîtriser au moins une langue étrangère pour parfaire son ouverture au monde moderne » (Hafez, 2006, p. 92). Dans la figure 1 ci-dessus, voici les pourcentages des langues étrangères : l’anglais, qui représente 13 %, fait appel à l’international afin d’élargir les destinataires des messages, tandis que le français est presque absent, avec 4 %. Cela est probablement lié au fait que l’anglais est considéré comme une langue très utilisée à l’échelle internationale et maîtrisée par une large part de la population, ce qui rend le message écrit en anglais accessible à de nombreuses personnes partout dans le monde. Cependant, l’absence quasi totale du français peut être liée à la diminution de son emploi au quotidien, même si l’on continue à l’étudier à l’école, avec une régression claire par rapport à l’anglais (Korjieh, 2024). Cela se justifie par le fait que la langue anglaise « fait sa conquête et attire les jeunes de plus en plus, parce qu’ils la trouvent moins compliquée et constatent que son système d’évaluation aux examens scolaires et officiels est plus tolérant que celui de la langue française » (Ayoub, 2022, p. 88).
Nous allons analyser en détail les 23 messages pris en photo pour définir l’ampleur du caractère violent ou non violent exprimé, ainsi que le lien avec la langue choisie et la connotation de cette dernière. Cette étude rejoint les propos d’Ablali et Bertin (2020) qui, à leur tour, traitent d’une sémiotique de la « preuve », appellation émise par Greimas dans les années 60 ; elle « interroge non seulement l’empan discursif et textuel des objets, mais aussi les rattache au monde naturel qui les produit, les contextualise et les sémiotise » (p. 10).
Nous allons exposer les formes expressives que nous avons collectées nous-mêmes le 14 juillet 2021 afin d’analyser la communication entre les citoyens et l’État libanais. Cela nous a conduits à les regrouper en cinq stades, en fonction de l’ampleur du caractère violent/non violent, suite à l’explosion du port de Beyrouth.
Commençons par le premier stade, celui de la culpabilisation.
2.1 Premier stade non violent : l’accusation de l’État d’avoir causé l’explosion du port
Le premier stade consiste à culpabiliser l’État libanais d’avoir causé l’explosion du port, à travers un même message réitéré en arabe littéral et en anglais. Le message « Mon gouvernement a fait cela » est accompagné de trois autres messages détaillant le crime désigné par « cela ».
D’abord, nous analysons le message « Mon gouvernement a fait cela », retrouvé dans les deux photos suivantes en arabe littéral :
Figure : message « Mon gouvernement a fait cela » avec guillemets
Figure : message « Mon gouvernement a fait cela »
Le même message, écrit en anglais, paraît dans la photo suivante :
Figure 4 : message 3 écrit en anglais, dont la traduction est : « Mon gouvernement a fait cela »
Avant d’entamer l’analyse de ce message, il paraît primordial de rappeler son historique, depuis l’explosion du port jusqu’au premier anniversaire de l’explosion, au moment de la prise de ces photos-messages. En effet, suite à l’explosion du 4 août 2020, un message apparaît le 9 août 2020, écrit en anglais et en majuscules : « MY GOVERMENT DID THIS ».
Figure 5 : photo prise par Hussein Malla / The Associated Press
Après l’explosion du port, le 4 août, des Libanais ont manifesté leur colère le 8 août devant les institutions gouvernementales, se heurtant aux forces de sécurité. Le jour suivant, un message en anglais est apparu sur l’autoroute. L’usage de l’anglais, langue internationale, vise à attirer l’attention du plus grand nombre, notamment des visiteurs étrangers, afin de faire passer le message iconographique. Après l’effacement du message par l’État libanais, le 8 avril 2021, des révolutionnaires l’ont réécrit le même jour, en ajoutant la phrase : « Vous ne pouvez pas effacer votre crime : “Mon État a fait cela” ».
Figure 6 : photo issue des réseaux sociaux montrant le changement du message sur le mur du port
Ce renouvellement du message vise à préserver l’expression de la colère populaire, avec une accusation renforcée par le terme « crime » et l’usage de la deuxième personne du pluriel, s’adressant directement à l’État libanais et à l’ensemble des responsables politiques, en adoptant la langue officielle qu’est l’arabe. Quelques jours plus tard, un calligraphe professionnel a réécrit le message.
Figure 7 : photo prise par Nabil Ismail montrant la réécriture du message sur le mur du port
L’impact de ce message sur la réception se résume par une large diffusion dans les médias et sur les réseaux sociaux, illustrant son influence sur la perception de la réalité de l’événement2
Afin de faire durer cette influence, la reprise du même message a été réalisée trois fois sur le mur du port donnant sur l’autoroute, en deux langues différentes : l’arabe littéral et l’anglais.
La réitération du même message en arabe littéral, « دولتي فعلت هذا », traduit en français par « Mon gouvernement a fait cela », met en valeur son importance aux yeux des énonciateurs. L’analyse sémiotique des deux messages montre que chacun a été écrit par deux énonciateurs différents, au vu de la calligraphie : le premier message, manuscrit, est mis entre guillemets afin de respecter l’origine de la source, de révéler la personne qui a écrit le message que l’État a caché, puis de le faire réexister ; le deuxième message est écrit par un calligraphe professionnel, dans un effort d’embellir le message principal. Quant au message en anglais, ce qui le différencie du message initial (tel qu’il apparaît dans la figure 5 ci-dessus) est qu’il est écrit en lettres minuscules et majuscules à la fois, pour insister sur le fait que le message est repris par un autre énonciateur, tout en respectant la calligraphie originale en majuscules, dans une sorte de commémoration du message initial. De plus, la représentation de silhouettes en noir renforce l’identité des manifestants qui adoptent le message de culpabilisation.
Les trois messages, qui veulent dire exactement la même chose, sont construits de la manière suivante : l’émetteur ayant rédigé son message en arabe affirme son identité en tant que citoyen libanais directement concerné par l’explosion du port de Beyrouth, comme en témoigne l’emploi du déterminant possessif « mon ». Il a non seulement adapté le registre de langue à son destinataire principal — l’État libanais et le peuple libanais — mais il s’adresse également, de manière plus large, au monde arabe, arabophone et musulman. De son côté, l’émetteur ayant choisi l’anglais cherche à toucher un public international, l’anglais étant une langue largement répandue à travers le monde. Ce message revêt ainsi une dimension transfrontalière, évoquant, par son ton accusateur, la célèbre lettre « J’accuse… ! » d’Émile Zola3 Ici, l’auteur pointe clairement du doigt l’État libanais, désigné comme seul responsable de la tragédie du port. Il a rédigé son message à la main, en noir, sur le mur d’une autoroute surplombant le port, et emploie le démonstratif « cela » pour désigner, de manière directe, l’ampleur des dégâts causés par l’explosion. En résumé, le message incrimine l’État de manière explicite en l’accusant d’être à l’origine de la catastrophe.
Afin de détailler le crime désigné par « cela », les Libanais ont précisé le lieu, l’heure et le résultat de l’explosion dans les photos suivantes :
Figure 8 : message « Entrepôt n° 12, porte 11 » en arabe et en français
Figure 9 : message précisant le moment de l’explosion « 18 h 07 » en anglais
Figure 10 : message « Explosion du port de Beyrouth : 144 hommes, 70 femmes
Dans un effort pour commémorer le cadre spatio-temporel et les conséquences de l’explosion, on trouve :
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un dessin montrant trois pompiers au moment de leur arrivée au port (hangar 12, porte 11) ;
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l’énoncé de l’heure précise de l’explosion (« 6 :07 p.m. »), placé au milieu du drapeau libanais, pour montrer l’effet national de ce moment tragique ;
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le nombre et le genre des victimes de l’explosion, écrits en noir et en rouge, avec un effet sanguin : 144 hommes et 70 femmes, pour montrer que la violence est aussi genrée : elle atteint à la fois les hommes et les femmes, en grand nombre.
La secouriste Sahar Fares et les pompiers Joe Noun, Rami Kaaki, Élie Khouzami, Charbel Hitti, Nagib Hitti, Charbel Karam, Ralph Mallahi, Mathal Hawa et Joe Bou Saab s’étaient précipités vers le port, d’où était parvenu, le 4 août 2020, un appel informant qu’un incendie était en cours dans le hangar numéro 124
Bref, l’historique du message « Mon gouvernement a fait cela », sa réitération, ainsi que les messages détaillant le crime de manière visuelle montrent le rôle de l’image dans l’attraction de l’attention des récepteurs et dans la persuasion d’adhérer au contenu du message iconographique. Cela a suscité l’inquiétude de l’État, qui a fait de son mieux pour l’effacer ; mais la volonté des Libanais a été plus forte, en insistant sur la désignation de l’État comme accusé principal du crime, détaillé visuellement.
2.2 Deuxième stade non violent : l’union des Libanais vis-à-vis de la catastrophe nationale
Face à la tragédie apparaît une réaction non violente des citoyens libanais : ils se réunissent pour se donner de la force les uns aux autres, illustrant la devise du proverbe « L’union fait la force ». D’ailleurs, en période de turbulence, les proverbes assument avec d’autant plus de force leur fonction structurante. Face à l’instabilité du monde, ils opposent la permanence de leurs enseignements ; confrontés à l’incertitude de l’avenir, ils constituent des repères fiables et rassurants. Devant la stupeur que suscitent certains événements tels que l’explosion du port, la devise « L’union fait la force » offre une grille de lecture éprouvée par l’expérience et inscrite dans la sagesse collective. Selon Beacco (2005), les acteurs sociaux activent des auto- ou hétérocatégorisations qu’ils partagent dans des contextes d’interaction, ce qui les mène à agir en tant que « groupe constitué ». Ici, le contexte est la destruction physique (de la ville) et morale (de ses habitants), étendue à tous les Libanais, partout dans le monde, qui constituent un groupe se partageant la peine, le drame, l’espoir et la détermination.
L’union des Libanais est représentée par les messages écrits, ainsi que par les dessins, comme le montrent les photos ci-dessous :
Figure 11 : message « Peu importe la gravité des calamités, nous resterons unis. »
Figure 12 : message « Quoi que fassent les mains de la traîtrise, le Liban est inébranlable et uni. »
Figure 13 : message « Unis… le Liban revivra »
Figure 14 : message « Nous soutenons Beyrouth »
Nous avons ici quatre messages écrits en arabe littéral, dont le quatrième est accompagné de son itération en anglais. Le tableau suivant cite les messages avec leur traduction :
Message original | Sa traduction
مهما إشتدت علينا المصائب سنبقى موحدين. | Peu importe la gravité des calamités, nous resterons unis.
مهما فعلت أيادي الغدر، لبنان صامد وموحد | Quoi que fassent les mains de la traîtrise, le Liban est inébranlable et uni.
لبنان راجع ... بوحدتنا | Unis… le Liban revivra
نقف مع بيروت / We stand with BEIRUT | Nous soutenons Beyrouth (×2)
La turbulence et l’instabilité sous-entendues dans le proverbe et son explication ci-dessus sont représentées par les expressions suivantes : « la gravité des calamités » et « les mains de la traîtrise », ayant une connotation négative et désignant les responsables de la tragédie libanaise. Face à cette tragédie, vient l’union du peuple libanais, représentée par des termes mélioratifs : « nous resterons unis » et « le Liban est inébranlable ». Dans la première expression, l’union des Libanais est accentuée par l’emploi du pronom « nous », marquant l’union, accompagné de l’adjectif « unis », dont l’action est projetée dans l’avenir, au vu de l’emploi du futur simple du verbe rester, ce qui révèle l’union du peuple libanais pour toujours. Quant à la deuxième expression, « le Liban est inébranlable et uni », elle révèle la force du pays, qui fait face à tous les problèmes grâce à son union. D’ailleurs, la structure des messages dans la langue originale, l’arabe, présente une similitude : les deux phrases commencent par « مهما » signifiant « quoi que », suivi de termes péjoratifs décrivant la situation difficile, puis de la réaction des Libanais unis face à la tragédie, au moyen de termes mélioratifs. Cette opposition est visuellement marquée par une virgule dans la deuxième phrase, séparant alors deux entités contradictoires : d’une part, les accusés de l’explosion ; d’autre part, les Libanais et leur union.
Cette dernière figure dans le troisième message comme la condition principale qui fait revivre le Liban. Elle est mise en valeur par l’emploi des trois points, qui suivent la mention de la survie du Liban dans la version arabe du message. D’ailleurs, cette idée est visualisée par le dessin portant les couleurs du drapeau libanais : le cèdre vert, symbole du Liban, apparaît à gauche du message et est lié à un fil qu’un groupe de silhouettes rouges est en train de tirer afin de laisser le cèdre debout. Cependant, un groupe de manifestants peints en rouge porte le drapeau sans s’accrocher au fil, comme les autres. Ce dessin fait allusion à la désunion des Libanais et représente ainsi le contraire du message écrit. Ici, le message visuel et le message écrit sont contradictoires, pour révéler l’importance de l’union pour la survie du pays.
D’ailleurs, cette union est présente non seulement chez les citoyens vivants, mais aussi chez les morts, comme le suggère le quatrième message, « Nous soutenons Beyrouth », écrit à la fois en arabe littéral et en anglais. Ce message pacifique et porteur d’espoir est mis en valeur à travers la réitération du message « Nous soutenons Beyrouth » dans deux langues, ainsi que le dessin, dont la flamme de la statue des martyrs représente :
-
la lettre I figurant au cœur de Beyrouth (en anglais) ;
-
servant de point à la lettre B de Beyrouth en arabe (ب).
La statue — et plus spécifiquement la flamme — symbolise l’autre vie : les martyrs, en mourant, soutiennent Beyrouth et la font revivre par le sang écoulé, suggéré à travers le choix de la couleur rouge pour écrire le mot « Beirut » en anglais. Ceci fait allusion au fait que l’explosion du port de Beyrouth dépasse les Libanais : la flamme devient ainsi la liaison entre les deux langues et les locuteurs de ces deux langues.
Il est évident qu’on a accordé un soin particulier à l’écriture des messages : il s’agit d’une belle écriture lisible, rédigée sur une ligne droite et propre, à l’inverse de la saleté figurant derrière le mur. Dans cette écriture apparaissent les signes de ponctuation — le point à la fin du premier message et la virgule du second — ainsi que les petits symboles que l’on ajoute au-dessus ou au-dessous d’une lettre pour guider le lecteur vers la prononciation correcte : ce sont les signes diacritiques, ou les signes de tachkīl « عَلامات التَشْكِيل », définis linguistiquement comme un « système de notation des voyelles et autres signes diacritiques dans l’écriture arabe » . C’est avec l’évolution de la langue arabe que le besoin de signes diacritiques apparaît pour garantir non seulement une prononciation correcte des textes, mais aussi une compréhension précise de ces derniers. Dans les messages collectés ici apparaissent des signes diacritiques dans les deux premiers messages, que nous reprenons ci-dessous :
« إشتدَّتْ عَليْنا المصَائِبْ سَنبقى مُوَحّدين. مهما »
« مهما فعلت أيادي الغدر، لبنان صامد ومُوَحَّد »
Nous pouvons remarquer la présence de différents signes diacritiques, comme la fatḥa ⟨فَتْحَة⟩, la ḍamma ⟨ضَمَّة⟩, la kasra ⟨كَسْرَة⟩, la sukūn ⟨سُكُونْ⟩ et la shadda ⟨شَدّة⟩. Cela signifie que les émetteurs de ces messages maîtrisent les règles de l’écriture de la langue arabe. Ils représentent un peuple lettré, cultivé, qui accorde une attention minutieuse aux détails et qui insiste sur son union dans les moments difficiles.
Il est indispensable de noter l’apparition des barbelés garnissant les messages écrits sur le mur, faisant allusion à une certaine protection de l’État vis-à-vis des citoyens révolutionnaires, qui manifestent leur opinion contre l’État. De même, les noms des victimes de l’explosion sont notés au-dessus des messages dans un effort pour les mémoriser et les rendre éternels.
En somme, les messages pacifiques, ainsi que le soin accordé à l’écriture, montrent un certain effort du peuple intellectuel, lettré et bien éduqué, qui rédige ces messages, révélant une progression des sentiments par rapport au premier stade. En effet, l’état de la douleur des citoyens évolue dans le sens suivant : « J’accuse. Je dis que nous serons unis. Il y a le besoin de comprendre. »
2.3 Troisième stade charnière : le questionnement
Figure 15 : message « Pourquoi ? Pour combien de temps ? ? ? »
Figure 16 : message « Qui ? »
Figure 17 : message « Comment ? »
La communication entre les citoyens et l’État libanais semble suivre une logique ascendante. Après deux stades pacifiques ou non violents, le raisonnement autour du/des responsable(s) de l’explosion évolue. Le peuple commence à se poser des questions en arabe, langue officielle de l’État, qui nécessitent une réponse, ce qui donne naissance à un stade charnière : celui du questionnement de l’État. Ces questions apparaissent telles qu’elles figurent respectivement sur les photos : « Pourquoi ? Pour combien de temps ? ? ? Qui ? Comment ? ». Encore une fois, dans les photos de ce stade, les barbelés sont toujours présents autour des questions, tout comme les noms des victimes au-dessus des messages.
Ce qui semble différent, dans ce stade, par rapport aux deux premiers, c’est que les citoyens libanais communiquent directement avec l’État. Au premier stade, on note l’emploi de la 3e personne (« mon gouvernement ») ; au deuxième stade, une tournure plus impersonnelle suggère l’État sans le nommer, à travers « la gravité des calamités » et « les mains de la traîtrise ». En somme, les deux premiers stades décrivent la situation. Cependant, au troisième stade, la succession des questions (« pourquoi », « pour combien de temps », « qui » et « comment »), ainsi que la multiplication des points d’interrogation dans « Pour combien de temps ? ? ? », verbalisent un besoin urgent d’obtenir des réponses. D’ailleurs, cette multiplication des points d’interrogation sous-entend le désespoir des citoyens libanais qui, tout au long de l’histoire de leur pays et des événements tragiques vécus, n’ont jamais connu la vérité. Il y a toujours eu un effort pour cacher la réalité des événements, comme le montre, par exemple, l’absence d’un manuel d’histoire unique dans le système éducatif libanais depuis la guerre civile (1975–1990). Après cela, et jusqu’à la date de rédaction de cet article, il n’existe toujours pas de manuel d’histoire unique dans les écoles libanaises.
Le peuple exprime une véritable soif de vérité, en réclamant de connaître la cause de l’explosion, la durée de l’attente des réponses (ou de la révélation de la vérité), l’identification du/des responsable(s) et la manière dont la tragédie a eu lieu. Le stade charnière du questionnement sous-entend l’étonnement du peuple et son désir croissant d’obtenir des réponses rapides de la part de l’État, en lui adressant directement ces messages pour dire : il est temps de parler.
2.4 Quatrième stade violent : la réclamation
Figure 18 : message « La justice est un droit »
Figure 19 : message « La justice est la base du pouvoir »
Le quatrième stade marque le début d’une communication directe avec l’État, puisqu’on passe du questionnement de l’État à la réclamation de justice, en réponse à la violence de l’État. Cette réclamation se fait à la fois par le biais de deux dessins et de deux messages écrits en arabe littéral. Les messages et leur traduction figurent dans le tableau suivant :
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Traduction en français |
Message en langue originale |
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La justice est un droit |
العدالة حق |
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La justice est la base du pouvoir |
العدل أساس الملك |
D’abord, les citoyens à l’origine de ces messages ont choisi de communiquer directement avec l’État en adoptant sa langue officielle, l’arabe littéral, afin de garantir une meilleure réception du contenu. Les deux messages ont une structure semblable : ils ont pour sujet la justice. Cette itération marque l’insistance sur la réclamation de justice, réclamation accentuée par les expressions « un droit » et « la base du pouvoir ». La première est centrée sur le citoyen, qui réclame la justice comme un droit parmi d’autres, tandis que la seconde s’adresse davantage à l’État, représentant le pouvoir, dont la base est la justice. Cela suggère que, sans justice, il n’y aura pas de pouvoir, ce qui met l’État en danger : tout en réclamant la justice, on menace l’État jusque dans son existence même. D’ailleurs, plusieurs manifestations ont eu lieu à l’époque devant les locaux de l’État, et des affrontements violents entre les révolutionnaires et les Forces de sécurité intérieure sont survenus à plusieurs reprises. Nous détaillerons les conséquences de ce conflit dans le cinquième stade.
On observe une double énonciation avec ces deux messages réclamant la justice, puisqu’ils sont accompagnés d’un même dessin : le symbole de la justice, représenté, dans le premier, par la déesse grecque de la justice tenant une balance, et, dans le second, par la balance. Normalement, la balance est utilisée comme symbole de justice dans les institutions officielles libanaises. Il est intéressant de noter que la Marianne de la justice est un symbole plus utilisé en France dans les institutions gouvernementales :
Fille d’Ouranos (le ciel) et de Gaïa (la terre), Thémis est une déesse grecque. Justitia est son équivalent dans la mythologie romaine. Deuxième épouse de Zeus, Thémis est également sa conseillère. Elle représente la justice, l’équité et l’ordre. Elle préserve la bonne entente entre les dieux et a le don de prédire l’avenir. Elle est représentée avec un bandeau sur les yeux, une balance dans une main et une épée (ou un glaive) dans l’autre. (https://www.justice.gouv.fr/justice-france/fondements-principes/symboles-justice)
Cependant, la Marianne telle qu’elle est représentée a subi une modification par rapport à l’originale : elle a un bandeau sur les yeux pour représenter l’impartialité et l’objectivité, mais, au lieu d’avoir une balance dans une main et une épée dans l’autre, la Marianne libanaise tient dans chaque main une partie de la balance, ce qui va de pair avec les mots écrits de chaque côté : justice et droit. Notons que les deux images, occupant un espace important sur le mur du port, jouent un rôle dans l’attraction de l’attention des récepteurs et dans la persuasion d’adhérer au contenu du message iconographique.
2.5 Cinquième stade violent : communication directe avec l’État
Figure 20 : Alexandra Najjar
Figure 21 : message « 04/08/2020 — 6 :07 : Vous avez tué notre fille, mais vous avez réveillé tout un peuple ; nous n’oublierons pas, nous ne nous arrêterons pas »
Figure 22 : message « Je vois maintenant d’un seul œil, mais le monde entier vous voit des deux yeux »
Figure 23 : message « Vous avez détruit notre pays et l’avenir de nos enfants »
Après avoir réclamé la justice en arabe littéral, le peuple libanais passe à une communication directe avec l’État par trois messages en arabe familier libanais. Il est intéressant de noter l’apparition de l’arabe dialectal, pour la première fois parmi les messages-photos collectés pour cette étude, apparition liée à la verbalisation de la violence de l’État. Les messages et leur traduction se trouvent dans le tableau ci-dessous :
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Traduction en français |
Message en langue originale |
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Vous avez tué notre fille, mais vous avez réveillé tout un peuple ; nous n’oublierons pas, nous ne nous arrêterons pas. |
قتلتوا بنتنا بس قوّمتوا شعب لن ننسى لن نتوقف |
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Je vois maintenant d’un seul œil, mais le monde entier vous voit des deux yeux. |
صرت شوف بعين، بس العالم كلو شايفكن بالعينتين |
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Vous avez détruit notre pays et l’avenir de nos enfants. |
دمرتو بلدنا ومستقبل اولادنا |
Le premier message est écrit par les parents d’une victime, la plus jeune d’entre eux, Alexandra, comme l’indique l’emploi du déterminant possessif « notre », qui détermine le nom « fille » dans l’expression « notre fille ». La marque de la première personne du pluriel apparaît aussi dans la seconde partie (« Nous n’oublierons pas, nous ne nous arrêterons pas »), indiquant un autre référent, cette fois : le peuple libanais. Les verbes oublier et s’arrêter, employés au futur simple, montrent le suivi continu du dossier de l’explosion du port par le peuple, jusqu’à la révélation de la vérité. La première partie est consacrée à l’expression de la violence de l’État, en employant deux fois la deuxième personne du pluriel (« vous »). D’ailleurs, elle est formée de deux propositions indépendantes liées par le connecteur d’opposition « mais », qui oppose, d’un côté, la violence de l’État incarnée par le meurtre et, d’un autre côté, le réveil du peuple. La violence tragique de l’État engendre ainsi une conséquence positive : la révolution du peuple libanais.
Le deuxième message a une structure identique, comportant une opposition : d’abord, on montre la violence de l’État vis-à-vis des manifestants, leur faisant perdre un œil à cause de l’usage de balles en caoutchouc lors des manifestations ; ici, nous notons l’emploi de la première personne du singulier (« je »), dont le référent est une jeune victime vivante, un manifestant ayant perdu un œil, faisant écho à « notre fille » du premier message, qui désigne une enfant victime décédée. Ensuite, le connecteur d’opposition « mais » indique que la violence de l’État, désignée par « vous », est remarquée par le monde entier, ce qui fait allusion au questionnement international. Une autre opposition sémantique est marquée par « un seul œil » et « deux yeux » : elle associe la perte d’un organe aussi important que l’œil à une meilleure visibilité de la violence de l’État. Autrement dit, les crimes commis par l’État contribuent à rendre sa violence visible à l’échelle internationale.
Le troisième message apparaît comme le résultat des deux premiers : après avoir tué des enfants et blessé des jeunes, l’État dévaste directement deux générations, puis, par extension, leurs familles et l’ensemble des Libanais. On s’adresse à l’État en employant le pronom personnel « vous », afin de synthétiser la conséquence des actes violents commis à l’encontre de ses citoyens. L’emploi du verbe « détruire », au passé composé, a deux compléments d’objet direct : « notre pays » et « l’avenir de nos enfants ». S’y manifeste l’implication des citoyens libanais, avec l’emploi des déterminants de la première personne du pluriel (« notre », « nos »), ce qui étend les dégâts de la violence au pays, au présent, et à l’avenir des citoyens. La violence a donc des conséquences négatives immédiates et à long terme, rendant la vie des citoyens survivants au sein de leur pays presque invivable : un pays détruit, sans espoir d’un avenir meilleur.
Ce stade diffère des quatre précédents sur les plans linguistique, sémantique et sémiotique : c’est la première fois qu’on utilise l’arabe libanais dialectal et qu’on donne la parole aux victimes pour décrire la violence de l’État, après des réclamations et un questionnement d’ordre général. Sur le plan sémiotique, les victimes sont représentées visuellement : la petite Alexandra et un manifestant blessé. Nous remarquons aussi le recours aux couleurs dans le message des parents d’Alexandra : on voit, pour la première fois, les couleurs rouge et verte, utilisées à gauche et à droite du dessin de la petite fille (réalisé en noir, sur un fond blanc), marquant ainsi son absence de ce monde. Les couleurs renvoient à celles du drapeau libanais, représenté de façon à ce qu’Alexandra le porte à la main, comme pour dire qu’elle est morte pour le Liban. De plus, la couleur rouge du message écrit fait allusion à la couleur du sang, déjà mobilisée avec la statue des martyrs pour le message « Nous soutenons Beyrouth ». Juste à droite du message, on voit une sorte de plante verte, comme si le sang de la martyre arrosait la terre qui, à son tour, donne vie aux plantes : autrement dit, une vie renaît suite aux sacrifices des victimes. Quant au deuxième dessin, celui de l’œil, il est réalisé en noir et blanc, avec de grands cils : le blanc représente la sclérotique ; l’iris et la pupille semblent fondus en noir, laissant apparaître le visage et le haut du corps d’un jeune qui a perdu un œil, couvert d’un bandeau. Il est clair que l’on accorde une attention aux détails dans ce dessin, afin de représenter à la fois les parties de l’œil et les différentes parties du visage et du corps du jeune manifestant. Avec ce dessin, on a une double énonciation par rapport au message écrit : « Je vois maintenant d’un seul œil, mais le monde entier vous voit des deux yeux. » On visualise le contenu du message en représentant le crime de l’État à travers le dessin, pour attirer l’attention des récepteurs et les convaincre d’adhérer au contenu. Concernant le troisième message, l’écriture est faite en gris et en gras, mettant l’accent sur l’importance du contenu et sur sa gravité.
En somme, dans ces trois messages, non seulement on fait parler les victimes pour décrire la violence qu’elles ont subie de la part de l’État — violence qui se résume à tuer, mutiler et, in fine, détruire le présent et le futur du Liban —, mais on montre aussi les conséquences de cette violence : la révolution du peuple et la visibilité internationale de cette violence.
2.6 Sixième stade violent : passage à la menace de l’État
Figure 24 : message « Que le 4 août soit un jour de deuil national, les familles des victimes de l’explosion du port de Beyrouth »
Figure 25 : message « Que ton appartenance soit uniquement pour le Liban »
Figure 26 : message « Cette fois-ci est différente »
Ce qui caractérise le stade final n’est pas seulement l’utilisation de deux registres de langue (formel pour le premier et dialectal pour les deux autres), mais aussi le ton des messages, qui atteint son paroxysme : celui de la menace. Nous regroupons ces trois messages dans un tableau, avec leur traduction :
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Traduction en français |
Message en langue originale |
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Que le 4 août soit un jour de deuil national, les familles des victimes de l’explosion du port de Beyrouth. |
فَليكن 4 آب ذكرى حداد وطني ، أهالي ضحايا إنفجار مرفأ بيروت |
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Que ton appartenance soit uniquement pour le Liban. |
خلّي انتماءك بس لبناني |
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Cette fois-ci est différente. |
هالمرّة مش متل كل مرّة |
Les trois messages semblent suivre leur propre gradation. Le premier définit d’emblée l’émetteur du message — les familles des victimes — et réclame la commémoration du jour de l’explosion en le rendant « un jour de deuil national », afin de révéler l’union des Libanais qui partagent tous ce moment tragique et dont ils garderont le souvenir pour toujours. Cette réclamation est adressée à l’État à travers l’emploi du subjonctif, qui a pour valeur d’exprimer l’ordre, puisqu’il est employé à la 3e personne du singulier, remplaçant alors l’impératif.
Le subjonctif est aussi utilisé dans le deuxième message, exprimant l’ordre, mais il est adressé à chaque Libanais, du fait qu’on recourt à la deuxième personne du singulier, avec le possessif « ton » dans « ton appartenance ». Ici, il est demandé aux Libanais, en général, de restreindre leur attachement à leur pays, comme le suggère le mot « uniquement », qui fait allusion à des affiliations extérieures à d’autres pays chez certains Libanais, ce qui nuit à la souveraineté du Liban.
Le troisième message présente une structure différente ; cependant, son sens aboutit aux mêmes conclusions que les deux premiers : une fois que le 4 août est annoncé comme jour de deuil et que tous les Libanais s’intéressent seulement à leur pays, la situation sera différente par rapport aux autres moments tragiques précédents. Cette différence est d’ailleurs marquée par les multiples silhouettes noires qui accompagnent le deuxième et le troisième message, représentant l’union des Libanais. Cette union est figurée par des silhouettes de tailles différentes, petites et grandes, et par leur présence côte à côte : elles ne portent qu’un seul drapeau, le drapeau libanais, et brandissent ensemble une enseigne blanche sur laquelle apparaît le message « Cette fois-ci est différente ».
Ainsi, lorsque tous les Libanais s’unissent, ils trouvent leur force collective pour affronter l’État, symbolisé par les barbelés présents dans de nombreux messages, soulignant l’importance de révéler la vérité et de démasquer les responsables de la tragédie. En effet, l’État a utilisé des barbelés pour protéger ses institutions lors des manifestations. Ces barbelés ont également été utilisés pour empêcher les manifestants de se regrouper et de progresser ensemble tout au long du parcours. En outre, l’État a eu recours à différentes formes de violence physique, telles que le gaz lacrymogène et les balles en caoutchouc, pour disperser les manifestants et les empêcher de se rassembler.
En résumé, la dernière étape de la communication entre les Libanais et leur gouvernement révèle la menace qui pèse sur ce dernier, menace renforcée par l’union de tous les Libanais pour connaître la vérité sur l’explosion. La répression exercée par l’État a provoqué une réaction violente du peuple.
Conclusion
En guise de conclusion, la crise vécue au Liban après l’explosion du port a eu des effets directs sur les types de communication entre les citoyens libanais et leur gouvernement. En effet, l’explosion de 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium constitue un événement violent par excellence : elle a été enregistrée comme un séisme de magnitude 3,3par les capteurs du U.S. Geological Survey (USGS), et son souffle a été ressenti jusque sur l’île de Chypre, à plus de 200 kilomètres de Beyrouth. Cette violence, déclarant Beyrouth « ville sinistrée », a engendré une tension ascendante dans la communication verbale entre le peuple et l’État libanais, accusé d’être responsable de la tragédie. Ceci a entraîné une réévaluation des canaux par lesquels les citoyens interagissent entre eux et avec leur gouvernement, en mettant l’accent sur la nécessité de stratégies de communication efficaces, capables de combler le fossé entre les autorités et la population. Alors que les citoyens se tournent vers les plateformes de réseaux sociaux et d’autres formes de communication, les hiérarchies traditionnelles de diffusion de l’information sont remises en question, ce qui permet un échange d’idées plus démocratisé, mais tendu vers la violence. Ce changement met en évidence le rôle du contexte dans l’élaboration du discours public, car l’urgence de la situation oblige les individus à rechercher et à créer des espaces de dialogue qui n’existaient peut-être pas avant la crise.
Au niveau sémiolinguistique, la communication entre le peuple et le gouvernement se manifeste à travers différents caractères et formes, notamment des notes manuscrites qui apportent une touche personnelle, et des expressions artistiques telles que des dessins ou des peintures, susceptibles de provoquer des réactions émotionnelles. Chaque forme expressive poursuit un objectif distinct, qu’il s’agisse d’informer, de persuader ou d’inciter à l’action. Le choix de la langue et du support influence considérablement la manière dont les messages sont reçus, soulignant l’importance du contexte dans la communication. La langue arabe, employée dans deux registres — soutenu et familier — est le principal moyen d’expression, représentant près de 83 % des moyens de communication. D’une part, l’arabe soutenu est la langue officielle de l’État, ce qui facilite les interactions avec les entités gouvernementales. D’autre part, l’arabe familier saisit les émotions du peuple libanais et exprime des sentiments tels que la colère, la détermination et le désespoir, notamment après l’explosion du port. Cette étude indique une augmentation notable de l’utilisation de l’arabe, ainsi qu’une évolution vers des attitudes plus positives chez les locuteurs libanais à l’égard de la langue (Diez, 2021). La préférence pour l’arabe reflète un choix stratégique visant à s’aligner sur la langue officielle, afin de garantir que les messages soient bien reçus par le public libanais, ainsi que par les membres de l’ensemble des communautés arabes et musulmanes. En revanche, l’anglais occupe une place secondaire, ne représentant que 13 % de l’usage linguistique. Sa prévalence est largement influencée par la mondialisation, car elle permet de toucher un public plus large : elle rend possible la communication avec des interlocuteurs internationaux et avec toute personne maîtrisant l’anglais. L’anglais est devenu une langue étrangère moderne largement utilisée au Liban et dans le monde, en particulier dans des domaines tels que la technologie, le commerce et l’éducation, symbolisant ainsi les forces de la mondialisation. L’absence du français est particulièrement frappante, surtout si l’on considère les liens historiques du Liban avec la langue française. La réalisation de cette étude dans la capitale, ville réputée pour son héritage français, met en évidence l’évolution significative de l’identité linguistique libanaise, comme en témoignent les langues actuellement utilisées.
De plus, l’émergence de stratégies de communication violentes marque une gradation inquiétante dans les relations entre l’État et ses citoyens. Le peuple culpabilise l’État, l’accuse en responsabilisant les hommes politiques, l’interroge, réclame la justice et formule des menaces, ce qui constitue un signe alarmant d’une relation dysfonctionnelle entre le peuple libanais et son gouvernement.
Le renouvellement de ces messages à différents moments souligne la capacité des mots et des images à façonner les perceptions et les réactions des récepteurs. L’utilisation stratégique des éléments visuels joue un rôle essentiel pour capter l’attention et persuader le public d’accepter le message souhaité, puis de rejoindre une foule qui ne cesse d’augmenter contre la catastrophe et ses provocateurs, dont l’État fait partie. L’interaction entre les formes de communication et leur réception révèle non seulement les tensions qui existent au sein du tissu social libanais, mais met également en lumière des problèmes plus profonds de confiance entre l’État et ses citoyens. Ces problèmes existent dans d’autres contextes de crise, comme celui du Sri Lanka en 2022-2023, où les moyens de communication ont joué un rôle clé dans l’opposition entre le peuple et l’État. Au Sri Lanka, les réseaux sociaux ont permis une mobilisation massive, pacifique et coordonnée : les messages, slogans et vidéos diffusés en ligne ont servi des actions non violentes, comme l’occupation symbolique de lieux de pouvoir. En réaction, l’État a temporairement bloqué des plateformes (Facebook, Twitter) et renforcé son arsenal législatif pour surveiller l’espace numérique. À l’inverse, au Liban, bien que les réseaux sociaux aient aussi relayé une forte colère après l’explosion du port de Beyrouth, les protestations ont parfois donné lieu à des affrontements, mais la communication est restée globalement non violente. L’État, quant à lui, n’a pas censuré directement, préférant l’inaction, la lenteur judiciaire et l’intimidation ciblée. Ainsi, alors que le Sri Lanka a tenté de restreindre un mouvement populaire non violent très visible en ligne, le Liban a laissé la contestation s’enliser face à un pouvoir silencieux et figé.
En somme, cette étude invite à une réflexion plus large sur les mécanismes de participation citoyenne et sur la manière dont la communication peut servir de pont ou de barrière dans la quête d’une société plus juste et équitable, dans d’autres contextes.

























