Introduction
Dans un contexte mondial de transition énergétique et de prise de conscience écologique, l’exploitation du gaz de schiste suscite de vives controverses, tant sur le plan scientifique qu’éthique et politique. En Algérie, pays riche en ressources naturelles mais confronté à une forte dépendance économique aux hydrocarbures, ce sujet s’impose comme un enjeu stratégique majeur. Dès lors, la manière dont la presse relaie ou façonne ce débat devient un indicateur pertinent des dynamiques discursives, idéologiques et médiatiques à l’œuvre.
Ce travail se propose d’examiner comment la presse francophone algérienne, en particulier le quotidien La Nouvelle République, construit un discours autour de l’exploitation du gaz de schiste. Nous interrogeons les stratégies argumentatives déployées, les procédés rhétoriques utilisés et les éventuels biais éditoriaux dans la représentation du sujet. Notre objectif est d’identifier les formes de légitimation ou de délégitimation à l’œuvre et de situer le discours médiatique dans un cadre critique et analytique.
Nous mobilisons pour cela les outils de l’analyse du discours, de la rhétorique argumentative et de l’analyse critique du discours afin d’observer les logiques de cadrage, de hiérarchisation des arguments, et de gestion des voix en présence ou en absence. À travers l’étude d’un corpus composé d’articles publiés entre 2012 et 2015, nous cherchons à mettre en lumière les modalités de fabrication du sens autour de cette question énergétique sensible.
1. Cadre théorique et méthodologique
1.1. Cadre épistémologique et posture méthodologique
La méthodologie adoptée dans cette recherche repose sur un positionnement épistémologique critique, considérant que le discours médiatique n’est jamais neutre ni transparent, mais toujours situé, orienté, et porteur d’enjeux sociaux, politiques et idéologiques. En ce sens, l’objet d’étude — les discours journalistiques sur l’exploitation du gaz de schiste — est appréhendé comme un espace de construction de la réalité, dans lequel s’expriment des formes de pouvoir symbolique et de cadrage discursif.
Nous nous inscrivons dans une approche qualitative et interprétative, soucieuse de contextualiser les données discursives dans leur environnement socio-politique. Le choix d’une méthodologie inductive permet de faire émerger des régularités argumentatives à partir du corpus, sans leur imposer de catégories préconstruites. Cela implique un va-et-vient permanent entre les données empiriques (les articles) et les cadres théoriques mobilisés (analyse du discours, rhétorique argumentative, critique du discours).
Enfin, cette posture implique de considérer l’analyse du discours comme un acte de lecture situé, dont la scientificité repose sur la rigueur des procédures d’analyse, la cohérence des interprétations et la transparence des choix méthodologiques. Elle vise moins à produire des généralisations qu’à éclairer des dynamiques discursives situées, révélatrices d’enjeux sociétaux plus larges.
1.2. Démarche méthodologique : corpus, outils et limites
1.2.1. Constitution du corpus
Le corpus est constitué de 15 articles journalistiques publiés entre 2012 et 2015 dans La Nouvelle République, un quotidien francophone algérien d’information générale. Ce journal a été retenu en raison de sa régularité dans le traitement des questions énergétiques et environnementales, ainsi que pour son positionnement institutionnel, souvent aligné sur les politiques gouvernementales. Cette ligne éditoriale en fait un observatoire pertinent pour étudier la fabrique d’un discours médiatique officiel.
Les articles ont été sélectionnés selon deux critères : la pertinence thématique (focalisation sur le gaz de schiste, les politiques énergétiques, les implications écologiques) et la diversité générique (éditoriaux, comptes rendus, entretiens, reportages). Cette variété permet de croiser les formats discursifs pour enrichir la portée analytique et observer les constantes d’argumentation au-delà des genres journalistiques.
1.2.2. Approche méthodologique
Cette recherche s’inscrit dans une approche qualitative et critique de l’analyse du discours. Elle croise trois traditions complémentaires : l’analyse du discours telle que développée dans les sciences du langage, la rhétorique argumentative (Amossy, Perelman), et l’analyse critique du discours (Van Dijk), qui met l’accent sur les enjeux de pouvoir et les rapports idéologiques au sein des productions langagières.
Nous articulons ces approches pour observer comment les énoncés sont formulés, structurés, hiérarchisés et justifiés. L’objectif est de saisir les formes de légitimation d’un discours dominant ainsi que les mécanismes d’invisibilisation ou de marginalisation des voix alternatives. Cette approche permet aussi d’interroger le rôle de la presse dans la construction sociale de l’acceptabilité d’une politique énergétique.
1.2.3. Protocole analytique
Chaque article du corpus a été soumis à une grille d’analyse rigoureusement élaborée, composée d’indicateurs thématiques, linguistiques et discursifs. Parmi ces indicateurs figurent : les champs lexicaux dominants (énergie, économie, environnement), les modalités d’argumentation (types d’arguments), les marqueurs modaux (devoir, nécessité, certitude), ainsi que la visibilité ou non des oppositions citoyennes ou scientifiques.
Cette grille, conçue dans une logique mixte (qualitative et semi-quantitative), permet à la fois une cartographie des régularités discursives et une lecture interprétative des enjeux idéologiques. Elle a été testée sur un sous-échantillon avant d’être appliquée à l’ensemble du corpus pour garantir sa validité.
1.2.4. Limites méthodologiques
Le choix de se concentrer sur un seul média présente des limites en termes de représentativité. Cependant, il permet une observation fine et cohérente d’un type de discours institutionnalisé. L’accès restreint aux archives numériques et le caractère sensible de la thématique ont aussi contraint l’échantillonnage. Ces contraintes méthodologiques sont assumées, car elles s’inscrivent dans une démarche exploratoire visant à analyser en profondeur un discours homogène avant d’élargir le champ à des perspectives comparatives ultérieures.
2. Analyse des stratégies argumentatives
Le discours médiatique autour de l’exploitation du gaz de schiste en Algérie repose sur un ensemble structuré d’arguments, mobilisés de manière stratégique pour légitimer une décision politique et économique controversée. À travers les articles analysés, on observe une régularité dans les thématiques invoquées, les procédés rhétoriques employés et le cadrage idéologique opéré par le journal La Nouvelle République. Trois grands pôles argumentatifs se dégagent de l’étude : la justification économique et énergétique, l’usage stratégique des chiffres et la mobilisation de procédés rhétoriques récurrents.
2.1. Justification économique et énergétique
L’un des arguments majeurs avancés est la nécessité impérieuse d’exploiter le gaz de schiste pour assurer l’indépendance énergétique du pays. Cette justification repose sur une logique de cause à effet : l’exploitation est présentée comme la condition indispensable à la stabilité économique et sociale. Le lexique utilisé souligne l’urgence et la rationalité de cette orientation : « impératif », « incontournable », « vital ».
Ce discours s’appuie sur des binarismes structurants – pénurie / autonomie, avenir / stagnation – qui orientent la réception et réduisent l’espace du débat. Il construit une image du progrès exclusivement arrimée à l’exploitation des ressources fossiles, en occultant les transitions énergétiques possibles.
2.2. L’usage des chiffres comme procédé discursif
Les chiffres jouent un rôle central dans le discours étudié. Ils sont mobilisés comme marqueurs d’objectivité, supports de persuasion, voire instruments de clôture du débat. La quantification permet de donner une forme de tangibilité à des projections économiques et énergétiques incertaines, renforçant la crédibilité des propositions gouvernementales.
En même temps, cette stratégie sélectionne les données favorables (réserves, rendements, emplois) tout en passant sous silence les risques ou coûts environnementaux. Le discours s’aligne ainsi sur une rhétorique technoscientifique d’État, excluant les savoirs critiques ou les données issues de la société civile.
2.3. Stratégies rhétoriques et cadrage idéologique
Le discours s’appuie sur une série de stratégies rhétoriques récurrentes, qui orientent fortement la construction du sens :
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Naturalisation de la décision : le projet d’exploitation est présenté comme une voie naturelle, logique, voire historique, excluant l’idée de choix.
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Disqualification implicite de l’opposition : les voix critiques sont minimisées, jugées émotives ou ignorantes, sans être représentées équitablement.
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Dramatisation de l’alternative : toute remise en cause du projet est mise en parallèle avec des menaces graves pour la sécurité énergétique ou économique du pays.
Ces procédés construisent un cadre discursif fermé, où la rationalité est réservée à l’État et à ses experts, et où le débat démocratique se trouve affaibli par une rhétorique de l’univocité. La pluralité des perspectives est ainsi réduite à une mise en scène consensuelle, dans laquelle les incertitudes sont neutralisées et les controverses filtrées. Ce cadrage idéologique, couplé à une mise en scène experte de la technicité, oriente la réception vers l’acceptabilité sociale du projet sans en problématiser les conséquences environnementales ou sociales. Il s’agit moins de convaincre par débat que de convaincre par saturation d’un seul discours possible.
3. Résultats et discussions
3.1. Caractéristiques de l’argumentation
Le discours médiatique étudié se fonde sur deux axes argumentatifs principaux : la nécessité énergétique et la promesse de développement économique. Ces axes sont portés par des figures d’autorité, notamment politiques, et soutenus par des procédés discursifs visant à construire une image d’évidence et de légitimité.
3.1.1. Les besoins énergétiques
L’argument des « besoins énergétiques » est omniprésent. Présenté comme une nécessité vitale, il est formulé dans un lexique modalisé : « il faut », « nous devons », ce qui le rend prescriptif. Il est fréquemment appuyé par des données temporelles anticipant une crise (« jusqu’à 2030 »), accentuant un cadrage de l’urgence.
Le discours repose aussi sur des oppositions structurantes (indépendance/dépendance, avenir/crise) et fait appel à un ethos politique sécurisant : les ministres cités garantissent une gestion « maîtrisée » de la transition. Les énergies renouvelables sont évoquées, mais toujours dans un horizon lointain, ce qui place le gaz de schiste au centre de l’urgence politique immédiate.
3.1.2. La relance de l’économie
L’exploitation du gaz de schiste est également associée à la création d’emplois et au financement de l’économie nationale. Les discours politiques relayés par la presse construisent une téléologie économique : ressources → emplois → stabilité.
Ce raisonnement est amplifié par des promesses chiffrées (« 100 000 emplois »), par une rhétorique volontariste (« mobilisation de toutes les ressources »), et par un cadrage technicien : les contestations écologiques sont relativisées au profit de la compétence de Sonatrach.
3.2. L’usage des chiffres comme procédé discursif
Les chiffres sont utilisés comme outil rhétorique puissant : volumes de réserves, surfaces exploitées, prévisions énergétiques ou économiques. Ils apparaissent comme des garanties scientifiques, mais leur usage est univoque : aucun chiffre ne concerne les externalités ou les risques.
Cette asymétrie informationnelle constitue une stratégie discursive : les chiffres légitiment une version du réel et écartent le doute. Le discours devient performatif par sa quantification, naturalisant les décisions publiques.
Tableau synthétique des types d’arguments et fréquence estimée dans le corpus :
Type d’argument |
Fréquence estimée |
Fonction argumentative |
Besoins énergétiques |
12 |
Asseoir la nécessité stratégique nationale |
Relance économique |
10 |
Légitimer l’exploitation par l’utilité économique |
Création d’emplois |
8 |
Convaincre par des bénéfices sociaux directs |
Utilisation de chiffres |
14 |
Donner un effet de rigueur et d’objectivité au discours |
Justification environnementale rassurante |
6 |
Neutraliser les inquiétudes écologiques |
Énergies renouvelables |
5 |
Inscrire le projet dans un horizon modernisateur |
Argument d’autorité (ministre, experts) |
9 |
Renforcer la crédibilité de l’énonciation politique |
Minimisation de l’opposition |
7 |
Délégitimer les contestations locales et environnementales |
3.3. Mise en forme éditoriale et dimension visuelle du discours médiatique
Le discours médiatique ne se limite pas à son contenu sémantique : sa forme matérielle — mise en page, typographie, hiérarchie textuelle, iconographie — constitue un puissant outil de structuration de la réception. Dans le corpus étudié, cette dimension éditoriale n’est pas neutre : elle participe pleinement à la construction de la légitimité discursive du projet gouvernemental d’exploitation du gaz de schiste.
L’absence d’effets visuels disruptifs, la linéarité argumentative, ainsi que la mise en page classique signalent une intention de stabilisation du sens. L’objectif implicite semble être de contenir la polémique, d’éviter la conflictualité visuelle et de réduire le potentiel de réinterprétation critique par le lecteur.
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Titres : souvent assertifs et orientés (ex. : « Le ministre rassure », « Une chance à saisir »), ils pré-cadrent le message en activant des présupposés d’autorité et d’urgence.
-
Intertitres : ils assurent une continuité argumentative lisible (énergie → économie → emploi), accompagnant un récit progressif du bien-fondé de l’exploitation.
-
Absence d’illustrations contradictoires : aucune infographie critique, pas de photographie de contestation locale. Les rares images mobilisées sont techniques (forages, pipelines) ou institutionnelles (photos ministérielles), accentuant le caractère expert et indiscutable du projet.
Cette mise en forme participe à une stratégie discursive univoque, orientée vers la légitimation du projet étatique. Elle agit comme un « paratexte visuel » aligné sur la ligne éditoriale et les enjeux politiques sous-jacents. En encadrant ainsi visuellement et hiérarchiquement les contenus, le dispositif éditorial renforce la structure argumentative du texte, tout en minimisant la visibilité des contre-discours possibles.
En conclusion, la mise en page et la forme visuelle ne sont pas secondaires : elles construisent activement une lecture cadrée du réel. L’effacement des voix dissonantes et l’absence de polyphonie visuelle renforcent l’ethos de neutralité du journal tout en servant une rhétorique d’État. Cela soulève des questions sur la responsabilité éthique des médias dans la mise en débat des projets controversés, et sur leur rôle dans la pluralisation des perspectives sociétales.
Conclusion
Cette étude a permis de mettre en lumière les procédés argumentatifs et rhétoriques à l’œuvre dans la presse francophone algérienne, à travers l’analyse d’un corpus issu du journal La Nouvelle République. Le traitement médiatique de l’exploitation du gaz de schiste en Algérie y apparaît fortement structuré autour de la légitimation d’un discours étatique, valorisant la nécessité énergétique et les promesses économiques, tout en marginalisant les oppositions écologistes et les incertitudes environnementales.
L’argumentation s’ancre dans une logique utilitariste, combinée à une rhétorique de la modernité et de la maîtrise technologique. Les chiffres sont mobilisés comme vecteurs d’autorité, les autorités politiques comme garants de l’expertise, et la mise en forme éditoriale comme support visuel d’une réception cadrée. Ce triptyque discursif participe à une clôture du débat, réduisant l’espace de la controverse au profit d’une adhésion implicite à la solution gouvernementale.
D’un point de vue épistémologique, cette recherche interroge le rôle des médias dans la reproduction d’un ordre discursif dominant. En naturalisant certaines options politiques et en invisibilisant d’autres voix, la presse contribue à la construction d’un consensus souvent plus apparent que réel. Il conviendrait ainsi d’étendre cette analyse à d’autres supports médiatiques, à d’autres périodes et d’inclure une étude de la réception par les publics concernés.
Enfin, l’intérêt de cette démarche réside dans sa capacité à révéler la complexité des stratégies discursives en contexte de conflit socio-environnemental. Elle invite à renforcer les approches critiques dans l’analyse du discours médiatique, et à questionner les conditions d’un véritable pluralisme informationnel dans les sociétés contemporaines.
Cette étude a permis de mettre en lumière les procédés argumentatifs et rhétoriques à l’œuvre dans la presse francophone algérienne, à travers l’analyse d’un corpus issu du journal La Nouvelle République. Le traitement médiatique de l’exploitation du gaz de schiste en Algérie y apparaît fortement structuré autour de la légitimation d’un discours étatique, valorisant la nécessité énergétique et les promesses économiques, tout en marginalisant les oppositions écologistes et les incertitudes environnementales.
L’argumentation s’ancre dans une logique utilitariste, combinée à une rhétorique de la modernité et de la maîtrise technologique. Les chiffres sont mobilisés comme vecteurs d’autorité, les autorités politiques comme garants de l’expertise, et la mise en forme éditoriale comme support visuel d’une réception cadrée. Ce triptyque discursif participe à une clôture du débat, réduisant l’espace de la controverse au profit d’une adhésion implicite à la solution gouvernementale.
D’un point de vue épistémologique, cette recherche interroge le rôle des médias dans la reproduction d’un ordre discursif dominant. En naturalisant certaines options politiques et en invisibilisant d’autres voix, la presse contribue à la construction d’un consensus souvent plus apparent que réel. Il conviendrait ainsi d’étendre cette analyse à d’autres supports médiatiques, à d’autres périodes et d’inclure une étude de la réception par les publics concernés.
Enfin, cette démarche permet de révéler la complexité des stratégies discursives à l’œuvre en contexte de conflit socio-environnemental. En mettant en lumière les mécanismes de légitimation, les silences éditoriaux et la marginalisation des voix alternatives, elle souligne l’importance de renforcer les approches critiques dans l’analyse du discours médiatique. Une telle perspective invite à repenser les conditions d’un pluralisme informationnel authentique dans les sociétés contemporaines, notamment en élargissant l’étude à d’autres médias, à d’autres temporalités et en intégrant une analyse de la réception par les publics.