Dans un roman, la dénomination des personnages et des lieux revêt une grande importance narratologique. Dans ce monde fictif (roman), le nom est l’élément le plus déterminant de l’identité du personnage. On peut oublier le portrait physique ou psychologique d’un personnage, comme on peut oublier un épisode d’un roman, mais jamais les noms des personnages. Les connotations et les dénotations, qui sont attribuées aux noms, offrent des renseignements précieux sur les origines géographiques, ethniques, sociales et culturelles des personnages.
De ce premier constat découle une question concernant le (s) rôle(s) de la dénomination romanesque : les noms propres fictifs, sont-ils des accessoires de narration dont la vraisemblance est la préoccupation première ? Ou bien sont-ils des signes qui remplissent des fonctions autres que l’illusion réaliste ? Et enfin, jouent-ils un rôle dans la compréhension et/ou l’interprétation de l’œuvre en général, et des énoncés, dans les différentes situations de communication, plus particulièrement ?
Nous avons supposé que la dénomination des personnages et des lieux dans Les Sirènes de Bagdad, vu le thème et le contexte historique (la guerre civile en Irak et la recrudescence des attentats terroristes dans les années 2000) et littéraire (l’horizon d’attente dans lequel Les Sirènes de Bagdad constitue la dernière partie de la trilogie que l’auteur avait commencée par Les Hirondelles de Kaboul puis L’attentat), remplit d’autres fonctions en plus de l’effet du réel.
J’ai toujours éprouvé un intérêt à l’onomastique romanesque en général, mais la dénomination chez Yasmina Khadra suscite une attention particulière. Les noms des personnages (anthroponymes) et des lieux (toponymes) sont des signes importants qui résonnent avec la destinée des actants, même quand l’usage est ironique. La somme des significations qu’ils produisent constitue une partie principale dans la trame du roman. J’ai toujours supposé que le nom yasminien dépasse le souci de vraisemblance, pour être un signe qui fonctionne sur et dans le texte.
Pour répondre aux interrogations énoncées, l’analyse sémio-pragmatique, de notre corpus, Les Sirènes de Bagdad, va nous permettre et d’analyser les fonctions pragmatiques de l’anthroponymie et de repérer la symbolique derrière tel ou tel nom.
Nous avons commencé par l’établissement d’un inventaire qui recense tous les anthroponymes dans Les Sirènes de Bagdad. Cette première étape nous a permis de recenser 64 anthroponymes que nous avons divisés en deux catégories. La première catégorie, composée de 17 anthroponymes, concerne les noms de personnes référentielles. Il s’agit de noms de personnes réelles ou fictives citées dans les différentes discussions des personnages. La deuxième catégorie, composée de 47 prénoms, est celle des noms de personnages.
Le cadre théorique de l’analyse
L’onomastique romanesque, selon Eugène Nicole, « a pour tâche de préciser les conditions spécifiques du fonctionnement de son objet dans le champ qui lui est propre. »1 Elle est aussi le lieu d’une contradiction entre, d’une part, le souci de la vraisemblance, qui impose une nomination qui imite le monde réel et, d’autre part, le principe de motivation du nom propre.
Concernant la première difficulté, celle de l’aspiration de l’onomastique romanesque, réaliste surtout, à la vraisemblance, Vincent Jouve voit que : « L’être du personnage dépend d’abord du nom propre qui, suggérant une individualité, est l’un des instruments les plus efficaces du réel2. » Pour Bakhtine, ce rapport du réel à la fiction est déterminé par la nature même du roman qui « n’est pas le reflet direct d’une réalité extérieure, mais sa reconstruction par l’écrivain au moyen de matériaux du langage et de l’esthétique3. » De ce fait, les règles de nomination arbitraire imposent le respect des règles de nomination du monde réel.
Quant à la motivation, elle renvoie aux connotations attribuées aux noms, et qui entrent en résonance avec les autres éléments du texte. En effet, le nom du personnage ne peut être analysé qu’en fonction des relations qu’il entretient avec les éléments constitutifs du texte.
Dans ces relations, le nom propre peut être aussi un élément d’allusion intertextuelle, dans laquelle le lecteur est appelé à établir les relations possibles qu’entretient le nom avec les textes antérieurs, le texte présent (roman) et le hors-texte.
Le nom propre de fiction a aussi un usage pragmatique. La fonction du nom propre, dans un roman, est de désigner, classer, et signifier.
À l’image du monde réel, le nom désigne et singularise le personnage. Il est « un indicateur d’individualité »4. Pour Michel Foucault, « les noms propres formeraient d’utiles repères qui éviteraient des désignations ambiguës, ils nous diraient ce que regarde le peintre. »5 Pour éviter toute ambiguïté, et dans le but de s’identifier au réel et de donner une identité crédible, il n’y a pas mieux que de choisir un nom du monde réel, parce que « structuralement parlant, on ne peut… retenir aucune différence entre les noms propres fictionnels et non fictionnels. »6
Ainsi, Vincent Jouve voit que : « L’être du personnage dépend d’abord du nom propre qui suggérant une individualité est l’un des instruments les plus efficaces du réel. »7Concernant ce rapport du réel à la fiction, Bakhtine voit que « le roman n’est pas le reflet direct d’une réalité extérieure, mais sa reconstruction par l’écrivain au moyen de matériaux du langage et de l’esthétique. »8
La fonction de classement repose, essentiellement, sur l’opposition entre le(s) porteur(s) du nom propre dans le roman, et celui (ceux) du monde réel. Pour Grivel, le nom propre « fonde le roman en vérité, puisqu’il transporte l’apparence de la propriété qu’a toujours le nom dans l’usage courant. »9 C’est l’opposition entre l’aspect mimétique du personnage, voire de son nom, lorsque la vraisemblance est la préoccupation essentielle, et l’aspect anomique du nom lorsque l’esthétique est antimimétique.
En ce qui concerne la signification, Eugène Nicole la trouve dans le rapport entre le contenu sémantique du nom propre, et la position du personnage par rapport aux autres composantes ; personnages, actes, etc. En effet, le personnage ne peut être analysé de façon pertinente qu’à la lumière de ses relations avec les autres personnages. C’est bien cette fonction qui sera investie dans notre approche.
Le nom propre n’est pas seulement « le prince des signifiants »,10 mais il est par excellence « l’élément central de la sémiotique du personnage et de la typologie narrative. »11En effet, la sémiotique ne s’intéresse pas, comme l’onomastique, à l’origine des noms. Mais elle s’intéresse davantage de la relation dynamique qui relie le nom comme index, permettant la singularisation à « la mémoire collective » des individus qui donne un autre référent au signe (nom) et lui confère un statut de symbole.
Les noms de personnages ne peuvent, donc être interprétés que dans une sémiotique narrative, qui unit le personnage comme signe narratif au nom comme signe sémiotique.
2. Les noms de personnages
De l’inventaire des anthroponymes, nous avons compté 47 noms de personnages. Les porteurs de ces noms jouent des rôles actanciels différents.
De cet inventaire, nous avons choisi l’analyse de certains prénoms. Ce choix n’est pas fortuit. Il est imposé par l’importance des rôles actanciels, et le nombre de discussions (72 discussions) auxquelles chaque personnage y participe. Cette analyse nous a permis de ressortir avec les noms suivant : le Bédouin, Sayed, Souleymane et Mike.
2.1 Souleyman et le soldat Dieu
Souleyman est le nom d’un simple esprit qui vivait dans le village de Kafr Karam. Il vivait dans son monde, loin des complications de la raison. Souleyman incarnait dans son nom sérénité et paix, puisque son nom d’origine hébraïque signifie : « Qui jouit d’une parfaite sécurité ; qui a un cœur pur »12. Souleyman est la version arabe du roi et Prophète Israélien Solomon, le constructeur du Temple de Jérusalem, et dont le nom signifie paix.
Souleyman vivait en paix dans son monde, il n’a aucune relation avec le monde compliqué de la raison : « Souleyman ne parlait pas, ne plaignait pas, n’agressait pas ; il vivait retranché dans son monde et ignorait totalement le nôtre. » (p 230).
Dans un schéma actanciel canonique, Souleyman ne joue pas un rôle important. D’ailleurs, il ne participe à aucune discussion. Son importance il la puise dans la symbolique de sa fin tragique, et dans l’effet de cet accident sur le personnage principal ; le Bédouin. Dans un schéma purement narratif, la mort de Souleyman est un événement parmi d’autres qui préparent l’élément déclencheur.
La mort gratuite de Souleyman dans un check point, par un GI, constitue une fin symbolique de la paix, et de l’ordre dans lesquels vivait le village. C’est ce que le Bédouin, héros et narrateur expriment : « Kafr Karam s’empêtrait dans ses faux-fuyants. La mort de Souleyman la déboussolait. » (p. 76). La paix qu’incarnait Souleyman s’est envolée sous les tirs de Mike le tireur d’élite (sniper).
« Mike posa un œil sur la jumelle de son fusil, ajusta sa ligne de mire, retint sa respiration et appuya délicatement sur la détente. Il fait mouche du premier coup. La tête de Souleyman explosa comme un melon, freinant net sa course débridée. » (p. 67).
Les soldats américains contrôlent tout en Irak, ils ont un pouvoir absolu, semblable aux dieux. Le choix de prénoms du soldat qui tue Souleyman exprime bien ce pouvoir. Mike est le diminutif de Michael. Un prénom d’origine hébraïque ; Mikael, composé des termes hébreux « Mika » et « El », et signifie « qui est semblable à Dieu »13. Mikael est aussi le nom d’un Ange.
Mike, comme tous les autres soldats « dieux », n’incarne de Dieu que son pouvoir à prendre la vie. Les mortels (irakiens) n’ont même pas le droit de se plaindre. Mais nous croyons que le nom (Mike) trouve une autre raison de son existence dans l’idéologie religieuse des responsables américains. En effet, le vocabulaire religieux commence à prendre une place primordiale dans les discours politiques des responsables américains, et en particulier, celui du Président Bush juste après les attentats du 11 septembre 2001. C’était l’événement qui a changé à jamais les États-Unis d’Amérique et tout le monde.
La célèbre expression de George Bush « Empire du Mal » faisait partie de ce discours religieux, qui ne vise que la diabolisation de l’autre. Dans son discours du 10 novembre 2003 à la Nation, George Bush attaque les intégristes musulmans et affirmait :
« Ils osent demander la bénédiction de Dieu, alors qu’ils s’apprêtent à tuer des hommes, des femmes et des enfants innocents. Mais le Dieu d’Isaac et d’Ismaël ne répondrait jamais à une telle prière ».
Les intégristes islamistes utilisent le même discours religieux « Nous sommes la colère de Dieu, dit-il sur un ton caverneux, nous sommes ses oiseaux d’Ababil… Ses foudres et ses coups de gueule. Et nous allons foutre en l’air ces salopards de Yankees. » (p. 89).
Le choix de deux noms d’origines religieuses (Souleyman et Mike) est très symbolique. Il donne une raison à cette compagne religieuse contradictoire dont le peuple irakien, surtout les jeunes, est la principale victime.
En plus de cette dimension symbolique, ces deux noms ont une dimension ironique. En effet, ni Souleyman, qui incarne la paix dans son nom, ni Mike, qui incarne la miséricorde dans son nom, ne détiennent les clés de leur sort. Une ironie dans le dessein à l’opposé de la dénomination. La cruauté et l’enfermement des personnages dans le cercle infernal de la méconnaissance sont les seuls garants de cet usage.
2.2 Sayed, le nom et l’action
Dans Les Sirènes de Bagdad, Sayed est un personnage clé. Il défend une cause et est prêt à tout sacrifier pour elle. La force de son discours lui donne un statut de leadership. Il est le fils du Bashéer le faucon dont il a probablement hérité sa rapacité. Sayed, comme son père, parle la même langue et lui partage les mêmes convictions.
« Pourquoi crois-tu qu’ils sont là, les Américains ? S’entêta le faucon. Par charité chrétienne ? Ce sont des hommes d’affaires, ils nous négocient comme des marches. Hier, c’était nourriture contre pétrole. Aujourd’hui ; c’est pétrole contre Saddam. » (p. 41)
Le nom de Sayed signifie « maître, chef, seigneur »14, une personne qui exerce un pouvoir sur les autres. Il est fonceur ; « Sayed, le maître de céans, toussota dans son poing. En sa qualité d’hôte, il devait trancher. Il leva sur Yacine un regard acéré » (p. 173). On attribue aux personnes portant le nom de Sayed, l’attribut d’être autoritaires : « Sayed était quelqu’un de taciturne, voire hautain. Il avait une façon de diriger ses employés qui me déplaisait. On lui obéissait au doigt et à l’œil, et quand il tranchait, c’était sans appel. » (p. 208) Il décide du sort de tous les gens qui l’entourent. Ainsi, lorsque le Bédouin lui demande de l’affecter à son groupe, il lui répond : « chaque chose a son temps » (p. 196).
L’autorité de Sayed est vue comme un élément d’apaisement et de cohésion. Le Bédouin la qualifie de rassurante : « paradoxalement, son autorité me rassurait, je n’avais pas besoin de poser des questions ; il pensait à tout et semblait préparé à faire face à n’importe quelle éventualité. » (p. 208)
Sayed est attentif, il choisit le lieu et le moment pour intervenir. Quand la discussion, entre Yacine et Salah, est arrivée à son paroxysme, il intervient : « vas-y, qu’est-ce qui t’empêche de passer à l’acte ?.. Joins le geste à la parole et rentre-leur dedans, à ces fumiers d’Américains, sinon, mets de l’eau dans ton vin et lève le pied. » (p. 19).
Il est sincère, en sa qualité d’énonciateur il assume la responsabilité en employant la première personne « je » qui traduit une conscience de soi-même et des autres. Il est aussi sincère sur le plan affectif : « il se retourne vers moi. Son visage est livide, ses yeux miroitent de larmes furieuses.
- Si tu voyais Bagdad, ce qu’elle est devenue, avec ses sanctuaires brouillés, ses guerres de mosquées, ses boucheries fratricides » (p. 277).
Sayed est aussi une personne qui s’inspire de son histoire et de la sagesse des vieux. Ainsi, il raconte, à Yacine, l’histoire du gaillard égyptien vaniteux et autoritaire. Mais, en gardant l’aura de son caractère énigmatique : « c’est ma morale à moi. À toi de trouver une, à ta convenance. » (p. 75)
Conscient de l’importance de l’image, il offre un téléviseur, et une antenne parabole aux jeunes villageois de Kafr Karem. Il mettait tout le monde à jour avec l’actualité de leurs pays. En une évocation de l’utilisation de l’image dans la propagande et la subversion terroriste. Le passé militaire de l’auteur et son expérience ont sûrement joué un rôle dans l’évocation de ce phénomène terroriste qui unit l’image au verbe.
« Il m’apporta des DVD sur lesquels on avait écrit au feutre indélébile Bagdad, Bassorah, Mossoul, Safwan, etc. C’était des enregistrements piqués des reportages télévisés ou bien pris par de videoamateurs montrant des exactions des coalisés : le siège de Faloudja, les ratonnades commises par des soldats britanniques sur des gamins irakiens captures lors d’une manifestation populaire, l’exécution sommaire pratique par un GI sur un blessé au cœur d’une mosquée le tire nocturne et sans sommation d’un hélicoptère américain sur des paysans dont le camion était tombé en panne dans un champ ; bref la filmographie de l’humiliation et des bavures qui avaient tendance à se banaliser. » (p. 209)
Les jeunes villageois tels Yacine, Salah, les jumeaux Hassan et Hossein et les autres ne sont que des victimes d’un homme, qui use du langage pour séduire, puis recruter les jeunes innocents dans son organisation terroriste. Telles les Sirènes qui séduisaient les navigateurs par leur chant avant de les dévorer. Le choix du titre Les Sirènes de Bagdad trouve son usage pragmatique et symbolique dans cette évocation mythique, qui mêle à la fois séduction et argumentation.
2.3 Le Bédouin, un nom collectif
Le Bédouin est le nom du personnage principal du roman. Il apparaît dans la plupart des discussions. Loin d’être un héros au sens traditionnel, il peut être qualifié de personnage principal, quoiqu’il apparaisse velléitaire et passif, à l’exception de l’épisode de l’avortement de son entreprise terroriste.
Le Bédouin agit au nom des règles sociales bédouines, héritées d’antan. Son nom est issu du nom commun bédouin. Il y a là un rétrécissement des frontières entre nom propre et nom commun. Et une fusion entre l’individuel et le social.
L’appartenance sociale et culturelle, du personnage principal est investie dans le réseau qui constitue la trame du roman. Ce personnage incarne dans son nom une société et un mode de vie. En effet, les bédouins sont des populations de nomade qui vivent dans des régions désertiques au Moyen-Orient. Ils pratiquent l’élevage et la chasse. Ils sont une population indépendante et productrice. Ils sont aussi très hiérarchisés, généreux, conservateurs et très prudents face aux étrangers :
« Nous nous étions toujours méfiés des étrangers. Tant qu’ils effectuaient de larges embardées pour nous éviter, nous étions saufs […] Ce qui nous venait d’ailleurs nous rappelait trop de mauvais souvenirs » (p. 31).
L’honneur, pour cette communauté, n’est plus un mot qui tartine les discours hypocrites des citadins. Dans cette population, il est un engagement et une pratique quotidienne : « C’était ainsi depuis la nuit des temps. Les Bédouins, aussi démunis soient-ils ne badinaient pas avec le sens de l’honneur » (p. 145) contrairement aux Américains qui l’ont perdu : « L’honneur ? Ils ont falsifié ses codes. » (p. 187)
La rigueur des lois dépasse l’affection fraternelle. Ainsi, le Bédouin condamne sa sœur qui vivait avec un homme sans être mariés. Pour lui, elle a transgressé les lois bédouines :
« Elle n’était qu’un succube, une putain ; elle n’avait plus de place dans ma vie. Dans la tradition ancestrale, lorsqu’un proche dévoyait, il était systématiquement banni de notre communauté. Quand c’était une fille qui fautait, le rejet n’en était que plus expéditif. » (p. 153)
La pudeur est aussi une valeur sacrée dans la communauté bédouine. Les nouveaux maîtres du pays ne partagent pas la même vertu. « La pudeur, c’est quelque chose qu’ils ont perdu de vue depuis des lustres ». (p. 187).
Le portrait monstrueux des étrangers les rapproche des envahisseurs venus d’une autre planète. « Ils débarquent d’un univers injuste et cruel sans humanité et sans morale, ou le puissant se nourrit de la chair des soumis ». (p. 187).
La vengeance est aussi une des principales lois qui régissent la société bédouine, elle devient alors un devoir, et non plus une tâche facultative. Selon les traditions, l’humiliation d’un Bédouin ne peut se laver que par le sang même si on perd la vie, on est digne d’être enterré.
« L’offense se devait d’être lavée dans le sang, seule lessive autorisée pour garder son amour-propre. » (p. 30) Cette mission est à la charge du père de la famille ou du fils aîné « J’étais le garçon unique de ma famille. Mon père étant invalide, c’était à moi qu’échait la tâche suprême de venger l’outrage subi, quitte à y laisser ma peau. La dignité ne se négocie pas. Si on venait à la perdre, les linceuls du monde entier ne suffiraient pas à nous voiler la face. et aucune tombe n’accueillerait notre charogne sans se fissurer » (145).
Le Bédouin est un nom, plutôt un sujet collectif. Une personne qui représente toute une société avec sa culture, son histoire et ses douleurs. Il est alors une icône, dans la mesure où la correspondance entre le signifiant (nom) et le signifié (personnage) détermine la pensée, l’attitude et la destinée du personnage. Et c’est bien dans cette dimension que le Bédouin trouve sa réelle justification, et il contribue à la construction du sens du roman.
Les noms tels, Bédouin, Sayed sont des noms motivés dans la mesure où la redondance entre la personne et le nom détermine tout le texte. Chacun des deux assume et remplit les fonctions pragmatiques de sa dénomination. Il y a dans les qualités de chaque personnage un écho qu’ils établissent entre le texte et le nom. En effet, la tradition romanesque nous a appris que, dans plusieurs cas, ce n’est pas le texte qui fait le nom, mais c’est le nom qui fait le texte.
3. Les noms référentiels
Cette deuxième catégorie comporte 17 prénoms. Elle est issue du même inventaire onomastique. Il s’agit de noms de personnes, réelles ou fictives, citées par les personnages dans des contextes différents.
Par souci d’objectivité, et au risque de faire des digressions, nous avons décidé d’éloigner de notre étude les noms de personnalités politiques tels Bush, Saddam, Alhariri, etc. Les noms qui restent sont soit des noms de chanteurs arabes, soit des noms de personnalités mythiques.
Par noms référentiels, nous ne désignons pas des noms dont la référence renvoie à la personne elle-même, à l’image des personnalités historiques appelées pour occuper des rôles romanesques, mais nous désignons par ça, des noms dont la référence renvoie à la situation de communication, comme une partie inséparable du discours.
Les couples que nous avons choisis apparaissent dans une des plus vives discussions entre deux personnages principaux, à savoir Sayed et le Bédouin :
-Sayed : « Et dehors de nos rues, se livre le plus grand duel de tous les temps, le choc des titans… Shéhérazade contre Ma Baker, Sindbad contre Terminator. » (188) Ces noms sont inséparables du contexte de communication.
3.1 Deux femmes : deux destins
Dans cette discussion, Sayed opposait Ma Baker à Shéhérazade. Une opposition de deux femmes, deux histoires et deux civilisations.
Ma Baker ou (Ma Barker) de son vrai nom Kate Barker née le 8 octobre 1871 à Ash Grove (Missouri, États-Unis) et morte le 16 janvier 1935, était une criminelle américaine, à la tête d’un gang composé de ses fils Herman, Lloyd, Arthur et Fred et spécialisé dans le kidnapping, les braquages de trains, de banques et la grande criminalité dans le Middle West des années 1920. Ma Barker trouva la mort sur le Lac Weir, en Floride, dans une fusillade avec des agents du FBI dirigés par Edward J. Connelley.15
Elle fait l’objet d’une chanson chantée par le groupe de disco Boney M. avec le titre Ma Baker (titre comportant une erreur et fait l’objet de l’appellation Ma Baker). Elle a aussi clairement inspiré le personnage de Ma Dalton des albums de Lucky Luke. Elle inspire également, le gang et le personnage de « Ma Grissom » dans le roman de James Hadley Chase, Pas d’orchidées pour Miss Blandish 1939, adapté au cinéma par Robert Aldrich en 1971. Et un autre film de 1996 sous le titre Public Enemy.
Cette criminelle inspirait des artistes, des écrivains, et des réalisateurs, plus que les Pères bâtisseurs des États-Unis d’Amérique. En prenant cette dimension, Ma Baker est devenue un mythe occidental, voire américain.
Contrairement à l’image de Ma Baker, Shéhérazade, le personnage principal des contes de mille et une nuits, nous ouvre pleinement les portes pour découvrir un autre type de femmes. Une femme qui incarne une autre société tout à fait différente de celle que représente Ma Baker.
Bien qu’on ne sache pas exactement l’origine du conte, Les Mille et une Nuits relatent l’histoire d’un calife, déçu par les tromperies de sa femme. Il décide de se marier chaque jour avec une jeune femme vierge puis l’exécuter au lendemain. Shéhérazade, aidée de sa sœur, va combattre à sa manière ce massacre. Elle se laissera marier par le calife. La nuit, elle commence à raconter la plus passionnante et émouvante des histoires à son époux. Le calife est séduit par le conte et admet à ne pas tuer Shéhérazade le matin. Au bout des mille et unièmes nuits, le Calife décide en reconnaissance à son intelligence et sa bonté de la pardonner.
Shéhérazade est donc l’héroïne qui n’a pas sauvé seulement sa vie et celle de sa sœur, mais elle a sauvé toutes les jeunes femmes de sa ville. D’origine perse, Shéhérazade signifie « la femme de la cité »16. C’est là la vraie nature de Shéhérazade, et non l’image stéréotypée de la jeune danseuse.
Voilà la réelle opposition entre ces deux femmes. Une qui lutte pour l’espoir et la vie. Et une autre femme qui sème la mort et la haine.
3.2 Un homme, une machine et deux voyages
Le deuxième couple oppose Sindbad et Terminator. Le duel entre ces deux images dans les rues de Bagdad est un duel qui dépasse les noms, pour atteindre les deux cultures et les deux civilisations, c’est le : « le choc des titans. » selon Sayed. (p. 188)
Sindbad, ou Sindbad le marin est un des personnages principaux des Mille et une Nuits. L’origine du nom n’est pas sûre et on lui attribue plusieurs étymologies, la plus fiable est celle que donne René Khawam, pour qui ce nom est d’origine persane ; Sîn-dabâne qui signifierait « l’homme attiré par la Chine. »17
Sindbad, le riche marchand entend par hasard un porteur qui s’appelle Hindibad se plaindre de l’injustice de son sort. Il invite ce porteur à l’accompagner chez lui, et à chaque dîner de la semaine, il va raconter ses sept voyages par mer. En chacune de ses occasions, il fait naufrage en raison de son mauvais sort. Il est sauvé grâce à la chance, sa patience et son courage. Après chaque aventure, il revient chez lui plus riche qu’auparavant.
Sindbad est un personnage de culte, une figure symbolique et mythique du voyage, mais aussi d’exotisme, de courage et d’héroïsme. Sa quête dépasse la richesse. C’est la sagesse qui est la réelle quête de Sindbad. Ses voyages sont perçus comme une aventure enrichissante de l’esprit. Un voyage initiatique qui donne la naissance à une autre personne tout à fait différente, plus sage, plus riche et plus modeste.
Mais il semble bien que le voyage de Sindbad ne soit plus comme celui de son rival ; le Terminator. Une machine à apparence humaine, envoyé du futur pour une mission meurtrière. Elle a pour objectif d’éliminer une jeune femme du nom de Sarah Connor et son fils.
La ressemblance est évidente entre les soldats américains et le Terminator : « Vas-y, jette un coup d’œil par la vitre et tu verras qu’ils sont vraiment : des machines. » (p. 188). Pour Sayed le dénominateur commun entre les soldats américains et le Terminator est bien cette prédisposition de détruire et de tuer.
Les noms tels Terminator, Sindbad, Shéhérazade, et Ma Baker sont, dans le contexte de cette discussion, des éléments de discours analysables, à l’image des déictiques personnels et spatio-temporels. Ils permettent aux locuteurs de se situer, d’une part. Et sont aussi des indications ou des instructions données à l’interlocuteur afin de comprendre et d’interpréter l’énoncé, d’autre part. En effet, ces noms ne sont pas conçus, utilisés, et interprétés par le locuteur (Sayed) et l’interlocuteur (Bédouin), indépendamment de la situation de communication. Ce sont des repères qui balisent la compréhension de l’énoncé.
Au niveau de la sémantique, les noms référentiels ne sont pas séparés des composantes des deux isotopies sémantiques qui concourent et s’opposent ; les nôtres et les leurs. Ces deux pôles sont constitués par les traditions, les valeurs sociales, les mythes et les noms (Sindebad, Terminator/Shéhérazade, Ma Baker).
Conclusion
À travers les couples d’opposition onomastique, nous avons vu comment le nom, à travers sa symbolique, dépasse la fonction de désignation. En effet, le souci n’est plus d’individualiser, dans le cadre d’une esthétique de vraisemblance. Les noms sont motivés et symboliques. Ils sont symboliques diachroniquement par la charge qu’ils ont acquise dans la mémoire collective, parce qu’ils sont un bien culturel. Et motivés par la redondance qu’ils produisent entre le personnage, porteur du nom, et le texte.
Pour ce qui est des autres noms tels Sindabad, Terminator, Schéhérazade, Ma Baker, ils sont des parties du discours, comme les déictiques personnels, spatiaux et temporels, et qui ne peuvent être analysés indépendamment de la situation de communication. Ils permettent au locuteur et à son interlocuteur d’arriver au sens plus ou moins voulu par le locuteur et accepté par l’interlocuteur.