Introduction
Tout en se voulant fidèle aux chroniques de Tabari, Ibn Saad et Ibn Hichem, Assia Djebar, dans Loin de Médine, transforme, par la fiction, les oubliées de l’Histoire, les femmes, en héroïnes et détentrices incontestables de l’héritage spirituel. Elle introduit la fiction au cœur du sacré, conciliant l’imaginaire et l’Histoire attestée, la fiction et la vérité historique, pour combler ainsi « les béances de la mémoire collective » (p. 7). Le passé n’ayant pas livré tous ses secrets, la fiction apparaît donc comme la seule issue possible permettant de pallier les lacunes de l’Histoire. Assia Djebar exhume alors les personnages principalement féminins de l’entourage du Prophète Mohammed et dresse toute une fresque de portraits qui raconte les premiers temps de l’Islam du point de vue des femmes. En redonnant ainsi la voix à ces premières femmes ensevelies sous le poids du silence, l’auteure transfigure, par la fiction et par l’art de l’écriture, les faits rapportés par les chroniques officielles et montre à quel point ces voix féminines sont indispensables à la compréhension et à l’interprétation des textes religieux. Par ce travail scripturaire, Assia Djebar ne se contente pas de combler les béances de l’Histoire, elle la recrée en enracinant le texte coranique dans la parole féminine. Pour illustrer nos propos, nous ferons référence, dans cette étude, à seulement deux personnages féminins, en l’occurrence, Aïcha, l’épouse du Prophète, et Fatima, sa fille.
1. Aïcha : la voix de la transmission ou la gardienne de l’'héritage sacré
Le texte s’ouvre dans le prologue sur une magnifique scène de communion entre le Messager de Dieu agonisant et son épouse Aïcha.
En effet, un échange de serment symbolique va avoir lieu juste avant la mort de Mohammed, une mort annoncée de manière énigmatique dans l’incipit : « Il est mort. Il n’est pas mort » (p. 11).
Ces deux propositions antithétiques juxtaposées, qui reviennent comme une formule incantatoire tout au long de ce prologue, expriment l’incertitude, un mouvement de va-et-vient entre la vie et la mort, entre l’Ici et l’Ailleurs.
1.1. La transmission de la parole prophétique
Comme si le Prophète faisait un pas au-delà et un pas en arrière, une mise à vif de la mort1 qui reproduit l’état de transe qui s’empare du Messager de Dieu lors de la révélation. Mais cette fois, c’est dans les bras de Aïcha que cette dernière « fièvre » le prend :
Toujours sa tête posée sur la poitrine de sa jeune femme, avec la faiblesse d’un enfant, il s’est abîmé dans un long moment d’inconscience […]Aïcha a mis du temps pour comprendre. Car il est revenu à lui une seconde, elle l’a entendu balbutier « avec le Compagnon le Très-Haut », elle a compris qu’il voyait encore Gabriel, puis… (p. 12)
Inscrite ainsi au cœur de cette scène dramatique et « magique » à la fois puisqu’elle reproduit le processus de révélation, Aïcha reçoit une part de sacré. C’est aussi une manière pour Djebar de recréer dans son roman, à travers le récit de la mort, mais aussi à travers l’incipit anaphore, cet état de transe pour redonner à la voix féminine sa légitimité, voire sa sacralité, mais cette fois c’est le Messager lui-même ; en tant que « symbole et esprit », qu’il incombera à Aïcha de transmettre. « Il est mort ; il est vraiment mort, et dans ses bras » (p. 293), écrit Djebar plus de 200 pages plus loin comme une réponse à cette énigme du prologue confirmant l’importance du rôle de celle-ci et de la femme en général à l’aube de l’Islam.
Toujours dans le prologue, un autre épisode, tout aussi magique, transréel pourrait-on dire puisqu’il est tout proche du transcendant, va faire de Aïcha la transmettrice par excellence de la parole « vive » :
Il (Mohammed) a pris place dans les bras de l’aimée. Elle lui a même trituré de ses dents une racine de noyer — un souak — qu’elle lui a mâché pour se nettoyer les gencives, comme il semblait désirer. Nous nous sommes, en ce dernier instant, échangé nos salives, dira-t-elle plus tard avec une sorte de fierté puérile. (p. 12)
Bénie ainsi dans le secret de la chambre conjugale, la parole de Aïcha est sacralisée. Cet échange de salive peut se lire en effet comme une allégorie de la transmission de la parole prophétique et poétique que la jeune épouse va recueillir et qu’elle se chargera de transmettre aux autres. Grâce donc à cet échange buccal2, Aïcha est la seule à pouvoir recevoir cette parole d’amour et de poésie, une parole que ne pouvaient recevoir les trois scribes accourus au chevet de Mohammed : « L’agonisant a désiré un scribe, qui puisse écrire fidèlement ses recommandations. Trois au moins se sont présentés à son chevet. Il a eu un regard de désolation et il a tourné la tête vers le mur. Il n’a rien voulu dire » (p. 11).
Le comportement malveillant des scribes laisse donc les musulmans avec un héritage sans testament. Mais tout au long de son récit, Assia Djebar fera des femmes les dépositaires de cet héritage prophétique puisqu’elles porteront les traces de cette transmission « orale ».
L’auteure attire l’attention du lecteur sur le fait qu’après la mort du Prophète, toutes les femmes sont là autour de sa dépouille, elles veillent, vigilantes, sur son âme, son esprit, sa mémoire, sa parole, car il incarne pour elles la Parole divine même. Selon une croyance, tant qu’un mort n’est pas inhumé, il est encore présent dans sa demeure. Et voilà que pendant « trois jours […] la dépouille de l’Envoyé, dans la chambre de Aïcha, est oubliée de tous les musulmans » (p. 13). Les hommes auraient ainsi oublié Mohammed au point de négliger sa dépouille, pour ne se préoccuper que de sa succession temporelle. Assia Djebar insiste sur la présence des femmes en répétant au moins cinq fois la conjonction « mais » :
[…], mais les épouses, mais Fatima, la dernière des filles vivantes, elle-même très affaiblie, mais les vieilles tantes, mais la douce Oum Aymenn, mais Marya la Copte, se relayaient autour du mort… (p. 14)
Cette conjonction ne signifie pas la restriction : « seules les femmes veillent », mais au contraire l’insistance exprime le contraste : en l’absence délibérée, mal intentionnée des hommes, seules les femmes et elles seules assurent la veillée sacrée du Messager, et ce, durant trois jours. Ce « mais » indique l’exhaussement, l’assomption des femmes au sommet de la sacralité de l’héritage sacré. L’insistance est encore plus renforcée par l’aspect anaphorique, poétique de la conjonction
La romancière est donc bien décidée à tirer de l’oubli ces femmes à qui l’on impose le silence et à mettre en évidence leur rôle en leur redonnant la voix. Elle évoque tous les sujets, même les plus sensibles, et ne manque pas de rapporter la calomnie dont l’épouse du Prophète a été victime du vivant même de ce dernier, calomnie condamnée dans les versets de la Sourate « La Lumière ».
C’est au chapitre « Voix, multiple voix » (Aïcha et les diffamateurs) que Assia Djebar entreprend de mobiliser les voix des rawiyates et celle de Aïcha pour exhumer les détails de cet épisode et le faire revivre, comme si, même préservée par la Révélation, l’auteure se devait de prendre sa défense.
Elle procède à une confrontation des voix masculines et féminines mettant en présence les paroles des rawiyates et des accusateurs. Alors que dans la première partie du chapitre, elle rapporte les voix de deux rawiyates en alternance trois fois avec celle de Aïcha qualifiée d’« innocente », dans la deuxième partie, la narratrice rapporte la voix de trois « Hypocrites » pour finir avec la voix du « chef des Hypocrites »3 . Il résulte de cette accumulation de récits où se succèdent plusieurs témoignages, une sorte de transe du texte qui participe activement à rétablir la vérité historique.
En d’autres termes, cette polyphonie qui va jusqu’à faire oublier au lecteur l’existence d’une narratrice principale par la mise en scène d’une multitude de voix et de points de vue permet à Djebar d’accéder à un certain plan de la réalité et de la vérité. Jean Peytard affirme dans le même sens que : « le dialogisme (ou la polyphonie) dit toujours que la vérité n’est pas affaire d’un seul homme, mais qu’elle affleure progressivement de l’échange à plusieurs »4.
1.2. La voix féminine comme rempart face au pouvoir patriarcal
Dans cette lutte contre les diffamateurs, s’élève alors dans Loin de Médine tout un chœur de voix féminines superposant deux histoires « masculine » et « féminine » avec la volonté de les mettre en présence5. Les voix des femmes à Médine se dressent désormais en rempart face au pouvoir patriarcal, féodal et misogyne de la parole masculine, notamment celle des chroniqueurs.
Dans cette quête féminine de la transmission de la parole, Aïcha, dans Loin de Médine, semble indiquer la voie à travers sa voix. N’ayant jamais eu d’enfant, elle se retrouve symboliquement « Mère de tous les Croyants », parce que gardienne de la parole « vive » (Aïcha : la vie/la vivante), elle a, comme l’indique la narratrice « à nourrir les autres, à entretenir le souvenir du Messager […] vivre le souvenir pour “eux” les Croyants, tous les Croyants », contre les hypocrites.
Outre la figure d’Aïcha, c’est Fatima aussi qui se révèle la dépositaire de l’héritage prophétique, peut-être même plus que la première, puisque celle-ci, telle une Antigone à l’aube de l’Islam, porte la voix de la contestation.
2. Fatima ou la voix de la contestation
Tout en restant fidèle aux textes canoniques, Assia Djebar, afin de compléter les silences de la chronique, recourt à la théâtralisation notamment dans la scène où Mohammed s’oppose à Ali qui désirait prendre une seconde épouse. Le chapitre «Celle qui dit non à Médine » annonce déjà la fervente contestation de Fatima. Il commence en effet par le refus de son père : « Ce fut d’abord le père, le père de la fille aimée. Ce fut lui qui, le premier, à Médine, a dit “non”. Il répéta devant tous “non” ». (p. 66).
Dans cet extrait et avant même que le récit ne commence, le père et la fille sont joints par une forte relation de complémentarité. Assia Djebar, en les couplant ainsi, va réaliser dans son texte ce que la tradition a nié et occulté, en l’occurrence, l’héritage par filiation de Fatima dans les traces du Prophète, filiation par la fille, à l’égal de la filiation par le garçon exclusivement patriarcale.
2.1. La contestation incarnée
La narratrice commence donc par la fin. Il s’agit d’une ellipse, qui met l’accent sur le refus catégorique et définitif du Prophète tout en poussant l’émotion à son paroxysme : « ma fille est une partie de moi-même ! Ce qui lui fait mal me fait mal ! Ce qui la bouleverse me bouleverse ! ». Puis l’auteure passe à la narration des faits : « venons au fait » où elle reconstitue le récit rapporté par les historiens : « Ali désire prendre une seconde épouse, cela se passe entre l’an huit et l’an dix de l’hégire ». (p. 67).
La narratrice imagine alors l’état affectif de Fatima où les voix des deux femmes se confondent pour combler, selon les termes de l’auteure, « les béances » de l’Histoire « à coup d’hypothèse » 6:
Fatima attend. Elle regarde son père, qui cette fois ne prône pas patience. Fatima semble douter « est-ce vraiment du jeune époux que je reçois ce coup, ou n’est-ce pas de toi, mon père, toi, l’Envoyé de Dieu ? »
« Qu’a pu répondre dans l’ombre de ce jour, dans ce tête-à-tête aussi aiguisé qu’une pointe de lance, tournant et retournant dans la plaie, qu’a pu répondre Mohammed à sa fille aimée ? … Même Oum Salama n’a pu le savoir » (p.73).
Puis vient tout un récit poétique rythmé de phrases interrogatives où l’une d’elles revient comme une anaphore :
À qui Mohammed a-t-il dit « non » ce jour-là, à Médine ?
À Ali, son cousin, gendre et fils adoptif ?
À qui Mohammed a-t-il dit « non » ce jour-là à Médine ?
Ô croyant, je ne vous interdis pas ce que Dieu vous a permis ! Je ne vous permettrai pas ce que Dieu vous a défendu !… Mais… Certes est licite pour tout croyant le fait d’avoir quatre épouses. Or ce sont eux, les gens de Médine qui sont pris à témoin de cette vérité d’ordre privé : « Ce qui bouleverse Fatima me bouleverse ! »
À qui Mohammed a-t-il dit « non » ce jour-là à Médine ? À une partie de lui-même ? Le père en lui, vibrant jusque-là de douceur et d’espoir, se tourne vers le Messager habité, pour oser dire tout haut son désarroi de simple mortel : « je crains que Fatima ne se sente troublée dans sa foi !... ». (pp. 74-75).
2.2. La voix de la révolte
Contrairement donc aux récits des chroniqueurs qui se contentent de rapporter les faits, la narratrice, grâce à une série de questions, et plus particulièrement, grâce à cette phrase interrogative anaphore qui intègre le « non » du Prophète, pénètre au cœur du dogme et le subvertit en rappelant que la polygamie n’est pas une loi immuable, mais modifiable selon les cas et circonstances.
Mais ce qui est mis en évidence surtout dans ce passage, c’est le tourment de Mohammed où les deux natures du Prophète semblent se confronter en lui : d’une part, le simple humain, le père, et d’autre part, le Messager hanté de divin, et cette fois c’est le mortel qui prend le dessus. Djebar montre ainsi que la parole de Mohammed est aussi chargée de ses propres émotions et bouleversements comme ce qui le pousse ce jour-là à dire « non ».
Dans un autre passage, la narratrice s’incruste dans la conscience de Fatima et va jusqu’à imaginer les fantasmes de cette dernière pour mettre en avant son désir d’hérédité :
Rêver à Fatima personnellement en dehors de son père, de son époux, de ses fils, et se dire que peut-être […] — oui peut-être que Fatima, dès sa nubilité ou en cours d’adolescence, s’est voulue garçon. Inconsciemment. À la fois fille (pour la tendresse) et fils (pour la continuité) de son père. Épousant certes le cousin du père, surtout parce qu’il est le fils adoptif du père : s’épousant presque elle-même à vrai dire, pour s’approcher au plus près de cette hérédité désirée et impossible, de ce modèle du mâle successeur par lequel Mohammed aurait perpétué sa descendance. (p. 59)
Cet épisode fantasmatique représentant le désir transsexuel de Fatima exprime à quel point celle-ci, dès son jeune âge, est préoccupée par la recherche d’une légitimité. Comme si en épousant le cousin qui est aussi le fils adoptif du père, Fatima serait plus proche de cette succession rendue impossible par la tradition. Cette scène imaginaire, mais tout à fait possible, montre que malgré l’absence d’une descendance mâle, la continuité du père se perpétue quand même à travers la fille. L’extrait se dresse ainsi contre l’ordre patriarcal, mais surtout contre une forme de discrimination sexuelle exercée dès l’origine.
Après avoir imposé le mariage unique à son époux, et peu après la mort du Prophète, Djebar rapporte une autre scène où Fatima va encore scander « non » un peu partout à Médine. Cette fois, elle dit « Non » à la prise de pouvoir par Abou Bekr sans avoir demandé l’avis de la famille du Messager, un « non » catégorique à la dépossession de la fille du Prophète.
La narratrice, tout en confondant encore une fois sa voix avec celle de Fatima, imagine ce que la fille du Prophète aurait pu dire :
Non, accuserait Fatima, vous prétendez me refuser mon droit de fille ! Elle pourrait aller plus loin encore, elle pourrait dire :
— la révolution de l’Islam, pour les filles, pour les femmes, a été d’abord de les faire hériter, de leur donner la part qui leur revient de leur père cela a été instauré pour la première fois dans l’histoire des Arabes par l’intermédiaire de Mohammed ! Or, Mohammed est-il à peine mort, que vous osez déshériter d’abord sa propre fille, la seule fille vivante du Prophète lui-même ! ! (p. 79)
Assia Djebar, en ravivant ainsi la voix de Fatima, emblème même de la révolte et de la contestation, rappelle qu’un droit a été nié aux débuts de l’Islam et que depuis, toutes les filles seront déshéritées. À travers Fatima qui se dresse dans Loin de Médine en Antigone Arabe, l’auteure brave le silence des chroniques. Elle montre une Fatima qui n’est pas prête à s’incliner, une Fatima dont la mémoire restera vivace dans l’imaginaire populaire, parce que sa voix et sa parole contestataires sont l’emblème de la révolte, et parce qu’aussi, comme l’épouse Aïcha, elle est dépositaire d’une parole « illuminante ». En effet, quelques jours avant sa mort, le Prophète avait murmuré à sa fille aimée « de mystérieuses paroles » qui l’ont fait pleurer. Mais Fatima est vite consolée :
À nouveau penchée sur le père gisant, elle lui fait partager sa joie, et celui-ci de s’éclairer de cette volubilité filiale… Père et fille dans les larmes, puis dans l’égouttement pour ainsi dire du bonheur survenant, fusant enfin de toutes parts. (p. 61)
Témoin de la scène où père et fille se sont échangé le secret, Aïcha est fascinée devant la « douceur séraphique » de cet instant. C’est au corps féminin que le Prophète transmet ainsi son souffle deux fois ; seul le verbe féminin peut donc combler la place de l’Absent. C’est ainsi qu’Assia Djebar fait des femmes les détentrices de l’héritage spirituel, loin du pouvoir séculier des hommes de Médine.
Conclusion
Pour conclure, on peut avancer rapidement que le profane, à travers l’imaginaire (la fiction), intègre le sacré, et réciproquement, le sacré fondé sur le transcendant s’ouvre au profane en l’intégrant à son tour. Cette intégration réciproque se réalise grâce à la voix féminine « transmettrice » ou contestataire, polyphonique, qui assure, comme nous avons tenté de le montrer brièvement, l’équilibre entre la fiction romanesque (l’imaginaire) et la chronique (le réel historique).