Agzul
Ajerred d usbeddi n yismawen n yimukan (ismidgen) ɣef tkerḍiwin tirakalin akked wummuɣen unṣiben yesɛa azal d ameqqṛan deg uḥraz n yismawen-a. Maca seg tama-nniḍen yezmer ad yili wanecta daɣen d sebba ara d-eglun s usettwiɣi-nsen. Deg umahil-a yellan gar yifasen-nneɣ, ad neɛreḍ ad neg tazrawt swayes ara nessiweḍ ad d-nbeyyen tumant-a n usettwiɣi n yismawen n yimukan imaziɣen. Iswi_nneɣ deg leqdic-a ad d-nbeyyen iswiren d tfesniwin n yisettwiɣiyen-a deg talɣa d unamek n yismawen n yimukan. Ɣer tama n yiswi-a daɣen, ad d-nbeyyen dakken iẓuran igejdanen n warwayen i iḥuzan anagraw asmidgan yurez deg tilawt ɣer temsal tidyulujiyin d tsertanin.
Awalen-isura
asettwiɣi ; ismidgen imaziɣen ; tirawalant ; tasnalɣa; tasnamka.
Introduction
En Algérie, ces dernières années, une attention singulière a été portée à la toponymie et à l’onomastique dans leur ensemble. Initialement, des travaux novateurs ont commencé à émerger dans les années 901, principalement réalisés par des universitaires éminents. Des thèses éminentes ont été soutenues, témoignant de cet intérêt accru, à l’instar des travaux de chercheurs tels qu’Atoui Brahim (1998), Ahmed-Zaid-Chartouk Malika (1999), Benramdane Farid (2008), Yermeche (2008), Tidjet Mustapha (2013), Rahmani Atmane (2022), pour ne citer que quelques noms. Par la suite, l’inclusion des toponymes en tant que patrimoine immatériel dès 2007 par l’UNESCO a apporté une impulsion significative à cette démarche érudite. Enfin, l’émergence d’organisations nationales, dont le Conseil national de l’information géographique (CNIG) et la Commission permanente spécialisée de toponymie (CPST), dédiées à la normalisation des noms géographiques, ont consolidé et renforcé cette initiative d’envergure.
Cet état de fait indéniable plaide incontestablement en faveur de la toponymie dans son acception la plus large, conférant ainsi à cette catégorie lexicale une opportunité essentielle de se tailler une place prépondérante au sein de la langue. Parallèlement, il ouvre une brèche conduisant à des questionnements d’une importance capitale. En effet, des problématiques relatives à l’altération des toponymes ont été soulevées, en particulier en ce qui concerne les toponymes amazighs transcrits dans d’autres langues telles que le français et l’arabe. Cette réalité inéluctable se manifeste de nos jours, où de nombreux toponymes se voient amputés de leur identité et deviennent hermétiques à toute interprétation cohérente. Plusieurs auteurs ont d’ailleurs abordé cette problématique, parmi lesquels T. Mustapha (2013:73), qui évoque en ces termes l’un des enjeux majeurs des études onomastiques : « Le premier obstacle auquel nous nous confrontons lors de l’étude des noms propres est l’identification des unités, c’est-à-dire la manière de les relier à un lexème ou, du moins, à une racine lexicale issue de la langue d’origine ». Dans cette perspective, une interrogation prégnante surgit naturellement : comment l’aspect orthographique peut-il altérer le système toponymique local, et dans quelle mesure son incidence influe-t-elle sur la sémantique des toponymes ?
L’essence de cette étude, clairement énoncée par son titre, réside dans une investigation minutieuse de quelques toponymes, visant à élucider les causes primordiales des altérations qu’ils subissent, aussi bien sur le plan formel que sémantique. Deux facteurs essentiels et interdépendants semblent sous-tendre cette situation, participant ainsi aux bouleversements observés dans le domaine onomastique nord-africain dans son ensemble.
Le premier facteur trouve son fondement dans une perspective historique, se focalisant sur l’aspect idéologique et politique. Dans une approche globale et éclairante, il s’agit de situer cette problématique non seulement dans une période temporelle déterminée, mais également de permettre une analyse limpide et perspicace. Ce point se déploie au sein de deux périodes distinctes : en premier lieu, lors de la période coloniale française, se manifeste l’introduction d’un mode de dénomination élaboré selon un modèle européen, dans le but de franciser les toponymes autochtones d’une part, et d’adopter un système de transcription inapproprié d’autre part. Ces initiatives entraînent inévitablement une altération du système toponymique. Par la suite, cette dynamique perdure après l’accession à l’indépendance, mais sous une forme différente. En effet, dans l’Algérie postindépendance, ce phénomène revêt une dimension plus globale, cherchant à conférer à la nation une identité exclusivement « arabo-islamique ». À cet égard, diverses initiatives et décisions cruciales ont été mises en œuvre, négligeant ainsi la richesse de la diversité linguistique et ethnique qui caractérise le pays.
Le deuxième facteur s’inscrit dans une perspective linguistique, portant sur les aspects graphiques (syntaxiques) et sémantiques. Il vise à identifier les diverses formes d’altérations orthographiques qui se manifestent. De ce point de vue, lors d’un entretien accordé au journal El Watan le 8 décembre 2012, Farid Benramdane souligne que « C’est l’écriture des noms qui cause le plus de dégâts ». En effet, au cours de l’analyse approfondie de notre corpus, trois types fondamentaux d’altérations orthographiques se sont révélés :
-
L’altération par substitution de graphèmes
-
L’altération par suppression de graphèmes
-
L’altération par l’ajout de graphèmes.
Dans cette courte réflexion, notre objectif est de mettre en évidence les multiples facettes de ces altérations orthographiques et d’évaluer leur impact sur le domaine toponymique, afin d’approfondir notre compréhension de ce phénomène complexe et captivant.
1. Aspect historique et idéologique
Il importe de souligner, en dépit de toutes les motivations, tant politiques qu’idéologiques, qui ont impulsé les actions menées par les colonisateurs, que le premier élément ayant permis la déformation et, dans bien des cas, le remplacement des noms autochtones réside en l’absence d’un système de transcription local et de documents de référence auxquels les étrangers auraient dû se référer. Les toponymes locaux, pour la plupart, ont été consignés par des Européens, qu’ils fussent érudits, militaires ou administrateurs, à une époque où les langues des autochtones étaient méconnues et cantonnées à des usages oraux et domestiques. À cet égard, de telles actions étaient alors dénuées de conséquences, du fait que la population n’était pas consciente de l’importance de ces altérations, et l’idée même de normaliser les toponymes ne faisait pas partie des préoccupations des pays colonisés.
1.1 Pendant la colonisation française
Au service d’une ambitieuse entreprise de colonisation portant en elle une prétendue mission civilisatrice, la France s’est employée à mobiliser tous les moyens nécessaires pour parvenir à ses fins. L’une des mesures entreprises dès la capitulation d’Alger en 1830 fut l’instauration d’une loi, l’ordonnance du 22 juillet 1834, visant à assimiler l’Algérie à la France. Cette politique d’assimilation s’étendit à divers niveaux, notamment par le biais de la suppression de la culture et de l’identité des populations autochtones. Ainsi, dès le lendemain de la prise d’Alger, les noms des rues et des places furent remplacés par des appellations françaises, tels que « Rue de Gaillac », « Rue de Gao », « Quai de Gabes », « Quai de Fort-de-France », « Boulevard de Flandre » et « Rue Général Farre »2.
Cependant, cette entreprise ne se borna pas uniquement à la modification des noms. Pour ceux qui n’avaient pas été changés, ils furent altérés orthographiquement. Par exemple, « tala Oumellil/tala Wumlil » (source de l’argile blanche) se transforma en boulevard Krim Belkacem à Alger, orthographié « Télemly »3. De même, « les Tagarine », l’emplacement actuel de l’hôtel El Aurassi sur les hauteurs d’Alger, qui pourrait dériver de l’Amazigh « Tigrin » ou « Tigratin », signifiant les petites parcelles céréalières (R. Moussaoui, 2017 : 15).
À cela s’ajoute la politique de séquestration mise en place par l’administration coloniale par le biais des décrets du 22 avril 1863 (sénatus-consulte) et du 26 juillet 1973 (loi Warnier). Par conséquent, les terres confisquées étaient méthodiquement répertoriées et rebaptisées, comme le souligne Alain Sainte-Marie (1975 : 62) : « les terres soumises à la loi de 1873 sont définitivement francisées ». En effet, les terres saisies étaient soigneusement consignées puis réattribuées sous de nouvelles dénominations. Dans la région de la Kabylie, certaines de ces terres réattribuées conservèrent leurs appellations d’origine chez les usagers, ce malgré leur débaptisation ou leur rebaptisation officielle : « la ferme de Kavali », « la ferme de Rouzono », « Bordj d’André ».
La francisation des espaces géographiques perdure, avec une tendance croissante à l’attribution de noms français aux lieux, effectuée par la population autochtone elle-même, au détriment des dénominations locales. Des termes directement issus du lexique commun de la langue française sont de plus en plus utilisés pour désigner ces espaces. Cette évolution découle des lacunes rencontrées dans la langue amazighe (Kabyle), ainsi que de la nécessité de donner des appellations aux nouvelles structures et édifices qui surgissent continuellement.
Tableau récapitulatif des toponymes attribués par les autochtones
Toponymes français attribués par la population locale elle-même |
Aviraj/virage |
Laplas/la place |
Lkulij/Le collège |
Cependant, ces altérations ne se limitent pas aux toponymes, mais s’étendent à l’ensemble du système onomastique local, en particulier au système anthroponymique. Lors d’un entretien accordé au quotidien algérien « El-Watan » le 31 août 2015, Mustapha Benkhemou a souligné la mise en place d’un nouveau système d’organisation administratif français imposé aux autochtones, qui visait à déplacer des populations et à renommer les lieux afin d’effacer leur origine berbère. Dans le cadre de cet état civil, des auxiliaires non amazighophones ont été sollicités par les autorités françaises. Les bureaux arabes, chargés de l’administration tribale et instaurés sous l’empereur Napoléon III, ont été mis en place dans cette optique.
Il est indéniable que des noms insolites et insultants ont été attribués aux autochtones, parfois choisis par eux-mêmes, mais aussi par les administrateurs avec une certaine fantaisie. Des exemples tels que « Dib » (chacal), « Kelb » (chien), « Begraa » (vache), « Raselkelb » (tête de chien), « Dmagh alatrous » (tête de mouton), « Guittoune » (tente) ont été recensés (Ouardia Yermèche, 2004 : 03). Même après l’indépendance, plus de trente mille dossiers ont été déposés auprès du ministre de la Justice afin de changer les noms patronymiques, de même pour les toponymes, bien que dans une mesure moindre.
1.2 Après l’indépendance
Dans le contexte de l’Algérie indépendante, la priorité incontestable réside dans la restauration de la langue arabe, sans tenir compte de la diversité ethnologique et linguistique qui caractérise le pays. Les orientations idéologiques et linguistiques adoptées par l’Algérie après son indépendance étaient sans équivoque : lancer un vaste processus d’arabisation à une échelle considérable. Cette intention se reflète dans les discours officiels, notamment celui prononcé par Houari Boumediene en 1971, lorsqu’il proclama « l’Algérie est algérienne en raison de son passé, son histoire et sa langue qui est la langue arabe. Nous voulons être des Algériens ni plus ni moins avec notre passé et notre présent, avec notre culture et notre civilisation »4 (ATOUI, Brahim, 2005 : 42).
Ce processus d’arabisation au sein de l’Algérie indépendante s’étend à tous les domaines, incluant l’administration, l’éducation et même l’environnement. En effet, des actions multiples ont été entreprises pour effacer toute référence à l’élément berbère. En ce qui concerne l’environnement, des efforts considérables ont été déployés afin de modifier, voire d’éliminer, les toponymes autochtones. Pour atteindre cet objectif, les autorités ont d’abord promulgué des chartes et des décrets. À ce sujet, Tilmatine Mohand (2012 : 02) indique : « Les décisions toponymiques majeures sont soumises à des cadres juridiques et sont régies par des lois, des décrets, des ordonnances, etc. C’est dans ce contexte qu’a été initié un processus de renommage et d’arabisation des toponymes ».
La politique d’arabisation de l’espace mise en place par l’administration algérienne repose, en réalité, sur une stratégie aléatoire, dépourvue d’une planification approfondie. Les agents chargés de l’arabisation des toponymes berbères ne possèdent aucune qualification appropriée pour s’acquitter de cette tâche. Ils n’ont bénéficié d’aucune formation, tant sur le plan méthodologique relatif au domaine toponymique que sur le plan linguistique. À l’heure actuelle, en plus des altérations orthographiques que nous examinerons dans les paragraphes à venir, deux types d’altérations peuvent être relevés, en conséquence de cette situation :
-
Altération complète : substitution
Des noms de lieux locaux ont été complètement effacés et substitués par d’autres toponymes d’origine arabe. Cette tendance ne se restreint pas uniquement aux grands centres urbains, mais s’étend également aux zones rurales et montagneuses. À titre illustratif, prenons le cas du village d’« El-Kelaa » situé dans la localité des « At Yemmel », voici quelques exemples de toponymes dans ces contextes5 :
Tableau récapitulatif des toponymes substitués (arabisés)
Toponyme locale |
Toponyme substitué |
Iɣẓer n taɛwint |
Sahat awel nubumbre/ ساحة اول نوفمبر |
Tazrut n tarast |
Charaa el – ikhwa maafa/شارع الإخوة معافة |
-
Une altération partielle : traduction/adaptation
La modification des toponymes locaux par traduction ou adaptation aboutissait souvent à une altération partielle. Ceci était principalement dû à une mauvaise interprétation des toponymes par les administrateurs. Ces derniers conservaient la dénomination berbère et attribuaient par la suite son équivalent en arabe. Cette démarche produisait des toponymes hybrides, composés d’un élément générique arabe, tel que « oued » ou « bir », et d’un élément spécifique berbère tel que « asif », « ɣbalu/ghbalou » comme dans le cas de « wad-suf/oued souf », « bir-ɣbalu/bir ghbalou ».
À cet égard, Rachid Moussaoui, dans son livre intitulé « Algérie, Toponymie et Amazighité », a analysé les toponymes situés en dehors des régions où l’amazigh était la langue dominante. Il a observé qu’une proportion significative, de plus de 60 %, des toponymes en Algérie demeure en langue berbère. Cela souligne la persistance et la résilience des racines culturelles berbères malgré les tentatives d’altération et de substitution des toponymes au fil du temps.
1.3. Un système orthographique inadéquat
Cela se manifeste clairement à travers la citation de (Gabeau et de Slane, 1868 : 03), qui exprime le besoin de fixer une méthode de transcription préservant fidèlement les sonorités des noms arabes, afin qu’ils puissent être prononcés sans altération notable par des locuteurs français. Ce témoignage met en évidence le peu d’égard accordé à la transcription des noms locaux d’une part, et d’autre part l’inadéquation du système de notation (alphabet) adopté par les agents français, qu’ils soient militaires ou administratifs, pour retranscrire ces noms. En effet, de nombreux sons ne trouvent pas d’équivalence dans l’alphabet français, comme en témoigne le tableau ci-dessous. Il aurait pourtant été envisageable, voire souhaitable, d’introduire de nouveaux caractères pour mieux adapter ce système et ainsi représenter tous les sons existants dans le système phonétique autochtone. Cependant, l’introduction de nouvelles lettres dans l’alphabet français pour noter les noms locaux aurait pu entraîner une modification définitive de l’alphabet français, représentant ainsi un risque majeur. Par conséquent, une alternative jugée sans risque fut envisagée : la suppression des sons dans les noms autochtones.
Tableau récapitulatif du système de transcription
Système de notation Français (SNF) |
Système phonétique berbère (SPB) |
Berbère latin |
Représentation par le (SNF) |
A |
[a] |
a |
a |
B |
[b] |
|
B |
C |
[ʃ] |
c |
ch |
[ʧ] |
č |
Tsh/tch |
|
|
[d] |
d |
d |
[ð] |
d |
||
[ðʕ] |
ḍ |
D / dh |
|
E |
[ə] |
e |
|
F |
[f] |
f |
f |
G |
[g] |
g |
g |
[gj] |
|
G |
|
H |
[h] |
h |
h |
[ħ] |
ḥ |
h |
|
I |
[i] |
i |
i |
J |
[ʒ] |
j |
j/dj |
K |
[k] |
k |
K |
L |
[l] |
l |
l |
M |
[m] |
m |
m |
N |
[n] |
n |
n |
O |
/ |
||
P |
/ |
||
Q |
[q] |
q |
q/q/k |
[ʁ] |
ɣ |
r/gh |
|
R |
[r] |
r |
r |
[R’] |
ṛ |
r |
|
S |
[s] |
S |
S |
T |
[t] |
t |
t |
[θ] |
|
Th |
|
U |
[u] |
u |
u |
V |
[ |
||
W |
[w] |
w |
oua |
X |
[x] |
x |
k/kh |
Y |
[j] |
y |
j |
|
[z] |
z |
z |
[zʕ] |
ẓ |
z |
|
[ɛ] |
ɛ |
a/aa/ai |
L’usage de combinaisons de lettres pour représenter certains sons peut sembler une démarche rationnelle et plausible, visant à pallier les lacunes inhérentes au système de notation français (SNF). Cependant, il est évident que même cette approche combinatoire ne parvient pas à englober tous les sons. De plus, elle n’est pas adoptée de manière uniforme par l’ensemble des acteurs impliqués. Ainsi, nous pouvons observer des variations telles que « Ighil » ou « iɣil », qui signifient respectivement « colline » et « crête » dans le domaine toponymique. Ces termes sont tantôt orthographiés « ighil » tantôt « iril ». De même, les mots « axrib » ou « akhrib », qui se traduisent par « les ruines », peuvent être écrits de façon différente, par exemple « akhrib » ou « akrib ». En outre, le terme « taghzuyt » peut également être orthographié « tarzout » ou « tarzouyth ». Dans le système phonétique berbère (SPB), les distinctions entre les sons [r] et [gh/ɣ], ainsi que [k] et [kh/x], revêtent des significations totalement différentes, qui ne peuvent être représentées par une seule lettre. Ces altérations morphologiques des noms induisent également des altérations sémantiques, un point sur lequel nous approfondirons notre réflexion dans la seconde partie.
2. Aspect linguistique
Cet axe se focalise essentiellement sur les altérations graphiques ainsi que les conséquences qu’elles entraînent sur le plan sémantique. Nous avons déjà soulevé cette question relative à l’inadéquation du système de notation adopté par les Français pour transcrire les noms locaux. Il est à préciser que le problème majeur de ces altérations est identifiable sur trois niveaux, comme le montre le schéma ci-dessous :
2.1. Altération par substitution des graphèmes
Pour rendre les noms locaux conformes au système de notation français, diverses approches sont envisagées, chacune étant considérée comme une option valable. L’approche consiste essentiellement à remplacer les sons absents dans le système français par d’autres lettres qui présentent des similitudes phonétiques ou phonologiques. Cependant, une question majeure émerge concernant l’aspect sémantique de cette entreprise. En d’autres termes, quelles répercussions cette adaptation a-t-elle sur le sens intrinsèque des toponymes ?
En étudiant de près les toponymes locaux transcrits en caractères latins, une observation initiale s’impose : les sons emphatiques ou leurs équivalents sont souvent absents, étant remplacés par d’autres lettres. L’importance de l’emphase phonétique constitue l’une des caractéristiques saillantes du système phonologique berbère, en particulier dans le contexte sémitique plus large. Cependant, cette particularité phonétique trouve peu d’écho dans d’autres langues, comme l’a pertinemment souligné Mohand Oulhadj LACEB (2007 : 22) : « Parmi les langues mondiales, l’usage de l’emphase et l’accentuation emphatique est un phénomène extrêmement rare ». Ce constat avait déjà été noté par S. Chaker (1996 : 01).
Les consonnes emphatiques [ḍ], [ṛ], [ṣ], [ṭ], [ẓ], qui portent une importance particulière dans les langues berbères et sémitiques, subissent une altération significative lors de leur adaptation au système de notation français. En grande majorité des cas, elles sont substituées par des consonnes occlusives et/ou fricatives plus familières pour la phonologie française, telles que [d], [r], [s], [t], [z]6.
Pour illustrer cette transformation, prenons l’exemple du toponyme « Ighil Nser »7. Ce nom, une fois transcrit en caractères latins, peut donner lieu à une multitude d’interprétations, chacune résultant des substitutions de ces consonnes. Cette variabilité phonétique engendre une diversité sémantique surprenante. En fait, nous avons identifié pas moins de huit manières distinctes de lire ce toponyme, et chaque lecture apporte avec une signification différente et parfois divergente.
Ainsi, cette substitution des consonnes emphatiques, bien qu’entraînant une certaine adaptation phonétique, a un impact profond sur la polysémie potentielle des noms locaux, elle met en évidence la complexité du processus d’adaptation linguistique et ses implications sur la transmission fidèle du sens original.
Tableau récapitulatif des déférentes interprétations de toponyme « Ighil Nser »
Toponyme première forme possible |
Interprétations possibles |
Deuxième forme possible |
Interprétations possibles |
|
« Nser » →avec le sens de partir discrètement |
|
« Ser » → secret |
« Nser » → devenir maigre |
« Ser » → charme |
||
« Nser » → se moucher |
« Ṣer » → préserver le secret de quelqu’un |
||
« Nṣer » → soutenir quelqu’un |
« Ṣer » → une maladie de la peau |
Incontestablement, plongeons plus profondément dans l’analyse de la métamorphose du toponyme « adelli » issu de la racine DL ou ḌL. En poursuivant cette exploration, deux variantes émergent : d’abord, « adelli », dérivé de la base nominale « del » avec la consonne [d] occlusive, évoque le sens de « se revêtir » ou « se couvrir ». Ensuite, dans le même schéma, « adelli » avec la consonne [d] spirante, évoque plutôt le concept de « l’humiliation », avec des nuances provenant de l’arabe (الذل). Ajoutons également une troisième facette : « aḍelli », résultant de l’arabe « ḍel/ḍil » « ضل ». Cette variante supplémentaire confère un sens différent, mettant en exergue la diversité des significations engendrées par ces transformations. Ces multiples nuances soulignent de manière plus approfondie l’impact majeur des substitutions sur la signification des toponymes. Cette complexité illustre que le processus d’adaptation linguistique transcende la simple phonétisation, intégrant également des connotations culturelles et sémantiques qui enrichissent la profondeur des noms locaux dans leur contexte d’origine.
2.2. Altération par effacement/suppression des graphèmes
Dans la langue, les noms de lieux subissent souvent des changements, notamment la perte de sons. Ces altérations peuvent résulter de l’adaptation au français ou de la disparition progressive de lettres au fil du temps. Selon M. Riegel (1983 : 10), en retirant un élément d’une structure, le sens de celle-ci s’en trouve altéré, car cela engendre une perte d’informations liées aux éléments supprimés. Pour étudier ce phénomène, en particulier dans les noms de lieux, plusieurs approches sont nécessaires pour identifier les éléments manquants. Comme M. Ahmed Zaid-Chertouk (1999 : 311) le suggère, il est important de replacer le lieu dans son contexte géographique, historique et topographique pour retrouver la forme et la signification originelles des noms altérés. Le contexte géographique nous renseigne sur la langue, le dialecte et le parler à partir desquels le nom a été formé. Le contexte historique permet de situer le nom dans le temps et de comprendre pourquoi il a été attribué, peut-être en lien avec des événements historiques. Le contexte topographique est également crucial, car les noms de lieux reflètent généralement les caractéristiques des endroits qu’ils désignent, offrant ainsi des indices pour retrouver les éléments manquants. Prenons l’exemple du nom « Loukri » ou « leqri » dans la région de Seddouk. En théorie, en ajoutant différents éléments, on pourrait obtenir divers sens tels que « leqrun » (siècles), « leqreb » (se rapprocher), « leqran » (le coran), « leqraya » (étudier), et autres. Cependant, en se basant sur l’approche mentionnée, deux hypothèses probables ressortent : « leqran », par suppression de la consonne nasale [n], ou « leqraya », par suppression de [y]. Du point de vue historique, ce nom a été attribué à l’endroit où Chikh Belhaddad a commencé à enseigner le coran, ce qui suggère que « leqri » pourrait signifier « leqran » ou « leqraya ». Sur le plan topographique, la présence de la confrérie (école coranique) renforce l’interprétation en faveur de « leqraya ». Cette approche s’applique également aux noms tels que « ighzi » ou « iɣzi », de « iɣzer » (d’un ravin) par suppression de [r], « mdoun n ouamane » (mdun signifiant un petit bassin d’eau) par suppression de la première voyelle [a], ainsi qu’à « aguelmi » ou « agelmi » de « agelmim » (un lac) par suppression de la consonne nasale [m].
Tableau récapitulatif des types de suppressions des graphèmes
Suppression à l’initiale du toponyme « aphérèse » |
Suppression au milieu du toponyme « hapaxépie » |
Suppression au finale du toponyme « apocope » |
Mdoun n ouaman/mdun n waman de « amdun n waman » |
Aguemim/agemim deagelmim par suppression de la lettre [l] |
Loukri/leqri de leqran ou leqraya par suppression de [n] ou de [y] |
2.3 Altération par addition des graphèmes
La forme d’altération dont il est question dans ce type d’altération implique une manipulation subtile des toponymes, où des éléments (lettres) sont ajoutés dans la structure sans avoir de réelle valeur phonétique. Cette pratique est fréquemment observée, comme « guezmour/gezmmur » de « azemmur » (olivier) par l’ajout de la consonne [g] à l’initiale, « azberbourd » de « azberbur » (vigne sauvage) par l’ajout de [d] à la fin, ou encore « azguedzaou » de « azegzaou » (vert, verdure) par l’introduction de [d] au milieu.
Cependant, les défis que pose cette forme d’altération résident dans la reconnaissance des éléments ajoutés. Lorsqu’ils se trouvent au début et/ou à la fin du toponyme, ils demeurent souvent isolés, ce qui facilite leur identification. En revanche, si ces ajouts sont insérés au cœur du nom, il devient ardu de les distinguer des consonnes constitutives du radical.
D’un point de vue linguistique, cette altération, au même titre que les autres modifications orthographiques que nous avons évoquées, confère aux toponymes altérés la capacité d’évoluer indépendamment de leurs racines lexicales et sémantiques. Autrement dit, ces noms de lieux modifiés ont la faculté de se développer de manière autonome, se dissociant ainsi de leur origine lexicale et sémantique initiale. Ce processus d’évolution autonome engendre des dérivations qui acquièrent progressivement leurs propres significations distinctes, tout en conservant des liens tangibles avec leurs racines d’origine.
Conclusion
La manipulation des toponymes, telle que présentée, révèle une facette importante de la langue. Ces noms de lieux jouent un rôle crucial en fournissant une abondance d’informations, étant le reflet diachronique de la population et illustrant ainsi son évolution au fil du temps.
Au-delà de leur fonction utilitaire, servant à identifier des emplacements dans l’espace, les noms de lieux possèdent des dimensions bien plus riches. Ils portent en eux des aspects culturels, identitaires, politiques, historiques et anthropologiques. Il est notable que l’UNESCO a reconnu leur importance en les classant comme patrimoine immatériel. De plus, ils deviennent des enjeux idéologiques et politiques, particulièrement dans le contexte des toponymes amazighs depuis l’ère de la colonisation française jusqu’à aujourd’hui.
En observant rapidement la transcription des toponymes locaux amazighs, nous avons pu non seulement répertorier les divers types d’altérations, mais aussi démontrer que l’aspect orthographique joue un rôle primordial dans la plupart de ces altérations. Cette situation découle, en réalité, de l’absence d’une volonté politique de normalisation en Algérie, qui n’a pas accordé l’attention requise à cette catégorie de toponymes amazighs, tant sur le plan phonétique-sémantique que graphique.
En somme, ces noms de lieux représentent bien plus que des étiquettes géographiques. Ils incarnent une part essentielle du patrimoine linguistique et culturel d’une région. Comprendre les altérations qu’ils subissent nous offre un aperçu des évolutions historiques et politiques qui ont façonné ces paysages linguistiques.