L’exil entre rêve et réalité dans la littérature francophone contemporaine

المنفى بين الحلم والواقع في الأدب الفرانكفوني المعاصر

Exile between Dream and Reality in Contemporary Francophone Literature

Hanène Logbi

p. 113-130

Citer cet article

Référence papier

Hanène Logbi, « L’exil entre rêve et réalité dans la littérature francophone contemporaine », Aleph, Vol 10 (2) | 2023, 113-130.

Référence électronique

Hanène Logbi, « L’exil entre rêve et réalité dans la littérature francophone contemporaine », Aleph [En ligne], Vol 10 (2) | 2023, mis en ligne le 31 mars 2023, consulté le 31 octobre 2024. URL : https://aleph.edinum.org/8358

L’image de l’exil semble inchangée dans la littérature depuis des siècles. À partir de différents textes pris comme exemples de la littérature de l’exil contemporaine, nous vérifions que la représentation de l’exil reste connotée négativement. En interrogeant les positions de penseurs sur la question nous cherchons à déterminer les facteurs qui pourraient modifier ou non cette symbolique de l’exil.

تبدو صورة المنفى في الأدب على حالها لقرون. من خلال نصوص مختلفة مأخوذة كأمثلة لأدب المنفى المعاصر، نتحقق من أن تمثيل المنفى لا يزال له دلالة سلبية. من خلال التشكيك في مواقف المفكرين حول السؤال، نسعى لتحديد العوامل التي يمكن أن تعدل أو لا تغير رمزية المنفى.

The image of exile seems unchanged in literature for centuries. From different texts taken as examples of the literature of contemporary exile, we verify that the representation of exile remains negatively connoted. by questioning the positions of thinkers on the question, we seek to determine the factors which could modify or not this symbolism of exile.

« Et mon père avait dit une fois : celui qui n’a pas de patrie ne peut prétendre à une sépulture. Il m’a déconseillé de voyager ». Mahmoud Darwich

Le voyage est traditionnellement rattaché à la littérature. Sa forme la plus fréquemment évoquée est celle de l’exil. Faut-il rappeler qu’Ulysse constitue le parangon de l’exilé? Il a passé de nombreuses années à errer, à subir épreuves et guerres avant de pouvoir rejoindre Ithaque? De même, Du Bellay dans Les Regrets se lamente de ne pouvoir rejoindre sa terre natale.

Ce thème de l’éloignement s’accompagne de nostalgie, de dépaysement, d’embûches, d’étrangeté… tous éléments dysphoriques qui sont reliés à l’exil et résumés de la sorte par l’écrivain guinéen Tierno Monénembo : « L’exil, lieu privilégié par l’écriture, car il est à la fois distance et souffrance en profondeur. » (Gbanoo 2003 :41-61.)

Les écrivains semblent s’accorder à donner une image négative de l’exil. La récurrence du thème assorti de connotations négatives est permanente dans les littératures et traverse les siècles et les sociétés.

De quelle manière cette image survit-elle malgré les changements intervenus dans le monde? Est-elle appelée à disparaître ou à être modifiée? C’est ce que nous voulons observer à travers les littératures francophones contemporaines?

Pour répondre à ces questions, nous formons l’hypothèse que le texte littéraire raconte une histoire qui contient des réalités dont il est le reflet. Il est une représentation de l’homme, de son vécu et de son imaginaire. Toutefois, la vision négative de l’exil pourrait varier en fonction des époques et des sociétés.

L’analyse se fera en trois temps. Dans une première partie, nous aurons pour souci de présenter des récits ayant trait à l’exil qu’il soit forcé, volontaire ou simplement désiré. Ces récits seront puisés dans des contextes différents pour illustrer l’idée, quel que soit le contexte, l’exil est source de difficultés pour les personnages mis en scène dans la littérature francophone contemporaine.

Dans une deuxième partie, nous aurons recours à des essayistes qui donneront un éclairage nouveau sur l’exil et les constituants du thème, en soulevant des problématiques différentes provoquées par le déplacement de masse actuel des populations.

Dans la dernière partie, nous tenterons de comprendre les raisons qui motivent les perspectives de chacune des productions, et si l’on peut envisager une modification de la représentation de l’exil en littérature.

L’étude prend appui sur la sociologie et la sociologie de la littérature dans la mesure où nous nous inspirons des concepts d’identité et d’altérité et où nous faisons appel à des notions portant sur les relations de la production des textes en corrélation avec la production sociale du sens pour dégager les idées collectivement partagées en tant qu’éléments explicites et implicites de la construction de ces représentations.

Si la quête d’un ailleurs pour une vie meilleure a depuis longtemps nourri le rêve d’un départ; ce rêve est exacerbé, aujourd’hui, d’une part, par l’apparition de nouvelles technologies de l’information et de la communication et par l’ouverture consécutive à la mondialisation, d’autre part, par les guerres et les conflits nationaux à l’origine des déplacements, de la misère sociale et économique.

Au regard du candidat au départ, qu’il soit réfugié, migrant ou harrag, s’offrent des univers portant la promesse d’une vie meilleure, d’une qualité de vie supérieure.

Cependant, la proximité de cet univers généré par l’électronique en attirant toujours plus d’individus pourrait cacher une nouvelle forme d’aliénation. Dès lors, le mirage produit par le virtuel peut-il être contrebalancé par le littéraire?

Examinons les représentations de cette réalité que la littérature et les auteurs nous livrent.

La littérature romanesque ou autre offre de nombreux contre-exemples pour lutter contre l’appel de l’ailleurs. Sachant que la littérature ne détache pas totalement la fiction de la réalité dont elle est le reflet, nous examinons un corpus de textes variés selon le genre et le contexte. Ils sont porteurs de messages différents, mais toujours orientés dans le même sens, celui éloigné de la vision idyllique que s’en font les candidats à l’exil.

1. L’exil, le rêve et la désillusion

1.1. Entre fiction et réalité dans la littérature algérienne

Né d’une conjonction de revendications nationales et de misère sociale en période de colonisation, le roman algérien n’a cessé de se développer et de se multiplier au gré des mouvements de l’histoire et événements traversés par la société algérienne. Il est ainsi resté ancré dans une réalité toujours renouvelée passant de la guerre d’Algérie à la décennie noire, et au mouvement de révolte de la jeunesse, enfin il s’inspire de la période de pandémie dont les retombées ne sont pas encore toutes recensées.

La société constamment bousculée par les événements est l’une des premières sources d’inspiration des écrivains algériens qui créent, plus qu’une littérature de plaisir, une littérature de besoin.

Cette littérature assure un discours de diffusion portant la marque du réalisme et se développe sur une forme de conscience collective dans laquelle souvent l’imagination fait appel au didactisme et à la morale. Ainsi que le montrent deux auteurs : le premier, un monstre sacré de cette littérature, Rachid Boudjedra, la seconde, une plume nouvellement entrée en littérature, Djamila Abdelli-Labiod. Pour compléter notre tableau, nous aurons recours à une pièce de théâtre écrite par Aziz Chouaki.

Les deux romans abordés ont été écrits à 45 années d’écart, ils traitent des déboires et des retombées de l’exil et de la quête de l’ailleurs. Il s’agit de Topographie pour une agression caractérisée, produit par Rachid Boudjedra en 1975, de Survivre pour Ibiza de Djamila Abdelli-Labiod, paru en 2020.

On peut reprocher aux études universitaires, notamment celles formalistes, la tendance à étudier le texte en le coupant de la réalité. De fait, celui de Boudjedra trouve toute sa signification quand on le replace dans le contexte de l’émigration algérienne des années cinquante.

Le célèbre roman de Rachid Boudjedra consacré à la migration, Topographie idéale pour une agression caractérisée apporte la preuve des relations très significatives sur l’illusion ou le mythe de l’ailleurs.

Nous pouvons lire le texte de présentation de l’éditeur en 4e de couverture :

« Voici l’odyssée pathétique d’un émigré qui se retrouve piégé dans les boyaux dédaléens du métro. Cette descente aux enfers prend ici un relief saisissant grâce à un style superbe et à une technique romanesque parfaitement appropriés aux lieux où se déroule à huis clos la mise à mort de l’étranger. » (Boudjedra 2002)

Ce roman, dont l’histoire est rendue poignante, évoque le désarroi de l’analphabète propulsé en territoire inconnu sans aucune préparation, car nous ne sommes pas encore à l’ère des médias. Aussi, il souligne les méfaits de la confrontation avec un monde culturel complètement étranger, différent de celui auquel est habitué le personnage. Dans les couloirs du métro, la présentation d’affiches étranges et choquantes pour lui achève de le désorienter.

Jean Déjeux apprécie ainsi ce roman qui peut être considéré comme un classique de la littérature de la migration.

« Le troisième roman de l’écrivain algérien Rachid Boudjedra montre justement le migrant débarquant pour la première fois sur le pavé de Paris et s’engloutissant dans le métro. Il n’en sortira que pour se faire tuer par une bande de voyous à la Porte de Clichy. Des heures durant, il déambulera dans les couloirs, tenant d’une main sa lourde et vieille valise, dans l’autre un morceau de papier où est inscrite l’adresse de l’ami. Voyage à travers l’absurde, réellement sans le savoir, l’homme va vers la mort; c’est au moment où il remonte de l’enfer pour être libre qu’il est précisément saisi par la mort. La topographie est connue : un labyrinthe sans fin. Dédales couloirs, escaliers, carrefours hostiles. Tel est l’enfer souterrain fait d’interminables boyaux concentriques… » (Jean Déjeux 1976 : 225)

Le personnage porte une valise dont l’aspect défraîchi le désigne immédiatement comme différent, étranger. Ce qui provoque ses inquiétudes :

« Il se demande si, là encore, il n’est pas en infraction, car les autres usagers n’ont que des serviettes, des mallettes ou des sacs, ou un journal ou un livre, à la main, sans parler de ceux qui n’ont rien du tout; craignant que quelque agent en uniforme ne l’arrêtât pour contrôler le contenu de sa valise, en faire peut-être l’inventaire, la lui confisquer, lui établir un procès-verbal, et le renvoyer d’un seul mot… » (Boudjedra 2002 : 114)

Le critique conclut ainsi sa présentation :

« il s’agit d’une œuvre originale et puissante à l’écriture parfaitement étudiée pour rendre la “folie” de celui qui s’aventure dans l’antre de l’Autre et d’une “civilisation” urbaine de consommation qui rend “fous” les plus équilibrés. » (Jean Déjeux 1976 : 225-226)

De tout temps, l’étranger est bel et bien celui qui est perçu et qui se perçoit comme différent, l’autre. Et de là à devenir intrus, il n’y a qu’un pas, souvent vite franchi. Sitôt arrivé, le personnage de Boudjedra craint déjà d’être pris en faute et renvoyé, entravé par la difficulté de communiquer, la solitude qu’il ressent aggrave son inquiétude :

« Mais rien à faire, cette topographie aérienne l’inquiète au plus haut point, venant s’ajouter à celle des couloirs, des escaliers, des cartes murales (métro, autobus) des quais, des rails, déjà terriblement complexe et vertigineuse et dont il a cessé de se méfier; encore qu’il va lui falloir subir cette multiplication, ce dédoublement des espaces accumulés les uns sur les autres, mais non superposés, surgissant n’importe où, perpendiculairement, parallèlement, verticalement, horizontalement, se juxtaposant, etc.. » (Boudjedra 2002 : 114-115)

Pris dans le dédale des couloirs du métro, le premier agresseur de cet immigré est l’espace. Finalement l’espace désiré, espéré et recherché, par ironie du sort, se transforme en un espace de perte, de trahison et d’échec. Il y a un renversement de situation qui est métaphorisé par l’écrivain. L’accueil de l’ailleurs qui s’effectue avec des fleurs, des promesses de paix et de douceur devient violence et menace :

« l’invitation des marchandes de fleurs et de soleil foisonnant à ras du sol et imprimant sur sa rétine des couleurs rouge-vert annonciatrices d’une somnolence à l’orée de la paix, de la douceur et de la profusion… », s’est muée en violence des « poinçonneuses automatiques, véritables machines de guerre inoxydables, massives, alignées agressivement, hérissées de tourniquets à trois branches prêtes à l’éventrer en cas de resquilles, portant des sens interdits et des sens obligatoires, avec des lumières vertes et des lumières rouges et des fentes dissimulées partout et qu’il faut savoir dénicher, ce qu’il ne sait pas faire… » (Boudjedra 2002 : 249)

À partir de l’intériorité du personnage, Boudjedra décrit le dépaysement, l’étrangeté, le danger, donne à voir l’outrance du progrès technologique, la complexité technologique, et enfin le simulacre ainsi que l’indifférence et la violence des sociétés occidentales face à l’étranger.

Boudjedra énonce des phrases qui résonnent comme des vérités immuables, il écrit à propos de son personnage « il est pris dans un vaste complot ourdi par des forces occultes ».

Dans la réalité d’aujourd’hui, ces forces ont un nom : ce sont les technoscapes et les médiascapes, sur lesquels nous reviendrons, dans la seconde partie.

Déambulant à la frontière de l’absurde et du désespoir, le pauvre homme est en effet envoûté puis désorienté par les images factices, travaillées, corrigées pour mieux donner une certaine idée du confort et du bien-être de la société consumériste avant de perdre la vie.

Dans Survivre pour Ibiza, de Djamila Abdelli-Labiod, l’attrait de l’ailleurs est provoqué par la technologie.

« “Je vais aller à Ibiza”, annonça subitement Mourad avec les prunelles luisantes comme s’il était transi d’amour » (Abdelli-Labiod 2020 : 17). Comment lui est venue cette idée? En regardant un reportage à la télé, en cachette. Son frère

« a acheté un démodulateur numérique pour capter les chaînes satellitaires et comme elles diffusent des tas de choses qu’on ne peut pas voir en famille… Tu comprends? Toutes ces choses osées que les chaînes satellitaires passent, ce n’est pas dans nos mœurs, voyons! Ce n’est pas possible en famille… » (Abdelli-Labiod 2020 : 17)

Le ton est donné : deux cultures différentes et opposées sont mises face à face par le biais du démodulateur numérique, le jeune Mourad est piégé; il regarde en cachette le reportage sur Ibiza.

Le portrait de l’adolescent le place dans un schéma classique de candidat au départ. En échec scolaire, il vit à l’étroit dans une famille d’origine modeste qui le pousse à trouver un petit boulot pour lui éviter une oisiveté malsaine. Mourad veut partir, la première destination qui se présente à lui est la bonne : ce sera Ibiza. Les motivations du jeune garçon ont donc bien une origine sociale.

Mais Mourad n’ira pas à Ibiza, car à la sortie du stade où se jouait un match de foot, passion des jeunes désœuvrés, il se fait arrêter arbitrairement par un policier. Après deux nuits passées en prison, il se plante sur le toit d’un véhicule et provoque un esclandre en menaçant de s’immoler par le feu. Ce qui lui vaudra un séjour en hôpital psychiatrique. La lettre qu’il y laisse sous son lit d’hôpital est une demande pathétique de visa pour le Canada où vit son cousin.

La fin du roman est ouverte, mais laisse présager qu’Ibiza restera une chimère.

Le roman est chargé d’un didactisme exposant au lecteur les conditions de vie qui engagent le personnage dans un rapport à soi et un rapport aux autres complexes où le « digoûtage », le goût des plaisirs simples, l’envie de découverte, la dérision, la révolte se mêlent pour aboutir à cet appel de l’ailleurs. Mourad avait pourtant des capacités certaines, c’était un bon matheux, mais il a décroché lors de son parcours scolaire. Aimant bricoler, il passe son temps dans les décharges publiques récupérant bouts de fer et plastique pour les réutiliser.

Dans cette autre production romanesque, l’exil en lui-même n’est pas décrit, ce sont plutôt les méfaits de l’appel à l’exil. L’action s’éloigne de ce que présentait Boudjedra, mais même si le personnage ne connaît pas l’exil, il vit l’enfer à cause de son désir de partir.

L’espace de l’ailleurs corrélé à la modernité se résume à des baskets « qui ne puent pas, », un MP3, un démodulateur sur lesquels se construisent ses désirs et le poussent au rêve d’un ailleurs qui le subjugue.

De manière délibérée, Abdelli-Labiod oppose un univers culturel dont on ne voit que les aspects les plus saillants et les plus attractifs pour les jeunes (baskets, MP3, parabole…) à un univers culturel fondé sur les valeurs humaines telles que la fraternité, la chaleur humaine, l’hospitalité, la générosité, l’esprit de famille.

Force est de constater que si l’exilé du roman de Boudjedra boit le déracinement jusqu’à la lie, en subissant un espace urbain étrangement agencé, la technologie à laquelle il n’est pas habitué lui faisant perdre tous ses repères, par contre, Mourad, plongé dans son rêve d’un exil dont il ignore tout, reste pris dans le piège des promesses de l’exil et un espace de vie aussi exiguë que l’est, l’espace social dans lequel il est enferré.

Aziz Chouaki avait déjà évoqué ce mythe de l’exil dans un roman, L’étoile d’Alger, décrivant la male vie des jeunes d’Alger, dans les années quatre-vingt-dix. Il le reprend dans une pièce de théâtre signalée par Christiane Chaulet Achour (Mémoires d’ici et d’ailleurs. Chroniques littéraires, 2021, Alger Éditions Frantz Fanon) s’inspirant de l’amère réalité des pays du sud de la Méditerranée.

Loin de toute poésie, dans les faits réels, les candidats à la harga doivent vivre un enfer semblable à celui du personnage imaginé par R. Boudjedra, quand juchés sur des embarcations de fortune, fuyant les gardes-côtes, ils sont souvent piégés par l’obscurité, la vétusté des barques et le déchaînement soudain des eaux glacées de la mer. Le scénario de l’insécurité, de la solitude et du désespoir se répète, toujours dans les faits et depuis sa représentation par Boudjedra.

Dans Esperanza, (Lampedusa), Aziz Chouaki met en scène des migrants algériens partis dans une barque de fortune et qui échangent des propos sur les difficultés de départ. Ils ont tous le même but, rejoindre l’Europe. Tout comme le roman de Labiod-Abdelli, la pièce ne dit pas si le but est atteint, mais le péril de la traversée et l’angoisse de l’inconnu poussent les personnages à raconter chacun son histoire de vie. Ceci indique bien que l’exil dans de telles conditions n’est pas une sinécure.

Malgré ses textes de fiction, la littérature reste proche de la réalité, et ces trois auteurs pour avoir vécu le dépaysement de l’exil nous livrent des vérités enrichissantes.

1.2. Le roman africain autobiographique

Pour ce qui est des romans africains, notre choix s’est fixé sur deux auteures Scolastique Mukasonga avec La femme aux pieds nus et Ken Bugul avec Riwan ou le chemin de sable. Les deux écrivaines ont connu le phénomène de la migration, et s’expriment dans le genre autobiographique. Rappelons pour ce genre que la littérature s’assimile à un récit de témoignage.

Scolastique Mukasonga est une rescapée des massacres entre Tutsis et Hutus. Installée actuellement en Basse-Bretagne, elle a perdu 37 membres de sa famille durant cette guerre et elle-même a dû être déplacée pour fuir les massacres. Elle ne retournera dans son pays, le Rwanda, qu’en 2004. Ce sera l’occasion pour elle de rédiger une autobiographie, Inyenzi ou les Cafards dont La femme aux pieds nus (datant de 2008) est une suite dans laquelle elle rend hommage à sa mère Stefania qui s’ingéniait à imaginer des stratagèmes pour sauver ses enfants en organisant leur fuite au Burundi. De la même manière, l’auteure raconte sa propre expérience vécue dans les lycées belges où elle est confrontée à un nouveau mode de vie…

Le conflit ethnique, conséquence des agissements de l’administration coloniale qui avait favorisé les Hutus au détriment des Tutsis, voit l’exode de tout un groupe ethnique fuyant les massacres. L’hommage rendu à la mère de l’auteure, évoque les plans échafaudés par cette dernière pour sauver ses enfants de la mort, ainsi que les petits stratagèmes qu’elle entreprend dans l’espoir de leur faire quitter le Rwanda pour le Burundi. Les exactions, les viols, les massacres sont la cause de l’obsession de Stefania pour qui l’espoir de survie ne la concerne pas, mais est entièrement voué à celle de ses enfants. Ce sera pour l’écrivaine l’occasion de faire connaître le mode de vie, les coutumes et les pratiques des Tutsis avant leur massacre.

Scolastique Mukasonga évoque également son passage par le lycée belge, qui la met en présence d’un mode de vie différent de celui qu’elle avait connu jusque-là. Ce roman soulève le problème de la rencontre de deux cultures dont l’une se présente comme dominante. Sous l’influence et l’autorité des sœurs belges, les Tutsis modifient progressivement leur façon d’être en adoptant les styles vestimentaires imposés, les manières de se coiffer et toute sorte de pratiques jusque-là inconnues. : Port de sous-vêtements, cheveux lissés au fer, construction de cabinets d’aisances.

Les villageois, considérant ces filles du lycée comme évoluées, voyaient d’un œil plutôt bienveillant la modernité entrer dans leurs chaumières et cabanes. Ils étaient incités insidieusement à imiter les lycéennes venues de la ville. L’acculturation est en train d’effacer progressivement un mode de vie traditionnel pour le remplacer par celui de la modernité occidentale.

On retrouve deux formes d’altérité dans ce roman : l’autre, le Hutu représente la mort, le danger et les massacres; mais l’autre, c’est aussi l’ordre de l’Occidental qui, sous couvert d’émancipation, efface la culture d’origine et l’identité des Tutsis. De fait, ce roman souligne la question complexe de l’identité et l’altérité.

Selon les sociologues, la question identitaire est vue comme le produit d’une négociation au cours de laquelle l’individu est soumis à différents choix, selon des contextes multiples de socialisation qui s’offrent à lui. Ainsi selon Bernard Lahire « nous sommes plusieurs personnages dans une même personne. » (Lahire 1998 : 39)

Ainsi la personne se définit pour elle-même (identité pour moi) en même temps qu’elle est définie pour les personnes avec lesquelles elle entre en interaction. Cette personne peut mettre en œuvre des stratégies visant à faire reconnaître l’identité qu’elle revendique ou réduire l’écart entre l’identité pour soi et l’identité pour autrui.

Toute personne peut rejeter ou accepter les identités attribuées par l’autre.

On peut dire que dans le cas de La femme aux pieds nus, Scolastique Mukasonga tente de projeter une image positive d’elle-même et de son groupe ethnique, et pour ce faire, elle traverse les frontières culturelles en négociant sa place à partir de critères identitaires propres à son groupe et de critères établis par le groupe de l’altérité.

Finalement, la confrontation et la comparaison des critères à partir desquels chaque groupe peut être défini engendrent des changements sur le plan identitaire des Tutsis. On s’interroge sur le risque de dispersion et de perte de soi.

En s’adressant à un lectorat précis, l’auteure semble admettre le bien-fondé des différences culturelles mises en exergue au lycée, et la suprématie de la culture de l’autre sur la sienne.

Ken Burgul, dans Riwan ou le chemin de sable adopte un tout autre point de vue. Actuellement installée au Bénin, la narratrice qui n’est autre que l’écrivaine, puisque ce roman est autobiographique, narre l’histoire du Serigne, un marabout vivant dans le village de Daroulère au Sénégal. Son histoire croise la sienne puisqu’elle finira par l’épouser.

Elle raconte la vie du Serigne, l’organisation de ses activités avec ses disciples, ses femmes, son quotidien fait d’un ensemble de traits aux antipodes de la vie occidentale.

Ken Burgul, après avoir fréquenté l’école occidentale a complètement perdu ses repères identitaires. Dès l’âge de 20 ans, son projet est d’« être une femme bardée de diplômes, qui épouserait un homme bardé de diplômes de l’école occidentale. » (Burgul 2005 : 25)

Elle rejette le mode de vie africain qui lui semble être inférieur en qualité à ce que la culture européenne lui a laissé entrevoir. Loin de l’Afrique, elle voyage, voit son horizon s’ouvrir et s’imprègne des éléments culturels de l’autre. Pourtant, elle ne se fait pas vraiment accepter et subit désillusion, violence physique et morale. La perte de ses repères la conduira en hôpital psychiatrique.

De retour au pays natal, elle retrouve son identité première guidée par le Serigne qui lui fait redécouvrir la simplicité des valeurs authentiques. Elle découvre que ses relations à l’étranger étaient fondées sur le mensonge, et que le mensonge avait commencé dès l’école

« À l’école, on m’avait appris à considérer les hommes de mon village comme des sauvages, des gens qui ne connaissaient pas les bonnes manières… de véritables brutes qui passaient leur temps à s’entre-tuer, mangeaient de la chair humaine et offraient leurs premiers enfants en sacrifice à des dieux incertains. » (Burgul Ken 2005 : 39)

Ken Burgul trouve une autre issue à l’acculturation subie par les siens. Les interactions dans les différentes sociétés créent des frontières culturelles qui sont des catégories mentales définissant des ressemblances et des différences. Dans le cas de la colonisation, les différences sont exacerbées pour mieux mettre en avant une supposée supériorité de l’autre et justifier sa domination. Les séquelles de cette interaction devraient pouvoir être effacées avec la décolonisation.

Dans une perspective d’interactionnisme, l’individu possède plusieurs masques constituant des prismes de son identité qu’il peut modifier selon les situations dans lesquelles il se trouve.

L’enjeu identitaire consiste à préserver la face. Cette face réfère à l’amour-propre de la personne, mais aussi à la considération des autres du même groupe. C’est en trouvant la considération auprès du Serigne qui l’écoute, lui demande conseil que Ken Burgul retrouve l’estime de soi et récupère ses valeurs identitaires et ses racines.

1.3. La québécoite de Régine Robin

La littérature québécoise comprend tout un volet concernant la migration au sein duquel La Québécoite est devenue un classique. Ce roman est intéressant, dans la mesure où il modifie le point de vue adopté qui, jusque-là, était celui du regard des enfants du tiers-monde sur l’Occident. Nous disposons ici d’un exemple du regard de l’Occidental sur l’Occident. Régine Robin est fille d’immigrés juifs polonais partis en France. À son tour, elle quitte la France pour Montréal. Sociologue, historienne, spécialiste en analyse du discours, écrivaine, elle s’intéresse à la mémoire et à l’identité. Son récit qui tient de l’autofiction représente la quête de l’identité ethnique au Québec aussi bien qu’en France.

Dans La Québécoite, « les itinéraires du protagoniste de Robin suivent les trajectoires de l’autobiographie aussi bien que les déplacements des communautés culturelles, pour créer une cartographie de la mémoire culturelle, une inscription de mouvement temporel dans l’espace. » (Marie Jean Green 2002 in Sexuation, espace, écriture : 94)

Le texte de Robin est divisé en trois parties, chacune se déroule dans un quartier de Montréal : la première à Snowdon, quartier anglophone habité par des migrants juifs, la seconde à Outremont, quartier de la bourgeoisie francophone et la troisième autour du marché Jean Talon, quartier d’immigrants italiens, mais qui occuperont un autre quartier où les communautés ethniques sont mêlées.

Dans ce roman, comme dans celui de Boudjedra, le rapport à l’espace est capital pour la migrante. Robin dessine une ville formée comme un patchwork, fragmentée, qui révèle l’hétérogénéité introduite par les ethnies et incite à la quête identitaire. Les lieux cités sont autant d’espaces où elle recherche la communication humaine.

Échouant dans sa quête, elle retourne à Paris, les déplacements du personnage suivent, eux, l’itinéraire du métro. Le métro comme chez Boudjedra prend une signification d’errance, sa topographie constitue le lieu de la perte de soi. Certaines lignes du métro de Paris correspondent à des quartiers de Montréal. Cependant, le lieu d’origine reste introuvable, la quête des racines s’achève donc sur un échec.

Julia Kristeva définit ainsi la condition de l’étranger :

« Établi en soi, l’étranger n’a pas de soi. Tout juste une assurance vide, sans valeur, qui axe ses possibilités d’être constamment autre, au gré des autres et des circonstances. Je fais ce qu’on veut, mais ce n’est pas “moi” — “moi” est ailleurs, “moi” n’appartient à personne, “moi” n’appartient pas à “moi”… “moi” existe-t-il? » (Kristeva 1991 : 18)

La Québécoite est un roman de l’hybridité culturelle au sein des mégalopoles, il représente un Québec transculturel, le contexte diffère de ceux des romans précédents, mais la perte de soi reste inchangée.

En résumé,

« Peut-on être étranger et heureux? L’étranger suscite une idée neuve du bonheur. Entre fugue et origine : une limite fragile, une homéostase1 provisoire. Posé, présent, parfois certain, ce bonheur se sait pourtant en transit, comme le feu qui ne brille que par ce qu’il consume. Le bonheur étrange de l’étranger est de maintenir cette éternité en fuite ou ce transitoire perpétuel », nous dit Julia Kristeva. (Kristeva 1991 : 13)

Elle ajoute

« Une blessure secrète, souvent inconnue de lui-même propulse l’étranger dans l’errance. Ce mal aimé ne la reconnaît pourtant pas : le défi fait taire chez lui la plainte… Les déboires que rencontrera nécessairement l’étranger il est une bouche en trop, un comportement non conforme — le blessent violemment, mais par éclairs. » (Kristeva 1991 : 13-14)

L’étranger est donc toujours partagé entre ce qu’il a laissé derrière lui et ce qu’il vit dans l’ailleurs, entre sa culture d’origine et celle qu’il doit assimiler dans l’espoir de s’intégrer à une autre communauté… L’étranger n’a plus de soi.

Errance, perte de soi, quête identitaire sont les passages obligés de l’exil et du déplacement.

2. Pour une rénovation de la vision

Après avoir présenté ces romans d’écrivains issus de sphères géographiques variées et examiné les similitudes dans le traitement du thème de l’exil et de la migration à travers des récits fictionnels et des récits de soi, à savoir le rapport à soi et le rapport à l’autre et à l’espace, dans un second temps nous allons nous pencher sur les positions et propositions de deux autres écrivains qui se démarquent de la position courante. Le premier est un romancier et penseur souvent qualifié de visionnaire, il s’agit d’Amine Maalouf; le second est un sociologue et anthropologue qui a établi une théorie originale à propos du phénomène de migration de masse, il s’agit de Arjun Appadurai. Ces deux penseurs vivant en exil proposent des points de vue qui semblent s’accorder sur un certain nombre d’éléments.

2.1. Amine Maalouf et « Le dérèglement du monde »

Amine Maalouf est un écrivain libanais connu pour ses romans où son art de conteur maintient en haleine le lecteur, mais il est aussi l’homme qui vient d’un pays où les complexités identitaires l’ont amené à réfléchir sur le monde et les hommes, d’autant que, ainsi qu’il l’affirme, lui-même vit depuis trente ans à l’étranger. Après les identités meurtrières, il a produit Le dérèglement du monde, son dernier ouvrage porte la réflexion sur Le naufrage des civilisations.

Lorsqu’il évoque l’attitude des pays de l’Occident envers les immigrés, il écrit : « Ce n’est pas un hasard si les attentats les plus meurtriers et les plus spectaculaires ont été commis par des migrants. » (Maalouf 2009 : 244)

Citant ceux de New York, Madrid, Londres, il fait mention d’un militant islamiste qui venait d’achever sa thèse de doctorat en urbanisme, en Allemagne. Ce qui suggère que

« les plus formés dans les universités occidentales n’échappent pas à certaines attitudes, certaines formes d’ostracisme des pays d’accueil qui entraînent une réaction de refus, une réponse de rejet en retour. (Maalouf 2009 : 244)

Il reconnaît que

« dans le même temps, de nombreux migrants participent paisiblement et généreusement à la vie intellectuelle, artistique, sociale, économique et politique des pays d’accueil, leur apportant des idées nouvelles, des compétences rares, des sonorités, des saveurs, des sensibilités différentes, leur permettant de se mettre au diapason du monde, leur donnant la capacité intimement dans toute sa diversité, dans toute sa complexité. » (Maalouf 2009 : 245)

Cependant A. Maalouf exprime une mise en garde lorsqu’il ajoute :

« Je l’écris sans détour, et en pesant mes mots : c’est d’abord là, auprès des immigrés, que la grande bataille de notre époque devra être menée, c’est là qu’elle sera gagnée ou perdue. Ou bien l’Occident parviendra à les reconquérir, à retrouver leur confiance, à les rallier aux valeurs qu’il proclame, faisant d’eux des intermédiaires éloquents dans ses rapports avec le reste du monde; ou bien ils deviendront son plus grave problème.
La bataille sera rude et l’Occident n’est plus très bien placé pour l’emporter. Hier, seuls entravaient son action les contraintes économiques et ses propres préjugés culturels. Aujourd’hui, il lui faut compter avec un adversaire de taille : ces identités longtemps meurtries et qui sont devenues meurtrières. » (Maalouf 2009 : 245)

On retrouve une menace similaire chez Arjun Appadurai qui construit une théorie sur la globalisation et l’ouverture prônée par l’occident.

2.2. La théorie de Arjun Appadurai

Arjun Appadurai, né à Bombay, vit et travaille aux États-Unis. Comme Maalouf, il a donc fait l’expérience de l’exil. Ce qui suppose que tous les deux parlent en connaissance de cause, même si leurs réflexions se situent dans un cadre épistémologique différent, ce dernier est anthropologue et sociologue et non un libre penseur comme on pourrait définir Maalouf. Leurs réflexions n’empruntent pas les mêmes voies.

Arjun Appadurai défend la thèse selon laquelle deux facteurs conduisent à repenser la stabilité du monde, après le colonialisme : l’ouverture occasionnée par la mondialisation et les nouvelles technologies qui ont rendu les frontières des états poreuses, par suite des migrations de masse.

Son livre, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation parue déjà il y a 20 ans, en 2015 chez Payot cible donc les retombées des déplacements de masse sur la notion de l’identité, à la suite de ces deux facteurs, globalisation et nouvelles technologies.

Arjun Appadurai présente donc les nouvelles technologies comme étant un facteur à l’origine des migrations par la diffusion d’images attractives du monde développé (cette idée est illustrée par le récit de Abdelli-Labiod).

Sa théorie est construite sur l’agencement de 5 dimensions de mouvement dans le monde : les mouvements humains, qu’il nomme les ethnoscapes, les mouvements de capitaux, les financescapes, les flux technologiques, les technoscapes, sur lesquels règnent la technologie et le progrès, les mouvements idéologiques, les idéoscapes, enfin les mouvements d’images, les médiascapes qui diffusent les idées produites par ce monde de la technologie et de l’ouverture. Chacun des 5 mouvements dans le monde diffère d’un lieu à un autre puisque chaque pays est soumis à ses propres potentialités.

La variation d’un lieu à l’autre crée la différence au lieu de l’uniformisation recherchée par l’ordre de la globalisation et de la mondialisation. Le monde globalisé devient complexe.

À ces éléments, Arjun Appadurai ajoute l’imagination, car les médias agissent sur l’imagination, créent le besoin d’un ailleurs prometteur. L’imagination oriente les choix des individus qui ont opté pour la migration.

« Ainsi le travail de l’imagination à travers lequel est produite et nourrie la subjectivité locale est un étonnant palimpseste de considérations fortement locales et fortement translocales. » (Appadurai 2001 : 281-282)

Finalement, l’auteur prévoit que, du fait de cette ouverture de l’espace et de la mobilité, l’État-nation en tant que réalité politique va disparaître.

En effet, les migrants, une fois établis sur un territoire étranger, restent en contact avec leur communauté originelle par le biais des médias et forment une communauté culturelle répartie un peu partout ailleurs. La technologie aidant, ils créent des réseaux qui leur permettent d’être ici et ailleurs. À ce moment-là, l’exil n’est plus facteur de dépaysement et de déracinement. De nouvelles formes d’identité, de nouveaux modes de vie émergent. Sous l’influence de l’hybridité, le système culturel des pays d’accueil est déstabilisé, les principes des nations perturbés.

L’auteur annonce que l’État-nation approche de sa fin, car l’identité culturelle ne se mesure plus au sang, au sol, à la langue ni à la religion, les différences seront effacées au profit de la formation de communautés nouvelles. L’échange culturel sera au fondement d’« identités transnationales », faites d’un mélange de culture du pays d’origine, du pays d’accueil et d’éléments puisés dans la réappropriation de la culture mondialisée. L’identité culturelle reste en mouvement constant.

Il convient de relever que les conclusions auxquelles arrivent les deux hommes se rapprochent en définitive. L’idée que le phénomène de migration risque de bousculer le monde occidental, dans son organisation et dans son existence.

Les deux points de vue convergent dans la mesure où, par intuition, Amine Maalouf alerte : « les identités meurtries sont devenues meurtrières » et que « La bataille sera rude et l’Occident n’est plus très bien placé pour la gagner », alors que Arjun Appadurai entreprend de défendre une thèse au cœur de laquelle il place les mouvements migratoires et selon laquelle après le colonialisme. L’État-nation approche de sa fin.

Tous deux, nous l’avons dit, sont issus de pays dits émergents et vivent plutôt en Occident. Ils évaluent en quelque sorte « les menaces » de la migration sur les pays d’accueil. Ils prennent un point de vue différent de celui des écrivains qui se placent, eux, dans la peau du migrant.

En adoptant, le point de vue contraire, celui des penseurs, la création littéraire autour du sentiment de l’exil pourraient être rénovés, modifiés, se charger de connotations autres.

3. Parole individuelle, parole collective

En définitive, chaque écrivain évoqué ayant abordé ce thème de l’exil et de l’étranger en a fait l’expérience au moins une fois dans sa vie. Rachid Boudjedra a connu à plusieurs reprises l’éloignement de sa terre natale. Blessé au maquis, il représentera le Front de Libération Nationale, dans les pays de l’Est, puis rentrera au pays, mais sera interdit de séjour en 1965. Cette interdiction sera levée en 1974. Djamila Labiod-Abdelli, fille d’émigrés vit actuellement en Algérie. Aziz Chouaki né en Algérie, il a grandi dans le quartier d’El Harrach à Alger qu’il quitte pour la France en 1991. Pour ce qui est de Mukasonga, de Burgul et de Robin ou encore de Maalouf et de Appadurai, nous avons signalé le fait par une rapide présentation biographique.

Dès lors, nous pouvons dire que ce thème est pris en charge par des écrivains qui en font un récit soit personnel ou familial, soit pour évoquer une problématique qui les a interpellés. Le choix de ce thème est donc stratégique, l’approche qu’en font les romanciers, dramaturge, penseurs est fortement inspirée de faits sociaux qui structurent de manière proche ou lointaine la personnalité de chacun.

L’écriture de l’exil et/ou de la migration, qu’elle soit fiction ou récit de soi, réflexion ou construction d’une théorie est un acte de parole. Or selon E. Cros

« l’acte de parole est une réponse à une circonstance déterminée, mais la parole elle-même est essentiellement un produit dérivé du Nous » (Cros 2003 : 13)

Cet acte de parole provoqué par les circonstances de la vie, s’inspire de faits puisés dans une certaine réalité, celle du monde tel qu’il a pu créer dans l’inconscient de l’auteur sinon un choc psychique, du moins, une impression très forte qui a motivé la prise en charge du thème par l’écrivain. En effet, tout départ est accompagné de séparation, celle-ci quand elle est suivie de difficultés sociales d’adaptation ne peut qu’être facteur de perturbations psychiques. La sociocritique souligne l’interdépendance des structures psychiques et des structures sociales, dans ce cas, elle prend en charge à la fois l’individuel et le social, selon P. Zima.

Aussi, aux expériences individuelles et à leur impact sur le psychique, il convient d’ajouter la parole de la doxa qui vient imprimer une image véhiculée par l’inconscient collectif sur le psychisme individuel. La doxa, portant les valeurs sociales d’un inconscient collectif issu des « fonds des temps », côtoie un discours en accord avec le temps présent. L’image négative de l’exil est un « produit dérivé du Nous », de la doxa, parole commune qui affirme que l’exil, le déplacement est néfaste pour l’homme. La parole individuelle, par l’écriture des textes littéraires, vient corroborer et redoubler cette vision. Facteur de stabilité, la parole du « Nous » croise celle du « je » des récits produits par la littérature.

La littérature, à travers ses textes, ne peut aisément se détacher d’une parole fondatrice d’autant qu’elle constitue le reflet d’une certaine réalité. La littérature souligne des situations sociales et individuelles complexes, les auteurs, en exprimant déception et malaise, semblent adopter une même posture, celle de se présenter comme proches des exilés étant, eux-mêmes exilés dans les faits. Cependant proposent-ils une remédiation? Du moins dans les textes que nous avons examinés, hormis dans les essais, aucune perspective de changement de vision n’est envisagée.

En revanche, la nouveauté peut venir des penseurs. L’acte de parole des essayistes tend à inverser l’équation. A. Maalouf et Arjun Appadurai transforment l’image négative de l’exil et de l’étranger dans la mesure où pour eux, la souffrance s’édulcore, elle devient une force pour modifier un ordre social mondial fondé sur des normes et des valeurs en perte de vitesse appelées à être changées.

Le discours social devrait être différent, puisque les distances sont jugulées et l’exilé a moins à souffrir de dépaysement, de nostalgie de pertes de repères. Il recrée partout où il va son identité culturelle. Ainsi ce n’est plus le collectif qui perturberait l’individuel, mais bien le collectif qui serait pris en charge par les groupes d’individus. En réagissant à l’ordre établi de façon à se préserver des méfaits de l’exil par le recours à l’interculturalité et la diversité et le retour aux valeurs humaines, échange, entraide…

Conclusion

La confrontation de plusieurs textes (fiction, autobiographie, pièce de théâtre) traitant de l’exil dévoile la constance dans l’approche qu’en font les écrivains riches de l’expérience du déplacement et de l’éloignement, à savoir déracinement, difficultés, problèmes d’identité, perte de soi sont les éléments constitutifs de ce traitement de ce thème. À la suite de ce constat, il nous a été possible de nous référer aux positions de certains penseurs contemporains. Ceux-ci ayant un autre point de vue, nous avons comparé l’image qui se dégage de la lecture des premiers textes à la vision de l’exil qu’offrent ces essayistes, eux-mêmes plus ou moins concernés personnellement par cette problématique. Il en résulte que cette nouvelle façon d’appréhender la question, notamment dans la conception du rapport à l’autre pourrait influencer les romanciers et dramaturges dans leur écriture et présentation du thème.

Cependant, il semblerait que l’image négative de l’exil ait encore de beaux jours devant elle dans la littérature. On continuera à décrire les bateaux de la mort, à évoquer les déchirements des départs, à décrire les angoisses, les hésitations, les peurs malgré tout, avant, pendant et après le grand saut dans le monde mirifique de l’ailleurs. Car si l’exil constitue un mythe fondateur de la littérature, il fait aussi partie du sujet culturel c’est-à-dire un sujet formé d’un réseau de structures à la fois psychiques et sociales, profondément enracinées.

1 Homéostase : en psychologie consiste à maintenir l’équilibre de son milieu intérieur en dépit des contraintes extérieures

Achour Chaulet Christiane. 2021. Mémoires d’ici et d’ailleurs. Chroniques littéraires. Alger : Éditions Frantz Fanon

Appadurai Arjun. 2001. Après la colonisation les conséquences culturelles de la Globalisation. Paris : Payot

Cros Edmond. 2003. La sociocritique. Paris : L’Harmattan.

Kristeva Julia.1991. Étrangers à nous-mêmes. Paris : Gallimard.

Lahire Bernard. 1998. L’homme pluriel. Les ressorts de l’action. Paris : Nathan

Le Breton David.2004. L’interactionnisme symbolique. Paris : PUF

Louise Dupré, Jaap Lintvelt et Janet M. Paterson.2002.Sexuation, espace, écriture. Canada : Édition Nota bene.

Maalouf Amine. 2009. Le dérèglement du monde. Alger : Sedia

Maalouf Amine. 1998. Les identités meurtrières. Paris : Ed. Grasset et Fasquelle.

Maalouf Amine. 2019. Le naufrage des civilisations. Paris : Ed. Grasset.

Zima Pierre V. 2011. Textes et société. Paris. L’Harmattan. (Cité par Komian Gbanoo in revue Tangence N° 73, 2003, Figures de l’exil dans les littératures francophones, Article Tierno Monénembo : La lettre et l’exil, pp. 41-61.)

Jean Déjeux. 1976. Rachid Boudjedra, Topographie idéale pour une agression caractérisée. Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée. pp. 225-226

Romans

Boudjedra Rachid. 2002. Topographie idéale pour une agression caractérisée. Alger. ANEP (1re édition Denoel, 1975)

Burgul Ken. 2005. Riwan ou Le chemin de sable. Paris : éditions présence africaine

Labiod-Abdelli Djamila. 2020. Survivre pour Ibiza. Alger : Aframed

Mukasonga Scholastique.2008. La femme aux pieds nus. Paris : Folio.

Robin Régine. 1983. La Québécoite. Montréal : Québec Amérique.

1 Homéostase : en psychologie consiste à maintenir l’équilibre de son milieu intérieur en dépit des contraintes extérieures

Hanène Logbi

Laboratoire SLADD — Université frères Mentouri Constantine 1

© Tous droits réservés à l'auteur de l'article