Introduction
Il est indéniable que l’approche épistémologique de la didactique des langues étrangères repose largement sur une démarche axée sur la systématisation. Cette approche préconise une pédagogie qui, dès le primaire, met en avant l’assimilation des spécificités canoniques, à la fois lexicales et grammaticales, dans le but ultime de maîtriser une langue étrangère. Cette stratégie semble produire des résultats probants au début du parcours pédagogique, mais montre ses limites à long terme.
En effet, lorsqu’un élève est confronté à l’objectif de reproduire mécaniquement une structure de base, il devient évident que, au fil de son apprentissage, il doit être capable de produire des énoncés exigeant une compétence linguistique plus complexe. Cette difficulté, loin d’être préjudiciable, résulte souvent d’un manque d’implication personnelle, dû à l’absence de connexion entre les émotions et l’intelligence. Cette connexion subtile entre émotion et cognition est soutenue par de nombreux chercheurs en sciences cognitives, tels que Boekaert (1993 : 149), Perkun, Goetz et al. (2002 : 92), et plus récemment Linnenbrink (2006 : 308), qui s’accordent sur le rôle central des émotions dans l’activité cognitive en général, et dans les processus d’apprentissage en particulier.
Ce consensus soulève un intérêt primordial pour la recherche d’un moyen par lequel les enseignants pourraient susciter un engagement émotionnel chez les apprenants, ce qui, selon Piccardo (2007 : 41), faciliterait le processus d’apprentissage d’une langue. Cet engagement émotionnel intensifie la motivation à participer à une activité d’apprentissage et en facilite l’accomplissement, comme l’indique Develotte (2006 : 13). Il s’agit donc de susciter chez les apprenants le désir d’un investissement personnel propice à une productivité épanouissante. Cette autonomisation pourrait être envisageable si nous exposions nos apprenants à un support méconnu qui leur permettrait de s’exprimer librement, en se libérant des contraintes rédactionnelles souvent perçues comme fastidieuses.
À l’instar de toutes les disciplines, la didactique des langues étrangères a été confrontée à des questions identitaires. Dans une société en perpétuelle évolution, cette discipline éducative se doit de tenir compte des attentes sociales, qui constituent le véritable moteur de l’innovation pédagogique. Comme le souligne Valenzuela (2010 : 74), la dimension culturelle doit désormais être considérée au même titre que la dimension linguistique dans le processus d’enseignement et d’apprentissage. Il est donc nécessaire d’envisager la création d’une méthodologie d’apprentissage des langues étrangères qui reflète les réalités culturelles de nos apprenants.
C’est dans ce contexte que nous avons exploré la possibilité d’intégrer la musicalité comme élément central d’une approche interdisciplinaire. Nous avons choisi cette approche en raison des fonctionnalités intrinsèques des spécificités rythmico-mélodiques, mais aussi en raison de l’affection inébranlable de nos apprenants pour les arts musicaux, qui font constamment partie de leur expérience, qu’elle soit intentionnelle ou non. Cette démarche vise à apporter une dimension artistique aux activités de production écrite et orale, une dimension qui, nous l’espérons, stimulera l’engagement de nos étudiants et favorisera un apprentissage plus efficace. En adoptant cette perspective, ne sommes-nous pas en train de suivre la vision de Chevallard (1986 : 35), qui affirme que l’enseignement doit créer les conditions propices à l’apprentissage, plutôt que de se substituer à l’apprentissage lui-même, ce qui relève d’un domaine qui lui échappe ?
Ainsi, notre recherche s’efforcera de mettre en évidence cette démarche interdisciplinaire visant à favoriser une synergie entre les pratiques artistiques et les pratiques langagières. Ces deux aspects seront placés sur un pied d’égalité afin de déterminer si leur complémentarité a un impact sur le processus pédagogique. Si tel est le cas, nous chercherons à comprendre en quoi cette interdisciplinarité peut enrichir les compétences langagières de nos apprenants.
1. L’Interdisciplinarité : vers un décloisonnement disciplinaire
L’interdisciplinarité, en tant que concept, suscite un enthousiasme grandissant au sein de nombreux systèmes éducatifs à travers le monde. Bien que ces systèmes accordent une importance cruciale à l’interdisciplinarité, il est intéressant de noter que les perspectives sur la définition même de ce concept varient considérablement. En effet, tandis que dans certaines régions comme la France, l’interdisciplinarité est principalement orientée vers une perspective épistémologique, mettant l’accent sur la primauté du savoir, aux États-Unis, elle est davantage axée sur la fonctionnalité, se concentrant sur les actions sociales concrètes. Ces approches diffèrent nettement de celle du Brésil, où l’interdisciplinarité est promue pour ses visées ontologiques et sociales, plaçant l’individu au centre des préoccupations.
En France, l’interdisciplinarité est conçue comme un moyen de transcender les frontières traditionnelles entre les disciplines académiques. Elle cherche à favoriser une compréhension plus holistique des connaissances en encourageant la coopération entre différentes branches du savoir. Cette perspective repose sur l’idée que les problèmes complexes auxquels la société est confrontée nécessitent une approche intégrée qui dépasse les limites des disciplines académiques traditionnelles. Ainsi, l’interdisciplinarité en France vise principalement à enrichir les connaissances et à promouvoir une réflexion critique.
Aux États-Unis, l’interdisciplinarité se concentre davantage sur l’application pratique des connaissances dans le contexte social. Elle met l’accent sur la résolution de problèmes concrets et sur la création de solutions pour les défis contemporains. Cette approche fonctionnaliste de l’interdisciplinarité est motivée par la nécessité de répondre aux besoins de la société et de produire des résultats tangibles. Par conséquent, elle favorise la collaboration entre chercheurs, praticiens et décideurs afin de relever les défis sociaux, économiques et environnementaux.
Au Brésil, l’interdisciplinarité est envisagée comme une démarche qui dépasse les aspects purement académiques pour englober des dimensions ontologiques et sociales. Elle repose sur l’idée que l’humain, en tant qu’être social et culturel, est au cœur des préoccupations. Ainsi, l’interdisciplinarité brésilienne vise à explorer les relations complexes entre les individus, la société et l’environnement, tout en tenant compte des aspects culturels et identitaires. Elle encourage la réflexion sur les questions de justice sociale, d’éthique et de diversité culturelle.
En somme, bien que le terme « interdisciplinarité » soit largement adopté dans le domaine éducatif à travers le monde, il revêt des significations et des objectifs variés selon les contextes nationaux. Comprendre ces différentes perspectives est essentiel pour développer des approches pédagogiques adaptées aux besoins spécifiques de chaque société et pour exploiter pleinement le potentiel de l’interdisciplinarité en tant qu’outil d’enrichissement des connaissances, de résolution de problèmes et de compréhension des réalités sociales et culturelles.
2. La Musicalité : Un protorécit valorisateur de l’autonomie
L’aptitude narrative inhérente aux spécificités rythmico-mélodiques est désormais solidement établie. Malgré la prédominance de l’image dans la société contemporaine, les sonorités musicales ont gagné en légitimité au fil du temps grâce à leur capacité à se substituer au récit. En confrontant le discours littéraire au discours musical, Nattiez (2011 : 8) met en évidence une aptitude partagée : celle de créer des attentes subtilement orchestrées. Bien que ces deux modes d’expression diffèrent terminologiquement, ils partagent l’aptitude à susciter la curiosité et à stimuler l’imagination, ce qui fait de la musicalité un support pédagogique propice à la valorisation de l’autonomie dans les pratiques langagières.
2.1. Une évocatrice d’émotions à visée commentative
La musique joue un rôle incontestable dans la génération d’émotions. Ses spécificités rythmico-mélodiques peuvent éveiller toute une gamme d’émotions, allant de la joie à la tristesse, de la sérénité à l’inquiétude. Cette capacité à évoquer des émotions est intimement liée aux dissonances et aux assonances musicales, qui induisent respectivement des tensions et des résolutions émotionnelles. Cette dichotomie musicale, bien que conceptuellement complexe, est perceptible sur le plan sensoriel, comme en témoigne une étude révélant la capacité des étudiants à déceler les significations narratives à partir des signaux sonores.
Il est essentiel d’exploiter ce potentiel commentatif des sonorités musicales en encourageant les apprenants à exprimer verbalement les émotions qu’elles suscitent. Cette démarche stimule leur créativité tout en développant leur esprit critique, les incitant à s’investir personnellement dans le processus d’apprentissage. En substituant le langage musical par un discours langagier, les apprenants sont responsables de la création d’un récit qui leur est propre, tout en respectant les consignes pédagogiques et les objectifs fixés par l’enseignant.
2.2. Un Apprentissage « Educare » ou/et « Educere » ?
L’intégration de la musicalité dans l’apprentissage linguistique offre la possibilité de maintenir une connexion active entre l’apprenant et la langue, même en dehors de l’environnement éducatif formel. Cette interdisciplinarité permet de rétablir cette jonction entre l’apprenant et la langue chaque fois que la musique est présente dans sa vie quotidienne. Cette approche offre un potentiel d’auto-apprentissage dépourvu de contraintes géographiques, permettant à l’apprenant de se consacrer à son apprentissage à tout moment.
La dichotomie entre « educare » (nourrir, élever) et « educere » (faire éclore, conduire) est centrale dans cette réflexion. Les deux conceptions de l’éducation sont complémentaires : « educare » représente le rôle de l’enseignant qui fournit les bases nécessaires à l’apprentissage, tandis que « educere » renvoie à l’idée que l’apprenant doit prendre en charge son propre développement. En intégrant la musicalité dans l’apprentissage des langues, les enseignants favorisent le passage de « educare » à « educere ». Les apprenants sont encouragés à devenir acteurs de leur propre apprentissage, à résoudre leurs difficultés de communication en langue étrangère et à maintenir leur engagement en dehors des heures de cours.
En conclusion, l’intégration de la musicalité dans l’enseignement des langues étrangères offre un moyen méthodologique prometteur pour développer l’autonomie des apprenants. Cette approche interdisciplinaire permet de créer un cadre de travail en classe favorisant la participation active des apprenants et de les inciter à poursuivre leur apprentissage en dehors de l’établissement éducatif. Elle offre ainsi une réponse aux défis posés par l’enseignement des langues et contribue à l’autonomie des apprenants dans leur parcours d’apprentissage.
2.3. Une Fonction mnésique propice à un enrichissement lexical et phonétique
La micro-fonction mnésique, largement utilisée dans divers domaines, notamment en marketing, joue un rôle prépondérant dans la création d’une corrélation entre une marque et un produit. La répétition d’un slogan publicitaire est si fréquente qu’une simple écoute suffit à suggérer un message spécifique. Cette même interdisciplinarité musicale profite de cette fonction mnésique. L’impact de la musicalité sur la mémoire est bien documenté, favorisant ainsi la mémorisation des contenus. Lorsque les apprenants s’engagent dans l’exercice interdisciplinaire consistant à mettre en mots les sonorités auxquelles ils sont exposés, ils mémorisent non seulement le lexique, mais aussi la phonétique et la structure des phrases.
Lorsqu’ils reconstruisent un récit à partir de stimuli sonores, les apprenants répètent souvent leurs productions à plusieurs reprises pour qu’elles s’alignent au mieux avec les spécificités rythmico-mélodiques. Cette répétition les amène à consulter un dictionnaire des synonymes pour trouver des termes plus adaptés à leur production, stimulant ainsi leur enrichissement lexical. En collaboration avec l’enseignant, les apprenants assemblent des séquences phrastiques jusqu’à ce que cohérence et cohésion soient atteintes. Cette démarche exigeante favorise un enrichissement lexical qui prend tout son sens lorsqu’elle est associée à un investissement personnel.
En outre, la musicalité de la langue influence l’aspect phonétique de l’apprentissage. L’articulation des sons s’améliore grâce à la répétition des productions, encourageant une lecture expressive qui respecte la rythmicité. Les apprenants cessent de décoder mécaniquement les syllabes et les phrases pour se concentrer sur une lecture plus fluide et rythmée. Cette approche renouvelle leur intérêt pour la langue, stimulant à la fois leurs besoins communicationnels et leur désir de perfectionnement stylistique. L’apprentissage devient source de plaisir, tant dans la production que dans la lecture, incitant les apprenants à s’investir davantage.
2.4. L’inhibition, la motivation : des atouts pédagogiques majeurs
L’un des principaux avantages de l’interdisciplinarité musicale est son impact sur la motivation des apprenants, ce qui contribue à surmonter un obstacle majeur : l’inhibition. Souvent, la peur de commettre des erreurs incite les apprenants à se replier sur eux-mêmes, les rendant passifs en classe. Cette passivité nuit considérablement à leur apprentissage, car l’erreur est un élément essentiel pour l’amélioration.
L’innovation pédagogique qui intègre la musique dans les pratiques langagières apporte une dimension ludique aux cours. Les apprenants apprécient cette approche, car elle leur permet d’apprendre en s’amusant, ce qui réduit leur inhibition. Apprendre tout en s’amusant favorise la participation des étudiants les plus timides. Cette approche ludique, bien que légère, est essentielle, car elle contribue à libérer les apprenants de leur peur de l’erreur, encourageant ainsi leur participation active en classe.
Conclusion
L’interdisciplinarité musicale offre de nombreux avantages pour le développement de l’enseignement des langues dans les universités algériennes. Elle favorise l’autonomisation des apprenants en les encourageant à devenir acteurs de leur propre apprentissage. Cette approche stimule la motivation, la mémorisation, l’enrichissement lexical et phonétique, tout en réduisant l’inhibition des apprenants.
L’investissement personnel des apprenants est au cœur de cette démarche, et l’interdisciplinarité musicale répond aux attentes des étudiants en valorisant le rôle des sons dans l’apprentissage. Cette innovation pédagogique constitue une réponse aux défis posés par l’enseignement des langues, favorisant une transition de l’enseignant comme détenteur du savoir à un accompagnateur des apprentissages. En fin de compte, cette approche permet aux apprenants de s’ouvrir davantage à la langue, de devenir des acteurs actifs de leur apprentissage et de tirer un plaisir significatif de ce processus d’apprentissage.