L’identité à l’épreuve de l’altérité : construction/déconstruction de soi dans Si Diable veut de Mohammed Dib

الهوية على محك الآخرة: بناء / تفكيك الذات في Si diable veut لمحمد ديب

Identity in the test of otherness: construction/deconstruction of self in si diable veut by Mohammed Dib

Wassila Latroch

p. 217-231

Wassila Latroch, « L’identité à l’épreuve de l’altérité : construction/déconstruction de soi dans Si Diable veut de Mohammed Dib », Aleph, 10 (1) | 2023, 217-231.

Wassila Latroch, « L’identité à l’épreuve de l’altérité : construction/déconstruction de soi dans Si Diable veut de Mohammed Dib », Aleph [], 10 (1) | 2023, 31 January 2023, 13 October 2024. URL : https://aleph.edinum.org/7714

Si Diable veut, une œuvre de Mohammed Dib qui témoigne de la rupture avec la représentation réaliste en raison de son inscription dans le monde symbolique, mythique et légendaire. Ce texte complexe à maints domaines référentiels est l’espace où se déploient différents thèmes et problématiques y compris celui que nous souhaitons aborder dans le présent article. Notre problématique s’articule autour de la question du retour d’un personnage exilé à son pays d’origine. Nous mettrons en relief l’amplification de l’écart entre la société d’accueil et celle d’origine ainsi que l’acculturation et le rejet qui en découlent. Aussi, en faisant appel à quelques concepts de Gilles Deleuze à savoir la déterritorialisation, la ligne de fuite, la multiplicité, nous aborderons la notion de l’exil et celle du dédoublement identitaire chez le personnage dibien.

« Si Diable veut » عمل محمد ديب يشهد على قطع التمثيل الواقعي من خلال نقشه في العالم الرمزي والأسطوري والأسطوري. هذا النص المعقد الذي يحتوي على العديد من المجالات المرجعية هو المساحة التي تتكشف فيها الموضوعات والقضايا المختلفة، بما في ذلك الموضوع الذي نريد معالجته في هذه المقالة. تتمحور مشكلتنا حول مسألة عودة شخصية منفية إلى موطنها الأصلي. سنسلط الضوء على اتساع الفجوة بين المجتمع المضيف والمجتمع الأصلي وكذلك التثاقف الناتج عن ذلك والرفض. أيضًا، من خلال مناشدة بعض مفاهيم جيل دولوز، مثل : التأقلم ، خط الهروب ، التعددية ، سنقترب من مفهوم المنفى وانقسام الهوية في شخصية الديبية.

Si Diable veut, a work by Mohammed Dib, shows a break with realist representation through its inclusion in the symbolic, mythical and legendary world. This complex text with many referential domains is the space where different themes and problems unfold, including the one we wish to address in this article. Our problematic revolves around the question of the return of an exiled character to his country of origin. We will highlight the widening of the gap between the host society and the society of origin, as well as the acculturation and rejection that ensue. Also, by calling upon some of Gilles Deleuze’s concepts, namely deterritorialization, the line of flight, and multiplicity, we will approach the notion of exile and that of the splitting of identity in the Dibian character.

identity, otherness, deterritorialization, acculturation, exile

Introduction

Publié en 1998, Si Diable veut est un récit de l’écrivain et poète algérien Mohammed Dib. Il dépeint «  sous les allures d’un conte fantastique  » (Brahimi, 1998 : 9-11) la récente période tragique de l’Histoire de l’Algérie où régnaient l’islamisme et le terrorisme. Dib ne pouvait se résoudre au silence et ne pas dénoncer le règne du malheur qui a, encore une fois, frappé une terre qui lui cheville au corps et au cœur. L’engagement qui caractérise son œuvre, de l’écriture réaliste de ses débuts à l’écriture fantastique de sa confirmation, trouve ici aussi un lieu pour son ancrage. Il déclarait lui-même à Jean Déjeux :

«  les événements sont venus nous secouer et nous imposer en quelque sorte de parler de ce qui se passait autour de nous […] toute autre écriture que celle du constat, empruntée à l’Occident, était devenu dérisoire.  » (Déjeux, 1987 : p. 15)

Son triptyque Algérie1 témoigne de l’engagement de Dib contre le caractère destructeur du pouvoir colonial. Tandis que dans ses œuvres ultérieures2, Dib recourt au fantastique, à la science-fiction. Il rompt avec les représentations réalistes pour exploiter le monde mythique et légendaire, son écriture s’installe dans un «  ailleurs  ». Son œuvre devient dès lors

«  le laboratoire de la métamorphose d’une écriture en rupture avec le rationnel pour explorer le versant caché des choses et produire une vision apocalyptique de la guerre.  » (Khadda, 1996 : p. 14)

Si Diable veut, œuvre singulière, se détache de la littérature de témoignage où Dib «  exprime pour le lecteur quelque chose de l’angoisse que suscite la situation actuelle en Algérie, sans donner la moindre description réaliste.  » (Brahimi, 1998 : 9-11) Le titre qui le porte, par le détournement de la formule «  sacrée et consacrée  » «  Inhallah3  » (Si Dieu veut) par laquelle les musulmans s’en remettent à Dieu induit une dérision, à connotation blasphématoire, par la substitution du «  Diable à Dieu  ». Il fait violence et interpelle le lecteur dans le lieu même de sa croyance et au lieu même qui fonde la légitimité de l’islamisme politique.

Même si par sa puissance, ce conte ouvre la voie à une pluralité de lectures qui trouverait chacune une grande portée et un lieu tenant de socle pour leur édification4, il ne demeure moins vrai que la question de l’identité revêt à l’égard de chacune d’elle un caractère intégrant.

D’ailleurs, la question de l’identité traverse toute l’ouvre de Dib. Une exotopie qui peut être la clé de la compréhension et de l’évolution d’une culture. Telle qu’expliquée par Bakhtine :

«  Une culture étrangère ne se révèle dans sa complétude et sa profondeur qu’au regard d’une autre culture […] Un sens se révèle dans sa profondeur pour avoir rencontré et s’être frôlé à un autre sens, à un sens étranger […] À une culture étrangère, nous posons des questions nouvelles telles qu’elle-même ne se les posait pas. Nous cherchons en elle une réponse à ces questions qui sont les nôtres, et la culture étrangère nous répond nous dévoilant ses aspects nouveaux, ses profondeurs nouvelles de sens.  » (Bakhtine, 1984 : p. 348)

L’approche dibienne de l’identité n’est plus réduite à des identifications par rapport au colonisateur, mais elle va aborder l’homme dans son rapport à l’Autre. Dib privilégie des thèmes englobant des questionnements majeurs, subtils relatifs à l’être qui vit en exil, à l’aliénation, à l’acculturation, à la déterritorialisation, à la multiplicité et au modernisme. Selon Déjeux,

«  L’œuvre [de Dib] se présente comme une investigation de plus en plus poussée de la personne humaine (qu’est-ce qu’est l’être humain, le couple, la liberté, la destinée ?) Aussi bien en fonction du terroir algérien (l’homme colonisé d’hier et l’Algérie d’aujourd’hui en marche vers une exigence plus grande de libération) que par rapport à l’homme partout où il se trouve.  » (Déjeux, 1977 : p. 11)

De toute cette grande œuvre, Si Diable veut, qui dépeint les traditions et mythes ancestraux qui subsistent dans l’un des villages berbères de l’Algérie d’aujourd’hui est une éminente représentation de maintes dichotomies entre tradition et modernité, entre fétichisme et rationalité et entre religiosité et laïcité.

Il s’agit, en effet, d’un récit qui raconte l’histoire d’un jeune émigré, Ymran, enfant des banlieues parisiennes, contraint de retourner en Algérie à la suite du trépas de sa mère. Ignorant les pratiques culturelles de son pays d’origine auxquelles il devrait se soumettre, tels ses fiançailles imposées et le rite sacrificiel de la fête du printemps, Ymran est pris dans un tourment d’incompréhension, de dépaysement et de contradictions.

La réflexion proposée ici se focalisera sur ce personnage, Ymran, inscrit dans l’entre deux et vacille entre deux mémoires, deux cultures se heurtant l’une à l’autre. L’une, ancestrale, celle de ses origines berbères algériennes et l’autre plus récente celle de son pays de naissance, la France.

Elle examinera les actions et les réactions de Ymran confronté à sa pluralité identitaire et se demandera s’il existe, au-delà des différences, une place pour une culture syncrétique, un lieu où se réconcilie et s’apaise la rencontre de ce qui le constitue.

1. Aller vers l’inconnu : une déterritorialisation imposée

Ymran, un jeune adolescent, Fils de Zahra la sœur de hadj Merzoug qui a vécu et mourut en exil, arrive chez son oncle dans un lointain village berbère d’Algérie, Tadart, Azru Ufernane. Ayant quitté, avec sa famille, sa terre mère dès sa prime enfance, Ymran a grandi en terre étrangère, la France. C’est seulement après le trépas de sa mère qu’il retourne à la terre de ses origines. Une terre qui lui est aussi inconnue, étrangère. Il avait aux yeux de Hadj Merzoug «  […] au premier jour de son arrivée […] l’effet d’un ressuscité d’entre les morts.  » (Dib, 2015 : 34)

Pourquoi ce retour inopiné après tant d’années d’absence ? L’a-t-il réellement désiré ou est-ce un serment qu’il a fait et qu’il ne voudrait certainement pas trahir. En effet, Ymran devait honorer la parole donnée à sa mère sur son lit de mort qui lui implorait de retourner en Algérie et de transmettre ses salutations aux lieux où elle aimait être et dont elle était nostalgique :

«  Retourne au pays, mon garçon, avait-elle pris sur elle de dire.
Et il avait promis :
Oui, mère.
Cherche notre maison. Les voisins te la montreront. Et salue-la, même si elle n’est plus à nous.
Oui, mère.
Cherche ensuite la fontaine, et salue-la aussi. Elle se souviendra de moi.
Je la chercherai, mère.
Va visiter nos champs et dis à leurs figuiers et à tous les arbres que tu viens de la part de Zahra, qu’ils ont bien connue. Tu me le promets ?
Oui, mère. Je te le promets.
Porte-leur aussi mon salut.  » (Dib, 2015 : 62)

Se sachant mourante, elle réitère inlassablement ses supplications à Ymran lui demandant de se rendre, à sa place, implorer le pardon du saint protecteur Sidi Afalku et celui des siens qu’elle a quittés : :

- «  N’oublie pas de te faire montrer ensuite le sanctuaire du saint protecteur Afalku. Embrasses-en la porte, dis que c’est pour moi que tu le fais et qu’il ne m’en veuille pas, si je l’honore de loin seulement, Dieu m’a vaincue.
Je n’oublierai pas mère.
- À toutes et à tous, de chez nous, apprends-leur que ma dernière pensée a volé vers eux. Qu’eux aussi me pardonnent de les avoir quittés : c’était par ordre du ciel : je n’ai rien renié. Promets-moi.
- Je promets, dit Ymran.  » (Dib, 2015 : 63)

Cet événement affligeant, qu’est la mort de la mère, a subitement bouleversé la vie d’Ymran. Selon le désir de sa mère, le temps de l’enterrer, il a quitté père, frères, sœurs pour se rendre dans le pays inconnu qui l’a vu naître «  Et il avait quitté la terre étrangère, il est arrivé, il est ici, au pays de sa mère. Mais les raisons qui l’y ont amené, il n’a soufflé mot à son oncle, Hadj Merzoug, ou à sa tante Djawhar.  » (Dib, 2015 : 65) À la suite de ce nouveau départ, cet adolescent fera face à de nombreuses péripéties qui remettront en question toute son existence.

Tandis que la tante Djawhar est heureuse, émoustillée d’accueillir Ymran chez eux, c’est le fils qu’elle aurait aimé avoir, elle qui n’a eu que des filles «  et qu’est-ce que les filles ? Des pigeonnes pressées de quitter le nid où elles ont ouvert les yeux pour aller faire leur nid ailleurs.  » (Dib, 2015 : 11) Telle est la conception de la descendance à Tadart, un garçon sera l’héritier du nom, une progéniture masculine demeure l’honneur de la famille «  elle dit, yéma Djawhar : j’aimerais voir Ymran rester, en plus qu’il est un garçon  » (Dib, 2015 : 11). Avec l’arrivée d’Ymran, son Sidna Youcef, un nouvel espoir renaît chez cette femme, elle le considérait comme un cadeau du ciel, une bénédiction voire un bon présage «  yéma Djawhar dit : Ymran est arrivé en même temps que les hirondelles. N’est-ce pas de bon augure ?  » (Dib, 2015 : 18) Hadj Merzoug, attristé par la mort de sa sœur en exil, troublé par le retour inattendu de son neveu venu d’au-delà des mers reste sceptique et manifeste de la suspicion vis-à-vis de ce qui adviendrait. Ainsi, lui et Lala Djawhar sont tourmentés par l’idée de le perdre un jour, la peur de le voir partir de nouveau les chagrine, car ils ont vu en lui le fils qui veillera sur leurs biens et le futur père des enfants qui rempliront et embelliront leur triste demeure. De ce mal, Hadj Merzoug soliloque :

«  La crainte qui habite cette femme, elle m’habite aussi. Elle et moi, vivons de l’espoir que nous a rendu ce garçon. Que nous le perdions, et nous aurons tout perdu… si ça se présente, l’envie lui reprendra de retourner là d’où il vient. Il pourrait faire ses paquets n’importe quel jour et nous dire au revoir et merci.  » (Dib, 2015 : 28)

Hadj Merzoug, personnage âgé, immobile, sédentaire qui représente une société traditionnelle, est réfractaire à tout changement et à toute évolution. Il est là en tête à tête avec lui-même, au même endroit, tout au long de la journée en face d’une porte ouverte à contempler les champs et à veiller sur eux :

«  Hadj Merzoug dit : à ma place habituelle, assis aujourd’hui comme hier. Assis comme chaque jour. Puisque c’est ma place et que j’aime y être, un poste d’observation d’où j’accompagne du regard les heures dans leur procession. J’en ai vu arriver et passer ! J’en verrai d’autres, je n’ai qu’à demeurer assis et garder l’œil ouvert.  » (Dib, 2015 : 20)

Hadj Merzoug et tous les autres habitants de Tadart, hommes ou femmes soient-ils demeurent comme en dehors du temps, figés dans des structures mentales anciennes et menant un mode de vie archaïque. Ne se souciant que du cycle des saisons, tributaires du climat, tels sont leurs repères, telle est leur omniscience «  […] j’engrange tout le savoir du monde, ma poitrine se remplit de toute la science qu’un homme se doit d’acquérir, celle qui importe : connaître le temps qu’il fait et l’heure qu’il est.  » (Dib, 2015 : 20)

Dessaisi de ses repères, Ymran, se retrouve dans une société aux us et coutumes ancestraux. Une société qui diffère de celle où il a vécu par ses codes séculaires, ses pratiques rituelles liturgiques et ses superstitions.

Toutes les actions des villageois sont préétablies, menées par des lois irrationnelles et immuables. Même leurs prières ne sont pas adressées à Dieu, mais aux saints protecteurs «  Sidi Afalku, étends ta protection et celle de tous les saints sur nous.  » (Dib, 2015 : 24)

D’après Lala Djawhar, l’Essabaâ5 est la saison du grand déluge comme l’oracle l’a prédit «  c’est au cours d’essabaâ que se produira la grande destruction, si elle doit advenir. Et pourquoi n’adviendrait-elle pas, puisqu’elle a été annoncée ?  » (Dib, 2015 : 12) c’est avec conviction que les habitants de Tadart abordent leurs croyances. Telle la certitude que le chien d’essabaâ ne reviendra jamais «  […], mais la bête ne reviendra pas. On n’a jamais entendu dire que l’une d’elles soit revenue. Aussi vieux que j’aie vécu, je n’en ai pas vu une revenir, de mes yeux vu. Elles ne reviennent pas  » (Dib, 2015 : 11). En effet, pour ce qui est le rite sacrificiel du chien d’essabaâ, chaque année, afin de mettre fin à un froid glacial funeste pour les récoltes, les habitants de Tadart envoient très loin un chien domestique des leurs, avec un chiffon rouge noué autour du cou et quelques mots chuchotés à l’oreille. Ce chien qui est censé être le salvateur de la vie des villageois revient cette année-là, et son retour qui coïncida avec le retour d’Ymran n’est point de bon augure «  c’était il y a quelques jours, Ymran venait d’arriver et l’animal a émergé comme des profondeurs de la terre.  » (Dib, 2015 : 36) Rien de tel ne s’est produit à Tadart, les villageois sont terrifiés, le froid est revenu, le mal s’annonce, Tadart terrorisé s’attend au pire «  […] le froid nous arrachait les larmes des yeux, le pays qu’il étreignait à l’entour avait l’air exsangue et nous restions, tout le monde restait à vouloir apprendre ce qui allait se passer.  » (Dib, 2015 : 37)

Se livrant aussi à d’autres pratiques superstitieuses et des rites sacrificiels, les habitants de Tadart n’ont pas d’autre moyen pour résoudre leurs problèmes et apaiser leurs maux. Ils font confiance aux puissances surnaturelles, craignent leur châtiment et espèrent leur protection et leur bénédiction.

Qu’en est-il d’Ymran dans tout cela ? Ce nouveau venu doit tout savoir sur son village et ses habitants afin de pouvoir y vivre et cohabiter «  il va falloir tout lui apprendre, tout lui enseigner. Tout sur terre, tout sur nous qui vivons dessus, tout sur nos habitudes, s’il est dans ses intentions de rester.  » (Dib, 2015 : 11) Après une longue absence, Ymran devra renouer avec la mémoire ancestrale, s’enraciner véritablement et (ré) apprendre qui il est «  et il deviendra, pour lors, l’olivier en la plénitude de sa floraison, l’arbre dont les racines plongeront profond dans cette terre.  » (Dib, 2015 : 31)

2. Méconnaissance de rites Vs volonté de s’intégrer

Le retour au pays d’origine qu’il a quitté depuis son enfance représente pour Ymran une angoissante expérience particulièrement intense. Cependant, revenir à la terre mère a toujours hanté Ymran qui essayait chaque nuit, dans un rêve persistant, à recomposer de mémoire les souvenirs si fragiles et instables de son enfance en sa terre mère :

 «  Et de nuit, le plus souvent ; le rêve recommencé. Ce n’était que pastel et un soupçon d’haleine suffisait à en souffler la poudre, les couleurs passaient, on n’avait en main, bricolé de hasard, avec des rogatons de souvenirs, qu’un jeu d’images vacillantes.  » (Dib, 2015 : 45)

Dès son arrivée à Tadart, malgré l’étrangeté des rites et l’irrationalité des raisonnements, Ymran a tout accepté sans la moindre réticence. Il ne voulait point se montrer différent de peur d’être rejeté par les villageois. Son objectif consistait à dissimuler sa différence dans la mesure où elle constitue un obstacle à son insertion dans le village. Tout lui était pourtant étranger, les lieux, les gens, les croyances «  tout dans ce pays est étrange, d’une étrangeté immédiate. Quoi qu’en observe, remarque, ou ne remarque pas. Avec ses promesses, ses rencontres, ses reconnaissances, une étrangeté immédiate en même temps qu’anticipée  ». (Dib, 2015 : 70) Mais Ymran avait cette volonté de ressembler aux siens, avait la conviction même d’en être capable, car il sentait qu’il finirait par ressembler à ce qu’il devrait être. Il commençait déjà à apprécier leur mode de vie, leur attachement à la nature et la façon dont ils disposent le temps. En fait, l’horloge des villageois c’est le soleil qu’ils regardent pour savoir où ils en sont de la journée et de leur ouvrage. Et Ymran tout comme eux s’est débarrassé de sa montre qu’il portait tout le temps au poignet, et il se sent beaucoup plus léger. «  À Tadart, hommes et femmes s’activent à longueur de jour sans que le temps les rende fous. Ils ont gardent un bon peu pour eux. Pour vivre et vivre, c’est parler aussi.  » (Dib, 2015 : 71) Ymran s’est replongé immédiatement dans Tadart, n’exprimant point son désagrément vis-à-vis des comportements qu’il trouvait pourtant insolites.

D’ailleurs, l’histoire même du récit obéit au rythme naturel d’un cycle de saisons. Les événements fondamentaux de l’histoire coïncident avec les rituels saisonniers. Tel celui des fiançailles du printemps qui a pour but d’invoquer le Saint Sidi Afalku afin d’implorer la pluie sur le pays. Ymran et safia (la fille de l’Imam) sont les protagonistes de ce spectacle. Ymran sans avoir la moindre idée de ce qui se déroulait autour de lui, obéissait à tout ce qu’on lui faisait subir. Pris de chez lui par un groupe de garçons, conduit au bois sacré de térébinthes et là habillé en burnous de soie blanche, hissé sur un cheval blanc et emmené jusqu’au sanctuaire où il a été soulevé du cheval et poussé à l’intérieur du sanctuaire. Il se retrouve dans un lieu sombre plein d’objets étranges dont il ignore l’usage. Il entend des sons incompréhensibles qu’il prend pour le susurrement d’êtres invisibles. Perplexe, abasourdi, Ymran demeure sans voix.

Ymran ne comprend pas pourquoi il a été choisi, lui et pas quelqu’un d’autre, l’étranger et l’ignorant parmi tous à Tadart. Lui qui n’appartient plus à ce monde depuis fort longtemps.

«  Ils sont bien sympathiques, les gars qui m’ont choisi, mais il y a erreur sur la personne. J’étais d’ici, je ne le suis plus. Je le redeviendrai sans doute. Il y a trop longtemps que nous sommes partis, des gens comme beaucoup d’autres que leur terre n’a su ni nourrir, ni protéger, ni suffisamment aimer pour ça.  » (Dib, 2015 : 45)

Ce mutisme et cette docilité d’Ymran face à ces étranges attitudes ne traduisent que sa confusion et son incompréhensibilité de cet univers qui lui est nouveau et surtout énigmatique.

Se retrouvant dans le sanctuaire de Sidi Afalku, Ymran est perdu, ses repères se brouillent, ne sachant qui il est ni ce qui lui arrive, il se cherche. Son identité s’efface ou se multiplie, il n’en sait rien «  et, dit-il, je suis allé à sa rencontre, me voici devant ça, dit Ymran ou qui que ce soit qui parle en ce moment et dit, je : quel que soit son nom.  » (Dib, 2015 : 48)

Ymran, conduis au sanctuaire du saint patron Afalku pour la troisième fois avec le même cérémonial, la même ambiance, chants, danses, claquements de mains et cris de jubilation. Confus, il ignore le dessein de ces pratiques. Est-ce une fête ? Une coutume ? Ou une simple plaisanterie telle faite entre garçons ? Il se tâtonne à comprendre ce que ces gens veulent de lui, mais en vain.

Du fait d’être le seul à n’avoir rien compris aux codes de cette communauté, Ymran a l’impression d’être ridiculisé, raillé et craint d’être écarté, exclu. «  Tout à l’air de se passer selon ces lois non écrites qui ont l’air de secrets bien gardés, mais familiers à chacun. À chacun, sauf l’olibrius que je suis.  » (Dib, 2015 : 67)

Il croit réellement que toute cette mise en scène n’est qu’un examen de réinsertion, une épreuve auxquels il doit réussir pour intégrer dûment leur monde. «  Oui, ils me laisseront les regarder depuis la porte. Non, je n’existerai pas pour eux si je rate mon examen. Il faut donc emporter le morceau. Ce n’est pas à eux de changer de vie, de bouleverser leurs habitudes pour mes beaux yeux.  » (Dib, 2015 : 68) Ymran n’a guère l’intention d’altérer leurs coutumes ni imposer ses idées. C’est à lui de s’assimiler et de s’adapter avec tout ce qui l’entoure. Il devra faire ce qu’ils attendent de lui qu’il fasse, car il est chez eux et il est obligé d’être l’un d’eux, autrement, il sera marginalisé et il restera à la porte «  comme partout, on s’inquiète simplement de savoir si tu mérites qu’on t’ouvre les portes de la société.  » (Dib, 2015 : 69)

Ainsi, le sanctuaire est un lieu où Ymran va s’ouvrir vers l’autre monde, il lui permettrait l’exploration et la connaissance. Ymran est exposé à de nombreux signes qu’il doit déchiffrer «  les choses autour de lui ont gardé pied dans la demi-ténèbre. Plus proches même, ou moins inabordables, moins opaques, elles réclament, supposerait-on, une vigilance accrue d’Ymran.  » (Dib, 2015 : 46). Dans ce lieu, mené par cette ambiance, Ymran se sent loin du monde occidental d’où il revient. Il doit d’ailleurs obéir à toute transformation dans sa façon de voir les choses et le monde.

Après que ses yeux se sont accoutumés à l’obscurité, Ymran commence à distinguer la forme des objets qui se trouvent dans le sanctuaire. Il reconnaît notamment Safia qu’il a pris au début pour un fantôme. Dès lors, pas à pas Ymran se déplace dans le sanctuaire, l’explore, découvre chaque objet et en distingue les contours. Cette progression ne fait que traduire son initiation dans un Nouveau Monde et son passage de l’ignorance à la connaissance.

C’est à partir de ce lieu et en commençant par accomplir ce rite qu’Ymran pourra s’initier à l’univers spirituel de Tadart et aux pratiques sacrées des habitants du village tels les fêtes et les rites qu’ils célèbrent. Ymran mène une quête identitaire et existentielle qui le conduit «  à la saisie de l’envers, du mystère des choses.  » (Vitray : 1977, 85)

Dès lors, c’est de la bouche de Safia qu’Ymran saura tout sur ce rite. Enfermés tous les deux dans le sanctuaire de Sidi Afalku, prince et princesse du printemps doivent accomplir ensemble le rite. Safia, doit aider Ymran, lui donner le couteau, lui remettre les tourterelles et lui tenir la main afin qu’il leur tranche la gorge. Ainsi, safia aura l’honneur et la fierté d’ouvrir la porte du sanctuaire, longtemps fermée, et de jeter ces oiseaux sacrifiés au feu. Mais Ymran refusait fermement d’entreprendre ce massacre. Tout lui est inintelligible. Il cherche à avoir une explication plus rationnelle, à percer une fois pour toutes le mystère, mais Safia lui rappelle qu’il n’a pas été choisi pour comprendre, mais pour exécuter ce qu’il doit.

Au lieu de jouer le rôle qui lui était attribué et accomplir le rituel qui lui était assigné, Ymran se conduit en Occidental et embrasse Safia. Un baiser volé qui déclenchera le grand désastre. Safia, quant à elle, épouvantée, dégoûtée et furieuse réagit violemment puis fond en larmes «  […] il reçoit dans la figure cette chose, ce caillou ou ce point aussi dur, aussi anguleux […] furieusement, Safia se contorsionne, lutte pour se dépêtrer de lui, de son étreinte.  » (Dib, 2015 : 79) Telle aurait été la réaction de toute autre fille de son village. Mais Ymran qui ne connaissait pas les codes sociaux, ceux ancrés le plus souvent dans le religieux, s’étonna de la réaction de Safia. Il avait ses codes à lui, ceux de l’autre pays où il avait pris l’habitude de saluer ainsi ses copines. Il n’avait point l’intention de porter atteinte à sa dignité.

Après s’être rendu compte du cataclysme qu’a pu déclencher un geste aussi inconscient et irréfléchi que ce maudit baiser, Ymran n’espère qu’être loin, ailleurs. Prendre la ligne de fuite lui restait comme seule issue.

Le comportement d’Ymran et la réaction de Safia face à ce dernier laissent voir l’imbrication des cultures dont l’une, ancestrale, représentée par Safia et l’autre occidentale véhiculée par Ymran. La culture berbère séculaire héritée des aïeux, inclue les traditions païennes telles le sacrifice du chien d’essabaâ, le sacrifice des tourterelles et maintes autres superstitions. Et la culture occidentale où a baigné Ymran dès son enfance, une culture où primeraient la rationalité, la spontanéité, et la tolérance. À cet égard, les deux sujets provenant de deux cultures incompatibles et ayant été élevés dans deux sociétés contradictoires s’affrontent, s’entrechoquent brutalement, sans compromis sans même tenter de se comprendre. Vivant une altération de l’identité, les deux personnages s’excluent chacun à sa manière. Ymran prend la fuite et Safia s’enferme dans le mutisme. «  […] rebondissant plus haut, s’abat, torrent dans sa brutale impétuosité qui jette Ymran sur une rive et Safia sur l’autre et tout espoir s’enfuit que les deux rives se rapprochent, se rejoignent.  » (Dib, 2015 : 85)

3. Échec de réinsertion : vivre un double exil

Ymran se sent perdu entre deux mondes, il sait à présent que son côté français et son côté algérien sont inconciliables, il cherche son identité et pour la cerner il faudrait qu’il se reconnaisse dans l’un de ces deux mondes.

L’identité d’Ymran s’est remodelée et s’est refaçonnée au fur et à mesure de ses déplacements, autrement dit, en raison de sa déterritorialisation que G.Deleuze et F. Guattari définissent comme «  1. sortie d’un territoire (au sens propre ou figuré) qui capte et code les flux qui la traversent. 2. entrée dans un territoire nouveau. Les deux mouvements entraînants, pour la même chose, des changements de fonctionnement, de fonction et de sens.6  » (R. Sasso, A. Villani, 2003 : 83) En effet, Ymran a pris la première ligne de fuite en quittant la France pour retrouver sa terre d’origine sans avoir une idée précise de l’itinéraire qu’il allait prendre. Ce déplacement, ce changement de territoire s’avère un besoin vital et un moyen pour retrouver ses repères.

«  La ligne de fuite est une déterritorialisation. […] Fuir, ce n’est pas du tout renoncer aux actions, rien de plus actif qu’une fuite. C’est le contraire de l’imaginaire. […] Fuir, c’est tracer une ligne, des lignes, toute une cartographie.  » (Deleuze, 1977 : p. 47)

Cette fuite physique et psychologique aide Ymran à se remettre en question, à tenter de trouver des réponses à ses doutes existentiels. Manifestement, après avoir échoué à accomplir le rite sacrificiel de Sidi Afalku et après avoir violé, par son geste inconscient, les lois de toute une communauté et porté atteinte à leurs valeurs, Ymran «  s’en était allé perdre dans les ténèbres de la montagne.  », il a fui vers l’inconnu aussi, sans savoir où aller ni quand s’arrêter. Il voulait seulement s’éloigner davantage du sanctuaire, de Safia, de ce monde qu’il n’adhère guère. Il errait, impondérable. Quant à Safia, une veuve déshonorée par son fiancé devient une autre dès l’instant où Ymran l’a embrassée, une possédée, elle a choisi un monde meilleur que celui des vivants, un monde où elle cohabite avec les esprits des morts. Elle s’est enfuie aussi, son corps est là, mais plus son esprit.

«  Mais elle, Safia se sait déjà partie loin, elle a volé par-dessus eux tous […] Safia ne bouge pas. Esprits de la terre… Quelque chose en elle parle. […] sourde, en proie à la même confusion, elle aussi n’est sans doute qu’une fille fantôme sourde, débordante de paroles, surgie parmi eux.  » (Dib, 2015 : 117-118)

Le baiser d’Ymran a métamorphosé Safia, il a suscité en elle des attitudes exorbitantes, des propos violents qui ont fini par tomber dans un mutisme irréversible. Elle parle et ne sait qui parle, une folle. Une sorcière ? Elle annonce le malheur qui va frapper le village à cause de l’insouciance, de l’ingénuité de ce maudit étranger.

«  Toutes les terres reverdiront, toutes enfanteront des récoltes, sauf les nôtres. Partout les brebis mettront bas et les oiseaux chanteront, sauf chez nous. La sécheresse fera le vide. Dans nos puits le vide, dans nos sources le vide et dans nos oueds le vide. La sécheresse videra la vie, la couchera dans la poussière. Dans la même poussière, nos troupeaux assoiffés coucheront. Désertées, nos maisons n’auront que le vent pour habitant. Aïe, ma mère…  » (Dib, 2015 : 117-118)

Effectivement, le baiser maudit d’Ymran pour Safia va engendrer le déluge, le grand désastre sur Tadart. Divers incidents funestes vont s’emparer de la vie des habitants de Tadart. Dérèglement climatique, le village passe d’un hiver long et rude à un été blanc et torride. Terreur semée au village par une meute féroce, hurlante de chiens ensauvagés. Attirées par l’odeur du sang, versé au même moment dans toutes les demeures de Tadart, ces bêtes féroces s’en prennent au village le jour de l’Id Tamekrat, celui du sacrifice d’Abraham. Une agression canine, «  une tornade poilue, surgie du diable sait où.  » (Dib, 2015 : 214) qui a mis la vie de maintes personnes en péril. Safia, emportée par les chiens, part chez les morts avec qui elle cohabitait en étant vivante.

Ymran, pour sa part, a quitté Tadart après avoir assisté à tant de cruautés. En est-il vraiment le responsable ? Il est parti et ses doutes avec lui. Ymran est revenu au pays auquel il appartient, là où il se doit d’être. Tout comme la fuite de l’autre pays lui était indispensable, le retour s’y est imposé aussi, car «  La déterritorialisation n’est pas une fin en soi. Une déterritorialisation sans retour. Ce concept n’est pas envisageable sans son pendant qu’est la reterritorialisation. La conscience retrouve son territoire, mais sous de nouvelles modalités. Le territoire s’ouvre sous les conditions d’une nouvelle image de la pensée (terra incognita), sous de nouveaux processus, jusqu’à une nouvelle déterritorialisation.  » (G. Deleuze, 2003 : 75)

Malgré la volonté de rester et la conviction de réussir à s’assimiler, Ymran finit par baisser les bras. Sa déculturation l’a empêchée de s’intégrer dans son village natal. Il ne connaissait rien de sa terre ou plutôt de la terre de sa mère.

«  Il n’a pas pris racine dans le pays, ça n’a pas été de soi. Ça ne va pas de soi. Ses racines plongent toujours là-bas, d’où il vient, d’où il s’est arraché, toujours dans l’unique terre qu’il ait connue et dont il a subitement la nostalgie.  » (Dib, 2015 : 82)

Pourtant, à son arrivée à Tadart, Ymran avait l’impression qu’il s’est facilement adapté au village et à ses habitants, jusqu’à penser qu’il ne pourrait plus s’en détacher. Mais, en vérité, il ne s’est attaché qu’à l’espace, plus particulièrement, à la nature, champs et forêt les plus fantastiques de ses découvertes. Un espace qui lui inspirait liberté, confiance et sérénité.

«  Les raisons qui ont déterminé Ymran à revenir relèvent de ces raisons du cœur qui ne se disent pas. Il n’a pu les confier qu’aux champs d’orge naissante, qu’à la haute solitude des alpages où, sitôt arrivé, il s’est jeté à corps perdu.  » (Dib, 2015 : 49)

Lui qui, dans son pays d’accueil, a grandi dans la détresse et la déréliction d’une banlieue où les immeubles sont entassés les uns sur les autres. Résidant dans des ruches où il ne quitte une chambre que pour accéder à une autre. Une demeure étouffante, morne, obscure. C’est tout ce que le pays d’accueil avait à lui offrir. Endurer une vie qu’il n’a pas choisie, assumer un exil qu’il n’a pas désiré, tel était son sort.

Quel que soit le nombre d’années vécues dans une terre étrangère, les exilés ne se remettront jamais de leur déterritorialisation. Ils resteront étrangers dans cette terre étrangère. Ils perdront le goût de vivre et continuent à subsister en refoulant le mal du pays. Hadj Merzoug dit : 

«  […] Nous il nous suffit d’être de chez nous. La bouchée de pain mangée ailleurs me deviendrait, moi, une bouchée de chagrin et la gorgée d’eau que je boirais, une gorgée de fiel. Je me dis ça, mais qu’ai-je à dire d’eux, qui sont partis, que vais-je me permettre de dire ?  » (Dib, 2015 : 33)

Dans le sanctuaire, Ymran revenait à ses années de lycée en France, se rappelant sa camarade de classe Cynthya, qu’il a accompagnée pour aller à son cours de musique. Cette fille lui était inconnue comme tous les autres élèves. Étrangère en raison de son nom, son origine, sa culture et sa beauté. Elle, c’est l’Autre, qui diffère de lui, et pourtant ils ont grandi dans le même pays, la même France ! Ses moindres gestes ne ressemblent pas aux siens «  et pourquoi ces gens montrent-ils leurs dents en riant ?  » (Dib, 2015 : 90)

Accompagnant Cynthia, Ymran s’évadait de sa sinistre banlieue d’enfer pour découvrir un monde onirique celui des maisons de plaisance, villas entourées de jardins qui débordaient de verdure et de fleurs. Un paradis.

La musique classique, l’orchestre, les instruments tout lui est nouveau, mystérieux. Son cœur pris dans un étau, il ne comprenait plus rien ni à cette musique ni aux sensations qu’elle lui procure «  Et pourtant si étrange se faisait l’entourage et si soudain étranger Ymran s’y sentait, qu’il voulut fuir. Mais l’aurait-il pu ?  » (Dib, 2015 : 97) Ainsi, Ymran se sent étranger dans sa terre natale et dans son pays d’accueil, il ne se sent chez lui nulle part.

Conclusion

Il est venu d’au-delà des mers, de très loin, sans se demander où ça le conduirait. Il est arrivé à Tadart ; mais traqué par une fureur sacrée, il s’en est enfui. Encore une fois, sa terre n’a pas su le garder. Lui, qui espérait y trouver fondements et justification de son existence. Ainsi, il devrait, et ce malgré lui, lever l’ancre à nouveau et franchir les mers qui le mèneraient dans son refuge premier. Ymran est en double exil, il ne s’est retrouvé ni dans l’un ni dans l’autre pays «  Étranger de par le monde autant qu’ici, nu et solitaire, tu es doublement en exil  » (Dib, 2015 : 168).

Ayant quitté son pays natal dès sa prime enfance, Ymran n’avait pas tissé des liens très fort avec sa culture. Ne l’ayant guère connue, la société où il est né ne représente pour lui qu’un lieu de naissance. Néanmoins, son retour au pays qu’était le souhait de sa mère avant sa mort lui a permis de se remettre en question, lui qui était dans l’impossibilité de trouver sa place dans la vie et d’assumer deux appartenances qui entrent souvent en contradiction.

Ymran a confronté diverses situations où il était tiraillé entre deux cultures, deux visions du monde complètement opposées. Spontanément, Ymran agissait en occidental, ce qui l’éloignait davantage de s’intégrer au sein de la communauté de Tadart. Les codes socioculturels ne sont pas les mêmes dans les deux cultures, ce qui est permis dans l’une ne l’est pas dans l’autre. Ce qui est supercherie dans l’une est conviction dans l’autre.

La différence culturelle est intolérable et indésirable chez les personnes n’ayant connu que leur culture, cela justifie d’ailleurs la réaction de safia face au comportement d’Ymran. Le problème ici réside dans le fait qu’il existe une antinomie entre les deux cultures, l’une traditionnelle, archaïque, et l’autre moderne et même laïque. Cependant, Ymran n’arrivait pas à faire coexister ses deux cultures, il devait les hiérarchiser. Dès lors, il finit par distinguer son identité française de son identité algérienne. «  Il est reparti, la greffe n’a pas pris. C’est devenu son pays, là-bas.  » (Dib, 2015 : 225)

1 Composé de La Grande Maison (1952), L’Incendie (1954) et Le Métier à tisser (1957).

2 Tels son recueil de nouvelles contenant Au Café (1956) et Le Talisman (1966) ainsi que d’autres œuvres qui succéderont telle la trilogie nordique

3 Pour Pierre Rossi, Inchallah serait la formule : « … qui résume en quelques syllabes l’espérance, la confiance et l’effacement… » (Rossi, 1991 : 101

4 Engagement envers sa patrie terrorisée par les intégristes islamistes, réflexion sur l’exil et l’immigration, regard sur la condition féminine

5 Essabaâ : sbuaâ ou en berbère issemadhen iberkanen précédant Yannayer.

6 In Zorabichvili, François, le vocabulaire de Deleuze, Paris, Ellipses, 2003.

Brahimi, Denise. Janvier 1998. «  Un demi-siècle d’écriture et de confrontation avec le diable  » Algérie Littérature/Action, N17.

Bakhtine, Mikhail. 1984. Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard.

Bonn, Charles. 1988. Lecture présente de Mohammed Dib, ENAL, Alger.

Déjeux, Jean. 1987. Mohammed Dib. Filadelfia : CELFAN Edition Monographs.

Déjeux, Jean. 1977. Mohammed Dib, écrivain algérien, Sherbrooke, Naaman.

Deleuze Gilles. PARNET Claire. 1977. Dialogues, Flammarion.

Dib, Mohammed. Si Diable veut, Paris, Albin Michel, 1998 [présente édition : Alger, Hibr, 2015].

Khadda, Naget. 1996. Extrait de La littérature maghrébine de langue française, (Coll., dir. de Charles BONN) Paris, EDICEF-AUPELF.

Rossi, Pierre. La cité d’Isis, Histoire vraie des Arabes, Nouvelle Édition Latine, 1976 [présente édition : Alger, ENAG, 1991]

Vitray, Meyerovitch (de), Éva. 1977. Rûmî et le soufisme, Paris : Seuil.

Zorabichvili, François. 2003. le vocabulaire de Deleuze, Paris, Ellipses.

1 Composé de La Grande Maison (1952), L’Incendie (1954) et Le Métier à tisser (1957).

2 Tels son recueil de nouvelles contenant Au Café (1956) et Le Talisman (1966) ainsi que d’autres œuvres qui succéderont telle la trilogie nordique, composée de Les terrasses d’Orsol (1985), Le sommeil d’Eve (1989) et Neiges de marbre (1990).

3 Pour Pierre Rossi, Inchallah serait la formule : « … qui résume en quelques syllabes l’espérance, la confiance et l’effacement… » (Rossi, 1991 : 101)

4 Engagement envers sa patrie terrorisée par les intégristes islamistes, réflexion sur l’exil et l’immigration, regard sur la condition féminine, méditation sur l’âge, toutes ces thématiques peuvent être dégagées de Si Diable veut en tant que discours de Dib lui-même. Cet auteur qui a tout interrogé et s’interroger sur tout. C’est ce qu’a souligné Charles Bonn dans, Lecture présente de Mohammed Dib « la lecture pratiquée ici se veut plurielle […] Elle ne se réclame d’aucun dogme critique dont il suffirait d’appliquer mécaniquement au texte littéraire n’importe quel texte littéraire. » (Bonn, 1988 10)

5 Essabaâ : sbuaâ ou en berbère issemadhen iberkanen précédant Yannayer.

6 In Zorabichvili, François, le vocabulaire de Deleuze, Paris, Ellipses, 2003.

Wassila Latroch

Dr Moulay Tahar - Université de Saïda

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