Tanḍawit d uslugen n tmazight

Variation géolinguistique et aménagement linguistique du berbère

التباين الجغرافي اللغوي والتخطيط اللغوي للأمازيغية

Linguistic variation and linguistic development of Berber

Samir Hadad

p. 263-274

Samir Hadad, « Tanḍawit d uslugen n tmazight », Aleph, Vol 10 (2) | 2023, 263-274.

Samir Hadad, « Tanḍawit d uslugen n tmazight », Aleph [], Vol 10 (2) | 2023, 19 January 2023, 11 October 2024. URL : https://aleph.edinum.org/7533

Dans cet article, nous nous proposons de mettre en corrélation le phénomène de la géographie linguistique et celui de l’aménagement linguistique en ce qui relève du domaine berbère. En effet, lors de l’aménagement du berbère, l’on est appelé à réfléchir sur le choix de la norme linguistique face à la variation linguistique.
Nous proposons ici des critères qui permettent la gestion de la variation face à la norme. Ces critères sont celui de la fréquence et de l’authenticité, c’est-à-dire la représentativité territoriale sur l’ensemble du domaine berbère.
Ainsi, à l’aide de ces deux critères, il est plus ou moins aisé de choisir un représentant lexical parmi une multitude de lexèmes en concurrence.

في هذا المقال نقترح ربط ظاهرة الجغرافيا اللغوية بظاهرة التخطيط اللغوي في المجال الأمازيغي

في الواقع، خلال التخطيط اللغوي للأمازيغية، اخترنا معيار اللغة مقابل التباين اللغوي. نقترح إذا معايير تسمح بإدارة التباين مقابل معيار اللغة. هذه المعايير هي التكرار والأصالة، أي التمثيل الإقليمي للمجال الأمازيغي بأكمله. وباستخدام هذين المعيارين، يكون من السهل إلى حدّ ما، إختيار ممثل معجمي من بين العديد من المعاجم المتنافسة.

In this communication, we propose to correlate the phenomenon of linguistic geography and that of linguistic planning with regard to the Berber domain. The Berber language being an undeveloped language, notwithstanding its status defined by article 3 bis of the Algerian constitution, is confronted with the phenomenon of linguistic variation. Indeed, during the linguistic planning of Berber, one is called to think carefully about the choice of the linguistic standard in the face of linguistic variation.
However, we propose here to set up criteria which make it possible to implement the management of variation against the standard. These criteria are that of frequency and authenticity, that is to say territorial representativeness over the whole of the Berber domain.
Thus, using these two criteria, it is more or less easy to choose a lexical representative among a multitude of competing lexemes.

Agzul

Deg umahil-agi, ad yili wawal ɣef tenḍawit d uslugen n tutlayt n tmaziɣt. Ad neɛreḍ ad nwali amek yezmer ad yili ufran n tlugent gar mennaw n wawalen/tanḍiwin. Dɣa nessumer-d sin-agi n yisefran : “azday” d “telqey” n wawal. Amezwaru, d tilin n wawal deg waṭas n tantaliwin timaziɣin, wis-sin, d aẓar-s I ilaqen ad yili d amaziɣ.

Awalen tisura 

Ihi, awal yezdin aṭas n tantaliwin yerna mačči d areṭṭal, d netta ara yilin d talugent

Introduction

Le processus de l’aménagement du berbère remonte au début du siècle précédent, époque qui coïncide avec les travaux de M. S. Boulifa, à travers sa méthode de langue kabyle. Ce processus s’est déroulé, depuis le début et jusqu’à la période la plus récente, en marge des institutions officielles. Ainsi, le manque de moyens et la complexité du terrain (variation géolinguistique) ont marqué ce périple ô combien périlleux.

La question du choix du dialecte à ériger au rang de norme a fait couler beaucoup d’encre et a fait parler plus d’un. Aujourd’hui, il apparait que la question est tranchée en faveur des tenants de la thèse de l’aménagement et de l’enseignement de chaque dialecte en fonction de l’aire de son utilisation1, puiser dans chaque dialecte et former une sorte de berbère standard où chaque dialecte se reconnaîtra. Maintenant, il reste à affronter la problématique de la variation : lexicale, phonétique, sémantique et, à un degré moindre, syntaxique, qui caractérise chaque dialecte. Autrement dit, il s’agira de se positionner vis-à-vis de la variation géolinguistique, notamment en ce qui relève du lexique.

Nous nous appuierons, tout au long de cet exposé, sur les résultats tirés de notre thèse de doctorat qui a traité, justement, de la géographie linguistique en kabyle2.

La langue, faut-il le rappeler, est un moyen de communication et, de ce fait, elle est tenu d’assurer deux objectifs qui peuvent paraitre paradoxaux : elle est en perpétuelle évolution, en même temps qu’elle se doit d’assurer la communication entre les locuteurs.

Les changements sont, dans un premier temps, synchroniques avant de devenir diachroniques, comme le résume clairement R. Jakobson :

« Pendant un certain temps, le point de départ et le point d’aboutissement de la mutation se trouvent coexister sous la forme de deux couches stylistiques différentes. Un changement est donc, à ses débuts, un fait synchronique ».3

Ainsi, la raison principale de la variation s’explique par la non-hétérogénéité du processus du changement linguistique, sur l’ensemble du système en question. En effet,

« Les langues changent sans cesse et ne peuvent fonctionner qu’en ne changeant pas. À chaque moment de leur existence, elles sont le produit d’un équilibre transitoire. Cet équilibre est donc le résultat de deux forces opposées : la tradition, qui retarde le changement, lequel est incompatible avec l’emploi régulier d’un idiome, et d’autre part les tendances actives qui poussent cet idiome dans une direction déterminée ».4

W. Labov affirme qu’il

« serait faux de concevoir la communauté linguistique comme un ensemble de locuteurs employant les mêmes formes. On la décrit mieux comme étant un groupe qui partage les mêmes normes quant à la langue. Il parait justifié de définir une communauté linguistique comme étant un groupe de locuteurs qui ont en commun un ensemble d’attitudes sociales envers la langue ».5

Le changement linguistique assure la pérennité du système, en même temps qu’il est générateur de variation, sans pour autant rompre la fonction communicative de la langue.

1. Evolution linguistique

Dans ses premiers travaux de sociolinguistique, W. Labov a introduit en le théorisant le concept de variation. Rappelons que sa finalité consistait à vouloir rendre compte de la langue d’une communauté en mettant en corrélation les variables sociales et les variations linguistiques. En 1968, dans l’article qu’il a écrit avec Weinreich et Herzog, il décrit le processus de changement linguistique en trois étapes : tout d’abord, il y a l’introduction, dans le parler d’un locuteur, d’une forme qui entre en alternance avec un ou plusieurs autres. Puis, la nouvelle forme se diffuse chez d’autres locuteurs et son emploi acquiert éventuellement une signification sociale. Enfin, le changement est constaté lorsque la règle cesse d’être variable et qu’une restructuration des règles catégoriques s’est opérée.

Ainsi, c’est, au cours de la première étape du processus du changement linguistique que s’observe le phénomène de variation linguistique. Autrement dit, c’est pendant les débuts de la mutation, quand celle-ci n’est pas encore généralisée chez l’ensemble des locuteurs que se produit la variation linguistique. Du reste, une évolution aboutie ne se remarque qu’en recourant à la diachronie. Sinon, en synchronie, pendant qu’une partie des locuteurs use de l’innovation, tandis que le reste de cette même communauté l’ignore ou n’y adhère pas, que résulte une différentiation d’usage.

Comme exemple, nous citons le mot, le mot ci qui signifiait « excéder » (restitué, d’ailleurs, dans Amawal n tmazight tatrart) mais qui a connu une mutation/évolution sémantique qui n’a pas touché tous les parlers kabyles. Il a évolué sémantiquement, dans la Kabylie occidentale, pour signifier bruler6, en parlant de cuisson, alors que dans la Kabylie orientale, il a gardé un sens proche du sens premier, à savoir suffire. D’aucuns verraient ici deux lexèmes distincts et concluraient vite à une simple homonymie.

C’est également le cas pour le terme esk7 (convenir), attesté dans la Kabylie extrême occidentale, mais d’un point de vue et phonétique cette fois. En effet, ce mot, sous l’effet des changements phonétiques, se serait évolué, dans le reste de la Kabylie ([ṣ]  [z]) pour aboutir à ezg et ainsi constituer un homonyme, en tout cas en synchronie, avec ezg, imezgi (être permanent) … etc.

Parfois, l’évolution ou le changement sémantique est engendré par la dérivation expressive8. C’est le cas du verbe me, qui a vu sa portée sémantique s’étendre, depuis « tenir, serrer dans la main »9, jusqu’à « serrer n’importe quoi, n’importe où », pas forcément avec ou dans la main.

Cependant, le sort des changements n’est pas le même partout et ce ne sont pas tous les changements linguistiques qui engendrent des variations. Ici, il ya lieu de citer les cas où la variante peut disparaitre. Tel est le cas, par exemple de la forme verbale, à valeur d’accompli, de y-uwi, qui est restituée dans les manuels scolaires10, nonobstant l’évolution qui a engendré yewwi [jebb°i/ jegg° i/jepp° i] consécutivement à la consonnantisation de la voyelle u en w et, du même coup, la tension de la semi-voyelle w en ww qui a donné [bb] et son attestation effective dans la Kabylie centrale et occidentale. Notons que la restitution de la forme originelle s’est justifiée d’une part, par son attestation dans la Kabylie occidentale et, d’autre part, par analogie aux autres verbes du même schème, comme ali qui se réalise yuli; agi en yugi… etc., à l’accompli.

A tous ces cas, il faut ajouter le phénomène de l’emprunt lexical qui joue un rôle non des moindres dans le phénomène de la variation linguistique. A la base, de part de sa définition11 qui stipule qu’on ne devrait parler d’emprunt qu’une fois celui-ci intégré et adapté par toute la communauté linguistique, c’est-à-dire, son passage de statut d’interférence à celui d’emprunt, une fois adopté par l’ensemble des usagers du système linguistique. Or, il est des cas où l’emprunt, en quittant le statut d’interférence évolue et acquiert celui d’emprunt, puisque ce n’est pas tous les locuteurs qui l’emploient ou l’emploient différemment du point de vue sémantique. À ce stade, on se demande si l’on a le droit d’attribuer le statut d’emprunt à axerfi, par exemple (emprunt arabe désignant le mouton) puisque son attestation n’est pas généralisée dans son emploi, du moins sous cette signification. Cela ne semble, curieusement, pas de l’avis de Taifi12 qui affirme que l’emprunt est un facteur de cohésion lexicale puisqu’il assure ou plutôt garantit l’intercompréhension entre des locuteurs natifs de dialectes différents.

Après avoir passé en revue le type de l’évolution linguistique hétérogène c'est-à-dire qui touche une partie seulement de la communauté linguistique et qui débouche certes sur la variation, nous nous interrogeons sur les évolutions qui s’opèrent au niveau de toute la communauté linguistique13. Autrement dit, qu’en est-il des changements linguistiques qui s’opèrent au sein de toute la communauté linguistique, mais qui coexistent avec les réalisations originales?

En effet, il peut arriver quelquefois qu’un terme subisse une évolution ou un changement au sein du groupe entier, et que la première forme se maintient à côté de la forme évoluée, à tel point qu’on a du mal à les reconnaître.

C’est ce qui s’est produit avec le terme seld qui se réalise parfois send dans sendielli au lieu de seldielli « avant-hier ». On pourrait voir, dans ces réalisations différentes d’un même terme, deux termes différents. Cette façon de voir a conduit certains à les distinguer et à leur affecter des sens différents : seld pour « après » et send pour « avant », sous prétexte que ce dernier n’est « compatible » qu’avec idelli « hier ». Mais, en réalité, il apparait que seld n’est autre, lui-même, que l’altération de slid « sauf, excepté » : seldielli ou sendielli serait, à peu de chose près « le passé sauf/excepté hier, donc avant-hier » et seldazekka, « le futur sauf/excepté demain, donc après-demain ».

Des fois encore, la variation peut s’opérer par lexicalisation, qui se produit, pour le cas suivant, par une contraction morphologique d’un syntagme, donnant naissance à un mot qui, à son tour, se voit contracté jusqu’à devenir un morphème, mais dont le sens est gardé tel quel. Ainsi, il en est du syntagme/interrogatif wi(n) yessnen (?) « Qui sait (?) » qui aurait évolué à wissen et qui, lui aussi, serait évolué, en se scindant en wiss (?) et sen, jusqu’à aboutir à « s »14 en gardant le même sens, celui de l’interrogation.

Bien évidemment, ces transformations sont accompagnatrices de variations dans le cas où le locuteur choisit d’utiliser l’une ou (les) l’autre(s) forme(s).

2. Normalisation linguistique

Dans toute action d’aménagement linguistique d’une langue, nous avons l’habitude de se poser la question de savoir comment gérer la variation face à la norme, car il s’agit bien de choisir une variante parmi tant d’autres et de la normaliser. Il s’agit également, mais surtout de trouver un moyen d’aligner les autres variantes, moins authentiques (moins attestées) ou moins fréquentes et de les faire entrer dans le moule de la variante érigée en norme. Mais, dans le cas du berbère en général, kabyle en particulier, et en l’absence d’une norme officielle, il convient de s’intéresser à l’attitude à prendre face à la norme quand on aura à la choisir parmi les différentes variantes. La variation précède la norme; elle est un fait; la norme, quant à elle, est choisie et construite et il convient, en conséquence, de bien gérer celle-ci pour mener à bien celle-là.

Par définition, la norme est ce qui est normal ou régulier dans une langue et qui s’oppose, de ce fait, à l’anormal ou à l’irrégulier15. La norme linguistique combat la variation qui est, pourtant, inhérente à tout type de langue. Dans ce cas, la norme ne doit être appliquée qu’à des langues qui n’évoluent pas, qui ne changent pas. Mais, existe-t-il une langue qui n’évolue pas, qui ne suit pas les progrès de la vie? Non à ce qu’on sait. Une langue qui ne varie ni dans le temps ni dans l’espace est vouée à la disparition. D’une part, il est vrai, la norme aide à la régulation d’une langue, d’autre part, c’est un discours d’autorité fixé par une institution (l’État), qui veut créer une langue homogène et uniforme, débarrassée de toute « impureté ».

Mais, n’est-ce pas reconnaître implicitement la diversité dans la langue que d’essayer d’imposer un usage, une variante parmi les autres? Si les locuteurs d’une langue parlent tous de la même manière, pourquoi imposer des règles d’usage alors?

Il apparaît clairement, donc, que c’est face à la diversité linguistique que la normalisation acquiert un sens. Ceci étant dit, qu’en est-il des langues qui n’ont jamais connu d’aménagement linguistique et, du même coup, de norme linguistique. Est-il approprié de parler d’écarts linguistiques en l’absence d’une norme? Non, cela va de soi. S. Chaker16, en analysant la langue de la poésie kabyle (qu’il a prise comme échantillon), parle des écarts linguistiques observés dans cette dernière. Selon lui, il existe bien une sorte de koinè linguistique propre au kabyle, voire au berbère sur laquelle s’alignent les poètes en laissant de côté leurs particularismes régionaux.

De nos jours et en l’état actuel des choses, le berbère est une langue nationale et officielle, il est enseigné dans tous les paliers de l’éducation nationale, il l’est depuis 1990 dans l’enseignement supérieur. Il doit être normalisé au moins à travers les manuels scolaires, l’école étant le lieu d’excellence de diffusion de la norme, à côté des mass-médias bien sûr.

Dans ce cas, nous devons nous interroger, comme énoncé plus haut, sur la norme à choisir face à la variation et non pas l’inverse, d’autant plus que l’État algérien voit en tamazight une « seule » langue qui doit être promue dans toutes ses variétés : « L’État œuvre à sa promotion et à son développement dans toutes ses variétés », lit-on dans l’article 3 bis de la constitution algérienne.

En l’absence de moyens nécessaires à l’accompagnement de la consécration de tamazight comme langue d’enseignement, les auteurs des manuels scolaires en Algérie sont devant un défi non des moindres. En effet, même si la question de la langue à enseigner est « dictée » par l’État, à travers le document d’accompagnement des programmes de la première année moyenne du ministère de l’Éducation nationale (d’avril 2003) qui stipule que « la langue de référence de ce programme est la variante kabyle, tout en laissant la possibilité à tout utilisateur de l’adapter aux parlers réels l des élèves de sa classe ». Néanmoins, le problème persiste quant au choix de la variété kabyle à enseigner et de l’attitude à prendre à l’égard des autres variétés. Les auteurs des manuels scolaires sont souvent taxés de régionalisme linguistique dans leurs choix lexicaux. En raison de la méconnaissance et la non-maitrise des autres variétés kabyles, un auteur ne pourra faire mieux que d’employer sa propre variété, qu’il maitrise parfaitement mieux que les autres. De plus, un apprenant de Kherrata, par exemple (de la Kabylie extrême-orientale) ne saura lire « convenablement » et encore moins comprendre un texte produit par un auteur de la Kabylie occidentale et vice versa.

Il semble qu’il est évident et clair que la meilleure solution est d’opter pour une norme polynomique, ainsi que le recommande J. B. Marcellesi : « Toute variation n’infère pas l’existence d’une langue polynomique, car celle-ci implique avant tout l’intertolérance des locuteurs envers les différentes formes de variation »17. Ainsi, toute la Kabylie sera linguistiquement représentée à travers la norme.

Selon Chaker, il s’agit

d’« admettre une marge de variation, représentative des principales réalisations régionales. Il s’agit donc d’une “norme ouverte”, intégrée y compris dans l’enseignement et qui fera partie de la compétence (au moins passive) de l’apprenant et du locuteur »18.

Une fois que le problème est tranché en faveur de la norme polynomique, il reste à se demander ou à résoudre celui du choix de la norme et de sa (ou ses) variante(s). La notion stipule que la variation doit être incluse dans la norme et que celle-ci doit obéir à certains critères que nous résumons dans ce qui suit.

3. Le choix de la norme

Les deux critères proposés ici, n’induisent pas une quelconque sélection normative et encore moins une élimination. Ils peuvent suggérer, certes, une hiérarchisation des termes à l’étude. En un mot, ces critères préluderont à une norme horizontale, laquelle norme inclura toutes les variantes sous sa coupe.

3.1. La pan-berbérité 

À partir des résultats du dépouillement d’un corpus de 500 notions19, il parait clairement que le critère de prévalence s’impose en premier chef. En effet, face à une multitude de choix lexicaux, la référence lexicale est le terme le plus attesté et le plus étendu, autrement dit, le plus fréquent dans la majorité des parlers, ou celui qui a une grande extension géographique.

Comme exemple, nous citons : aqerru, ixef et akerkur20 qui se partagent la notion de « tête ». Tous ces lexèmes sont caractérisés par le fait qu’ils sont tous de souche berbère. Le premier terme occupe 91,30 % du terrain investi, le second, polysème obtenu par extension sémantique, ainsi que le troisième occupent chacun 4,34 % seulement. Il est indiscutable, dans ce cas, que le choix du terme à ériger au rang de norme lexicale est celui avec 91,30 %, aqerru en l’occurrence. Cela même si la variation est marginale et insignifiante, les termes ixef/iɣef et akerkur seront considérés comme synonyme du premier.

La situation se complique un peu plus quand nous avons à faire face à une panoplie de signifiants qui se partagent la même notion. Tel est le cas de la notion de « enfant » qu’expriment :

  • Aqcic, avec 07 occurrences;

  • Agrud, avec 06;

  • et, aqrur, avec 03 chacun;

  • llufan, ameççuk, ahday, aqzit et, avec une seule occurrence chacun.

En effet, même si l’on est amené à appliquer le critère de la fréquence ici, le problème reste posé pour les deux premiers termes qui sont ou presque au même pied d’égalité. Pourtant, une analyse sémantique trancherait en faveur de agrud c’est-à-dire du moins fréquent, aqcic étant « garçon + sème de masculin », sans spécification d’âge.

En d’autres termes, il faut aussi, pour certains cas comme le précédent, s’intéresser, à la sémantique et/ou aux nuances exprimées par les termes à l’étude. C’est exactement le cas illustré par la variation entre agi (avec un taux de 70 %) et ggami (ggama à Kherrata) qui se partagent la notion de « refuser ». Ici encore, une bonne analyse sémique permet de reconstituer les sèmes de chacun et révèlera enfin que le premier a acquis, en plus de son sens premier qui est « être incapable de », celui de « refuser » par élargissement sémantique. Il est clair donc, qu’abstraction faite de sa fréquence prédominante, c’est agi qui a le plus de chance de s’ériger en norme.

Cependant, il est des cas où le critère de la fréquence, concept si cher à Martinet, à lui seul ne suffit pas, notamment quand l’heureux élu est un emprunt et que le ou les termes d’origine berbère est (sont) moins fréquent(s). C’est là qu’intervient un second critère qui est celui de l’authenticité ou de panberbérité.

3.2. L’appartenance linguistique

On ne peut prétendre à une action d’aménagement linguistique du berbère sans prendre en considération le phénomène de l’appartenance linguistique dans le choix terminologique. Alors, quand deux ou plus de deux termes se partagent une même notion, nonobstant leurs fréquences respectives, le choix se portera sur le terme authentique, c’est-à-dire appartenant au fond berbère. Cela dit, même s’il arrivait qu’un emprunt occupe la grande partie du territoire et est de ce fait le plus fréquent, il sera relégué au rang de variante et c’est le terme d’origine berbère qui sera érigé au rang de norme, aussi rare peut-il être.

Comme exemple, nous citons le cas de ewwer qui est attesté dans 14 points d’enquête et qui, de ce fait, domine bren qui n’est attesté, quant à lui que dans 09 régions. Dans ce cas précis, il est clair que c’est bren qui fera office de norme et que ewwer, emprunt à l’arabe, sera considéré comme variante régionale.

Le même traitement sera fait à kteb (avec 70 %) qui dépasse de loin aru quand il s’agit d’exprimer la notion d’« écrire ». Pourtant, là aussi, la conformité à l’origine prend le dessus au détriment de la fréquence. Aru est moins attesté, mais il est pourtant le plus répondant au choix de la norme.

La fréquence a, donc, des limites face à l’authenticité, notamment quand le problème se pose pour la variation morphologique qui concerne un lexème de souche berbère. Ainsi, akeffay (lait), moins fréquent, est appelé à acquérir le statut de norme face à ayefki et ce, pour la simple raison que le dérivé verbal kuffet (bouillir, en parlant du lait) nous permet de reconstituer sa forme originale et nous renseigne sur la structure première de la racine qui serait kfy21.

Aussi, c’est dans cette rubrique que nous classons les cas de variation sémantique. En effet, il est des cas de variation générés par l’élargissement sémantique. Il arrive qu’un terme subisse une extension sémantique qui lui permettra de signifier deux (ou plus) réalités linguistiques. Cela est d’autant plus compliqué lorsque le sens premier (ou générique) subsiste à côté du sens dérivé ou figuré. Le cas de Summel en est illustratif à plus d’un titre. En effet, ce verbe signifiait autrefois en kabyle « dénoncer », et l’expression tessumle-aɣ voulait dire « “tu nous montres aux autres” ». Cela est d’autant plus logique dans la mesure où il est question du verbe mel = « montrer ». Utilisé dans cette expression, le verbe perd complètement son sens, et acquiert celui de dénoncer, sens qui est imposé en fait par le contexte de son énonciation. Toutefois, il est des régions où ce sens est gardé tel quel. Dans certaines localités de Bouira, par exemple, on continue de l’utiliser au sens premier du terme.

Il est clair, dans les cas semblables à celui-là, la reconstitution du sens premier est recommandée, voire obligée. Cela revient à (re) donner au terme son sens authentique et, toujours est-il, les sens dérivés obtenus par élargissement seront considérés comme variante de la norme reconstituée. Ainsi, summel sera pris dans son sens originel de « dénoncer ». Les sens dérivés, acquis consécutivement à l’extension sémantique, seront considérés comme variantes dans les régions où ils sont attestés.

Conclusion

Pour conclure, nous retiendrons que face à une multitude lexicale, le choix de la norme, parce qu’il en faut une, se fera en suivant l’orientation polynomique, telle que préconisée par Marcellesi, en se référant aux deux critères de la fréquence et de la panberbérité. Ainsi, tout le monde trouvera son compte et se reconnaîtra dans la norme à établir.

1 Voir à ce propos Kahlouche, Rabah. 2000. "Aménagement linguistique en milieu plurilingue : le cas du berbère" in Boukous, Ahmed et Dumont, Pierre (

2 La thèse est intitulée : Convergence et divergence lexicales du Kabyle. Nous nous y avons tenté, quand cela était possible, des interprétations des

3 Jakobson, R. 1952, Essais de linguistique générale, p 37.

4 Bally, Ch., 1932, Linguistique générale et linguistique française, p 18.

5 Labov W., 1976, Sociolinguistique, p. 328-338.

6 Notons que même dans ces régions, le mot a le sens de bruler, notamment, à travers les dérivés acayaḍ (yecweḍ….). Aussi, certaines localités ne l’

7 C’est pour cette raison que certaines régions de la Kabylie extrême occidentale l’emploient avec phonation : yuska-yas-d = il lui sied/convient.

8 La dérivation expressive, est, rappelons-le, d'incidence sémantique.

9 Puisque le nom tumeẓt ne signifie autre chose que « poignée ». On peut supposer, dans le même ordre d’idée, que ẓẓem « essorer » en serait une forme

10 Adlis n tmaziɣt (1AM).

11 Voire la définition donnée par Dubois et all 1973 : 188 : « il y a emprunt lexical quand une langue A utilise et finit par intégrer intégrer une

12 Taifi, M., 1990, « Pour une théorie des schèmes en berbère », EDB, 7, p. 92-110.

13 Non pas en fonction des situations de communication, ou la variation interactionniste (du type diaphasique et/ou stylistique).

14 s anda yensa = on ignore où il a passé la nuit

15 Maurais J., 1987, « Introduction », in Politique et aménagement linguistique ‘sous la direction de), Le Robert, Paris.

16 S. Chaker, 1983, Un parler berbère d’Algérie (Kabyle) : syntaxe, (Thèse presentè devant l'Université de Paris V, le décembre 1978). 111, 549 p. Aix

17 Marcellesi, J. B. 1990, Sociolinguistique : Épistémologie, langue régionales, polynomie, Paris, p. 332-337

18 Chaker, S., Un standard berbère est-il possible ? Entre réalités linguistiques et fictions sociolinguistiques

19 Ce sont les notions contenues dans le corpus soumis à l’étude de mon thème de doctorat soutenu en 2019.

20 De la racine kr(y) « être rond, dur », cf. takurt « pelote »

21 Le « y » étant assimilé à « f » provoquant la tension de ce dernier, et le « t » n’étant qu’un suffixe expressif

Amawal «  lexique » tamaziɣt - tafransist « berbère-français », tafransist- tamaziɣt «  français-kabyle », Imedyazen, Paris, 1980.

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Labov W., 1976, Sociolinguistique, p. 328-338.

Lounaouci, Mouloud. 1996. Essai de sociolinguistique comparée : l’aménagement linguistique dans les domaines berbère, basque et catalan. (Mémoire de D.E.A, sous la direction de Salem Chaker). Paris : CRB [Centre de Recherche Berbère]/I.N.A.L.C.O. [Institut National des Langues et Civilisations Orientales].

Jakobson, R. 1952, Essais de linguistique générale, p 37

Labov W., 1976, Sociolinguistique, p. 328-338.

Marcellesi, J. B., 1990, Sociolinguistique : Épistémologie, langue régionales, polynomie, Paris, p. 332-337

Maurais J., 1987, « Introduction », in Politique et aménagement linguistique Le Robert, Paris.

1 Voir à ce propos Kahlouche, Rabah. 2000. "Aménagement linguistique en milieu plurilingue : le cas du berbère" in Boukous, Ahmed et Dumont, Pierre (textes réunis par). La coexistence des langues dans le milieu francophone, approche macro-sociolinguistique (Deuxièmes journées Scientifiques du Réseau de l’AUF : Sociolinguistique et dynamique des langues. Rabat, 25-28 septembre 1998). : 273-278. [Paris] : AUPELF-UREF.

2 La thèse est intitulée : Convergence et divergence lexicales du Kabyle. Nous nous y avons tenté, quand cela était possible, des interprétations des faits de variation. En effet, nous avons mesuré le degré de cohésion, au niveau intradialectal, d’un lexique (200 termes) dégagé par Haddadou M. A comme étant commun sur l’échelle interdialectale, dans sa thèse Le vocabulaire berbère commun.

3 Jakobson, R. 1952, Essais de linguistique générale, p 37.

4 Bally, Ch., 1932, Linguistique générale et linguistique française, p 18.

5 Labov W., 1976, Sociolinguistique, p. 328-338.

6 Notons que même dans ces régions, le mot a le sens de bruler, notamment, à travers les dérivés acayaḍ (yecweḍ….). Aussi, certaines localités ne l’emploient que dans le sens cité.

7 C’est pour cette raison que certaines régions de la Kabylie extrême occidentale l’emploient avec phonation : yuska-yas-d = il lui sied/convient.

8 La dérivation expressive, est, rappelons-le, d'incidence sémantique.

9 Puisque le nom tumeẓt ne signifie autre chose que « poignée ». On peut supposer, dans le même ordre d’idée, que ẓẓem « essorer » en serait une forme altérée, engendrée par la métathèse.

10 Adlis n tmaziɣt (1AM).

11 Voire la définition donnée par Dubois et all 1973 : 188 : « il y a emprunt lexical quand une langue A utilise et finit par intégrer intégrer une unité ou un trait linguistique qui existait précédemment dans un parler B etmot qui existait dans une autre la que A ne possédait pas ».

12 Taifi, M., 1990, « Pour une théorie des schèmes en berbère », EDB, 7, p. 92-110.

13 Non pas en fonction des situations de communication, ou la variation interactionniste (du type diaphasique et/ou stylistique).

14 s anda yensa = on ignore où il a passé la nuit

15 Maurais J., 1987, « Introduction », in Politique et aménagement linguistique ‘sous la direction de), Le Robert, Paris.

16 S. Chaker, 1983, Un parler berbère d’Algérie (Kabyle) : syntaxe, (Thèse presentè devant l'Université de Paris V, le décembre 1978). 111, 549 p. Aix en Provence : Publications de l'Université de Provence, 1983.

17 Marcellesi, J. B. 1990, Sociolinguistique : Épistémologie, langue régionales, polynomie, Paris, p. 332-337

18 Chaker, S., Un standard berbère est-il possible ? Entre réalités linguistiques et fictions sociolinguistiques

19 Ce sont les notions contenues dans le corpus soumis à l’étude de mon thème de doctorat soutenu en 2019.

20 De la racine kr(y) « être rond, dur », cf. takurt « pelote »

21 Le « y » étant assimilé à « f » provoquant la tension de ce dernier, et le « t » n’étant qu’un suffixe expressif

Samir Hadad

Mouloud Mammeri — Université de Tizi Ouzou

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