Portrait de migrants : de la reconquête de soi au désir d’humanité dans Migrants sans noms de Tawfiq Belfadel

صورة للمهاجرين: من استعادة الذات إلى الرغبة في الإنسانية في المهاجرين بلا اسم - توفيق بلفاضل

Profiles of migrants: from the reclaiming of the self to the desire for humanity in Migrants sans noms of Tawfiq Belfadel

Djoher Sadoun

p. 187-201

Djoher Sadoun, « Portrait de migrants : de la reconquête de soi au désir d’humanité dans Migrants sans noms de Tawfiq Belfadel », Aleph, 10 (1) | 2023, 187-201.

Djoher Sadoun, « Portrait de migrants : de la reconquête de soi au désir d’humanité dans Migrants sans noms de Tawfiq Belfadel », Aleph [], 10 (1) | 2023, 31 January 2023, 11 October 2024. URL : https://aleph.edinum.org/7316

Notre présente contribution se propose d’étudier les différentes figures de migrants dans le récit de Tawfiq Belfadel. Il sera ainsi question de montrer la quête entreprise par les différents protagonistes dans leur projet de migrations. Une quête qui vise à redonner à ces exilés une identité propre afin de retrouver une humanité que la terre de départ leur a refusée. À travers ces figures migratoires anonymes, c’est un questionnement sur la condition humaine qui est mise en place. Ce déplacement forcé des individus, va nous permettre de revenir sur la place qu’occupent les personnages dans les sociétés du Sud à travers cette question de migration illicite, au cœur de l’actualité mondiale.

تقترح مساهمتنا الحالية دراسة الأشكال المختلفة للمهاجرين في قصة توفيق بالفاضل .وبالتالي ستكون مسألة إظهار السعي الذي قام به مختلف الشخصيات الرئيسية في مشروع الهجرة الخاص بهم. مهمة تهدف إلى منح هؤلاء المنفيين هويتهم الخاصة لإعادة اكتشاف الإنسانية التي رفضتها أرض المغادرة .من خلال هذه الشخصيات المهاجرة المجهولة، يكون التساؤل عن الحالة الإنسانية التي يتم وضعها. سيسمح لنا هذا التهجير القسري للأفراد بالعودة إلى المكان الذي تحتله الشخصيات في مجتمعات الجنوب من خلال مسألة الهجرة غير الشرعية هذه، في قلب أخبار.

The present contribution proposes to study the different figures of migrants in Tawfiq Belfadel’s narrative. The aim is to show the quest undertaken by the different protagonists in their migration project. A quest that aims to give back to these exiles an identity of their own in order to regain a humanity that the land of departure has denied them. Through these anonymous migratory figures, it is a questioning of the human condition that is put in place. This forced displacement of individuals will allow us to return to the place occupied by the characters in the societies of the South through the issue of illegal migration, which is at the heart of world affairs.

Introduction

Le récit Migrants sans noms de Tawfiq Belfadel (Casbah éditions, 2021) dresse les portraits de huit migrants clandestins que le hasard a fait rencontrer. Réunis au bord d’une barque qui les mène vers le Nord, les différents personnages racontent, à tour de rôle, les évènements qui les ont amenés dans cette embarcation. À travers cette palette de personnages, c’est toute l’histoire sociale du pays qu’ils viennent de quitter qui est racontée. En effet, la barque, scène sur laquelle défilent les protagonistes du récit, fait succéder les malheurs des uns et des autres afin de rompre le silence de ces vies anonymes que le désespoir a poussées à l’exil.

Portraits croisés de personnage, le récit de Belfadel cherche à soulever tous les problèmes d’une société qui ne dit pas son nom. De La divorcée au Père solitaire en passant par Le riche ou encore Le Noir, les huit migrants se racontent et dénoncent les injustices dont ils ont fait l’objet dans leur quotidien et qui les ont poussés à quitter la terre qui les a dépourvus de leur humanité en les dépossédant de leur nom.

En effet, les éléments qui définissent ces exilés sont vécus comme une malédiction. La barque sur laquelle reposent tous les espoirs et le désir de reconquête de soi porte en elle le rêve d’un avenir meilleur et l’espérance d’une ré-humanisation de toutes ces figures sur lesquelles le malheur s’est abattu.

Chaque migrant, chassé de sa terre par un fait marquant qui le définit et qu’il veut effacer, poursuit une quête qui le mènera vers lui-même en lui redonnant un nom et une humanité.

C’est ainsi que notre article aura pour objectif de mettre en place un questionnement visant à montrer la prédominance de la figure du migrant dans les sociétés contemporaines et à fortiori dans la littérature moderne. Comment le personnage du migrant tend-il à devenir une figure référentielle de la réalité contemporaine ? Comment, à travers sa quête d’un ailleurs meilleur, reflète-t-il la recherche d’une humanité perdue ?

Notre approche du portrait pluriel et individuel des migrants, s’appuiera sur la mise en avant des statuts des personnages, analyse que nous emprunterons à Philippe Hamon et qui nous permettra de déterminer le sens que portent les différents protagonistes du récit.

Nous aurons en outre recours aux travaux de Algirdas Julien Greimas et d’Yves Reuter, qui portent eux aussi sur le personnage, ainsi qu’à ceux de Gérard Genette pour expliquer les notions clés du texte notamment la narration. Il sera aussi question d’une interrogation portant sur le couple réalité/fiction qui nous semble incontournable dans le traitement de l’actualité liée à la migration.

Ces approches appliquées à un récit appartenant à la littérature contemporaine et à un questionnement contemporain permettront de mieux appréhender notre corpus et de sonder sa structure afin d’expliquer le traitement que fait l’auteur de la question migratoire.

En effet, Tawfiq Belfadel, auteur algérien d’expression française, venu à l’écriture après des études en littératures et civilisations francophones, nous plonge au cœur des vies des migrants du Sud et nous explique leur choix de quitter leur pays. Auteur entre autres d’un recueil de nouvelles intitulé Sisyphe en Algérie (Édition Samar, 2017), Tawfiq Belfadel inscrit ses textes dans une forme d’absurde qui illustre parfaitement la réalité de ces personnages condamnés à une errance éternelle du fait de ce nom que leur société leur refuse. Leur quête, semblable à celle de millions de migrants jetés sur la route de l’exil depuis la nuit des temps, et une re-conquête de soi que nous avons pour objectif d’expliquer dans notre présent article.

Par ailleurs, nous tenons à préciser que notre analyse vise à soulever le problème migratoire en amont, c’est-à-dire à partir de la mise en place du projet d’exil chez les protagonistes et à travers leur périple.

1. Le personnage : un motif à l’œuvre

1.1. Le personnage : de l’ancrage à la migration

Afin de comprendre la conception du personnage mis en place par Tawfiq Belfadel, nous avons jugé nécessaire de faire une sorte d’historique du personnage qui relèverait les points essentiels à l’appréhension du personnage en tant que sujet et objet de la création littéraire.

Dans la conception traditionnelle du personnage de récit, celui-ci est très souvent caractérisé par des éléments qui le définissent et l’inscrivent dans un contexte social et historique. Renvoyant à une idéologie et à des valeurs qui le font appartenir à un milieu donné, le personnage est habituellement décrit. Portraits physique et moral de cet être fictif qui habite le récit, le personnage véhiculent une idéologie que l’auteur cherche à transmettre à travers sa création littéraire.

Le XXe siècle, à travers les différents mouvements littéraires qui le caractérisent, met à mal cette conception dite traditionnelle du personnage. Car dans son souci de refléter la réalité sociale et historique de l’époque, la littérature ne voit plus en cet être fictif le représentant d’un idéal que les sociétés du monde, surtout après la Seconde Guerre mondiale, ne cherchent plus à défendre. En effet, l’atrocité de la guerre, l’absurdité de la vie, la déshumanisation de l’homme font que la représentation qui est faite de lui n’est plus idéale et encore moins idéalisée.

Les personnages d’Alain Robbe-Grillet, par exemple, sont aux antipodes de ceux créés par Honoré de Balzac. Ce dernier, qui avait pour but de faire passer ses personnages de statut d’êtres de papier à celui d’êtres réels, a mis en place tout un système de retour des personnages faisant de La comédie humaine (Balzac, 1842) une fidèle représentation de la société française de la seconde moitié du XIXe siècle.

En outre, il est nécessaire de préciser que la conception du personnage balzacien rompt, elle aussi, avec l’approche antique et classique qui est faite du personnage. Il est vrai que le personnage ou plus exactement le héros antique et classique, est un être supérieur qui du fait de son appartenance à la noblesse, est doté de valeurs qui vont de pair avec son statut. Se sacrifiant pour une cause noble dont bénéficiera toute sa cité, le héros antique/classique symbolise l’idéal de sa société et tend à enclencher, par la perfection qu’il représente, un processus d’identification chez le lecteur, processus nécessaire à l’harmonie sociale.

Ce retour sur la création du personnage à travers l’histoire de la littérature française permet de comprendre dans quelle mesure les protagonistes, créés par Belfadel, empruntent leurs caractéristiques à chacun des mouvements littéraires qui ont influencé l’écriture de ce jeune auteur qui, tout au long de son récit, glisse des références littéraires diverses en hommage à ceux qui l’ont amené à la littérature.

Élément central du processus d’imitation sur lequel se construit l’œuvre littéraire, le personnage, dans son acte de parole, transmet deux niveaux de paroles. Le premier le faisant appartenir à une communauté et à une classe sociale précise (le sociolecte), le second mettant en place une individualité et une particularité propre visant à démarquer un individu d’un autre (l’idiolecte). Ces deux facteurs langagiers nous permettront de comprendre la construction des différents personnages qui défilent et prennent la parole pour raconter l’histoire qui a fait d’eux des candidats à l’exil.

Notre approche des personnages se fera de manière à faire ressortir, d’une manière collective, les points de convergences et de divergences qui les unissent ou les désunissent. Ensuite, et afin de considérer tous les personnages, l’analyse débouchera sur la détermination des singularités de chacun d’eux et la mise en relief du discours qui les détermine.

C’est ainsi que nous avons relevé, dans notre investigation des discours des protagonistes, une répétition qui marque le début de chacun des récits et une autre qui la clôture, faisant ainsi ressortir des points communs entre les histoires de vie des personnages et que nous allons analyser dans le prochain point.

1.2. Du rôle thématique à l’affirmation de soi 

Comme nous l’expliquions préalablement, ce qui définit un personnage de récit, ce sont les éléments spécifiques qui, dans le processus de création littéraire, cherchent à mettre en place un être fictif certes, mais un être qui serait aussi le reflet de la réalité qui l’entoure et dans laquelle l’auteur a inscrit son œuvre. Ce processus d’imitation de la réalité a été repris par Tawfiq Belfadel afin de mettre en scène des personnages qui habitent son récit et qui seraient le reflet de leur société. Mais la particularité des figures créées par Belfadel, c’est qu’elles ne suivent pas scrupuleusement le processus de création qui voudrait qu’un personnage soit doté d’un nom et d’un portrait physique et moral qui le situeraient, non seulement dans l’espace fictif, mais aussi dans le cadre réel.

En effet, les personnages de Migrants sans noms sont, chacun à sa manière et selon les codes établis par leurs sociétés, affublés d’un statut qui les enferme, comme nous l’expliquions plus haut, dans une déshumanisation dont ils veulent se départir !

Conscients de leur impuissance face aux dictats de leur société du Sud, ils désirent à travers leurs récits respectifs, se défaire de cette étiquette sociale qu’ils vont volontiers laisser derrière eux.

Pour comprendre la particularité du parcours de chacun, nous allons entreprendre une étude sémiologique des personnages en nous appuyant sur les travaux de Philippe Hamon, tout en faisant référence à ceux de Vincent Jouve dans leur approche du personnage qu’ils considèrent comme un signe sémiologique composé d’un signifiant et d’un signifié.

(…) le personnage peut (…) se définir comme une sorte de morphème doublement articulé, manifesté par un signifiant discontinu, renvoyant à un signifié discontinu, et faisant partie d’un paradigme original construit par le message (système propre des personnages du message). Soit la nécessité de le définir par :
Son signifiant : le personnage est représenté sur la scène du texte par un signifiant discontinu je/me/moi, pour un personnage-narrateur anonyme ; il/(…)/le jeune homme/notre héros ; etc., pour un personnage ordinaire de roman. (…)
Son signifié du personnage : (…) la détermination de l’« information » du personnage, représenté sur la scène du texte par un nom propre et ses substituts, se fait en général progressivement. (…) Ainsi le pronom, à la différence du nom propre, est déjà porteur d’information sur le sexe du personnage (…) voire sa nationalité (…). Morphème « vide » à l’origine, le personnage ne prendra donc son « sens » définitif que petit à petit. Mais la signification d’un personnage (…), ne se constitue pas tant par répétition ou par accumulation que par différence vis-à-vis des signes de même niveau du même système, que par son insertion dans le système global de l’œuvre. (Hamon, 1972 :  96-98)

C’est ainsi qu’à travers cette approche sémiologique du personnage, basée sur sa conception en tant que signe sémiologique, qui met en avant trois niveaux de détermination du personnage : l’être, le faire et l’importance hiérarchique.

L’être du personnage renvoie à tous les critères nécessaires de son identification : le nom, la biographie et le portrait physique. Chacun de ces éléments est porteur d’un message qui marque la présence du personnage, considéré comme un signe, dans une réalité donnée que le texte littéraire vise à imiter.

En raison de la migration qui fait l’actualité des médias du Sud comme du Nord, la portée significative et symbolique dont est chargé le personnage est d’autant plus importante. Cette actualité, en raison de son ampleur, subit un traitement de masse qui fait que la lumière n’est pas mise sur les migrants en tant qu’individus, mais sur la migration en tant que phénomène géographique et politique.

Tawfiq Belfadel en traitant les migrants individuellement, cherche à expliquer les raisons, sociales, qui ont poussé les personnages à l’exil. Un exil dû justement à une non-acceptation des individualités et au refus devant lequel se heurtent les sujets parlants dans leur affirmation de leur être propre.

C’est ainsi que le tableau dressé de l’être des personnages de Migrants sans noms permettra d’affirmer, dans un premier temps, ce qui a été expliqué préalablement concernant cette dé-nomination des personnages, privant ces derniers d’une qualification propre, et de montrer, dans un second temps, la caractéristique centrale sur laquelle repose tout l’être du personnage du migrant et qui l’a poussé à la migration illicite.

Partant de l’étude sémiologique de Philippe Hamon, nous mettrons en place un tableau, établi sur la base de l’étude des axes sémantiques, qui présentera la caractérisation générale et différentielle des migrants.

1.2.1. L’être des personnages : nom, biographie, portrait 

Le tableau cherchera à relever le nom : nom propre, patronyme, surnom ; la biographie : richesse, état civil et niveau intellectuel ; et le portrait : physique, moral, habit. Nous allons, à travers lui, comprendre l’intention de l’auteur et la symbolique qu’il confère à ses personnages. Le signe (+) mentionne la présence de la caractérisation dans le texte alors que le signe (ø) renvoie à l’absence de caractérisation.

Axes retenus







Personnages

Nom

Biographie

Portrait

Nom propre

Patronyme

Surnom

Richesse

État civil

Niveau intellectuel

Physique

Moral

Habit

La divorcée

ø

ø

+

+

+

ø

+

+

ø

L’homme sans cœur

ø

ø

+

+

+

ø

+

+

ø

Le riche

ø

ø

+

+

ø

ø

ø

+

ø

Le Noir

ø

ø

+

+

ø

ø

+

+

ø

Le médecin-chômeur

ø

ø

+

+

ø

+

ø

+

ø

L’enfant adopté

ø

ø

+

+

+

ø

ø

+

ø

Le prisonnier

ø

ø

+

ø

ø

ø

ø

+

ø

Le père solitaire

ø

ø

+

+

+

ø

ø

+

ø

Ce qui ressort de ce tableau croisé des caractéristiques de nos huit personnages rejoint le point analysé précédemment concernant l’absence de nom des personnages et toute autre forme de dénomination qui les ferait distinguer du groupe social dans lequel ils ont été enfermés. En effet, les personnages ne sont pas nommés, mais désignés par leur fonction sociale. L’identité sociale et le sobriquet à valeur fonctionnelle se substituent ainsi à l’identité signifiante portée par le nom propre. Cette fonctionnalisation mettant en relief le statut social des personnages renforce en creux, en ne les réduisant qu'à des fonctions, leur exclusion du champ de l'humanité.

Par ailleurs, d’autres critères font rejoindre les personnages dans leur caractérisation, notamment deux éléments du portrait que sont le portrait moral et l’habit. L’absence de caractérisation vestimentaire peut être expliquée par le fait que les personnages, en se racontant, n’accordent pas d’importance à leurs habits, car ces derniers représentent un attachement matériel au milieu social imposé par l’étiquette sociale. Contrairement à la caractérisation vestimentaire, le portrait moral des personnages est dressé dans tous les récits. Il renvoie aux pensées des personnages qui en se racontant affirment leur être et expriment les sentiments qu’ils refoulent depuis des années. Espace exutoire, la barque va permettre à ses passagers de prendre la parole et de briser le silence qui entoure leur existence propre.

Mais sur ce même axe qui renvoie au portrait, un élément semble distinguer trois migrants des autres. C’est le portrait physique, qui dans le cas du Noir est basé sur la couleur de sa peau, dans celui de La divorcée, sur son sexe et celui de L’homme sans cœur sur sa maladie.

La société du Sud que vient de quitter le Noir et qui n’est pas sa terre d’origine, juge son appartenance à l’humanité par rapport à cette couleur de peau, vécue comme une malédiction par le personnage, fuyant son pays en guerre, qui est venu chercher une meilleure vie dans cet espace qui le refuse. Il est ainsi le symbole du racisme que subissent les migrants subsahariens qui se font maltraiter, car considérés comme des sous-hommes et surtout comme des envahisseurs venus ravir les emplois des natifs du pays.

Quant à La divorcée, sa caractérisation physique repose sur sa féminité et donc sur son corps. Objet de fantasmes et de désir malsains, elle subit, malgré elle, le rejet de sa société, car elle représente l’interdit. Son désir de départ est lié à son être ou plus exactement à un être, sa fille, qui naît femme dans un pays d’homme, va connaître le même sort que sa mère. Mais cette dernière prend, par sa décision de migration, de se sauver et de sauver l’avenir de sa fille à qui elle donne déjà un nom.

L’homme sans cœur, quant à lui, est réduit à sa maladie, à son insuffisance cardiaque qui est associée, bien malgré lui, à une incapacité d’aimer. Sa maladie ne trouvant pas de remède dans cette terre du Sud, son père fera le choix de l’envoyer vers le Nord, pour le sauver et pour le doter d’un nom autre que celui lié à sa maladie.

Aussi, ce qui ressort de ce tableau et qui distingue les migrants les uns des autres et le second axe sémantique sur lequel nous avons élaboré notre étude, la biographie. Les trois éléments qui caractérisent cet axe sont d’autres éléments différentiels qui nous permettent de comprendre le monde construit par l’auteur autour de ses personnages.

C’est ainsi que le critère de la richesse distingue un seul migrant des autres. Le prisonnier est un personnage qui, pour des questions de religions, se voit jeter en prison, ce qui mettra fin à son avenir. Rejeté par sa société, par sa famille et par son amoureuse, il cherchera à quitter sa terre natale pour fuir l’avenir obscur que lui réserve le Sud. Dépourvu de diplôme et donc de revenus, il n’achètera pas, comme les autres migrants, sa place sur la barque, mais bénéficiera de la générosité et des connaissances des âmes charitables qui lui permettront d’entreprendre le voyage vers le Nord.

Le critère de l’état civil fait rejoindre trois personnages, mariés ou divorcés, qui ont connu des unions malheureuses, dans le cas de La divorcée et Le riche, heureuses dans le cas du père solitaire, mais le mèneront finalement au malheur après la perte de son épouse et la disparition de son fils. Symboles des amours avortées de la société du Sud, les trois personnages n’espèrent plus trouver l’amour, mais se retrouver eux-mêmes afin de connaître l’apaisement dont ils ne pouvaient jouir dans leur quotidien du Sud.

Un autre personnage « bénéficiera » de ce critère, mais pour mettre en avant un autre état civil, qui dans le pays du Sud, est vécu comme une tare et pèse lourd sur les épaules de celui qui le porte. L’enfant adopté porte en lui toute la souffrance des enfants qui, abandonnées par leurs parents, seront pour toujours porteurs de cette croix qui les jettera dans un calvaire sans fin. Lui aussi prendra la route de la migration, lui aussi cherchera à se doter d’un nom, car lui aussi est la recherche de son humanité.

Autre critère distinctif, le niveau intellectuel qui va mettre en avant un migrant en particulier, Le médecin-chômeur. Ce dernier connaîtra les tracas de sa société à travers un parcours absurde, jalonné d’injustice et de déréliction, est celui de tant de diplômés du Sud qui n’arrivent pas à trouver un travail dans leur pays et qui considèrent leur diplôme comme une malédiction. Maltraité par sa société, raillé et tabassé par des « sans-bac », Le médecin-chômeur décide de prendre en main son destin en migrant, légalement, dans les pays du Nord qui reconnaîtront son savoir. Mais, là encore, son Sud natal lui refuse cet espoir et le condamne à une négation de son être, à laquelle il refusera de se soumettre en faisant le choix de partir, illicitement cette fois, vers les terres du Nord.

Le tableau des personnages emprunté à Philipe Hamon nous aura ainsi permis de comprendre la symbolique que porte en lui chacun des migrants. Leur caractérisation étant étroitement liée à la société du Sud à laquelle ils appartiennent, ils représenteront, dans la barque qui les mène vers le Nord, une part de cette société qu’ils laissent sans regret derrière eux.

Passons à présent aux deux autres niveaux de caractérisation des personnages : l’importance hiérarchique et le faire. Ces deux niveaux révéleront d’autres valeurs et rôles attachés aux migrants et expliqueront des éléments que nous n’avons pas relevés dans l’analyse de l’être.

1.2.2. Le faire des personnages

Ce niveau d’analyse emprunte sa démarche aux travaux entrepris par Greimas considère le personnage comme une force agissant, un actant qui tout au long de la fiction qu’il habite, poursuit une quête. Qu’elle soit matérielle, spirituelle ou affective, cette quête, menée par le personnage, détermine sa position dans le récit, en ce sens où elle lui accordera, selon son aboutissement ou non, une place de choix dans le récit. Attribuant au personnage deux rôles majeurs : le rôle actantiel et le rôle thématique, Greimas met en place un schéma actantiel pour déterminer la quête du personnage et attribuera des caractéristiques qui définiront et préciseront le rôle joué par l’acteur ou les acteurs du récit.

Commençons par le rôle actantiel des personnages dans Migrants sans noms. Les personnages en présence dans ce récit sont tous mus par le même désir et animés par la même volonté de quitter les terres du Sud pour rejoindre celles du Nord. Établi sur quatre axes du faire, le schéma met en évidence le devoir-faire et/ou le vouloir-faire (sujet/objet) que savoir-faire (dessinateur/destinataire) et le pouvoir-faire (adjuvants/opposants).

À la fois sujet, destinateur et destinataire de cette quête personnelle, les personnages se retrouvent au centre de trois axes du faire : le savoir-faire, le devoir-faire et le vouloir faire qui mettent l’accent sur la quête individuelle poursuivie par les figures migrantes. Mais du fait de cet objet commun qu’ils poursuivent, les migrants se rejoignent et peuvent ainsi se constituer comme un seul et même personnage dont le désir suprême est le départ vers des ailleurs meilleurs. Quête de soi et d’une humanité perdue, les migrants nous montrent leur préoccupation unique et expliquent ainsi l’ampleur de ce mouvement migratoire qui ne cesse de s’accentuer.

L’axe du pouvoir-faire qui renvoie au couple adjuvant/opposant, est révélateur du parcours des personnages que révèlent leurs récits respectifs. Aidés par leur propre volonté de départ, les migrants sont, une fois encore, acteurs (adjuvants) de leur entreprise de départ. Mis à part L’homme sans cœur et Le prisonnier qui ont chacun bénéficié de l’aide d’une tierce personne, tous les migrants ont pris en main leur destin afin de se détourner du malheur auquel leur terre d’origine les a condamnés.

Quant aux opposants à cette reconquête de soi, les migrants les portent dans leur désignation même. La divorcée, L’homme sans cœur, Le riche, le Noir, Le médecin-chômeur, L’enfant adopté, Le prisonnier et Le père solitaire, chacun d’entre eux porte en lui la malédiction à laquelle l’a condamnée sa société.

C’est d’ailleurs cette désignation qui marquera le rôle thématique des huit migrants qui met en avant une désignation du personnage basée sur un ancrage socio-psycho-culturel.

L’acteur se construit par construction d’au moins un rôle actantiel et d’un rôle thématique. Par rôle thématique, il faut entendre des catégories appartenant au « dictionnaire socio-culturel » : le débauché, le traitre, le roi, le pêcheur… qui précisent et limitent l’être et le faire, qui indiquent des parcours narratifs potentiels associés aux représentations culturelles de ces catégories. (Reuter, 1988 : 10)

Le rôle thématique consiste donc en une désignation du personnage en tant qu’acteur porteur de sens et de symbolique. Il renvoie à des rôles psychologiques ou à des catégories sociales qui, dans notre récit, sont clairement établis dans la désignation même des protagonistes. C’est cet enfermement dans lequel sont plongés les migrants qui explique et légitime la migration qui même si elle est considérée comme illicite, devient licite en raison du poids que la société leur fait porter.

Philippe Hamon, s’inspirant des travaux de Greimas, établira les axes différentiels que nous avons appliqués à notre texte plus haut, et qui mettront en avant une hiérarchie des personnages que nous aborderons plus bas.

1.2.3. L’importance hiérarchique 

Le troisième niveau de la caractérisation des personnages passe par une mise en avant de l’importance des personnages, les uns par rapport aux autres. Cette hiérarchie, induite par l’être et le faire d’un personnage, se doit de déterminer le héros, ou plus exactement, le personnage principal du récit. Cette hiérarchie, étant nécessaire au processus d’identification que suscite la lecture d’une œuvre littéraire, se doit de mettre en relief un personnage que l’on retrouve plus fréquemment dans le récit et qui entreprend l’action la plus déterminante, à la différence des personnages secondaires, dont l’apparition unique empêche toute mise en avant.

Cette importance hiérarchique que nous pourrions considérer comme une caractérisation différentielle se base sur six éléments qui déterminent l’importance d’un personnage par rapport aux autres : la qualification, la fonctionnalité, la distribution, l’autonomie, la pré-désignation conventionnelle, le commentaire explicite de l’auteur.

Dans Migrants sans noms, il n’existe pas de hiérarchie particulière qui mettrait un personnage au-devant de la scène et laisserait les autres personnages au fond du décor. Chaque personnage porte en lui un symbole représentatif des malheurs des gens du Sud. Son portrait unique est dressé dans son propre récit. Sa quête est celle de tous les migrants qui sont sur la barque : retrouver un nom et une humanité. Considérés comme les protagonistes de ce récit, qui se veut le reflet de la terre du Sud qui vient d’être quittée, l’auteur les positionne tous au centre de cette fiction qui s’inspirant directement de la réalité, cherche à expliquer le projet de migration de millions de migrants qui sont, bien malgré eux, poussés à entreprendre ce voyage afin de s’assurer une humanité.

2. Incipits et clausules ou l’anaphore sociolectale 

« Je n’ai pas de nom. Mon humanité est réduite à… »

Cet incipit, à l’image des contes merveilleux, est une formule d’ouverture que l’on retrouve au début de chacun des récits des migrants. Matrice de ce témoignage à la fois collectif et individuel, elle vise à faire rejoindre les protagonistes, à les lier dans leur malheur.

Cette formule est une sorte de fil conducteur entre les différents récits de vie qui mettent en avant tous les éléments nécessaires à la mise en place du projet de migration.

Cette phrase, qui ouvre chacun des récits des migrants, peut être considérée comme une figure de style, qui dans le cadre de sa production, renvoie à une figure d’insistance et de réplétion.

(…) une figure de type microstructural, variété de répétition ; on peut même dire que l’anaphore est la variété la plus élémentaire de répétition. C’est donc une figure qui joue matériellement et uniquement sur le son des termes. Il y a anaphore lorsque, dans un segment de discours, un mot ou un groupe de mots est repris au moins une fois, tel quel, à quelque place du texte que ce soit. (Moliné, 1989 : 49)

L’anaphore, qui ouvre tous les récits, est construite selon une composition phrastique très particulière. Phrase négative mettant en avant un « je », sujet parlant, entrant dans une action négative imposée. Cette négation, construite selon un modèle syntaxique mettant en avant deux adverbes de négation « ne » et « pas », a une portée de négation totale, en ce sens où le sujet parlant est doublement nié, non seulement à travers ce nom qu’il ne possède pas, mais aussi à travers la négation et le rejet de son être. Cela est confirmé par le second segment de cette formule inaugurale anaphorique, qui dans sa construction, met en avant une humanité réduite et donc dépourvue de sens.

En effet, la phrase s’ouvre sur un adjectif possessif qui renvoie au « je » parlant qui cherche à expliquer les raisons de cette dépossession que l’on retrouvait dans le premier segment. Cette dépossession, donc, suivie d’une appropriation représentée par l’adjectif possessif « mon », doit être comprise comme une actualisation de la négation préalablement énoncée et qui met, une nouvelle fois, l’accent sur la valeur du sujet parlant.

Par ailleurs, comment comprendre le « je » qui prend la parole au début de chaque récit ? Comment expliquer sa prédominance à la fois dans les récits de chacun, mais aussi ceux intervenant entre eux pour les annoncer ?

Le texte est mené par un narrateur-personnage qui appartient à l’espace commun qui est l’embarcation. Il se positionne tantôt à l’intérieur du groupe à travers le pronom personnel pluriel « nous » « Un migrant parmi nous commence à raconter. » (Belfadel, 2021 : 18), tantôt à l’extérieur par une narration à la troisième personne : « L’adolescent termine son histoire. Il écoute l’abeille qui bat à la place de son cœur. » (Belfadel, 2021 : 30)

Concernant les paragraphes qui séparent les différents récits, leur présence se justifie dans la création même de ces scènes et dans l’espace même où elles se jouent. La barque, du fait de ces vies qu’elle abrite, est le lieu à partir duquel le narrateur change sa position.

Il est donc question de deux niveaux de narration. Selon Gérard Genette, dans Figures III (1972) : « L’instance narrative d’un récit premier est donc par définition extradiégétique, comme l’instance narrative d’un récit second (métadiégétique) est par définition diégétique, etc. » (p. 239) Le premier niveau de narration renvoie à une relation prise en charge par un narrateur qui se positionne comme un témoin neutre et objectif devant les différents événements présents. Son rôle est donc d’actualiser les faits afin de les inscrire dans la réalité de l’instant présent. C’est ainsi que nous retrouvons dans ce premier niveau de narration, une prédominance du présent de l’indicatif qui vise à créer un effet de réalité et d’immédiateté, et cela, en raison du sujet d’actualité mis au cœur de ce récit.

Le second niveau de narration se situe, quant à lui, dans les huit histoires racontées par les protagonistes, sans qu’une hiérarchie ne soit établie entre elles. En effet, les récits s’enchaînent de manière non-gradée, accordant la même importance à chacun. Aucune différence de statut social ou de richesse n’est faite, détruisant ainsi toutes les étiquettes que la société adosse aux individus et que nos protagonistes cherchent justement à détruire.

Mise en exergue des paroles des protagonistes, la formule inaugurale enferme en son sein le projet, implicite, des migrants qui, dans leur voyage, entreprennent de recouvrir leur nom et leur humanité. Projet commun, destination commune, ces migrants sont liés entre eux. Cela se confirmera davantage à travers la formule de clôture, qui met l’accent sur la notion d’abandon et marque le début d’une nouvelle ère pour les dé-nommés.

 J’ai laissé derrière moi au Sud… 

Formule de clôture qui se répète dans les huit récits des migrants, cette phrase déclarative affirme le désir des protagonistes de prendre en main leur humanité. Elle met en avant le sujet parlant en action qui prend acte de son destin en laissant derrière lui l’objet qui l’enferme dans ses malheurs. Double affirmation de soi à travers les pronoms personnels « je » et « moi » et se met en avant pour imposer son individualité. La rupture et l’abandon avec l’espace de soumission, « le Sud », sont ainsi marqués à la fin de ces histoires qui sont annonciatrices d’un avenir meilleur au Nord.

Ces anaphores d’ouverture et de clôture du récit sont révélatrices des points communs qui unissent les protagonistes que le hasard a jetés sur le dos de la barque. Ce fragment de discours répétitif, commun à tous les migrants, est le fruit de l’ancrage social (sociolecte) des personnages et de leurs paroles dans la société du Sud qu’ils viennent de quitter. Leur désir commun, étant de laisser derrière eux cette marque sociale et tout le poids dont elle est chargée, va se traduire par un désir commun de liberté, mais une liberté qui sera formulée selon l’individualité de chacun (idiolecte).

C’est ce qui va nous permettre, à présent, d’analyser le discours individuel de chaque migrant. Discours à travers lequel nous comprendrons les intentions de chacun dans son voyage vers le Nord et vers sa propre liberté.

Conclusion

Cette palette de personnage qui ne tient compte d’aucun critère social : richesse matérielle, état civil, niveau intellectuel, caractéristiques physiques… veut montrer que ce n’est pas la matérialisation de l’homme, sa désignation, souvent péjorative, qui fait de lui un être humain. Ce sont davantage ses sentiments, ses pensées, son désir d’affirmation de son être, qui devraient le faire parvenir à cet état d’humanité que les terres du Sud n’ont pas encore pris en compte.

Le périple qu’ils entreprennent à la recherche d’eux-mêmes, au mépris des conventions sociales et religieuses qui condamnent la migration : « L’émigration est réprouvée par Allah. Le Nord est mécréant et migrer vers sa rive c’est attirer la colère d’Allah et de son Prophète. Il faut rester et patienter. Les patients vont tout droit au Paradis. » (Belfadel, 2021 : 56) est vécu par les protagonistes comme une prise ou reprise en main de leur être et une reconquête de cette humanité ravie et qu’ils sont prêts à retrouver, et cela, même aux dépens de leur propre vie.

Considéré comme le nouveau protagoniste des sociétés modernes, car refusant de se soumettre à cette malédiction qui s’abat sur lui, le migrant devient une figure de référence dans le monde de la fiction, car reflétant la réalité des temps modernes.

De Balzac (de), H. (1842). La comédie humaine. Paris: Furne.

Belfadel, T. (2021). Migrants sans noms. Alger: Casbah.

Belfadel, T. (2017). Sisyphe en Algérie. Alger: Samar.

Genette, G. (1972). Figure III. Paris : Seuil.

Greimas, A. J. (1966). Sémantique structurale : recherche et méthodes. Paris: Larousse.

Hamon, P. (1972). « Pour un statut sémiologique du personnage », In Littérature, (6), 86-110.

Molinié, G. (1989). La stylistique. Paris: Presses Universitaires de France.

Reuter, Y. (1988). « L’importance du personnage », In Pratiques, (60), 3-22.

Djoher Sadoun

Alger 2 الجزائر

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