Introduction
Écrivain nomade1, J.M. Le Clézio est l’explorateur du mouvement ondulatoire de la quête ou des quêtes, pour ne pas réduire la diversité de ses démarches qui posent avec force qu’une mémoire se créé et se recrée au fil des errances. Dans ces recherches, la quête du rétablissement de la mémoire est omniprésente. Quels sont alors les enjeux de la quête de mémoire dans le roman qui sert de corpora à notre article, Le Chercheur d’or ? Nous soutenons, par anticipation, l’idée qu’elle y sert une entreprise intérieure de spiritualité. L’on verra sur un premier plan qu’il y est question de la connaissance de la vie intérieure du personnage. Dans un second plan, nous montrerons qu’elle révèle la confrontation intérieure entre deux systèmes conceptuels : le matérialisme d’une part et le spiritualisme d’autre part.
Dans une première étape, nous suivrons le tracé de ce mouvement, qui répond à la redécouverte des origines, à l’histoire familiale. Au terme de son voyage, Alexis aura à gagner en acuité de jugement. Du matérialisme d’un objet de recherche premier (le trésor), il a effectué un déplacement de son centre d’intérêt qui porte désormais sur sa vie intérieure. À ce propos, l’on évoquera la distinction entre matérialisme et spiritualisme et l’on s’efforcera de montrer en quoi la prééminence attribuée au second fait écho à l’évolution conceptuelle le clézienne, avant de clore le travail par un retour au mouvement qui, partant de la linéarité d’une recherche fixe épouse la forme d’une rotondité propice au retour sur soi.
En ce qui concerne le matérialisme, nous l’emploierons dans sa première acception, à savoir :
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ONTOLOGIE. Doctrine d’après laquelle il n’existe d’autre substance que la matière, à laquelle on attribue des propriétés variables suivant les diverses formes de matérialisme, mais qui a pour caractère commun d’être conçue comme un ensemble d’objets individuels, représentables, figurés, mobiles, occupant chacun une région déterminée de l’espace. (Lalande 1926 : 591.)
Le spiritualisme quant à lui est ainsi défini :
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ONTOLOGIE. Doctrine d’après laquelle il existe deux substances, radicalement distinctes l’une de l’autre par leurs attributs. L’une, l’esprit, a pour caractères essentiels la pensée et la liberté ; l’autre, la matière, a pour caractères essentiels l’étendue et la communication toute mécanique du mouvement (ou de l’énergie). (Lalande 1926 : 1020-21.)
À Cette définition, nous joignons une autre qui correspondra au mieux au projet du personnage le clézien dans Le Chercheur d’or : « On peut appeler, d’une manière générale, spiritualisme, toute doctrine qui reconnaît l’indépendance et la primauté de l’esprit, c’est-à-dire de la pensée consciente .» (Lalande 1926 : 1020.)
Par ailleurs, pour définir la mémoire, nous nous référerons dans cet article, aux Confessions de Saint Augustin. Auteur connu pour sa célèbre comparaison de la mémoire à un palais, avec laquelle il ouvre le dixième livre de ses Confessions consacré à la mémoire : « Et j’entre dans les domaines, dans les vastes palais de ma mémoire, où sont renfermés les trésors de ces innombrables images entrées par la porte des sens. » (Les Confessions : 155.) Pour le philosophe, la mémoire est le point de départ de toute démarche de connaissance de soi, et de Dieu aussi.
"La mémoire représente la source de chaque recherche sur l’âme, parce qu’elle est la base du mouvement d’intériorisation — elle s’identifie avec le centre de toute activité intérieure et aussi bien avec le siège de l’esprit où l’esprit est présent à lui-même —, mais elle représente aussi la raison essentielle du désir de Dieu, puisque Dieu, avec sa présence dans l’esprit, fonde la « loi dynamique d’intériorisation et de dépassement qui conduit l’esprit des choses à lui-même et de lui-même à Dieu. » (Cillerai 2008 : 3.) )
Si l’âme tente de se comprendre, ce n’est que par le recours à la mémoire qu’elle peut y parvenir. La mémoire est pour Saint Augustin liée, impliquée dans tout travail d’introspection. Elle en est même le centre névralgique autant qu’elle se superpose au siège de l’esprit conscient de lui-même. Aussi, l’auteur ajoute quelques lignes plus loin : « La conscience de soi s’opère grâce à la mémoire, qui unit le passé au présent et permet d’envisager les actions futures. La mémoire présentialise donc l’expérience du passé et l’espoir de l’avenir. »
C’est souligner chemin faisant toute la richesse intérieure qui ponctue toute entreprise de recherche de la mémoire.
Avant toute tentative d’analyse, revenons en quelques mots sur l’histoire d’Alexis. Personnage central de Le Chercheur d’or, animé par la ténacité d’un élan à l’aventure, conforté par la détermination que confère la certitude de l’existence d’un trésor légué par un Corsaire, il entreprend un voyage dont l’unique projet est la découverte de ce bien. Ce projet révèle bientôt sa vacuité : nul trésor à l’horizon. C’est alors qu’advient une rencontre qui force le lot des pensées du personnage, et opère une métamorphose de sa vision de l’existence. Cette transition dans sa pensée tire son origine de la quête d’Alexis d’aller sur les traces de son ancêtre. Le lecteur plonge désormais dans une quête de rétablissement d’une mémoire familiale dont la portée est inattendue pour le personnage.
Au commencement donc, un rêve. Retrouver le trésor du Corsaire inconnu que l’ancêtre du personnage central, Alexis, avait souhaité découvrir. Désir d’identification ou partage d’une même aspiration lucrative, Alexis relance à son tour le projet de mettre la main, un jour, sur ce trésor enfoui quelque part à Rodrigues ou peut être ailleurs. Quoi qu’il en soit : « Les rêves anciens du bonheur se reconstituent progressivement dans Le Chercheur d’or, Voyage à Rodrigue, et Printemps et autres saisons, grâce à l’influence croissante du rêve atavique et de la mémoire des ancêtres ». (Dutton 2003 : 205.)
Alexis reste très lié à cette mémoire collective. La mémoire s’avère un pilier fondateur dans la recherche qu’il a entreprise. À cet égard, elle est comme signalée par Saint Augustin, sollicitée dans toute recherche de l’âme. Elle s’avère la pierre angulaire sur laquelle Alexis fonde les retrouvailles de ces souvenirs. Ainsi, l’on verra que :
L’image du bonheur que représente la réalisation du rêve originel se manifeste à travers les descriptions de l’Enfoncement du Boucan dans Le Chercheur d’or, et dans la maison d’Eureka dans Voyage à Rodrigues. Lieu privilégié qui évoque le bonheur de l’enfance, proche de la nature, un véritable Jardin d’Eden où la famille est chassée (CO95), cette maison est un paradis perdu qu’Alexis espère racheter en trouvant le trésor du Corsaire inconnu. (Dutton 2003 : 207.)
Marqué par la mémoire de ces lieux, le personnage n’aura de cesse d’alimenter ce rêve chimérique de leur redonner une nouvelle existence, en découvrant le trésor recherché.
Durant son enfance, Alexis est entouré de sa famille, mais il vit plutôt dans l’isolement. Autrefois recevant des leçons d’une maîtresse au sein du domicile familial, Alexis se voit désormais effectuer son apprentissage par le biais de sa mère, du moment où « … la ruine progressive de mon père ne permet plus ce luxe ». (Le Clézio 1985 : 25.)
Enfance d’un bonheur plutôt mitigé, qui bifurque sur un appauvrissement marqué par la mort du père. Ce père qui nourrissait le projet de sauver sa famille grâce à l’installation d’une centrale électrique, qu’il échoue de mener à terme. Plus tard, l’enfant tentera à son tour d’échapper à ce qui angoissait son père en partant à la recherche du trésor du Corsaire inconnu. En décrivant son état lorsque son rêve l’occupe au plus haut degré, Alexis s’exprimera en ces termes :
Alors, ces jours-là me conduisent plus loin encore dans mon rêve. Ce que je cherche m’apparaît chaque jour davantage, avec une force qui m’emplit de bonheur. Depuis le lever du soleil jusqu’à la nuit je suis en marche à travers la vallée, cherchant les points de repère, les indices. La lumière éblouissante qui précède les pluies de l’hiver, les cris des oiseaux de mer, les rafales du vent du nord-ouest créent en moi une sorte d’ivresse. (Le Clézio 1985 : 225.)
Au départ, l’on assiste à la narration des souvenirs paisibles d’une enfance heureuse. Au fur et à mesure de son apprentissage de la vie se profile le besoin du personnage d’échapper au poids de la ruine qu’a connu toute sa famille. Surgit le souvenir d’une possible réussite, en arpentant comme son ancêtre le chemin du trésor enfoui. Il est comme obnubilé par un rêve évanescent devenu réalité fuyante. Néanmoins, Alexis est conscient de la nécessité d’aller au-delà des efforts fournis par son aïeul s’il souhaite bénéficier d’une heureuse récompense. Nous remarquons qu’il jouit des qualités requises pour un tel projet. À ce titre, « Nous constatons donc qu’Alexis est un élu, car son destin est bouclé par des signes oraculaires importants tels Saturne, Alcor et la pluie d’étoiles auxquels on peut ajouter la constellation Argo et la voûte céleste ». (Chahine 2010 : 35.)
D’avoir choisi un personnage comme élu n’est pas sans consistance. En effet, et comme Le Chercheur d’or est un roman d’apprentissage (il suit les étapes de l’initiation d’Alexis depuis son enfance jusqu’à son âge adulte), Le Clézio tente d’accentuer l’effet d’exemplarité du personnage en le faisant élu et par-là même de sa dimension morale. Ce personnage se veut caractéristique de l’évolution que souhaiterait d’apporter Le Clézio dans la société moderne qui a oblitéré toute dimension intérieure, au profit du règne de la matière. À l’homme aveuglé par la poursuite du gain, les œuvres de Le Clézio dépeignent l’homme porté par l’harmonie avec le monde nourri par une vie intérieure à exploiter.
Par ailleurs, la référence à l’or dans le titre Le Chercheur d’or constitue une métaphore pour le moins frappante. En effet, dans la société moderne, le désir de possession est très marqué, le besoin de s’accaparer de la matière trace davantage de courbes concomitantes à la richesse des individus. Depuis la révolution industrielle, l’ère est à la concurrence entre producteurs, l’ère est aux technologies de dernière pointe, aux instruments les plus innovants. Posséder l’or, ce serait une promesse d’emprise sur le monde, ce serait l’assurance d’une démarcation de toute société sur le plan économique, si l’on s’en tient qu’à ce domaine. C’est aussi une référence à la recherche de l’or qui anima la folie conquérante d’Hernan Cortès du Mexique. Cette histoire est racontée par le Clézio dans Le rêve mexicain ou la pensée interrompue, et personne n’ignore l’ampleur des pertes, surtout immatérielles, que la dévastation de l’Empire aztèque a entraînée. Ainsi donc, Alexis est à la poursuite d’un métal précieux dont les propriétés intrinsèques peuvent s’annoncer à l’opposé de son aspect envoutant :
Mu par son objectif de retrouver le trésor, Alexis s’éloigne de toute dimension spirituelle. Désormais, il ne voit plus que les moyens d’y parvenir. Il pose son intériorité en tant qu’individu à l’écart. De ce fait, il s’assimile à un être profondément marqué par le matérialisme environnant. Il s’inscrit ainsi dans ce que Mircea Eliade surnomme l’homme profane : « L’homme moderne est pour le penseur roumain l’homme « profane » qui ne s’attache plus au Cosmos, et qui ne lie plus sa vie à un domaine transcendant. » (Deprez 1999 : 9. )
Enchevêtré dans le bourbier de sa recherche assoiffée de ce bien, quatre années se succèdent avant qu’il ne prenne garde à leur écoulement.
Alexis aura donc à lutter contre l’immersion de son être dans un modèle d’appréhension du monde répandu dans la société moderne. Se faisant, il aura à lutter contre l’oubli, du moment où, comme l’explique Stanislaz Deprez, dans le premier chapitre de son ouvrage « Mircea Eliade : La philosophie du sacré » l’origine de la désacralisation se trouve dans : « Le principal mécanisme de la désacralisation [qui] est l’oubli. Au niveau « extérieur », la rationalisation transforme un signe de l’Absolu en objet concret». .(Deprez 1999 : 13-4. ) Un tournant s’opère. Lorsque les affres de la guerre éclatent, Alexis est amené à relativiser l’enthousiasme de sa recherche du trésor. Il prend graduellement conscience de la valeur de la vie humaine, de sa place centrale.
La mémoire est ici capitale pour le retour à ce passé lointain, cette quête de trésor parvenue jusqu’Alexis. Elle est ce qui lui permettra de connaitre de nouveau le bonheur qu’il éprouvait enfant encore dans la nature. C’est sous les traits d’une Manaf, Ouma que sa quête de retour à sa mémoire de jadis — sans pour autant qu’il n’y perçoive le sens de sa quête au départ — qu’il parvient à déchiffrer ce qui se cachait derrière sa quête de trésor, somme toute dépourvue de spiritualité.
Ainsi, pour Bruno Thibault cité par Lévesque Simon (2015), « L’un des aspects les plus frappants du rituel initiatique est que l’individu est invité à revivre l’histoire de son clan en mimant les gestes de ses ancêtres ». (Thibault 2004 : 138)
À ce stade, le passage du matériel au spirituel s’affirme comme sous-tendu par une quête de rétablissement de la mémoire. La quête du trésor n’est qu’une entreprise symbolisant la recherche de la mémoire individuelle que le personnage tend à se constituer au fil du temps. À ce titre, la rencontre d’Ouma est édifiante. Au bout de cette rencontre, le personnage se déleste de son désir de possession d’un trésor matériel pour se laisser envoûter par la puissance d’un lien avec une manaf qui lui aura permis de s’ouvrir à la dimension spirituelle de l’existence, et à s’écarter de la vacuité et du narcissisme qui se cache derrière son rêve du trésor. Au bout de cette rencontre, il se connait lui-même, il se découvre autre, plus proche du monde parce qu’à l’écoute de lui-même et du monde. Ainsi, il se démarque de l’homme actuel dont Eliade dresse les caractéristiques : « Eliade voit l’homme actuel à un tournant de son histoire : il n’est plus croyant, pas vraiment athée, mais s’est contenté d’enfuir l’homo religiosus qu’il est dans les limbes de son inconscient. » ( Deprez 1999 : 9.)
On peut aisément à présent qualifier Alexis d’homo religiosus tant la connexion qui s’est tissée avec le monde est manifeste. S’obstiner à revivre dans une gloire passée n’est plus l’objet d’Alexis, « Ainsi, le rêve du trésor s’avère vain, car le chercheur d’or s’expose à un échec inévitable en espérant retourner au passé. » (Dutton 2003 : 209.)
Certes, Alexis a été incapable de revivre le passé, mais il a été en mesure de conférer un sens autre à sa quête première. D’ailleurs,
Le rêve de l’or amène Alexis à un bonheur autre que celui qu’il avait cherché en entretenant la nostalgie des origines, à savoir l’amour de la jeune manaf Ouma qu’il rencontre pendant qu’il cherche le trésor caché à Rodrigues… ce qui ouvre les yeux du protagoniste sur le vrai but de son odyssée_ un avenir meilleur au lieu d’un retour au passé. (Dutton 2003 :209. )
Alexis a réintégré le mode de vie de l’homo religiosus. Il est désormais en harmonie avec le monde qui l’entoure. Il est à l’écoute de lui-même également. Il a ainsi concrétisé le dépassement évoqué par Saint Augustin au début de ce travail, en l’occurrence l’élévation à une connaissance de lui-même et du Cosmos. Par un mouvement circulaire de retour aux origines de son histoire familiale, le personnage a dessiné le tracé de sa propre intériorité. En effet,
La forme circulaire de l’itinéraire suivi par Alexis l’assimile à un voyage intérieur. Comme Ulysse, le protagoniste effectue un parcours mythique de retour aux origines. Il retrouve son identité en retrouvant le Boucan, son paradis perdu, au bout de sa quête spirituelle. ( Chahine 2010 : 38. )
Vers la fin du roman, Alexis écoute le bruit de la mer. Il est porté par la force de la nature environnante : « Le climat nocturne de l’incipit réapparait à la fin du roman sous une forme heureuse. C’est précisément le moment propice pour le dépassement de la conscience, du temps et de l’espace. » (Chahine 2010 : 72. )
Apparait avec netteté le dépassement de la simple dimension matérielle, en faveur d’une transcendance synonyme de profonde union spirituelle. Alexis dira à la fin du texte : « Il fait nuit à présent, j’entends jusqu’au fond de moi le bruit vivant de la mer qui arrive . (Le Clézio, 1985 : 375.)
Alexis est désormais en harmonie avec la nature, réceptif aux ondes qu’elle transmet jusqu’à lui. « Perdre le sens su Cosmos, c’est pour Eliade perdre la culture, c’est-à-dire son humanité ». (Deprez 1999 : 13.) Et l’inverse est tout aussi vrai. Alexis aura recouvré son humanité au moment même où il a renoué avec le Cosmos. D’une recherche aveugle d’un hypothétique trésor prometteur d’ascension sociale, Alexis est passé de l’autre côté de la barrière pour ainsi dire en mutant vers un autre trésor, enfoui dans son for intérieur : la lumière qui a jailli en son esprit lorsqu’enfin il a pu se connaître de près et connaître le monde. La quête de mémoire, mémoire d’un bien matériel à l’origine, s’est substituée au fil des pages en une substance spirituelle métamorphosant de sa puissance le mode de pensée du personnage. Mnémosyne aura ainsi répandu toute son ascendance enchanteresse.