« Mon ultime prière,
Ô mon corps,
fais de moi toujours
un homme qui interroge. »
Frantz Fanon
Introduction
Le corps fait partie de la tradition politique occidentale depuis la Grèce antique. Ce concept plurivoque constituera, plus tard, une pierre angulaire dans les processus de construction des idéaux républicains, notamment en Europe.
Jean Jacques Rousseau a eu recours à la notion du corps, pour approfondir l’idée d’un peuple, d’un état ou d’un régime politique. Il déclare dans ce sens que « le corps politique, aussi bien que le corps de l’homme, commence à mourir dès sa naissance et pore en lui-même les causes de sa destruction1 ».
Dans les Discours II, Machiavel envisage le rapport politique de toute métropole comme celui d’un corps mixte. Le régime politique, tout comme une forme d’état est fondé dans sa constitution sur un principe de vitalité.
Versant dans la même logique que Sartre a prônée dans sa Critique au sujet des rassemblements humains, en introduisant la notion d « Hyperorganisme », tout rassemblement humain est rendu plus clairvoyant à l’analyse en le comparant à un grand organisme regroupant en son sein des organismes infimes que représentent les individus.
L’Europe de l’après Deuxième Guerre Mondiale découvrit une forme plus coercitive de domination, celle du corps et de la stigmatisation du corps colonisé. Cette forme de domination allait perpétuer la tradition nazie et avoir des retombées à court et à long terme. Les crises systémiques à travers le globe ont imposé l’existence d’une corrélation ancrée dans la pensée politique entre le corps, l’exercice du pouvoir et la société.
Plusieurs recherches se sont penchées sur la conception du corps dans la pensée occidentale. À partir des années soixante-dix, un passage conceptuel a été observé : du corps politique émerge alors le corps de l’indigène mais on ne parle que très rarement du « corps colonisé ». L’analyse de la domination du corps colonisé connut un essor à travers plusieurs recherches, notamment l’ouvrage « Sexualités, identité & corps colonisés XVe siècle - XXIe siècle » et l’ensemble des travaux de Blanchard. Néanmoins, lesdites recherches constituent plus une déconstruction de la sexualité des empires coloniaux et l’hégémonie sexuelle coloniale plutôt qu’une analyse de la domination du corps dit « indigène » comme partie d’une stratégie politique dûment élaborée.
Beaucoup de travaux académiques et de recherche ont été effectués autour de l’instrumentalisation du corps féminin. Zhor Firar a étudié, à titre d’exemple, le dévoilement dans l’Algérie colonisée. Néanmoins le travail se penche sur le seul ongle d’instrumentalisation du corps féminin, tout comme d’autres études analysent le dévoilement depuis le point de vue de la laïcité ou comme condition pour s’assurer une participation politique indigène comme ce fut le cas dans les travaux de Malika Rahal. Les travaux holistiques rassemblant plusieurs dimensions autour du corps en politique ont été peu nombreux. Force est de mentionner dans ce sens, le dossier constitué par Sophie Dulucq, Caroline Herbelin et Colette Zytnicki qui a saisi le corps en situation coloniale, avec une spéciale attention au prisme sexuel.
L’ensemble de ces constats rend nécessaire d’interroger le corps dans sa corrélation avec la politique du point de vue de la stratégie coloniale, notamment en Afrique. Le présent travail s’articulera autour de questionnements que nous formulons comme suit :
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Le corps peut-il être au centre d’une stratégie politique ?
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Le corps se trouve-t-il au cœur d’une guerre ou y a-t-il une guerre dans ce même corps : est-ce (le corps) un enjeu de la bataille ?
L’approche proposée se veut problématique plus que descriptive. Ma réflexion sera avant tout exercée autour d’une profusion conceptuelle et autour d’une nouvelle base conceptuelle. Une première partie de cet article examinera le passage conceptuel du corps politique au corps colonial puis au corps colonisé.
La seconde partie examinera le corps colonisé au vu de deux expériences d’occupation coloniale, celle de l’Algérie et de l’Afrique Occidentale Française. Des illustrations ponctuelles et des détails saillants de certains phénomènes politiques et sociétaux seront mentionnés en évoquant ces expériences coloniales singulières.
La troisième partie examinerait les retombées en période postcoloniale de l’insertion du corps colonisé dans la stratégie de l’appareil colonial et la corrélation ayant existé entre le corps et l’exercice de la politique.
L’ambition de cet article est d’asseoir une vision holistique qui analyse l’institutionnalisation de la pratique politique coloniale autour du corps colonisé et surtout d’éluder la mise en place d’une stratégie de guerre autour du corps. Aussi, la nouveauté réside dans l’essai d’analyse des retombées du corps colonisé sur l’évolution politique et sociale des parties belliqueuses, spécialement pendant la période postcoloniale et actuelle.
Ainsi, le caractère interdisciplinaire du concept « corps » n’a jamais empêché d’orienter son interprétation vers deux aspects : l’aspect organique subissant l’expérience quotidienne et l’aspect institutionnel. Ainsi, le corps colonial fait référence à l’institution coloniale et le corps indigène à une masse organique assujettie, or l’appel est à penser la corporéité dans un contexte social et historique déterminé, il s’agira d’interroger une corporalité dans un espace géographie et une période historique. Dans ce sens, Monia Lachheb argue « qu’une pensée pluridisciplinaire productrice de regards multiples (…) permet donc de dépasser les limites d’une connaissance fragmentaire de la corporéité2 ».
Loin de la récurrence du corps dans le carcéral colonial et des études routinières sur la pratique de la torture, cet article tend à sortir de l’euphémisation qui régente le champ conceptuel actuel de la colonisation car il s’agit bien d’un corps colonisé soumis au critère de domination et non de corps africain, corps indigène, corps soldat, etc.
Si interroger le concept plurivoque du corps dans le contexte politique induit un retour sur la trajectoire de l’histoire et son évolution, l’interroger dans un contexte colonial dicte la nécessité de disséquer le vécu colonial mais surtout les décisions et postures prises dans ledit contexte.
Sidi Mohammed Barkat évoque dans son analyse de l’indigénat et du système colonial la notion de « corps d’exception » qui ne fut, selon lui que « l’image de corps sans raison, réputée dangereux, indignes de la qualité de citoyen, mais cependant membres de la nation française, inclus dans le corps social en tant qu’exclus3 », soit institués dans une catégorie de corps organiques et déshumanisés. Il est à relever dans ce sens que si bien le corps colonisé est souvent assimilé à une panoplie d’adjectifs et de conditions sociopolitiques, aucune définition conceptuelle ne lui est proprement attribuée.
1. Le corps colonisé en Algérie
Dès le lendemain de l’avènement de la France en territoire algérien, la domination par le corps commença à prendre forme. C’est dans le cadre de la formation du premier régiment d’auxiliaires indigènes en 18344 que la France commença à porter un regard attentionné et intentionné au corps indigène « primitif ». Ce corps primitif deviendra un corps soldat avant d’incarner le corps républicain, dit « discipliné », seulement après un processus d’entraînement que même les documents officiels de l’époque dénommaient « domptage »5. Un processus de déshumanisation du corps colonisé fut enclenché, assimilant souvent le corps soldat au corps animal. Les récits de conquête, à l’image du récit de Rozet « Voyage dans la régence d’Alger », habitués à livrer des jugements en s’en remettant à une vision simpliste et à des schémas conformistes avalisés par l’Occident de l’après-guerre ont promu l’image du sauvage aux formes diffuses, au corps repoussant, et plus souvent l’image du Nicodème.
Néanmoins, la construction d’une politique coloniale autour du corps colonisé n’était point restreinte à l’enrôlement des soldats, le volet social n’a pas échappé à la machine coloniale en termes de construction de l’image de l’autre, voire une commercialisation de « l’exotique » dans l’imaginaire français. Pascal Blanchard mentionnait, dans ce sens, que le discours par l’image de « l’exotique » que la France coloniale avait adopté « constituait une stratégie politique et que la nudité corporelle « fait partie du marketing de l’expédition coloniale »6, même quand il s’agissait simplement que ce corps indigène soit assimilé à un personnage légendaire ou à connotation religieuse. Citons en guise d’exemple qu’à l’heure d’évoquer l’expropriation à laquelle des milliers de civils Indigènes ont eu droit, M. Viollette, Gouverneur Général disait : « (…) Il y a tout près de nous, un nombre considérable de pauvres diables qui ne demandent qu’à vivre normalement7 ».
Les procédés de construction de l’image de l’autre à travers le corps sont nombreux, nous sommes à même de relever, toutefois sommairement, trois (3) stratégies politiques et sociales adoptées pour ériger l’altérité radicale à l’égard de l’indigène :
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L’hyper sexualisation violente / l’hypervirilité, violente du corps colonisé. Le système colonial a œuvré pour la construction de l’idéal physique autour du colonisé. Du point de vue sociétal, la population musulmane a été reléguée à la catégorie que Pierre Nora dénomme dans ses travaux « la sous-humanité »8. En expliquant la segmentation puis le processus de recomposition de la société, il mentionne comment l’indigène était engagé, le plus souvent, en manœuvre, car assimilé à la force physique indomptable. En 1954, le nombre de manœuvres indigènes atteint les 1450009, éloignés des secteurs où ils activaient avant l’épisode colonial, essentiellement l’agriculture et l’élevage.
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L’hyper accessibilité du corps colonisé : L’autorité coloniale avait main mise sur le corps colonisé au point de provoquer sa sédentarité comme sa mobilité. Le déracinement fut adopté par les regroupements appelés « les hameaux stratégiques »10 égaux à ceux érigés au Vietnam et qui faisaient que le corps colonisé se convertisse en une masse soumise à l’autorité militaire.
L’histoire de la politique indigène de la France en Algérie nous renseigne qu’au fur et à mesure de l’occupation, la France coloniale érige, en effet, un arsenal juridique à visée assimilationniste moyennant notamment la réforme des qanouns. En Kabylie, la fusion ethnique entre français et kabyle se préparait. Le corps des jeunes femmes kabyles subissait désormais l’interdiction de porter les tatouages, notamment le tatouage facial en vue d’unifier l’image corporelle entre colonisé et colonisateur, mais aussi parce que le système colonial était loin d’ignorer que la femme kabyle en faisait usage pour se défendre face à l’agresseur11. -
La spéciation allochronique : La spéciation allochronique n’est autre que la différenciation raciale et le déni de contemporanéité de l’indigène voire un isolement temporel qui lui est imposé. Le corps colonisé était assimilé à une masse organique étrange, n’appartenant aucunement à l’espace temporelle vécue. Créature du passé lointain et révolu, le corps colonisé n’est plus d’actualité.
Autour de la spéciation allochronique fut créée la colonisation dite « positive ». Le 16 mai 2006 fut marqué par la diffusion du film documentaire « Quand l’Algérie était française » élaboré sur la base d’archive en couleurs montrant des Européens déambulant dans les recoins les plus agréables du territoire algérien. Point saillant : absence totale de l’indigène parmi les images diffusées, son corps ne peut être assimilé au faste et devint alors un corps « invisible ».
Le principal responsable de cette domination corporelle orchestrée n’est autre que l’anthropologie coloniale, plus souvent désigné par « anthropologie historique » ou encore « histoire ethnographique » vu la gémellité de la naissance de l’ethnologie et du colonialisme. Cette même anthropologie coloniale donnera naissance au concept de « temps racialisé »12 que la philosophe Alia Al Saji13 définit comme un instrument d’exercice de pouvoir, d’autant plus que le corps indigène est devenu un marqueur de temps révolu et rétrograde, et même d’une civilisation en retard.
L’instrumentalisation du corps colonisé féminin était à même de construire une symbolisation péjorative autour de figures emblématiques du système colonial. Dans ce sens, l’organisation secrète OAS surnommait De Gaulle, à qui nombreux sobriquets ont été attribués, « La Grande Zohra », nom de code qui se voulait un double mépris à « l’Homme du 18 juin », à qui l’organisation reprochait la traitrise. Renvoyé à l’image d’un corps de femme laide parce que portant des traits masculins, notamment l’imposante taille, De Gaulle devenait indéniablement assimilé au félon algérien dans sa version féminine.
Considérant ces éléments, l’heure est à la déduction : un corps colonisé devient une arme de colonisation.
2. La politique de dévoilement
La Guerre de Libération Nationale 1954-1962 a entraîné une recomposition irréversible de la société algérienne de par les pratiques du potentat colonial qui est devenu, pour paraphraser Fanon, « un potentat narcissique »14 à double sens, celui de ne pas admettre les différences et de rejeter, entre-temps, les similitudes.
À partir de 1958, ce potentat narcissique allait se concrétiser moyennant l’instrumentalisation du voile par l’Administration Française et le corps esclave et corvéable d’avant 1954 devint alors un corps meuble, propre à l’exposition. Dans ce sens, le dévoilement avait pour objectif principal celui d’opérer des transferts aliénants en termes de cachet identitaire, sur un fond de guerre et d’un fait de colonisation déjà avéré.
La remarquable démonstration allait avoir lieu à la Place du Gouvernement un 13 mai 1958, lorsque des centaines de femmes musulmanes ôtaient leur voile d’un geste émancipateur, créant ainsi, sans le savoir, un nouveau front de lutte auquel devait désormais faire face le Front de Libération Nationale. Le voile de l’honneur et / ou du déshonneur allait causer la chute de la IV République et l’avènement de Charles De Gaulle au pouvoir.
Ces mêmes femmes dites « indigènes » se voileront à nouveau postérieurement en signe de résistance à l’action du colonisateur donnant ainsi naissance à une nouvelle notion, celle du « corps furieux ». Par la suite, un retour au physique occidentalisé est observé ayant pour but servir la révolution. Le réseau de « poseuses de bombe » en était la preuve et bien que ces femmes ont incarné le progressisme, elles servirent une cause longtemps considérée comme archaïque et révolue par le colonisateur.
Bien qu’en général la stratégie coloniale ne donne guère à voir ses visées dans son immédiateté, les Spécialistes des Affaires dites Indigènes et Travail des Bureaux Arabes15 miroitaient, de manière clairvoyante, l’exploitation du corps colonisé à des fins coloniales, plus spécialement dans la production de fantasmes dans l’imaginaire local et métropolitain.
Outre les griefs et sévères fustigations faites aux Bureaux Arabes liés à leur rôle institutionnalisé dans la consolidation du fait colonial et l’administration des populations indigènes, il convient de souligner qu’en milieu urbain, l’action de la France sur le tissu social passa par la création des associations de femmes comme l’association créée par les épouses des Généraux Salan et Massu. Quant au milieu rural, les villages reculés d’Algérie ont eu droit à l’action des équipes médico-sociales itinérantes (EMSI)16 qui s’occupaient de diffuser un contenu qui lance le chantier de la réforme des corps.
Autre volet social ou le corps colonisé servit nouvellement de stratégie coloniale à court terme fut la prostitution. La Loi Marthes Richard s’attelait d’abolir la prostitution réglementaire en France mais de l’institutionnaliser parallèlement en Algérie. La France coloniale a, en effet, mis en place un arsenal réglementaire régentant la prostitution qui, pour reprendre Ryme Seferdjeli17, avait pour première et principale orientation une uniformisation de l’ensemble des pratiques de cette activité, en vue d’une démarche intégrationniste. Aussi, Christelle Taraud18 démontre dans son analyse de la prostitution coloniale que la réglementation coloniale fit en sorte que des « prostitués indigènes » se convertissent en corps publics, parfaitement identifiables et soumises, ce qui constituait un opprobre et une sévère transgression voire déformation de l’ordre moral indigène. Ce processus de déformation sociétale s’est soldé par la création des « maisons de tolérances », encore un euphémisme colonial, notamment pour des fins touristiques.
Les rares régions d’Algérie ayant échappé, par conservatisme absolutiste, à la dualité imposée par la prostitution institutionnalisée, ont eu à subir le spectre du « es-sawwar er-roumi »… Marc Gavanger livrait, dans ce sens, un témoignage19 de son action dans l’Algérie du début des années soixante, contraint à photographier des femmes kabyles au voile arraché. Ces photographies allaitent par la suite servir de support de discours colonial amoindrissant, comparant les femmes photographiées souvent à des animaux sauvages et surtout faisant l’objet de plaisanterie de corps de garde.
Relevons également, dans le même contexte, la production des cartes postales suggestives où les femmes sont représentées dans le mystère des alcôves ou le charme de l’oasis (image de l’Algérie heureuse), ou encore la confection des croquis20 de représentation coloniale.
2.1. L’Afrique Occidentale Française (AOF) : Le voyeurisme colonial
Le corps colonisé a été intégré dans la stratégique coloniale de l’occupation de l’Afrique Occidentale Française moyennant l’exposition. Il est à cet égard un élément qu’on ne peut omettre : la mise en place de la stratégie centrale d’infériorisation de l’indigène à travers l’exposition du corps, le monde était désormais témoin de la naissance d’un Darwinisme social vulgarisé, mis en marche afin de distinguer ce corps primitif du corps civilisé, sans oublier la pratique du zoo humain et des jardins d’Acclimations à l’image de celui de Paris.
Amar Bentoumi21 évoquait dans son livre « Crime et infamie », l’année 1931 qui marque l’apogée de la colonisation française avec l’organisation de l’exposition coloniale universelle à Vincennes, Paris. Celle-ci avait accueilli 3.5 millions de visiteurs, glorifiant la colonisation mais aussi érigeant une image du mythe civilisateur français en exposant le corps colonisé. Lors de la même exposition, furent également reproduits les temples khmers d’Angkor pour l’Indochine et des villages africains, souks maghrébins reprenant toutes les ethnies locales, au lendemain de la crise économique de 1929.
Très vite, le corps allait servir d’instrument de mise en lumière voyeuriste du crime, le but annoncé était pédagogique mais l’enjeu est tout autre. Des décennies plus tard, au-delà du « Voyeurisme Colonial » le terme employé allait être désormais « safari sexuel ».
L’exemple le plus suggestif s’est plutôt étendu à l’Afrique du Sud, mais a néanmoins symbolisé la séquelle africaine du voyeurisme colonial. Il s’agit du personnage « The Vénus Hottentote », de son vrai nom Saartjie Baartmain, morte en France le 29 décembre 1815, après avoir été exhibée à Londres et à Paris pendant des années. L’histoire ne pouvait être cependant enterrée, la France se retrouve contrainte le 7 mars 2002 de publier la loi « relative à la restitution par la France de la dépouille mortelle de Saartjie Baartman à l’Afrique du Sud ».
Par ailleurs, la construction du « moi » en Afrique Occidentale Française a subi les achoppements imposés par le racisme colonial. Le corps colonisé devenait une charge assumant non seulement l’infériorité civilisationnelle mais aussi sa négritude et sa puissance devenue catalyseur d’une nouvelle phobie : « la négrophobie ». Dans ce sens Frantz Fanon va plus loin en rattachant la phobie née autour du corps colonisé à ce qu’il dénommait dans ses études « l’inquiétude sexuelle »22. Selon le penseur, le blanc colonisateur ressentait une infériorité face au mythe construit autour de la puissance du corps colonisé, du point de vue génital et sexuel. Ladite infériorité se traduira indéniablement par une violence organisée.
2.2. Les retombées du corps colonisé en période postcoloniale
À ce point de l’analyse est-il même utile de souligner que les répercussions de cet ancien état de choses ne sont pas totalement résorbées notamment sur les plans social et politique.
Il est actuellement loisible de constater à quel point le corps colonisé a contribué pour une large part aux attaques racistes. Plus gravement, le monde observe une montée du sexisme racialisé qui touche les femmes noires notamment d’origines africaines et arabes, ainsi que toute femme non blanche ou ne portant pas les traits du prototype européen.
La liste des méfaits est continue, fétichisation et hypersexualisation de l’autre sont à l’ordre du jour. L’hypersexualisation est exercée partout où les corps non blancs peuvent présenter une situation de vulnérabilité ou sont condamnés à être accessibles comme dans les centres carcéraux, les prisons, les foyers, etc. Autant de mystificateurs raccourcis à l’image de celui de l’hypervirilité ont fait que les migrants se retrouvent piégés dans des réseaux de prostitution voire de traite, résultante d’une image sournoise et sans vergogne que la colonisation a érigée de ce corps à tout faire.
Ultérieurement, l’hyper accessibilité devint chaque jour grandissante, elle est imputable à une anthropologie coloniale ayant fait du corps de l’indigène un enjeu de taille et de bataille. Aujourd’hui les personnes s’autorisent à toucher les cheveux des noires dans la rue de manière anodine, on arrache les voiles des femmes ou on en fait une obsession et l’argument avancé ne peut que surprendre « il ou elle est africain (e) ».
Le plus effroyable dans une guerre ou dans tout phénomène d’occupation ou de domination, outre l’horreur de l’extermination, serait la survie du corps instrumentalisé et fort stigmatisé. Dans ce sens, François Mauriac écrivait le 9 avril 1955 qu’il « existe un cadavre quelque part, dont toute la vie politique française se trouve empuantie et que les assassins cherchent à faire disparaître sans y être encore parvenus23 ».
En effet, la période postcoloniale a vu défilé des séquences d’un deuil colonial non fait que des générations d’immigrés en France ont particulièrement tenu à exprimer, sous forme de revendications dont d’envergure n’a cessé de croître. Parmi les revendications, la plus importante fut l’intégration politique que la seconde génération d’immigrés réclamait moyennant l’organisation de grandes manifestations à l’image de la « Marche pour l’égalité » de 198324. En 1996, en guise de revendication mémorielle, un joueur de football refuse de chanter la Marseillaise en souvenir du corps épuisé de son arrière-grand-père, mort après une exposition ethnologique.
L’usage du corps colonisé comme instrument idéologique de création d’un sentiment de menace de disparition de l’identité nationale française a persisté en période postcoloniale et a servi d’instrument d’aliénation pour l’extrême droite française notamment. En 1985, le Figaro postait à la une le buste d’une femme voilée, accompagné d’un titre non anodin : « serons-nous encore français dans 30 ans ? 25 ». Le buste, partie révélatrice du corps féminin, venait de véhiculer aux lecteurs une peur de l’envahissement identitaire.
Des années plus tard, plus précisément en 2013, l’Opération Sangaris menée en Centrafrique allait ressasser la présence du corps colonisé socialement et politiquement lorsque des viols de mineurs ont été signalés26. Résignée à vouer l’Afrique aux gémonies, la France se servira encore du corps colonisé qui allait continuer à l’être même en étant décolonisé.
Dans le volet artistique, la sortie du film Gauguin, en 2017, provoque un tollé : une stratégie d’euphémisation et relativisation du martyr exercé sur le corps colonisé est adoptée. Une première constatation s’impose à cet évènement : le corps est toujours présent dans l’exercice de la politique y compris à travers l’art.
Le 21 septembre 2018, des remous sont provoqués par la publication du journal Libération27 d’images annonçant exclusivement la sortie du livre « Sexe, race et colonies », des images provoquant une douleur viscérale. Il s’agit d’images attentatoires d’adolescente noire, tenue par un colon blanc et des images montrant des femmes non blanches humiliées dans leur nudité.
Les répercussions du corps colonisé ne se sont point restreintes aux populations soumises au joug colonial. En Europe, plus particulièrement en France, la naissance de mouvements comme les « Indigènes de la République » s’est accrue. Lesdits mouvements gagnèrent du terrain sur la scène politique en se revendiquant sur la base d’un discours ethnique comme descendants des indigènes dont les corps ont été déportés ou esclaves dans certains cas, exerçant ainsi ce que Benjamin Stora qualifiait de « tyrannie de la mémoire »28.
On voit se développer dans la France de la période postcoloniale un certain communautarisme délibéré que Benjamin Stora assimile à une « séparation radicale d’avec la communauté nationale »29. De plus en plus de lieux communautarisés voyaient le jour à l’image du Cran, nouveau conseil qui regroupe des dizaines d’associations noires.
Dans un contexte où la sensibilité autour des thèmes de colonisation et de décolonisation reste vive, le Parlement français a adopté les lois mémorielles sur l’histoire faisant fi du corps colonisé30, bien que lesdites lois doivent intrinsèquement contribuer à penser et à « panser » ce que le corps colonisé a causé.
Conclusion
Au terme de cette brève et non exhaustive réflexion autour de l’enjeu politique du corps dans le processus de colonisation, il y a lieu d’interroger les enjeux postcoloniaux des stratégies ayant fait du corps le centre de la machine coloniale.
Force est d’admettre que nous ne sommes pas détachés de ces corps, nous portons encore le poids de la carence en matière de travail de mémoire et toute lacune historiographique permet la fabrication d’une identité un tant soit peu fantasmée, voire littéralement reconstruite sur la base d’intérêts politiques et communautaires du colonisateur.
Si Edward Said s’est attelé à démontrer les mécanismes idéologiques de domination du corps par la supériorité civilisationnelle d’un Orient recréé par l’Occident, n’est-il pas idoine de parler aujourd’hui d’une réinvention du corps africain, longtemps colonisé par la France. Ne serait-il pas judicieux d’interroger le corps africain au sujet des séquelles et retombées de la colonisation ? Nous sommes-nous réellement débarrassés du corps colonisé ?
Aussi bien convient-il de nous acheminer vers un paradigme qui met à nu la pornographie coloniale et d’asseoir une analyse objective de ce qu’a été le corps au regard de la stratégie coloniale afin de pouvoir s’appuyer sur une documentation académiquement valable plutôt que sur des informations éparses voire de « vulgate » que la tradition orale tend à instaurer, « à corps perdu », dans l’imaginaire collectif.
C’est au corps colonisé qu’on doit le féminisme acharné, de nouvelles formes de sociabilité, le racisme, les réponses misogynes et une sévère accentuation de la vulnérabilité du corps. Il s’agit en conclusion de la source intarissable des attaques racistes et plus souvent de sexisme racialisé contre tout individu d’origine noire ou arabe.
Aujourd’hui, il y a lieu d’assurer un progrès des consciences, notamment dans un panorama historiographique nettement carencé. L’heure est à penser un nouveau concept… Le « corps décolonisé ».
L’histoire des corps a toujours été centrée sur l’occident… Posons-nous la bonne question : le paradigme n’est-il pas à déplacer ? Il incombe d’encourager une histoire non conformiste, curieuse des cultures nationales et de la déconstruction des phénomènes coloniaux. Une histoire qui assoirait, avant tout, des définitions de concepts qui restent à ce jour sans définition claire et délimitée.
Les pistes de réflexion sont nombreuses, mais le cheminement de la pensée est le même, le corps doit exaucer la prière proférée un jour par Fanon d’être un catalyseur de perpétuelles interrogations autour des corrélations qu’il entretient avec de nombreux domaines et révéler le tu autem de son instrumentalisation.