Préambule
L’étude que nous proposons s’articule autour des textes de présentation de quelques récits de voyage entrepris au Maroc au XIXème siècle : préfaces, avant-propos, avertissements, avis, notices de présentations, introductions…Il vise à souligner le rôle que joue l’avant-texte dans la désignation laudative du récit par le truchement de ce que la rhétorique appelle captatio benevolentiae.
En effet, en tant que texte de présentation, la préface nous semble facilement pouvoir s’inscrire dans le « démonstratif » tel que le définit la tradition rhétorique. Elle aurait des liens très étroits avec l’exorde, ce préliminaire de l’exercice oratoire qui vise à attirer la bienveillance de l’auditeur, éveillant son intérêt et s’assurant de sa docilité. L’exorde, écrit Quintilien, est une « pratique également familière aux orateurs qui, avant d’aborder la cause, jettent en avant ce qui leur paraît propre à s’insinuer dans les esprits »1. Aussi la préface nous semble-t-elle être le lieu privilégié de la captatio. Il s’agit d’une zone textuelle où le préfacier, l’auteur lui-même ou un autre écrivain appelé à jouer ce rôle, va chercher l’adhésion du lecteur, lui promettant un objet digne d’intérêt, plaisant, donc susceptible d’éloge. Fernand Delarue écrit dans ce sens :
Les préfaces (….) sont, du point de vue de la rhétorique comme de celui, moderne, de l’énonciation, pur discours et les préceptes concernant l’exordium ou prooemium fournissent des outils d’analyse précis, permettant de lire ces oeuvres comme l’auteur entendait que le lecteur ancien les lût et de retrouver comme à la source ses intentions. On s’en tiendra ici aux préceptes les plus simples, qui figurent dans tous les grands traités de rhétorique latins, de l’ad Herennium à Quintilien : l’exorde vise à rendre auditeur ou lecteur benevolum, bienveillant, adtentum, attentif, docilem, prêt à être informé (il ne s’agit pas de « docilité » ; le mot est à rapprocher de docere)2.
Et, conformément à la tradition, « la benevolentia s’obtient en établissant un courant de sympathie entre celui qui parle et celui qui l’écoute »3. De ce point de vue, un « accord préalable », pour reprendre les termes de Perelmann et Olbrechts-Tyteca, est ainsi nécessaire comme gage de confiance et partage des mêmes valeurs. On gagne par ailleurs l’adtentio du lecteur, « en lui annonçant la grandeur exceptionnelle de ce qui va lui être présenté »4, la docilem se produit si « l’orientation de l’oeuvre doit s’imposer à notre esprit de façon indélébile, afin que nous ne nous perdions pas dans le détail de l’immense ouvrage »5. Quintilien rappelle :
« Le seul but de l’exorde est de préparer celui qui nous écoute à nous être plus favorable dans les autres parties du plaidoyer. On est généralement d’accord qu’on parvient à ce but par trois moyens : en rendant son auditeur bienveillant, attentif, docile ; non qu’on doive négliger ces moyens dans tout le cours de la plaidoirie, mais parce que le besoin s’en fait surtout sentir au commencement, pour prendre pied, en quelque sorte, dans l’esprit du juge, et y pénétrer de plus en plus »6.
En d’autres termes, et comme le soulignent Perelman et Olbrechts-Tyteca, « Son but sera de se concilier l’auditoire, de capter la bienveillance, l’attention, l’intérêt. Il fournira aussi certains éléments d’où naîtront des arguments spontanés ayant le discours et l’orateur pour objet »7.
Mais la préface en tant que paratexte8 s’investit de plusieurs autres fonctions. Sans cesser d’être un moment de captatio, elle explicite une intention de l’auteur, identifie et nomme un référent particulier, est le lieu où circule une ou des informations concernant l’ouvrage, les circonstances de son écriture, les conditions de sa réception, la personne de l’auteur, la légitimité et la pertinence du projet, etc. Ces informations, le préfacier les juge nécessaires à l’appréhension de ce que le lecteur risque de ne pas reconnaître dans le texte viatique. C’est pour cette raison que le texte de la préface multiplie les stratégies rhétoriques susceptibles de l’instaurer comme discours programmatique, initiateur.
1. La personne du voyageur comme argument favorable
Dans cette entreprise de séduction que constitue la préface, la personne du voyageur fait office d’argument d’autorité en faveur du texte viatique. Erudit, éclairé, fin observateur, aventurier curieux, intrépide et intègre, ce voyageur incarne la figure d’une personnalité digne de confiance. Est ainsi plus ou moins comblé le domaine de l’ethos qui est la condition première de la prise de parole perusasive et efficiente. Avant d’être une instance scripturaire performative, le voyageur se laisse d’abord identifier par son vécu antérieur au voyage, lequel vécu met le lecteur en situation d’intéressé. Il est le sujet d’un événement historique cautionné par l’histoire.
Dans l’ « Avis de l’éditeur »9, Ali Bey10 nous est présenté comme « dévoré du besoin d’apprendre et doué de dispositions heureuses ». Il a des « connaissances étendues en mathématique et en philosophie », sciences qu’il a appliquées à ses études de l’astronomie, de la géographie, de la physique et de l’histoire naturelle. Son érudition est complétée, selon l’éditeur, par la connaissance des langues (latin, espagnol, italien, français, anglais)11. Cette érudition fait de lui un savant et garantit l’importance de ses écrits :
« Cet avantage de pouvoir correspondre et de lire dans toutes les langues de l’Europe l’a mis au niveau de l’état actuel des sciences, et en état de produire des ouvrages utiles »12.
Et puisqu’on en est toujours au chapitre des qualités intellectuelles du voyageur, l’éditeur parle d’un « philosophe », modeste et généreux, honoré par les grands et jalousé par quelques intrigants :
« Trop philosophe pour se laisser éblouir par ces marques éclatantes de l’estime publique, Ali Bcy se déroba fréquemment à l’empressement que les peuples, et même les souverains, mettoient à lui rendre des honneurs, à le combler de biens et de préseuts, qu il acceptoit rarement, quoique pendant le même temps il exerçât sa générosité envers ses amis, ses domestiques, et envers les malheureux qui l’imploroient »13.
Le voyage d’Ali Bey ainsi que son récit font l’objet d’un éloge très marqué. L’accent est mis sur la portée scientifique des découvertes du voyageur, de même que leur caracère inédit. Selon l’éditeur, qui se propose aussi de publier plusieurs autres ouvrages de la même nature, le récit d’Ali Bey ouvre la perspective d’une entreprise qui consiste à « réunir tous les riches matériaux qui sont encore épars dans différentes contrées »14 et qui tirent leur importance du fait qu’ils apportent des informations concernant les lieux saint des musulmans, lieux que les Européens ne connaissant qu’imparfaitement puisqu’ils leur sont interdits. L’éditeur fait ainsi passer ce récit pour le fait d’un pionnier et, du coup, place la publication sous le signe d’une urgence quasiment nationale. Il note : « Résultat des travaux et des découvertes d’Ali Bey, ces matériaux deviendroient inutiles s’ils tomboient entre d’autres mains que les nôtres »15.
La publication n’est pas inopportune. Elle vient souvent pour augmenter ou compléter une collection ou une série d’ouvrages portant sur le même sujet. Elle peut aussi être considérée comme comblant une lacune. Elle a parfois lieu après la sollicitation de plusieurs personnes, des amis surtout, qui ont lu l’ouvrage et l’ont trouvé intéressant.
« Il serait bon à désirer que nous eussions une histoire exacte de la Barbarie, cette contrée qui était autrefois une des possessions Romaines, et qui conserve encore aujourd’hui quelques précieux restes de son ancienne splendeur »16.
Le déploiement des figures propres à susciter l’admiration est souvent le fait des auteurs de la préface allographe, tandis que le lieu de la modestie est en usage dans les présentations rédigées par l’auteur du récit lui-même.
2. Le voyage : de l’aventure à l’écriture
2.1. Des notes laconiques
Evoquant le voyage comme un moyen pour l’« homme philosophe » d’étudier les peuples et de rendre service à l’humanité, l’auteur anonyme déplore l’état actuel des « régions barbares » et regrette que les voyageurs, rencontrant partout des obstacles, ne puissent pas poursuivre leurs découvertes. Quand ce ne sont pas les « bêtes féroces » qui peuvent les dévorer, ce sont les « Arabes vagabonds » qui menacent de les capturer ou de les tuer. Expliquant le retard de la publication de son journal de voyage, René Caillié écrit :
« Je n’ai rapporté, des régions que j’ai parcourues, que des notes fugitives, très laconiques, écrites en tremblant et pour ainsi dire en courant ; elles fussent devenues contre moi une pièce de conviction inexorable, si j’avais été surpris traçant des caractères étrangers, et dévoilant pour ainsi dire aux blancs les mystères de ces contrées(…) Je portais toujours dans mon sac un arrêt de mort, et combien de fois ce sac a dû être confié à des mains ennemies »17.
C’est en raison de ces difficultés objectives que l’auteur anonyme du Voyage dans les états barbaresques fait observer que nous n’avons de ces régions que d’« infidèles relations » :
« …ces inconvénients et bien d’autres encore, font que faute d’avoir vu, la plupart de ceux qui nous ont parlé de la Barbarie, ont souvent sacrifié la vérité à leurs propres intérêts, ou ont été puiser dans des auteurs apocryphes, dont les ouvrages sont remplis d’erreurs et de mensonges »18.
2.2. « Beaucoup de négligence dans le style »
Le souci de mettre en circulation un texte lisible, c’est-à-dire un contenu et une forme de nature à répondre au plus grand nombre de lecteurs est souvent vécu par le voyageur comme un malaise. Il trouve son expression la plus éloquente dans ces multiples justifications qui escortent le texte viatique, soit sous forme de digressions, soit, comme c’est le cas ici, soit sous forme de mise en garde de l’éditeur ou de l’écrivain lui-même.
Comme le soulignent les spécialistes, ce malaise découle de la nature même du genre. Il s’agit, pour le voyageur de mener de front deux activités qui ne sauraient avoir lieu en même temps : se déplacer, visiter, voir, étudier des lieux ou rencontrer des personnes et raconter, décrire, commenter, transcrire des sensations. En dehors des notes prises sur le vif ou du journal de voyage rédigé au jour le jour et donc n’ayant pas la facture d’un objet littéraire, la mise en récit implique la gestion d’une temporalité, forcément ultérieure, celle de l’écriture. Les récits qui prennent la forme de lettres sont cnesées s’adresser à des proches ou des intimes, c’est-à-dire destinées à un lectorat fort restreint, ce qui ne justifierait guère leur diffusion. Ainsi, entrent en concurrence la dimension factuelle (le voyage) et la dimension discursive (le récit). L’écrivain est confronté à un dilemme qui, sincérité et fidélité au réel obligent, trouve sa résolution dans la décision de négliger le style, d’essayer de restituer sous une forme compréhensible les observations consignées dans les notes. L’auteur anonyme explique :
« J’aurais cru faire un vol au public, si je ne m’étais empressé de lui procurer ces lettres que j’avais sous ma main, et qui, peut-être, pourraient satisfaire en partie sa louable curiosité, la gêne et la contrainte qu’éprouvait l’auteur en les écrivant, sont cause que l’on y trouve peu d’ordre dans les détails, et beaucoup de négligence dans le style ; cependant j’aime me persuader qu’elles seront très bien accueillies ; les circonstances qui leur ont donné lieu m’en promettent le succès »19.
René Caillie, suivant l’exemple de l’éditeur du voyage d’Ali Bey, justifie pour ainsi dire ce qui pourrait faire défaut au récit puisque écrit après coup :
« A mon arrivée à Paris, les notes écrites le plus souvent au crayon se sont trouvées tellement fatiguées, tellement effacées par le temps, mes course et ma mauvaise fortune, qu’il m’a fallu toute la ténacité de ma mémoire, pour les rétablir et les reproduire comme la base de mes observations et lzq m tériaux de ma relation »20.
Dans sa préface autographe, Camille de Renesse souligne :
« (…) mettant un soir en ordre de vieux papiers entassés dans mes armoires, j’ai retrouvé dans un carton des notes de voyage prises au jour le jour en 1865. Je ne les avais plus relues depuis que je les avais écrites et il me paraissait qu’elles appartenaient à une autre vie, à une autre existence que la mienne »21.
Le premier état du récit est donc un ensemble de notes écrites au cours du voyage, puis élaborées dans le cadre d’une publication :
« Ces notes étaient destinées à une charmante jeune femme, intelligente, instruite, qui malheureusement n’a pas survécu longtemps à la correspondance que nous échangeâmes à cette époque et qu’un horrible typhus enleva trop tôt à l’affection de sa famille et de ses nombreux amis. Ce fut elle qui m’encouragea à tenir un journal de mon voyage, dont il fut convenu que je lui adresserais le résumé au cours de mes diverses escales, et je lui dois d’avoir étudié avec plus d’attention les lieux que j’ai parcourus, les impressions que j’y ai ressenties »22.
L’éditeur du voyage d’Ali Bey propose même d’expliquer les « maladresses » du texte par l’identité de l’auteur :
« Quant au style de l’ouvrage, on voudra bien ne pas oublier que c’est Ali Bey qui parle. Si l’auteur de cette relation eût été un François, il lui eût sans doute donné une autre tournure ; le discours eut été embelli par la pureté de la diction et par les grâces du langage. Nous nous sommes donc fait un devoir, en corrigeant le texte original, de conserver dans cette espèce de translation le style mâle de l’auteur. Nous n’avons point cherché à le dénaturer par des additions ou par des réformes qui auroient transformé cet ouvrage en roman bien écrit, et dans lequel la vérité eût été altérée ».
Et va jusqu’à évoquer la nature du climat qui aurait eu une influence sur le tempérament du voyageur, sur sa manière de décrire :
« Malgré la réunion des circonstances qui concourent à rendre cet ouvrage utile, agréable, et sur-tout instructif, l’aridité de quelques-uns des pays parcourus par Ali Bey, et qui par conséquent ne pouvoient produire que des descriptions sèches et par conséquent peu intéressantes, l’exactitude du voyageur dans ses journaux de route, ce qui oblige à des répétitions fréquentes, attireront peut-être sur l’auteur ou sur l’éditeur des critiques bien ou mal fondées ».
C’est que le récit présente un intérêt qui semble excuser la prise en considération de sa dimension esthétique. Il s’agit de laisser des traces, de témoigner sur une période donnée de l’Histoire :
« Bien des choses auront changé sans doute dans ces pays depuis le temps lointain déjà où je les ai parcourus, surtout en ce siècle où les progrès sont rapides. Toutefois si elles n’offrent qu’un intérêt rétrospectif au point de vue des institutions politiques, des mœurs, des transformations matérielles, ces lettres n’en conservent pas moins cette impression personnelle qui donne quelquefois du charme aux mémoires d’un autre temps ou aux œuvres posthumes. Quelques amis auxquels j’en ai lu des passages, trop indulgents peut-être, m’ont engagé à les publier. Ils trouvent qu’elles méritent mieux qu’un éternel oubli dans les cartons de mes vieilles armoires »23.
Cette implication de l’instance auctorielle dans le discours préfaciel comme comme partie prenante de l’acte de publication détermine donc une comosante essentielle de l’argument éthique. Il s’agit, comme on le voit, d’une stratégie de neutralisation de l’effet esthétique en faveur de l’action. Le voyageur engagé dans sa conquête est excusé, auprès du lecteur, des défaillances du style. Mais ici prend place une autre logique argumentative qui prend appui sur l’objet même du récit et qui se rapporte au contrat de lecture implicite : le texte est susceptible d’intéresser en tant que trace et/ou témoignage24, en tant que savoir nouveau et/ou renouvelé du pays visité. Le voyageur s’investit ainsi dans une enquête et son œuvre factuelle et scrptirale a ce mérite d’être exacte, peut aisément prétendre à la conquête.
3. L’originalité du récit
3.1. Laisser des traces
Le récit de voyage n’est pas limité à la restitution verbale embellie de l’expérience réelle, il est eouvre de démystification et d’investigation. Il arrive que la préface marque la supériorité du fait sur l’écrit, l’urgence de son enregistrement et l’importance de le didactiser, si on nous concède cet emprunt
C’est ainsi que l’auteur anonyme du Voyage dans les états barbaresques de Maroc… propose une préface qui classe le récit dans la catégorie de l’histoire enfin vraie des états décrits. Il souligne :
« Il serait bon à désirer que nous eussions une histoire exacte de la Barbarie, cette contrée qui était autrefois une des possessions Romaines, et qui conserve encore aujourd’hui quelques précieux restes de son ancienne splendeur »25
Dans l’avant-texte, l’accent est mis régulièrement sur le caractère unique du récit de voyage qu’il présente. L’entreprise est d’autant plus difficile que d’autres récits écrits par d’autres voyageurs ont pu être publiés, menaçant de redite tous ceux qui leur succèdent. Comment décrire une région, une ville, un quartier ou un monument dont on trouve des dizaines de descriptions dans les ouvrages du passé ou même dans ceux des contemporains ? Quels aspects privilégier pour se démarquer ?
3.2. Un récit différent est un récit authentique
Préfacier de son propre récit, Camille de Renesse recourt à une stratégie bien adroitement persuasive : attirer l’attention par la modestie du propos, faire valoir le récit, sans abaisser les devancier. L’auteur feint pour ainsi dire la médiocrité de ses notations, le fade de son style comparé à celui de ses excellents prédécesseurs pour se reconnaître le regard légitime du connaisseur. Il note :
« Sans doute les pays, les villes, les monuments que j’ai visités ont été depuis longtemps décrits par d’autres voyageurs26 infiniment plus aptes à en peindre les aspects divers et les splendeurs, que je ne pourrais l’être moi-même, et je ne me ferai pas l’illusion d’approcher du style ou de l’esprit de ceux qui ont reproduit en d’admirables tableaux ce que je me contenterai d’esquisser au passage dans mon album de touriste, mais leurs impressions auront différé des miennes autant que ma figure ressemble peu à la leur, que ma vie s’est passée dans un autre milieu, que mon âge et mon expérience m’ont donné une autre façon d’envisager la philosophie et les enseignements de l’histoire »27.
Pour ce voyageur, ce qui définit la nouveauté du récit de voyage, et partant en justifie l’écriture, c’est le regard scientifique. L’argument qui consiste à valoriser une proposition en la déclarant à la fois originale, particulière, individuelle et utile parce que rentable s’appuie sur un construction phrastique concessive. L’opposition y est fortement marquée par la conjonction « mais » qui désigne une frontière assez nette entre un tableau artistement élaboré, haut en couleurs, une description conduite par l’intérêt que peut tirer un « philosophe » et un « historien » de la même expérience du voyage. Le lieu de la modestie met en valeur le récit et oppose le beau à l’utile ou à ce qui est utilisable parce qu’on le considère du point de vue d’une expérience autre. Le voyageur peut continuer, assuré de la légitimité de son écrit :
« Si mes notes de voyage ne présentent donc dans leur ensemble que des choses déjà dites, qu’un pâle reflet, qu’une faible copie de toiles de maîtres de premier ordre, j’essaierai néanmoins de donner un nouvel intérêt aux mêmes sujets par une façon différente de les présenter au lecteur, par des épisodes personnels, par des anecdotes, par des souvenirs qui interrompront la monotonie des inévitables descriptions »28.
Le lecteur peut, à l’occasion, être un « Homme Philosophe qui s’étudie à scruter et à connaître les mœurs des différents peuples de l’Univers, pour en tirer des conséquences utiles à l’humanité » (Anonyme, III). Le voyage est donc de nature à intéresser la communauté scientifique par la nouveauté de l’objet (soit parce que la région explorée était inconnue, soit que les descriptions qui en ont été faites sont imprécises ou incomplète), soit encore parce que le récit du voyageur s’enrichit d’observations obtenues grâce à une situation privilégiée.
Préfaçant le récit de Reynolde Ladreit de Lacharrière, Ségonzac écrit :
« Qu’elle [Reynolde Ladreit de Lacharrière] soit jeune et charmante, ce sont là ses moindres mérites pour le lecteur qui la suit de loin, le long des pistes moghrébines. L’important est toujours nos imaginations : faire un grand voyage, dans un pays mystérieux et lointain ; cheminer lentement, au pas berceur des chevaux ou des mules, sans but précis, sans hâte ; camper au hasard des étapes, dans la plaine vide à l’infini, dans une oasis fraîche comme un jardin persan, au creux d’une profonde vallée ouatée de neiges ; et, le soir, las de la bonne fatigue du chemin, contempler, au seuil de sa tente, la magie des couchants et la splendeur des nuits d’Afrique qu’elle sait écouter, regarder, comprendre, qu’elle glane avec joie, pour son plaisir et pour notre profit, une incomparable moisson d’observations et de souvenirs. Elle réalise ce beau rêve, dont la hantise atavique inquiète »29.
Cela rappelle au lecteur que l’une des closes du contrat viatique est respectée. Le voyage de cette femme exeptionnelle s’accomplit « pour notre profit ». Nous voyons, nous sentons, nous vivons ce qu’elle a vu, senti ou vécu. Et si le périple n’a pas été de tout repos, dangereux même, c’est pour qu’on ait du nouveau.
La voyageuse est d’abord présentée comme une aventurière qui n’hésite à aucun moment à aller de l’avant. Le voyage est périlleux. La situation d’insécurité de Marrakech dissuaderait plus d’un :
« En ce temps-là, si proche encore, Marrakech était vierge de toute occupation européenne. La Ville Rouge comme on la surnomme était inaccessible à nos troupes ; la sécurité y était précaire, l’anarchie constante ; le meurtre insuffisamment vengé du docteur Mauchamp avait exaspéré l’arrogante audace des habitants »30.
Mais parce que Ladreit de Lacharrière possède un savoir-faire qui lui est spécifique, le récit qu’elle fait ne peut que susciter l’intérêt et l’admiration. Pour le spécialiste, ce récit est une manne. Lisons de plus près cet éloge de Segonzac :
« Dix mois à peine après sa première visite, Mme de Lacharrière rentre à Marrakech pour la seconde fois, par un beau matin de mars 1911. Elle y revient comme en pays conquis, elle s’y installe, s’y promène en habituée, y retrouve ses amis, visite tout, voit tout, pénètre partout. Sa grâce a le don magique d’ouvrir toutes les portes, celles des palais les plus secrets et des harems les plus jalousement claustrés. Avec un soin méticuleux, en artiste experte à bien saisir les formes et les tons, elle note ses observations. Quelle admirable mine de documents ethnographiques que ces notes justes, précises, crayonnées en touches menues, sobres, nettes, colorées. Par elles, nous pénétrons pour la première fois dans l’intimité de la société marocaine, et cela, précisément à l’heure où cette société va évoluer, où ses coutumes vont changer, où elle va se civiliser à notre contact, c’est-à-dire perdre tout ce qui constituait son originalité barbare et son charme exotique »31.
Si Pierre Loti promettait aux Marocains qui auraient rencontré son récit au hasard d’une lecture une discrétion totale, refusant qu’on utilisât politiquement ses découvertes32, le Marquis de Segonzac ne cache pas cette dimension utilitaire du récit de Reynolde Ladreit de Lacharrière. Au contraire.
Le fait que le récit soit produit par une femme est une garantie de l’authenticité de l’information. La voyageuse peut découvrir au lecteur « tout » ce que la société garde jalousement, l’intime comme l’interdit, l’invisible et l’inédit se dévoilent et se disent. Le préfacier insiste sur ce fait que l’exactitude du récit est d’autant plus précieuse que le fait du protectorat est de nature à transformer le Maroc. Cette exactitude peut aisément prétendre à l’historicité, le récit devient document scientifique. Au plaisir de l’aventure étrange et à celui de courir des risques, en bravant les périls, s’ajoute la nécessité d’enregistrer le fait réel pour le sauver de l’oubli au moment où il est sur le point de tout modifier.
La préface fait également du récit un document militaire qui s’élabore en parallèle avec le compte rendu officiel et administratif d’une campagne : les renvois aux noms des officiers engagés dans l’action d’exploration et pacification va dans ce sens.
Lire un récit, c’est finalement l’inscrire dans un processus politique, et l’avant-texte l’authentifie comme œuvre testimoniale33. On aura aisément identifié ici un lieu de la justice, puisqu’une attention et une lecture spécifiques récompensent de l’effort consenti.
Conclusion
On l’aura compris : la variété des présentations des récits de voyage au Maroc voile à peine l’intention des auteurs de s’assurer l’ahésion du lecteur. En accréditant l’ensemble des conditions et des circonstances qui ont abouti à la production du texte viatique (intérêt scientifique et philosophique du voyage, le caractère inédit de l’aventure, la crédibilité du voyageur, son courage, son sens du sacrifice, son ingéniosité, sa curiosité, la fidélité du texte à la véritable intention de son auteur, son statut de document authentique…). Ces éléments d’une argumentation en faveur du récit et de son auteur, en plus de leur valeur performative, sont déclinés en tant que vecteurs d’une entreprise de séduction axée sur la commune captatio des exordes dans les discours. Il n’était donc pas déplacé de les analyser dans les textes introducteurs en tant que tels.
Nul doute que le paratexte constitutif des introductions a suivi l’évolution des textes, puisque les circonstances politiques, sociales, historiques ont été plus ou moins brutalement modifiées par des faits (Bataille d’Isly, bombardement d’Essaouira, l’affaire du Maroc… Une vision colonialiste s’y laisse observer aisément du point de vue de son émergence et de son développement souterrainent entretenu par des écrits multiples. Nul doute aussi que la réception n’est plus la même tout au long du 19ème siècle : les allégations de Ali Bey El Abbasi ferait rire Loti ou De Segonzac et ce Maroc qui terrifiait du temps de Chénier a été amadoué et semble beaucoup plus hospitalier du temps de Ladreit de LaCharrière. Les préféces se sont certainement adaptées à ces changements ou les ont peut-être même orientées ou accompagnées. Une étude historique éclairerait probablement cet aspect, qui pourrait montrer pareillement que la séduction et la persuasion en rhétorique sont susceptibles de changer les lieux d’où on les convoque.