Le procès-verbal du Congrès de la Soummam : de l’archive à la plateforme, une grammaire insurgée de la souveraineté

محضر مؤتمر الصومام: من الأرشيف إلى المنصّة، نحوٌ تمرّديّ للسيادة

The Minutes of the Soummam Congress: From Archive to Platform, an Insurgent Grammar of Sovereignty

Jamel Zenati

Jamel Zenati, « Le procès-verbal du Congrès de la Soummam : de l’archive à la plateforme, une grammaire insurgée de la souveraineté », Aleph [], 27 December 2025, 27 December 2025. URL : https://aleph.edinum.org/15642

Le document issu du Congrès de la Soummam, tenu le 20 août 1956, et communément désigné sous l’intitulé de « procès-verbal », excède largement la fonction archivistique que suggère sa dénomination. Loin de se limiter à la consignation d’échanges ou à la mémorisation de décisions, ce texte agit comme un véritable dispositif constituant, instituant par le langage un ordre politique en devenir. À partir d’une approche linguistique et discursive des archives, le présent article montre que la souveraineté algérienne s’y élabore d’abord dans et par l’écriture : le procès-verbal ne décrit pas seulement la Révolution, il la rend gouvernable, normée et transmissible.
L’analyse mobilise les outils de l’analyse du discours, de la pragmatique inférentielle élargie et spatialement orientée (Immoune, 2025), ainsi que les concepts de rationalisation bureaucratique et de gouvernementalité. Elle met en évidence plusieurs opérations discursives structurantes : la performativité normative du futur injonctif, la territorialisation lexicale de la lutte, l’hybridation linguistique entre langue administrative coloniale et lexique national, la mise en place d’une bureaucratie insurgée, et enfin une sécularisation procédurale du politique. Par ces opérations, le procès-verbal de la Soummam s’inscrit pleinement dans la généalogie des grandes chartes révolutionnaires modernes, tout en offrant une grammaire du pouvoir dont la portée universaliste éclaire encore les enjeux contemporains de l’Algérie.

إن الوثيقة الصادرة عن مؤتمر الصومام المنعقد في 20 أوت 1956، والمعروفة باسم «محضر المؤتمر»، تتجاوز بكثير الوظيفة الأرشيفية التي يوحي بها عنوانها. فبدل أن تقتصر على تدوين القرارات، تؤدي هذه الوثيقة دورًا تأسيسيًا، إذ تُنشئ عبر اللغة نظامًا سياسيًا قيد التشكل. ومن خلال قراءة لغوية وتحليلية خطابية لنص أرشيفي، يبيّن هذا المقال أن السيادة الجزائرية تتأسس أولًا في الكتابة وبها: فمحضر الصومام لا يصف الثورة فحسب، بل يجعلها قابلة للحكم، ومقنّنة، وقابلة للنقل.

يعتمد التحليل على أدوات تحليل الخطاب، والبراغماتية الاستدلالية الموسّعة ذات البعد المكاني، إلى جانب مفاهيم العقلنة البيروقراطية والحكومية. ويكشف عن مجموعة من العمليات الخطابية المؤسسة، من بينها: الأداء الإنشائي للمستقبل الإلزامي، والت territorialization الخطابية للمجال، والتهجين المعجمي بين اللغة الإدارية الموروثة والlexique الوطني، وبروز بيروقراطية تمرّدية، وأخيرًا علمنة إجرائية للسياسي. وبهذه الخصائص، ينتمي محضر الصومام إلى السلالة العالمية للمواثيق الثورية الحديثة، مقدّمًا نحوًا للسلطة لا تزال دلالاته الكونية قادرة على إضاءة رهانات الحكم في الجزائر المعاصرة.

The document produced at the Soummam Congress on August 20, 1956, commonly referred to as “minutes,” goes far beyond the archival function suggested by its designation. Rather than merely recording decisions, the text operates as a constitutive device, instituting through language a political order in the making. Drawing on a linguistic and discursive analysis of archival material, this article argues that Algerian sovereignty is first elaborated in and through writing: the minutes do not simply describe the Revolution; they render it governable, normed, and transmissible.

The analysis combines discourse analysis, extended and spatially oriented inferential pragmatics, and the concepts of bureaucratic rationalization and governmentality. It highlights several structuring discursive operations: the normative performativity of the injunctive future tense, the lexical territorialization of the struggle, the hybridization of colonial administrative language and national lexicon, the emergence of an insurgent bureaucracy, and a procedural secularization of politics. Through these operations, the Soummam minutes belong fully to the genealogy of modern revolutionary charters, offering a grammar of power whose universal scope continues to illuminate contemporary issues of governance in Algeria.

Introduction

Le présent article ne relève ni de l’histoire événementielle ni de la science politique au sens strict. Il propose une lecture linguistique et discursive d’un texte d’archive1, envisagé non comme une simple trace du passé, mais comme un acte de langage producteur de réalité politique. Loin de constituer un retrait, ce cadrage méthodologique assume une position scientifique claire : les formes du politique se construisent aussi — et parfois d’abord — dans la matérialité du langage.

Le procès-verbal du Congrès2 de la Soummam (20 août 1956) offre, de ce point de vue, un terrain d’analyse fécond, tant par la densité de ses formes normatives que par l’articulation qu’il opère entre organisation, territoire et légitimité. Sous une apparence administrative, presque neutre, ce texte organise une architecture de pouvoir, distribue des compétences, hiérarchise des légitimités et institue des normes. Il ne se contente pas de rapporter la Révolution algérienne : il en produit la grammaire. L’enjeu n’est donc pas seulement de comprendre ce qui y est dit, mais comment cela est dit, et surtout ce que le dire fait.

Cette approche s’inscrit dans la tradition de l’analyse du discours telle qu’elle a été développée par Pêcheux et prolongée par Maingueneau, où l’énoncé est indissociable de ses conditions de production et de ses effets de sens. Elle s’appuie également sur la réflexion wébérienne relative à la rationalisation bureaucratique, qui permet de saisir la modernité d’un texte lorsqu’il substitue la règle impersonnelle à la décision charismatique. Enfin, elle mobilise la notion foucaldienne de gouvernementalité, entendue comme l’art de gouverner par des dispositifs, des procédures et des savoirs, plutôt que par la seule contrainte.

À cet ensemble théorique s’ajoute une contribution plus récente issue de la pragmatique inférentielle élargie, telle qu’elle a été formulée par Immoune (20253). Sans en faire un cadre exclusif ni répétitivement cité, cette approche permet de penser la compréhension du texte politique comme un processus guidé par des trajectoires interprétatives, où l’espace, la nomination et la structuration territoriale jouent un rôle central. Le procès-verbal de la Soummam n’énonce pas seulement des normes : il fournit au lecteur des repères cognitifs, topologiques et institutionnels qui orientent l’inférence de la légitimité et de l’autorité.

L’hypothèse directrice de cet article est donc la suivante : la souveraineté algérienne, telle qu’elle s’élabore à la Soummam, s’institue d’abord dans et par le langage. Le texte agit comme une archive active, une écriture de l’État à venir, où la guerre se transforme en gouvernementalité insurgée. En ce sens, le procès-verbal ne relève pas seulement de l’histoire nationale, il s’inscrit dans une généalogie universelle des textes révolutionnaires modernes, comparables aux grandes chartes constituantes qui ont accompagné d’autres processus de libération.

C’est cette grammaire insurgée de la souveraineté que l’analyse se propose désormais de déplier, en examinant successivement la dénomination du texte, ses choix syntaxiques, ses opérations de territorialisation, son hybridation lexicale, sa conception du pouvoir civil et, enfin, sa portée universaliste.

1. Une archive4 qui institue

La première opération discursive décisive opérée par le texte du Congrès de la Soummam tient à sa dénomination même. L’intitulé de « procès-verbal » semble, à première vue, relever d’une modestie administrative presque banale. Dans l’usage ordinaire, le procès-verbal appartient au registre de la consignation : il enregistre des échanges, atteste des décisions prises, conserve la mémoire d’un événement collectif. Il est par définition secondaire par rapport à l’acte qu’il rapporte, il se situe du côté de l’archive, non de la fondation.

Or, cette apparente modestie est trompeuse. La lecture attentive du texte montre que le procès-verbal de la Soummam excède radicalement la fonction d’enregistrement pour assumer une portée proprement instituante. Il ne se borne pas à rapporter ce qui a été décidé : il crée des institutions, distribue des compétences, hiérarchise des légitimités et organise une souveraineté insurgée. Autrement dit, il agit moins comme un document de mémoire que comme une charte politique sous forme d’archive.

Cette tension entre dénomination modeste et portée fondatrice n’est pas accidentelle. Elle constitue au contraire une stratégie discursive centrale. En se présentant comme un simple procès-verbal, le texte neutralise d’emblée l’effet de rupture symbolique qu’aurait produit une appellation plus explicitement constituante (charte, constitution, manifeste). Il inscrit l’acte fondateur dans une continuité administrative, produisant un effet de naturalisation de l’autorité : ce qui est institué apparaît comme allant de soi, déjà stabilisé, déjà acté collectivement.

Cette stratégie se donne à lire dès le paratexte initial.

Corpus 1 — Page de titre du procès-verbal
« PROCES-VERBAL du Congrès tenu dans la vallée de la Soummam le 20 août 1956 »

La typographie, la mise en page et le lexique relèvent sans ambiguïté du registre administratif. Aucun slogan, aucune invocation, aucun marqueur emphatique ne vient signaler une rupture révolutionnaire. L’événement est désigné comme un congrès, le document comme un procès-verbal, le lieu et la date sont précis, factuels, dépourvus de toute charge symbolique explicite. Cette sobriété formelle participe pleinement de l’efficacité politique du texte.

Dans les termes de l’analyse du discours, on peut dire que le procès-verbal opère un effacement des conditions de production. L’énonciation collective, clandestine, insurgée, disparaît derrière une forme scripturale impersonnelle. Le texte se donne comme déjà détaché de la contingence de la lutte armée pour entrer dans un régime de validité plus abstrait : celui de la règle écrite. Cette neutralisation énonciative produit un effet de légitimité renforcée, précisément parce que l’autorité n’y est pas incarnée.

Ce point est essentiel : la souveraineté n’est pas attribuée à des sujets, mais à des dispositifs. Le procès-verbal ne parle pas au nom d’un chef, d’un fondateur ou d’un héros. Il parle au nom d’une procédure. Cette caractéristique rapproche le texte des grandes matrices de la modernité politique, où la légitimité ne procède plus du charisme individuel, mais de la norme impersonnelle.

Loin d’être un simple document récapitulatif, le procès-verbal fonctionne ainsi comme ce que l’on pourrait appeler une archive performative. Il institue en enregistrant. Il fonde en consignant. Le paradoxe n’est qu’apparent : c’est précisément parce que le texte adopte les codes de l’archive qu’il peut produire un effet constituant durable.

C’est dans cette logique — et au-delà de toute fonction mémorielle — que s’éclaire la performativité du texte5.

Cette performativité ne repose pas seulement sur le statut générique du document, mais aussi sur la manière dont il organise son contenu. Très rapidement, le procès-verbal cesse de rapporter des discussions pour énoncer des principes, fixer des règles et définir des structures. Il ne recourt pas aux marqueurs dialogiques attendus d’un compte rendu délibératif (il a été proposé que…, il a été débattu que…). Il énonce directement la norme : par des futurs injonctifs (seront élues…, sera chargé de…, devra…), par des présents instituants qui définissent fonctions et dispositifs (la wilaya est divisée en…, le commandement se compose de…), par des énoncés définitionnels (le commissaire politique est chargé de…), enfin par des tournures impersonnelles qui effacent l’agent de la décision. Ainsi, le texte ne rapporte pas une délibération : il formule un ordre organisationnel.

La dénomination de « procès-verbal » fonctionne donc comme un leurre discursif au sens positif du terme : elle dissimule l’acte d’institution sous une apparence de neutralité administrative. Cette dissimulation n’est pas une faiblesse, mais une force politique. Elle permet à la Révolution algérienne de se doter d’une écriture de l’État sans se proclamer explicitement comme telle, évitant ainsi à la fois l’emphase idéologique et la personnalisation du pouvoir.

Dans une perspective pragmatique, on peut dire que le texte contraint l’interprétation dès son seuil : le lecteur est invité à traiter ce qui suit comme un relevé objectif, alors même qu’il s’agit d’une construction normative. Cette orientation interprétative guide les inférences et stabilise la lecture dans un régime de rationalité administrative, où la règle apparaît comme évidente, presque technique, alors qu’elle est profondément politique (Immoune, 2025).

Ainsi, la dénomination « procès-verbal » n’est ni anodine ni secondaire. Elle constitue la première pierre de la grammaire insurgée de la souveraineté : une grammaire où l’État se dit sans se proclamer, où la révolution se fait écriture avant de devenir institution, et où la modernité politique s’installe sous les traits discrets de l’archive.

2. Futur injonctif et performativité de la norme

Si la dénomination du texte constitue la première strate de son efficacité instituante, c’est dans la syntaxe même du procès-verbal que s’opère la transformation la plus décisive : celle par laquelle l’écriture cesse de décrire pour produire de la norme. Le procès-verbal de la Soummam ne raconte pas la Révolution, il la prescrit. Cette prescription repose sur un choix grammatical massif et cohérent : l’usage systématique du futur à valeur injonctive.

Dans l’économie du texte, ce futur n’est jamais narratif. Il ne renvoie pas à un avenir contingent ou hypothétique, mais à un avenir obligatoire, normatif, déjà engagé. Les structures récurrentes — « seront élus », « sera chargé de », « devra veiller à » — installent un régime d’énonciation où la phrase fonctionne comme un décret impersonnel. Le futur devient ainsi le temps grammatical privilégié de la souveraineté.

Corpus 2 — Exemples de futur injonctif
« Des assemblées du peuple seront élues… »
« Le responsable politique sera chargé de… »
« Il devra veiller à l’application de… »

Ces énoncés n’admettent ni alternative ni condition. Ils ne laissent aucune place au débat ou à l’hypothèse. Le futur n’est pas ici l’expression d’un projet, mais celle d’une nécessité. On peut parler, dans ce contexte, d’un futur de l’obligation, qui transforme la temporalité grammaticale en instrument de gouvernement.

Cette transformation est essentielle. Dans les récits révolutionnaires classiques, la langue est souvent dominée par le passé héroïque ou le présent de l’urgence. À la Soummam, c’est le futur qui organise le texte, mais un futur paradoxal : un futur déjà verrouillé, déjà normé, qui anticipe l’État avant même sa victoire militaire. La souveraineté ne se projette pas, elle se formule.

Dans une perspective pragmatique, ce futur injonctif agit comme un opérateur de performativité, au sens austinien du terme : dire, c’est faire. L’énoncé n’attend pas sa réalisation pour être valide, il crée les conditions mêmes de sa validité. La phrase n’est pas un commentaire sur l’action, elle est une action linguistique qui institue une réalité nouvelle.

Cette performativité est renforcée par un second trait syntaxique majeur : l’effacement du sujet énonciateur. Le procès-verbal évite systématiquement les pronoms personnels forts (je, nous). Il privilégie des constructions impersonnelles ou passives, où l’autorité est portée par la structure grammaticale elle-même, non par une instance identifiable. Le pouvoir ne parle pas, il est parlé.

Ce choix syntaxique produit un effet politique déterminant. En l’absence de sujet incarné, la règle apparaît comme autonome, presque naturelle. La décision n’est plus imputable à un individu ou à un groupe identifiable, mais à un ordre normatif impersonnel. Ce déplacement est caractéristique de la modernité politique : la souveraineté se dépersonnalise pour se stabiliser dans la règle.

À cette syntaxe injonctive s’ajoute un usage massif des nominalisations juridiques : doctrine, règlement, uniformisation, organisation. Ces nominalisations transforment des processus dynamiques en entités stables. Elles figent l’action dans des catégories abstraites, propres au langage administratif et juridique. La Révolution cesse ainsi d’être un mouvement pour devenir un système.

Ce double mouvement — futur injonctif et nominalisation — produit un effet de clôture interprétative. Le lecteur est conduit à inférer que l’ordre décrit n’est pas négociable, mais déjà établi. Dans les termes d’une pragmatique inférentielle élargie, le texte oriente fortement les trajectoires interprétatives en réduisant l’espace des implicatures possibles : la lecture converge vers l’idée d’un ordre nécessaire, rationnel et impersonnel (Immoune, 2025).

La syntaxe du procès-verbal agit ainsi comme une machine normative. Elle convertit la contingence révolutionnaire en nécessité grammaticale. Là où la lutte armée est par définition incertaine, l’écriture impose la certitude de la règle. Ce renversement est décisif : la Révolution algérienne ne s’y pense pas seulement comme force de rupture, mais comme puissance d’organisation.

On comprend dès lors que la souveraineté, telle qu’elle se construit à la Soummam, n’est pas d’abord une conquête territoriale ou militaire. Elle est une conquête syntaxique. L’État naît dans la phrase, dans l’agencement des temps verbaux, dans l’effacement des sujets, dans la stabilisation des catégories. La modernité politique de la Soummam se joue moins dans ce qui est dit que dans la manière dont cela est grammaticalement rendu incontournable.

3. Cartographie discursive : l’espace gouvernable

À la performativité syntaxique qui institue la norme s’ajoute une opération discursive tout aussi décisive : la territorialisation par le langage. Le procès-verbal du Congrès de la Soummam ne se contente pas d’organiser des structures abstraites, il fabrique un espace politique. Cet espace n’est pas seulement géographique : il est discursif, cognitif et institutionnel. La Révolution algérienne s’y dote d’une cartographie propre, produite par la nomination, la hiérarchisation et la délimitation.

Le texte opère d’abord une transformation lexicale fondamentale : le passage des « zones » aux « wilayas ». Ce glissement n’est pas anodin. Le terme zone renvoie à une spatialité floue, provisoire, souvent définie par la contrainte militaire. À l’inverse, le terme wilaya appartient à un lexique politico-administratif ancien, stabilisé, porteur d’une légitimité historique et institutionnelle. En substituant wilaya à zone, le procès-verbal opère une requalification politique de l’espace.

Nommer l’espace, ici, ce n’est pas le décrire : c’est le rendre gouvernable. La nomination agit comme un acte d’institution. Elle fait exister l’espace comme unité de décision, de responsabilité et de souveraineté partielle. Le texte ne se contente pas de dire où l’on combat, il dit où l’on gouverne.

Corpus 3 — Délimitation territoriale
« Limites de la zone :
Au Nord…
À l’Est…
Au Sud…
À l’Ouest… »

La précision des limites est frappante. Chaque entité territoriale est circonscrite par des repères directionnels clairs. Cette syntaxe de la délimitation produit un effet de clôture : l’espace devient lisible, maîtrisable, administrable. La Révolution se dote ainsi d’un territoire discursivement stabilisé, indépendamment de la reconnaissance internationale ou de la victoire militaire.

Cette territorialisation est immédiatement articulée à une hiérarchisation des échelles : wilaya, région, secteur, unité. Chaque niveau correspond à un degré de compétence et de responsabilité. Le texte instaure une organisation décentralisée, mais strictement coordonnée. La décision se rapproche du terrain sans se dissoudre dans la dispersion.

Ce point mérite d’être souligné avec force. Contrairement à certaines représentations ultérieures qui opposent centralisation et efficacité, le procès-verbal de la Soummam fonde une rationalité décentralisatrice. Les prises de décision sont pensées au plus près du réel, tout en étant enchâssées dans un cadre normatif commun. Cette architecture discursive anticipe des formes modernes de gouvernance territoriale, fondées sur la subsidiarité plutôt que sur la verticalité autoritaire.

Dans une perspective pragmatique élargie, on peut dire que le texte fournit au lecteur des repères topologiques explicites, qui orientent l’inférence de légitimité vers l’espace local organisé. La souveraineté n’est pas abstraite, elle est située. Elle se lit dans la capacité à nommer, délimiter et coordonner des territoires vécus. Ce mécanisme correspond à ce que la pragmatique inférentielle à orientation spatiale décrit comme une construction d’explicatures topologiques, où l’espace devient un opérateur central de compréhension politique (Immoune, 2025).

La territorialisation discursive ne concerne pas seulement l’espace physique, elle engage également une redistribution symbolique du pouvoir. En multipliant les échelles décisionnelles, le procès-verbal refuse la concentration absolue de l’autorité. Il institue une solidarité horizontale entre les entités, plutôt qu’une concurrence. Chaque wilaya existe par rapport aux autres, dans une logique de complémentarité et non de rivalité.

Ce choix discursif a une portée politique majeure. Il rompt avec le modèle du commandement strictement pyramidal pour lui substituer une organisation polycentrique régulée par la règle. La nation en devenir est pensée comme une totalité articulée, où l’unité ne repose pas sur l’uniformité, mais sur la coordination.

La langue du procès-verbal traduit cette conception. Les phrases sont longues, structurées, saturées de subordonnées et de compléments circonstanciels. Cette syntaxe étagée reflète la complexité de l’organisation territoriale qu’elle institue. La phrase devient l’image de l’espace gouverné : ordonnée, hiérarchisée, mais ouverte à la circulation.

Ainsi, la territorialisation discursive opérée par le procès-verbal de la Soummam ne se limite pas à un cadre opérationnel de guerre. Elle constitue une anticipation de l’État, une projection linguistique d’une Algérie organisée, décentralisée et gouvernable. En nommant l’espace, le texte fait plus que cartographier la lutte : il écrit la nation.

4. Hybridation lexicale et bureaucratie insurgée

La territorialisation discursive analysée précédemment ne peut produire ses effets que parce qu’elle s’adosse à une langue de gouvernement. Or, l’un des traits les plus remarquables du procès-verbal de la Soummam réside précisément dans la configuration lexicale qu’il met en place : une hybridation maîtrisée entre le français administratif hérité de la situation coloniale et un lexique arabo-national porteur de légitimité historique et symbolique. Cette hybridation ne relève ni du bricolage ni de la contrainte, elle constitue un idiome souverain en cours de formation.

Le français mobilisé dans le procès-verbal n’est pas celui de la rhétorique coloniale ni celui de l’emphase idéologique. Il s’agit d’un français administratif, normatif, procédural : commissaire politique, inspection, trésorerie, barème, règlement, organisation. Ces termes sont empruntés au lexique même de l’appareil d’État colonial, mais ils sont détournés de leur fonction originelle. Là où ils servaient à administrer une domination, ils deviennent les instruments d’une souveraineté insurgée.

Ce processus de réappropriation lexicale est décisif. Il montre que la rupture politique ne passe pas nécessairement par une rupture linguistique totale. Au contraire, la Soummam opère une capture stratégique de la langue administrative, qu’elle vide de sa charge coloniale pour la recharger d’une fonction nationale. Le français n’est plus la langue du pouvoir imposé, il devient la langue de l’organisation collective.

Parallèlement, le texte intègre de manière structurante un lexique arabo-national : djoundi, moudjahid, katiba. Ces termes ne sont jamais traduits, jamais expliqués. Leur présence est présupposée comme allant de soi. Ils inscrivent la lutte dans un horizon symbolique partagé, enraciné dans une mémoire historique et culturelle commune. Cette absence de glose est en elle-même significative : elle suppose une communauté interprétative déjà constituée.

Loin d’entrer en concurrence, ces deux registres lexicaux se complètent. Le lexique arabo-national donne sens et légitimité à l’engagement, le lexique administratif donne forme et efficacité à l’organisation. Ensemble, ils produisent une langue politique nouvelle, capable de dire à la fois le combat et l’État.

Cette hybridation se manifeste avec une acuité particulière dans les passages consacrés aux inventaires, aux effectifs, aux ressources matérielles et financières. Le texte est saturé de chiffres, de listes, de bilans. La guerre y est pensée comme un objet mesurable, planifiable, administrable. Elle cesse d’être une épopée pour devenir une politique publique clandestine.

Corpus 4 — Inventaires d’armes
« Fusils…, mitraillettes…, grenades…, munitions… »
Corpus 5 — Finances et allocations
« Finances : ressources disponibles…, soldes…, allocations aux familles de moudjahidine…, secours aux blessés… »

Ces séries lexicales relèvent d’une isotopie de la mesure et du calcul. Le chiffre y occupe une place centrale. Cette rationalité chiffrée est l’un des marqueurs les plus sûrs de la modernité bureaucratique, telle que Max Weber l’a décrite : le pouvoir se fonde sur la prévisibilité, la traçabilité et la régularité des procédures.

Dans le contexte révolutionnaire, cette rationalité produit un déplacement majeur. La Révolution cesse d’être seulement un mythe héroïque ou un récit sacrificiel, elle devient un objet de gestion. Les blessés, les prisonniers, les familles de martyrs ne sont pas évoqués dans un registre pathétique, mais dans un registre administratif. Cette écriture n’est pas froide : elle est politique. Elle affirme que la lutte s’accompagne d’une responsabilité collective structurée.

C’est dans ce cadre que l’on peut parler, sans anachronisme, d’une bureaucratie insurgée. Loin d’être une contradiction dans les termes, cette expression désigne une réalité discursive précise : l’existence d’un appareil de gestion écrit, normé, impersonnel, produit par une organisation encore en guerre. L’écriture devient une technologie de pouvoir. Gouverner, c’est tenir des comptes, établir des barèmes, consigner des décisions.

Dans une perspective pragmatique, cette bureaucratisation du discours contraint fortement l’interprétation. Le lecteur est amené à inférer que la légitimité ne repose pas uniquement sur la violence révolutionnaire, mais sur la capacité à administrer équitablement. Cette orientation interprétative réduit l’espace de l’arbitraire et renforce l’image d’un pouvoir responsable. Elle participe d’une rationalisation de la souveraineté, lisible dans la matérialité même du lexique (Immoune, 2025).

La modernité du procès-verbal de la Soummam se joue donc ici dans un double mouvement : d’un côté, la réappropriation d’une langue administrative héritée, de l’autre, l’ancrage dans un lexique national non traduit. Ce croisement produit une langue de gouvernement originale, ni purement coloniale ni strictement traditionnelle, mais résolument tournée vers la construction d’un État.

Ainsi, l’hybridation lexicale du texte ne doit pas être lue comme un compromis linguistique, mais comme une stratégie souveraine. En forgeant un idiome politique capable de dire à la fois l’organisation et l’appartenance, la Soummam invente une langue à la hauteur de son projet : une langue où la Révolution devient administration, et où l’administration devient instrument de libération.

5. Pouvoir civil et sécularisation procédurale

Après avoir institué une grammaire normative et territoriale de la souveraineté, le procès-verbal de la Soummam opère un déplacement tout aussi décisif : la centralité du pouvoir civil dans l’architecture révolutionnaire. Cette centralité n’est pas seulement affirmée comme principe politique, elle est inscrite dans la langue même du texte, à travers ses choix lexicaux, syntaxiques et organisationnels. Le procès-verbal ne pense pas la Révolution comme un pur fait militaire, mais comme une entreprise politique devant produire ses propres formes de légitimation civile.

Ce primat du civil se donne à lire d’abord dans l’institution des assemblées du peuple élues. L’usage du verbe élire est ici fondamental. Il inscrit la lutte armée dans une temporalité démocratique anticipée, où la représentation précède la victoire. Le texte ne se contente pas de promettre une démocratie future, il en esquisse les procédures au cœur même de la guerre. Cette anticipation constitue un marqueur fort de modernité politique.

La langue utilisée pour décrire ces assemblées est révélatrice. Les syntagmes sont fonctionnels, dépersonnalisés, organisés autour de charges définies : état civil, finances, justice, affaires islamiques. Le pouvoir n’est pas concentré dans une figure charismatique, mais distribué entre des fonctions. La nominalisation des rôles transforme l’autorité en compétence plutôt qu’en domination.

Cette logique se cristallise dans la figure du commissaire politique, dont la définition discursive mérite une attention particulière. Le commissaire n’est pas présenté comme un chef militaire bis, ni comme un agent de coercition idéologique. Le champ lexical qui lui est associé relève d’une tout autre rationalité.

Corpus 6 — Le commissaire politique
« Le commissaire politique est chargé d’organiser, d’informer et d’éduquer. »

Ces trois verbes — organiser, informer, éduquer — appartiennent au registre de la pédagogie collective. Ils définissent le politique non comme un art de contraindre, mais comme un travail de formation des consciences et de structuration du collectif. Gouverner, dans cette perspective, consiste à rendre l’action intelligible, cohérente et partagée.

Ce choix lexical rapproche le procès-verbal de la Soummam d’autres expériences révolutionnaires du XXᵉ siècle, notamment en Chine ou au Vietnam, où la fonction politique était conçue comme une médiation entre le projet révolutionnaire et la population. Toutefois, ce rapprochement ne doit pas masquer une spécificité : à la Soummam, cette pédagogie politique est strictement encadrée par la règle écrite. Elle ne relève pas d’une mobilisation charismatique, mais d’une organisation rationnelle.

Ce primat du civil s’accompagne d’un traitement discursif particulièrement significatif du religieux. Le texte mentionne les affaires islamiques, mais il les inscrit dans une liste coordonnée, au même niveau que les affaires financières ou judiciaires. Cette coordination syntaxique produit un effet politique majeur : la religion est intégrée comme domaine administratif, non comme principe fondateur de la souveraineté.

Il ne s’agit pas ici d’une laïcité proclamée, au sens doctrinal du terme, mais d’une sécularisation procédurale. Le sacré n’est ni nié ni exalté, il est soumis à la règle. La langue du procès-verbal ne convoque aucune transcendance, aucune autorité divine, aucune justification théologique. Elle fonctionne exclusivement dans un registre de délibération, de coordination et de gestion.

Cette sécularisation par la grammaire est l’un des traits les plus modernes du texte. Là où d’autres discours révolutionnaires mobilisent l’émotion religieuse ou morale, la Soummam privilégie une écriture de la responsabilité. La légitimité procède de la procédure, non de l’invocation. Ce choix n’est pas explicitement théorisé, il est performé par la structure même du texte.

Dans une perspective pragmatique, cette écriture oriente fortement les inférences du lecteur. Celui-ci est conduit à comprendre que l’ordre révolutionnaire se fonde sur la raison organisationnelle, et non sur une autorité transcendante. Cette orientation interprétative contribue à stabiliser un régime de légitimité civile, où la règle écrite fait office d’instance suprême (Immoune, 2025).

Le pouvoir civil, tel qu’il est institué par le procès-verbal, ne s’oppose pas au militaire, il le surplombe. La hiérarchie implicite entre les domaines — politique, militaire, administratif — inscrit la force armée dans un cadre normatif plus large. La guerre devient un moyen, non une fin. Cette subordination du militaire au civil est l’un des apports les plus structurants de la Soummam, et l’un des plus mal compris dans les relectures ultérieures.

Ainsi, par ses choix linguistiques, le procès-verbal institue une véritable civilisation du pouvoir. Il donne à voir une Révolution qui se pense déjà comme gouvernement, qui anticipe ses formes civiles et qui inscrit la pédagogie politique au cœur de son dispositif. Cette modernité discrète, procédurale et rationnelle constitue l’un des fondements les plus durables de l’héritage de la Soummam.

6. Grammaire de gouvernement : universalité et présent

Les analyses précédentes permettent désormais de saisir le procès-verbal de la Soummam non comme un simple texte d’organisation révolutionnaire, mais comme l’élaboration cohérente d’une gouvernementalité insurgée. Par cette expression, il faut entendre un mode de production du pouvoir dans lequel l’insurrection ne se limite pas à la contestation de l’ordre existant, mais se dote, dès l’écriture, des instruments de son propre gouvernement. La souveraineté ne surgit pas après la victoire : elle s’énonce, se structure et se rend opératoire dans le texte même.

Cette gouvernementalité repose sur une série d’opérations discursives convergentes. La première est la performativité normative : le futur injonctif, les constructions impersonnelles et les nominalisations juridiques transforment l’énoncé en acte. La seconde est la territorialisation discursive, qui fait du mot un espace gouvernable et de la nomination un acte de souveraineté. La troisième est l’hybridation lexicale, par laquelle une langue administrative réappropriée devient l’outil d’une bureaucratie insurgée. La quatrième, enfin, est la sécularisation procédurale, qui soumet l’ensemble des domaines — y compris le religieux — à la règle écrite et à la coordination civile.

Ces opérations ne sont ni juxtaposées ni contingentes. Elles forment un système discursif cohérent, dans lequel chaque choix linguistique renforce les autres. La syntaxe soutient la territorialisation, la territorialisation appelle la bureaucratie, la bureaucratie exige la sécularisation procédurale, l’ensemble converge vers un régime de légitimité fondé sur la règle impersonnelle. Le pouvoir ne se manifeste plus par la proclamation, mais par l’organisation.

C’est en ce sens que le procès-verbal de la Soummam peut être lu comme un texte constituant avant la lettre. Il ne proclame pas une constitution, mais il en adopte la grammaire. Il ne revendique pas explicitement l’universalité, mais il en mobilise les formes discursives. La souveraineté qu’il institue est rationnelle, procédurale, dépersonnalisée — autant de traits caractéristiques de la modernité politique.

Cette modernité n’est pas seulement endogène, elle est comparativement lisible. Le procès-verbal de la Soummam présente des parentés structurelles avec d’autres textes fondateurs de la modernité révolutionnaire. Comme la Déclaration d’indépendance américaine, il substitue la règle collective à l’autorité incarnée. Comme les résolutions de Bandung, il articule autonomie politique et inscription géopolitique sans alignement. Comme les constitutions provisoires du Viet Minh, il institue des structures administratives avant la reconnaissance internationale. Comme les chartes de libération africaines, il intègre les dimensions sociales et matérielles — finances, familles, assistance — à l’architecture du pouvoir.

Ce qui distingue toutefois la Soummam est le choix de la discrétion discursive. Là où d’autres textes recourent à la déclaration solennelle ou à la rhétorique de l’émancipation, le procès-verbal adopte un ton administratif, presque austère. Cette austérité est précisément ce qui rend le texte universalisable. En se dépouillant de l’emphase idéologique, il rend la souveraineté transférable, reproductible, appropriable. La Révolution algérienne s’y inscrit dans une modernité de la procédure plutôt que dans une exaltation du mythe.

Dans une perspective pragmatique inférentielle, on peut dire que le texte construit un régime interprétatif stabilisé. Les implicatures sont réduites au minimum, les explicatures sont systématiquement fournies. Le lecteur n’est pas invité à croire, mais à comprendre. Cette orientation vers l’intelligibilité renforce la légitimité du pouvoir institué. Elle fait de la compréhension une condition de l’adhésion, et de l’écriture une technologie centrale du gouvernement (Immoune, 2025).

La portée universaliste du procès-verbal tient donc moins à des références explicites à l’universel qu’à sa forme discursive. En adoptant les outils linguistiques de la modernité administrative — règle, procédure, classification, coordination — la Soummam inscrit la lutte algérienne dans une grammaire politique partageable. Elle montre que l’émancipation nationale peut se dire dans une langue rationnelle, sans renoncer à son ancrage historique et culturel.

Cette lecture permet enfin de dégager une actualité du texte. Les débats contemporains qui traversent l’Algérie — sur la centralisation du pouvoir, la gouvernance territoriale, la place du civil, la transparence administrative — trouvent dans le procès-verbal de la Soummam un réservoir de formes et de principes. La décentralisation y est pensée sans fragmentation, l’unité sans autoritarisme, la souveraineté sans personnalisation excessive. En ce sens, la Soummam ne relève pas seulement de la mémoire nationale : elle constitue une ressource critique pour penser le présent.

Conclusion

Le procès-verbal du Congrès de la Soummam n’est pas seulement un document parmi d’autres de la Révolution algérienne, il en constitue le cœur intellectuel et discursif. À travers une écriture apparemment administrative, presque austère, il donne à la lutte une forme, une syntaxe et une rationalité qui excèdent largement les nécessités immédiates de la guerre. Ce texte montre que la Révolution algérienne ne fut pas seulement une entreprise de libération armée, mais déjà une expérience de gouvernementalité, au sens plein du terme.

L’analyse linguistique et discursive conduite dans cet article a permis de mettre en évidence une série d’opérations constitutives. La dénomination modeste de « procès-verbal » dissimule un acte fondateur sous les traits de l’archive. La syntaxe injonctive transforme le futur en nécessité normative. La territorialisation lexicale fabrique un espace gouvernable avant même la reconnaissance de l’État. L’hybridation linguistique produit un idiome souverain où la langue administrative devient l’arme d’une bureaucratie insurgée. Enfin, la sécularisation procédurale inscrit le pouvoir civil, la pédagogie politique et la règle écrite au sommet de la hiérarchie révolutionnaire.

Pris isolément, chacun de ces traits pourrait sembler relever d’une simple rationalisation organisationnelle. Mais leur articulation révèle une cohérence profonde : la souveraineté est produite par le langage. Elle ne résulte pas seulement d’un rapport de force, mais d’un travail d’écriture qui transforme l’insurrection en ordre, la contingence en procédure, le sacrifice en système. Le procès-verbal de la Soummam accomplit ainsi une opération rare : il fait de l’écriture non un commentaire de la Révolution, mais son infrastructure symbolique.

Cette infrastructure est résolument moderne. Elle repose sur la règle impersonnelle plutôt que sur le charisme, sur la coordination plutôt que sur l’obéissance aveugle, sur la lisibilité plutôt que sur le secret. En ce sens, la Soummam s’inscrit pleinement dans la généalogie mondiale des chartes révolutionnaires modernes, aux côtés des grandes déclarations et constitutions provisoires qui ont accompagné d’autres processus de libération. Sa singularité tient toutefois à son choix de la discrétion : là où d’autres textes proclament, la Soummam organise, là où d’autres exaltent, elle administre.

Cette modernité procédurale confère au texte une portée universaliste, non parce qu’il énonce des valeurs abstraites, mais parce qu’il adopte une grammaire du pouvoir partageable. La souveraineté qui s’y construit est rationnelle, dépersonnalisée, transmissible. Elle peut être appropriée, discutée, réinterprétée. En cela, le procès-verbal dépasse son contexte historique immédiat pour devenir un prototype discursif de l’État moderne en situation révolutionnaire.

La lecture proposée ici permet également de réinterroger l’actualité de la Soummam. Les tensions contemporaines qui traversent l’Algérie — entre centralisation et décentralisation, entre pouvoir civil et autorité sécuritaire, entre mémoire révolutionnaire et exigences de gouvernance — trouvent dans ce texte une ressource critique souvent sous-exploitée. La Soummam ne propose ni un modèle figé ni une nostalgie héroïque, elle offre une méthode : gouverner par la règle, écrire avant d’imposer, organiser avant de contraindre.

En ce sens, le procès-verbal de la Soummam rappelle une vérité politique fondamentale : la liberté ne se conquiert pas seulement par les armes, elle se construit par l’écriture. Avant d’être proclamée, la souveraineté doit être formulée, avant d’être exercée, elle doit être normée, avant d’être incarnée, elle doit être instituée. Le texte de la Soummam témoigne que la Révolution algérienne, dans l’un de ses moments fondateurs, a su faire de la langue non un simple vecteur d’idéologie, mais une technologie de l’État à venir.

1 Le choix du singulier (« le document ») relève d’un parti pris analytique : bien que le Congrès de la Soummam ait produit plusieurs textes (

2 La tenue d’un Congrès — réunissant des représentants de l’intérieur — confère au Procès-verbal une portée qui excède la simple consignation : l’

3 L'article auquel renvoie cette étude peut être lu dans le même numéro où elle figure aux pages allant de 15 à 37.

4 Le Procès-verbal de la Soummam ne constitue pas, au moment de sa rédaction, une archive au sens institutionnel du terme : il s’agit alors d’un

5 Sur l’archive, on se réfèrera à Derrida (Mal d’archive), qui la définit comme une « prothèse de la mémoire » destinée à « contrecarrer les pertes »

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1 Le choix du singulier (« le document ») relève d’un parti pris analytique : bien que le Congrès de la Soummam ait produit plusieurs textes (plateforme, résolutions, décisions), l’article se concentre sur un objet discursif précis — le texte intitulé Procès-verbal — envisagé comme un dispositif textuel unifié (norme, territoire, administration, pouvoir). Le pluriel renverrait ici à une logique de corpus historiographique, tandis que le singulier correspond à la logique d’objet propre à l’analyse du discours.

2 La tenue d’un Congrès — réunissant des représentants de l’intérieur — confère au Procès-verbal une portée qui excède la simple consignation : l’instance peut être comprise comme un embryon de représentation politique nationale, voire une forme pré-parlementaire en contexte insurrectionnel, susceptible d’entraîner des effets de normativité quasi juridiques. Toutefois, l’option méthodologique retenue ici consiste moins à postuler d’emblée une qualification juridique du texte qu’à montrer comment cette juridicité émerge de sa matérialité discursive : futur injonctif, impersonnalité énonciative, nominalisations et catégorisations, hiérarchisation des compétences, territorialisation. Autrement dit, si le Procès-verbal produit des effets instituants, c’est parce qu’il adopte les formes langagières du droit et de l’administration ; la juridicité n’est pas d’abord déclarée, elle est performée. On peut dès lors considérer que le document articule implicitement deux plans : le Congrès comme instance collective de délibération et de représentation, et le Procès-verbalcomme instrument textuel par lequel cette instance stabilise un pouvoir normatif. Ce déplacement — du statut des acteurs vers la grammaire du texte — constitue l’un des enjeux centraux de l’analyse.

3 L'article auquel renvoie cette étude peut être lu dans le même numéro où elle figure aux pages allant de 15 à 37.

4 Le Procès-verbal de la Soummam ne constitue pas, au moment de sa rédaction, une archive au sens institutionnel du terme : il s’agit alors d’un document opératoire, prescriptif, destiné à organiser l’action révolutionnaire. Ce n’est qu’a posteriori qu’il accède au statut d’archive, par sa stabilisation, sa transmission et sa patrimonialisation. L’expression « archive instituante » est donc employée ici dans un sens discursif et généalogique : le texte n’institue pas par sa simple existence archivale, mais par la réactivabilité de ses formes normatives. En contexte de crise ou de carence institutionnelle, cette archive peut redevenir opératoire, non comme source juridique directe, mais comme réservoir de grammaires politiques susceptibles d’orienter une refondation.

5 Sur l’archive, on se réfèrera à Derrida (Mal d’archive), qui la définit comme une « prothèse de la mémoire » destinée à « contrecarrer les pertes » : l’archive assure conservation, supplément et survivance, en palliant l’oubli et en stabilisant la transmission. Mais Derrida souligne simultanément que l’archive n’est jamais neutre : liée à l’arkhè (à la fois commencement et commandement), elle suppose une instance d’autorité, un lieu de consignation et une loi d’énonciation qui ordonne le dicible et le transmissible ; la prothèse mémorielle est donc aussi un dispositif de pouvoir. C’est dans cette tension que s’inscrit l’analyse présente : le procès-verbal de la Soummam n’est pas archive au moment de sa production (écrit opératoire, normatif, prescriptif), mais le devient a posteriori par stabilisation, circulation et relecture. Ce devenir-archive ne neutralise pas la performativité initiale ; il la déplace vers un régime de réactivation discursive : le texte peut redevenir opératoire non par décret, mais par réappropriation interprétative, comme réservoir de formes et de grammaires normatives mobilisables, notamment en contexte de crise ou de carence institutionnelle.

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